Juvénal Satire I (Traduction Raoul)

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Satires
Traduction par Louis-Vincent Raoul.
Wouters, Raspoet et cie (p. 25-39).


SATIRE I.


Me faudra-t-il toujours écouter sans répondre !
Sans pouvoir, sots lecteurs, à mon tour vous confondre !
Quoi ! Codrus s’enrouant jusqu’à perdre la voix,
M’aura de son Thésée assassiné cent fois !
J’aurai pu du Téléphe endurant la lecture,
Pendant tout un grand jour, rester à la torture !
L’un m’aura sans pitié lu ses drames latins !
L’autre, en vers langoureux, soupiré ses chagrins ?
Celui-ci, dans vingt chants, en attendant le reste,
Page, marge et revers, déclamé son Oreste !
Et je le souffrirai ! Non, je suis las enfin
Du bois sacré de Mars, de l’antre de Vulcain,
D’Æacus tourmentant les ombres du Cocyte,
D’Éole, de Jason, des combats du Lapythe,
Dont les noms éternels répétés à grands cris,
De Fronton tous les jours ébranlent les lambris.
Car dans ce cadre usé s’enfermant tous de même,
Du premier au dernier, ils n’ont pas d’autre thème.

Nous aussi nous avons fréquenté les rhéteurs ;
Nous aussi, nous avons, apprentis orateurs,
À Sylla, fatigué de l’empire du monde,
Conseillé de dormir dans une paix profonde.
Pourquoi donc nous contraindre ? et, lorsqu’à nos regards
Tant de poëtereaux s’offrent de toutes parts,

Épargner, dans l’excès d’une sotte indulgence,
Un papier que perdrait cette importune engeance ?

Mais, allez-vous me dire, entre mille sentiers
Dans cette lice immense ouverts à vos coursiers,
Pourquoi suivre le char du poète d’Auronce ?
Êtes-vous de sang-froid ?... écoutez ma réponse.

Quand l’hymen, rougissant d’un opprobre nouveau,
Pour un infâme eunuque allume son flambeau ;
Quand, le sein découvert, échevelée, ardente,
Mævia dans le cirque, amazone impudente,
Le javelot en main, poursuit un sanglier ;
Quand celui dont le rude et frémissant acier
Sur ma barbe incommode errait dans ma jeunesse,
Lui seul à tous nos grands le dispute en richesse ;
Quand des fanges du Nil, sur nos bords transplanté,
Crispinus, un esclave, à Canope acheté,
Rejette sur l’épaule une pourpre insolente,
Et, les doigts en sueur, dans la saison brûlante,
Pour un plus lourd fardeau, mortel trop délicat,
De ses bagues d’été nous étale l’éclat,
Certe, au plus patient des mœurs de cette ville,
De laisser la satire il serait difficile.
Eh ! quel homme, fût-il ou de marbre ou d’airain,
Aux flots de sa colère imposerait un frein,
Quand Mathon, récemment doté d’une litière,
De sa rotondité l’emplit seul tout entière ?
Quand arrive après lui cet autre délateur,
D’un illustre patron cruel persécuteur,
Avide encor du peu qui reste à la noblesse ;
Que Massa par ses dons adoucit et caresse ;
Que redoute Carus, à qui, d’effroi troublé,
Latinus court offrir sa chère Thymelé ?
Quand il nous faut céder nos droits héréditaires
A ces gens que, pour prix de leurs nuits mercenaires,
Une vieille opulente élève jusqu’aux cieux ?

Car c’est là des honneurs le chemin glorieux !
Un douzième à Gillon, et le reste à Procule ;
C’est d’après la vigueur que le legs se calcule.
Les lâches ! laissons-les trafiquer de leur sang,
Plus pâles que celui qui, d’un pied frémissant,
Foule un serpent sous l’herbe, ou que le téméraire
Qui brigue dans Lyon la palme littéraire.

Qui peindrait mon courroux quand je vois ce tuteur,
De l’enfant qu’il dépouille, avare corrupteur,
D’un troupeau de clients embarrasser la ville,
Ou quand ce Marius qu’un vain décret exile,
(Qu’importe l’infamie à qui sauve son or !)
Des dieux même irrités jouit sur son trésor,
Et, la coupe à la main, avant la huitième heure,
Se rit de l’Africain qui triomphe et qui pleure ?

Lampe de Vénusie, à des traits si honteux,
N’est-ce pas le moment de rallumer tes feux ?
Ou bien me faudra-t-il, insipide poète,
Redire le vainqueur du monstre de la Crète,
Hercule, Diomède et Dédale et son fils,
Lorsqu’à table un époux tranquillement assis,
Du rival effronté dont la flamme l’outrage,
Au défaut de sa femme espérant l’héritage,
Ronfle à dessein tout haut, et, les yeux au plafond,
Souffre complaisamment le plus sanglant affront ?
Lorsqu’un jeune insensé qui mit toute sa gloire
A briguer sur son char une indigne victoire,
Pour avoir en chevaux, en harnais précieux,
Consumé follement le bien de ses aïeux,
Et jadis en public, Automédon infâme,
Conduit le monstre impur dont Néron fit sa femme,
Croit pouvoir, par l’éclat de ses brillants exploits,
S’élever dans l’armée aux plus nobles emplois ?

