Juvénal satire I et II (traduction Jules Lacroix)
PROLOGUE
Jamais je n’allai boire aux sources d’Hippocrène ;
Et sur le double mont je n’ai pas sommeillé,
Pour me trouver poëte aussitôt qu’éveillé.
J’abandonne Hélicon, et la pâle Pirène,
À ceux dont un lierre, au flexible contour,
Enlace mollement et caresse l’image ;
Et, demi-villageois, j’ose offrir à mon tour
Au temple d’Apollon mon poétique hommage.
Qui fit articuler bonjour au perroquet ;
Dressa le corbeau rauque, étrange phénomène !
À murmurer salut, dans son bruyant caquet ;
La pie à bégayer des sons de voix humaine ?
C’est un habile artiste, et qui, malgré les dieux,
Dispense le génie et la parole aux bêtes :
La faim ! — Brille l’espoir d’un or insidieux,
Perroquets et corbeaux, au même instant poëtes,
Viendront vous saluer de chants mélodieux !
SATIRE I.
contre les mauvais écrivains
Ô mortels ! ô néant des choses d’ici-bas !
Qui lira ces grands mots ?
Ne me parlez-vous pas ?
Oui, — personne !
Personne ? Oh ! deux ou trois…
Vous serez sans lecteurs. C’est honteux ! C’est fort triste !
Pourquoi ? Polydamas et nos petits Troyens
Pourront me préférer Labéon, j’en conviens…
Le grand malheur ! Qu’importe, en son bruyant délire,
Si Rome avec dédain refuse de me lire ?
Moi, je laisse au hasard sa balance pencher ;
Ce n’est point hors de moi que j’irai me chercher.
Car Rome… Ah ! si j’osais parler !… Mais quels scrupules ?
Quand je vois nos barbons, dans leurs jeux ridicules,
Moins sages que l’enfant qui joue encore aux noix !
Alors… alors… Pardon !…
Point de rire sournois !
J’épanouis ma rate : il est si bon de rire !…
Poètes, prosateurs, s’enferment pour écrire
Du sublime !… à lasser les plus larges poumons.
Puis, sur un haut fauteuil, alors nous déclamons,
Avec un manteau neuf, tout parfumé d’essence,
Sardoine blanche au doigt, comme un jour de naissance.
Nous humectant d’abord d’un sirop onctueux,
Nous entr’ouvrons un œil, lourd et voluptueux…
Voyez, d’un air lascif et la voix presque éteinte,
Trépigner nos Titus quand, d’une molle atteinte,
Un vers libidineux, chatouillant leur désir,
Dans leurs reins frémissants va chercher le plaisir !
Est-ce à toi, vieux enfant, à repaître l’oreille
De ces flots d’auditeurs qui vont criant merveille,
Jusqu’à te faire dire, Assez ! n’en pouvant plus ?
Mais enfin nos talents deviendraient superflus,
S’ils n’éclataient au jour, comme un sauvage arbuste
Qui du rocher natal s’échappe en jet robuste ?
Le savoir, malheureux, n’est donc plus que du vent,
Si quelqu’un ne sait pas que vous êtes savant ?
Que la foule, du geste, en passant me désigne,
Et dise, Le voilà ! n’est-ce pas gloire insigne ?
Que mes vers soient dictés à cent jeunes garçons,
Dites-moi, n’est-ce rien ?…
Les fils de Romulus, au milieu des bouteilles,
Veulent des grands auteurs connaître les merveilles.
Alors certain convive, au manteau violet,
Bégayant, nasillant, débite un chant complet
De Phyllis, d’Hypsipyle, histoires lamentables ;
Et, pour rendre des mots les sons plus délectables,
Sa voix molle et flûtée en supprime la fin.
On applaudit. Ta cendre est-elle heureuse enfin,
La pierre pèse-t-elle à tes os plus légère,
Ô poëte ! On te loue ; et la fleur bocagère,
De tes mânes sacrés, de l’urne, du tombeau,
Ne jaillit pas éclose ?…
Soyez plus juste au moins : car est-il un seul homme
Qui ne veuille obtenir les louanges de Rome,
Et laisser de beaux vers, quelque ouvrage de choix,
Que le cèdre défend du beurre et des anchois ?