Quel est ce fier Romain qui, dans sa nonchalance,
Sur six Liburniens en litière s’avance,

Et, presque à découvert aux yeux de peuple entier,
D’un Mécène indolent affecte l’air altier ?
Ah ! je le reconnais : c’est ce hardi faussaire
Dont un sceau contrefait répara la misère.
Mes tablettes, enfant, mes crayons sont-ils prêts ?
Donne, qu’à tous les yeux je signale ses traits ;
Mais non, peignons plutôt la matrone opulente,
Dont un époux miné par une fièvre lente,
Accepte sans soupçon un falerne infecté,
Et qui, savante en l’art par Locuste inventé,
Aux femmes qui n’ont point encore assez d’audace,
Montre comment du peuple affrontant la menace,
Elles peuvent, malgré les rumeurs et les cris,
Envoyer au bûcher leurs livides maris.

Voulez-vous parvenir à quelque honneur insigne ?
De Gyare et des fers osez vous montrer digne.
On vante la vertu, mais elle se morfond.
Ces richesses, l’objet d’un respect si profond,
Ces terres, ces jardins, ces superbes portiques,
Et ces tables de prix et ces vases antiques,
Et cette coupe d’or d’où saillit un chevreau,
Comment les obtient-on ? en bravant le bourreau.
Et qui pourrait dormir, quand on voit ce beau-père
Infâme corrupteur d’une bru mercenaire,
Ces hymens monstrueux, ce faible adolescent
Sous la robe prétexte adultère impuissant !
Ah ! l’indignation, au défaut de Minerve,
Inspirerait des vers à la plus froide verve,
Des vers bons ou mauvais et tels que par hasard,
Cluvienus et moi, nous en faisons sans art.

Depuis qu’au gré des flots gonflés par les orages,
Deucalion voguant sur des mers sans rivages,
Au sommet du Parnasse interrogea Thémis,
Et, d’un esprit docile, à l’oracle soumis,
Des pierres que lançait sa compagne fidèle,

Tout à coup vit éclore une race nouvelle,
Tout ce qui meut le cœur des fragiles humains,
Espoir, crainte, colère, amour, plaisirs, chagrins,
L’orgueil et ses projets, la gloire et son délire,
Tel est le vaste champ que m’ouvre la satire.
Et quel siècle jamais dans le vice entraîné,
Vit prendre à la débauche un cours plus effréné ?
L’avarice creuser de plus profonds abîmes,
Et la fureur du jeu conseiller plus de crimes ?
C’est peu que d’exposer sa bourse aux coups du sort :
On fait au rendez-vous traîner son coffre-fort.
Les instruments sont prêts. Ô fureur ! ô démence !
Malheureux ! quoi tu perds ce monceau d’or immense,
Et tu laisses chez toi tes esclaves, l’hiver,
Exposés sans tunique à la rigueur de l’air !

Voyait-on en jardins, en maisons de plaisance,
Nos aïeux étaler tant de magnificence,
Et sept fois, pour eux seuls, Lucullus clandestins,
Renouveler les mets de leurs pompeux festins
Voyait-on leurs clients, au seuil du vestibule,
Venir comme aujourd’hui s’arracher la sportule ?
Encor veut-on connaître, avant de rien livrer,
La figure et les noms de ceux qu’on voit entrer,
Et des fils d’Ilion, se pressant à la porte,
Le patron fait par ordre appeler la cohorte ;
Car des grands avec nous la foule y court à jeun.
Sers d’abord le préteur  : donne ensuite au tribun ;
Mais Dave est le premier et ne doit pas attendre.
Oui, dit-il, c’est ma place et je veux la défendre.
Des rives de l’Euphrate où je fus élevé,
L’oreille encor saignante, en ces murs arrivé,
En vain je le nierais ; mais cinq divers commerces
Me rendent tous les ans quatre cents grands sesterces.
Que me vaudraient de plus la pourpre et les faisceaux,
Quand Titus d’un fermier fait paître les troupeaux ?

Moi, je possède plus que Pallas et Narcisse :
Attendez donc, tribuns, et faites vous justice.
Richesses, triomphez, et vous, vils affranchis,
Naguère parmi nous venus, les pieds blanchis,
Des titres les plus saints bravant l’honneur suprême,
Osez prendre le pas sur le consul lui-même.
L’objet le plus sacré du respect des mortels,
C’est l’or, et s’il n’a point encore ses autels,
Comme la Bonne Foi, la Paix et la Concorde,
Il est d’autres honneurs qu’à lui seul on accorde,
Et dans tout l’univers son culte révéré,
Pour n’être pas public, n’en est pas moins sacré.