Qui que vous soyez, vous, avec qui je converse,
Mon interlocuteur et ma partie adverse,
Quand j’écris, s’il m’échappe un trait piquant et fin
(Phénix rare en mes vers !), s’il m’en échappe enfin,
Je suis homme, et crains peu qu’on vante mon génie.
Mais tous ces cris, Courage ! admirable ! je nie
Qu’ils soient et la mesure et la règle du goût.
Scrutez bien ces grands mots : vous en aurez dégoût !
On en régale aussi Labéon, que j’abhorre
Lorsqu’il traduit Homère, ivre et plein d’ellébore ;
Et nos patriciens, qui, sur un lit moelleux,
Digèrent, en dictant leurs vers doux et mielleux. —
Dans tes larges soupers fume un ventre de truie ;
Tu donnes au client, morfondu sous la pluie,
Quelque manteau bien vieux : « J’aime la vérité,
Lui dis-tu ; sur mes vers parlez en liberté. »
Le moyen ? Faut-il, moi, dire ce que je pense ?
Tu n’es qu’un radoteur, avec ta lourde panse !
Jamais derrière toi, Janus, aucun Romain
Ne fit bec de cigogne, et jamais une main
D’un âne, en s’agitant, ne contrefit l’oreille ;
On ne te tire pas une langue, pareille
À celle qu’un molosse allonge en haletant.
Mais toi, patricien, qui peux vivre content
Sans voir par l’occiput, crains la foule railleuse !…
Que dit le peuple ?
Coule à flots toujours purs ; toujours, avec douceur,
Sur le poli des vers glisse un doigt connaisseur ;
Et puis, cet homme-là vous file un vers si juste,
Que, règle en main, d’un œil on dirait qu’il l’ajuste.
Faut-il peindre les mœurs ; contre un luxe insolent
Tonner ;… chanter les rois et leur festin sanglant :
Il est toujours sublime et grand, notre poëte !
Aussi, vers l’épopée une tourbe indiscrète
S’élance, qui jamais n’apprit qu’à tourmenter
Des lambeaux de vers grecs, et ne saurait chanter
Un bois, un champ fertile, ou les soins d’une ferme,
Le foyer, le bétail que son enceinte enferme ;
Ce foin brûlant qui fume, à Palès consacré ;
Le berceau de Rémus, et ton pays sacré,
Cincinnatus, ô toi qui poussais la charrue,
Lorsque, d’un pas tremblant, ton épouse accourue
Vint t’offrir la trabée, et, nouveau dictateur,
Quand tu vis ramener tes bœufs par le licteur…
Courage, mon poëte !
Accius le bachique et son maussade livre ;
D’autres, Pacuvius, rude, lourd, ampoulé,
Son Antiope « au cœur par les chagrins foulé. »
Quand l’absurde vieillard à ses fils recommande
L’étude de ces vers, faut-il que l’on demande
D’où nous vient ce fatras de termes raboteux
Qui corrompent la langue, et ce patois honteux
Qui fait trépigner d’aise une foule idolâtre
Sur les bancs du préteur, sur les bancs du théâtre ?
Rougis ! Tu ravirais un front chauve au trépas,
Sans plaisir !… si chacun ne t’applaudissait pas.
Qu’on nomme Pédius voleur : lui, sans excuse,
Répond par antithèse à celui qui l’accuse.
On l’admire : Oh ! charmant ! — Charmant ? Quoi ! vous, Romain,
Comme un chien qui frétille en nous léchant la main !
Eh ! croit-il m’émouvoir, ce naufragé qui chante ?
Lui donnerai-je un as ? C’est toi qu’on représente
Flottant sur un débris, dans ce tableau d’effroi
Qui charge ton épaule ; et tu chantes !… Crois-moi,
Pleure, et n’arrange point, la nuit, tes larmes feintes,
Si tu veux qu’attendri mon cœur s’ouvre à tes plaintes !
Mais des vers maintenant les sons mieux assortis
Coulent plus doux ?…
Ce vers tombe avec grâce : « Atys
Le Bérécynthien ; » et « La croupe azurée
Du dauphin qui fendait le bleuâtre Nérée ; »
Et « J’enlève une côte à ce mont sourcilleux. »
« Je chante les combats… » Quel début rocailleux !