Mais si le magistrat, sur sa chaise curule,
Lui-même du produit d’une mince sportule,
Suppute, au bout de l’an, le honteux revenu,
Que fera ce client affamé, demi-nu,
Qui n’attend que de là, dans sa triste misère,
Sa toge, ses souliers, son pain, sa bonne chère ?
De quel œil verra-t-il, pour quelques vils deniers,
Tous ces grands à la file arriver les premiers ?
L’un y traîne sa femme enceinte, languissante :
L’autre, indiquant du doigt, pour son épouse absente,
Une litière close, (artifice impudent
Et qui n’échappe point aux yeux de l’intendant,)
— C’est ma Galla, dit-il ; quel soupçon vous arrête ?
Servez-nous promptement. — Galla, montrez la tête ?
— Que faites-vous ? O Ciel ! et pourquoi ce fracas ?
Elle dort, par pitié, ne la tourmentez pas !

Voici pour cette foule aux affronts destinée,
Dans quel ordre se fait l’emploi de la journée.
La sportule d’abord ; puis le docte Apollon,
Instruit par nos plaideurs dans l’art de Cicéron ;
Puis les marbres des rois et de consuls de Rome,
Et ce juif auprès d’eux placé comme un grand homme,
Mais de qui, sans respect pour son air triomphal,

Chacun peut en passant salir le piédestal.
On rentre, et, maudissant un espoir trop crédule,
Les plus anciens clients quittent le vestibule.
Ils pensaient du patron partager le soupé ;
Hélas ! en ses calculs comme l’homme est trompé !
Ils courent, indignés de se voir éconduire,
Acheter quelques choux et du bois pour les cuire.
Cependant, au milieu de tous ses lits déserts,
Rassemblant les tributs des forêts et des mers,
Le monarque, éloigné d’une foule importune,
Comme un gouffre sans fond, engloutit sa fortune.
Car des tables de cèdre, au contour spacieux,
Que l’artiste enrichit d’un travail précieux,
Une seule, aux gourmands de sa vorace engeance,
Suffit pour dévorer un patrimoine immense.
— Tant mieux. Si tous les grands en usaient comme lui,
Moins de gens compteraient sur la table d’autrui.
— Sans doute ; mais comment souffrir qu’un homme avide,
Se fasse pour lui seul, dans son luxe sordide,
Servir un sanglier, animal monstrueux,
Né pour rassasier des convives nombreux ?
Qu’il tremble toutefois : la nature inflexible
Garde à sa gourmandise un châtiment terrible
Et de cruels tourments l’attendent dans le bain,
Au moment où gonflé d’aliments et de vin,
Il y viendra porter, au sortir de la table,
D’un paon mal digéré le poids insupportable.
De là tant de vieillards, avant leur testament,
D’un trépas imprévu frappés subitement.
Du mort peu regretté la fin inattendue
De souper en souper est bientôt répandue,
Et ses amis frustrés, affectant un vain deuil,
Au bûcher en riant escortent son cercueil.
C’en est fait : le désordre a passé la mesure :
Nos crimes sont au comble : et la race future,

Pour renchérir sur nous, fera de vains efforts.
A la rame, et mettons toutes voiles dehors.
— Bravo ; mais, pour fournir une telle carrière,
Où trouver un génie égal à la matière ?
Où trouver cette ardeur, cette intrépidité
Qui, même sous le fer, dirait la vérité ?
As-tu de nos aïeux la noble indépendance ?
— Qui donc m’imposerait une lâche prudence ?
Craindrais-je de nommer, d’offenser Lævinus ?
— Non ; mais à demi-mot nomme Tigellinus ;
Nomme-le, si tu veux qu’assouvissant sa haine,
Tandis que sur son char il parcourra l’arène,
Ton cadavre empalé lui serve de fanal.
— Quoi ! celui qui, mêlant un breuvage fatal,
De trois oncles d’un coup hâta l’heure dernière,
Sur un moelleux duvet assis dans sa litière,
A peine laissera, d’un air de protecteur,
Tomber sur l’honnête homme un regard contempteur !
Et mon vers... — Imprudent, s’il venait à paraître  !
Ne dis pas seulement le voici  ! car un traître
Est là, comme aux aguets, prêt à te dénoncer.
Sans crainte en l’art des vers prétends-tu t’exercer ?
Chante Achille, Turnus et le père d’Iule,
Et le ruisseau funeste au jeune ami d’Hercule.
De pareils lieux communs n’ont rien que d’innocent.
Mais que d’un saint dépit Lucile frémissant,
Comme d’un glaive armé, tonne contre le crime ;
Aux accents redoutés du poète sublime,
Le coupable rougit ; et, glacé de terreur,
La sueur du remords dégoutte de son cœur.
De là les cris de haine, et la rage, et les larmes.
Réfléchis donc avant de revêtir tes armes.
Quand l’airain une fois a sonné les combats,
Trop tard, le casque en tête, on revient sur ses pas.
— Eh bien ! si les vivants craignent tant la satire,
Voyons contre les morts ce qu’on permet d’écrire.