Quel style vieux, grossier !
C’est l’antique rameau, noir, et durci par l’âge !
Ces vers tendres, à lire en penchant mollement
La tête… citez-les ?
A retenti, gonflé de tons Mimalloniques ;
Et la Ménade en feu, dont les mains frénétiques
Arracheront la tête à ce roi mugissant,
Précipite l’essor du lynx obéissant.
Elle appelle Évion ; et ses longs cris sauvages
Tonnent, répercutés par l’écho des rivages. »
Ferait-on de ces vers, s’il bouillonnait en nous
Ce vieux sang paternel ? Efféminés et mous,
En des flots de salive, ils nagent !… Pâle et fade,
Atys meurt sur la lèvre humide avec Ménade.
L’auteur de ces beaux vers n’eut pas besoin, je crois,
De frapper son pupitre et de ronger ses doigts.
Vous êtes bien mordant : de vérités pareilles
À quoi bon écorcher leurs superbes oreilles ?
Nos grands vous fermeront leur porte, où sourdement
Gronde un chien courroucé…
Allons, vous serez tous merveilleux !… Plus d’attaque !
« Mon livre, dites-vous, ce n’est pas un cloaque ! » —
Peignez-y deux serpents, et l’avis consacré :
Enfants, pissez plus loin, loin de ce lieu sacré !
Soit ! Mais Lucilius a déchiré la ville ;
Il mord un Mutius, un Lupe, engeance vile !…
Horace, ingénieux, caressant et moqueur,
Nous fait rire et nous blâme, et joue autour du cœur :
Il se raille du peuple à sa barbe… Et, dans l’ombre,
Je ne puis dire un mot, seul, en un trou bien sombre ?
Non ! non !
Je l’ai vu, petit livre, oui, vu… Le roi Midas
A des oreilles d’âne. Et ce malin mystère,
Ce rire mon bonheur, ce rien, je le préfère
À toute une Iliade… Ô lecteur, qui pâlis
Sur le fier Cratinus et l’ardent Eupolis,
Et sur ce grand vieillard qu’on nomme Aristophane, —
Regarde aussi mes vers, s’ils ne sont d’un profane !
C’est encor plein du feu de ces divins auteurs
Qu’il faut me lire : enfin, je ne veux pour lecteurs
Ni le sot qui des Grecs va narguant la pantoufle,
Qui dit au borgne, borgne ! et se pavane, et souffle
Comme un homme important, pour avoir autrefois,
Édile d’Arezzo, fait briser de faux poids
En penchant gravement tout son corps en arrière ;
Ni le bouffon qui rit, s’il voit sur la poussière
Des cercles, des calculs, prêt à crier, Charmant !
Quand la prostituée arrache effrontément
La barbe d’un cynique… À de semblables ânes,
Les courtiers le matin ; le soir, — les courtisanes !
SATIRE II.
contre les vœux criminels et insensés des hommes.
Marque d’un blanc caillou ce beau jour, Macrinus,
Ce jour qui dans ta vie apporte un an de plus :
Épanche à ton Génie un vin pur en offrande !
Ces prières où l’homme avec les dieux marchande,
Ta bouche n’oserait jamais les confier
Qu’à des dieux corrompus !… S’ils vont sacrifier,
Nos grands font aux autels des offrandes muettes.
Qui voudrait en bannir ces prières secrètes
Qu’on murmure à voix sourde, et mettre à nu ses vœux ?
« Sagesse, honneur, vertu, c’est tout ce que je veux ! »
On dit cela bien haut, et pour se faire entendre.
Mais en soi-même : « Ô dieux ! si je pouvais étendre
En un cercueil pompeux mon oncle !… » Ou bien encor :
« Si ma bêche heurtait une urne pleine d’or,
Hercule !… Plaise aux dieux qu’enfin je congédie
Ce mineur dont j’hérite !… Il n’est que maladie,
Il regorge d’humeurs !… Trois femmes ! déjà trois,
Que Nérius enterre ! » Et dès l’aube, trois fois,
Le Tibre aux flots sacrés baigne ta chevelure,
Et de ta nuit coupable emporte la souillure.
Çà, réponds, un seul mot : Qu’est-ce que Jupiter ?
Doit-on le préférer… — « À qui donc ? » — Eh ! mon cher,
À Staius. — « Vous cherchez quel est le meilleur juge,
Et du pauvre orphelin le plus digne refuge ? »
— Eh bien ! alors ces vœux dont Jupiter est las,
Cours les faire à Staius. Bon Jupiter ! hélas !
Va s’écrier notre homme. Et le maître suprême
Ne crierait point aussi Jupiter à lui-même ?
Te crois-tu pardonné si la foudre, éclatant,
Ne renverse qu’un chêne, et t’épargne un instant ?…
Dans le sang des brebis si ton corps sur la terre
Ne gît pas tristement en un lieu solitaire,
Dont le prêtre Ergenna nous défend d’approcher,
Pour cela Jupiter te permet d’arracher
Sa barbe comme un sot ?… Enfin, par quel salaire
Sais-tu des dieux vengeurs enchaîner la colère ?
Est-ce avec un poumon et des intestins gras ?
Une aïeule, une tante élève dans ses bras
Un enfant au berceau ; puis, fervente et craintive,
Pour le purifier, elle enduit de salive,
Avec un doigt, la lèvre et le front de l’enfant,
Et des yeux meurtriers son charme le défend.
D’un léger coup sa main le frappe ; et dans son âme,
Pour cet espoir si frêle, un vœu brûlant réclame
Tes domaines, Crassus, et ton pompeux séjour.
« Puisse un roi le nommer son gendre ! et, quelque jour,
Les belles s’arracher son cœur et sa tendresse !
Sous chacun de ses pas qu’une rose paraisse ! » —
Nourrice, point de vœux ! — Daigne les rejeter,
Malgré sa blanche robe, ô puissant Jupiter !
Tu veux la force, un corps ferme dans ta vieillesse.
Fort bien ! Mais ces grands plats, succulents de mollesse,
Arrêtent Jupiter, qui voudrait t’exaucer.
Tu fais tuer tes bœufs, dans l’espoir d’amasser !…
Puis, appelant Mercure avec des sacrifices :
« Augmente mon avoir, féconde mes génisses ! »
Le moyen, malheureux ? quand tu fais sans repos
Fondre sur les charbons la graisse des troupeaux !…
À force de victime et d’offrande, il espère
Vaincre enfin l’immortel. « Champ, bercail, tout prospère !
J’aurai… bientôt !… bientôt !… » Mais combien il frémit,
Quand son dernier écu dans sa bourse gémit !
Si je t’offrais, à toi, des coupes d’or massives,
La sueur du plaisir, des larmes convulsives
Inonderaient ton sein, bondissant et joyeux !…
De là ce fol espoir que tu plairais aux dieux
En dorant leur visage ; et, dans la foule antique
Des frères immortels rangés sous le portique,
Ceux qui d’un songe pur t’accordent le trésor
Sur leur face de bronze ont une barbe d’or.
L’or remplace et bannit des mains sacerdotales
Les vases de Numa, les urnes des Vestales,
Le cuivre de Saturne, et l’argile en débris…
Ô cœurs vides du ciel ! cœurs de fange pétris !
Notre corruption, que sert de l’introduire
Dans le temple des dieux ?… Quoi ! c’est pour les séduire,
Qu’un luxe criminel marchande leur faveur ?
Ce luxe, de l’olive altérant la saveur,
Y détrempa la casse ; et la pourpre qu’il souille
Des brebis de Calabre a rougi la dépouille ;
Il arracha la perle à sa conque d’azur,
Fit jaillir, d’un sol brut, l’or éclatant et pur.
Ce luxe est né du vice : il sert du moins au vice !
Mais, prêtres, dites-moi, l’or dans un sacrifice,
Que fait-il ? — Ce que font tous ces hochets parés,
De la main d’une vierge à Vénus consacrés.
Offrons ce qu’aux dépens des grands plats de sa table,
Du noble Messala l’héritier détestable
Ne peut offrir aux dieux : un cœur juste, élevé,
Une âme aux saints replis, où l’honneur est gravé…
Riche de ces vertus, que j’approche du temple,
Et d’un simple gâteau le sacrifice est ample !