Jésus-Christ d’après Mahomet/Introduction

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E. Leroux et Otto Schulze (p. 7-10).

INTRODUCTION.


Il est d’un haut intérêt pour l’histoire de l’Église, et même pour l’histoire religieuse de l’humanité, de savoir quelle idée le dernier venu des fondateurs de religion se faisait de la grande religion qui était apparue six siècles avant lui dans le monde, quelle idée se faisait Mahomet du Christianisme et de Jésus-Christ. Ses confusions et ses erreurs comme ses affirmations sont à la fois le résultat et le document du long travail obscur des sectes chrétiennes orientales en dehors même des frontières officielles du monde chrétien. En même temps l’adaptation assez systématique, malgré de nombreuses hésitations et contradictions de détail, de ces notions chrétiennes aux besoins et à la politique d’une religion nouvelle, présente un phénomène curieux pour l’histoire comparée des religions et pour l’étude psychologique du sentiment religieux et de la sincérité religieuse. Nous ne croyons pas que la sincérité de Mahomet, violemment attaquée par le moyen âge chrétien et par le dix-septième siècle, découverte avec joie par le dix-huitième siècle à son aurore et habituellement soutenue jusqu’à nos jours, vivement suspectée de nouveau par les auteurs les plus récents et les plus compétents, nous ne croyons pas, disons-nous, que la sincérité de Mahomet sorte intacte de certaines parties de cette étude.

Les rapports de Mahomet avec le christianisme n’intéressent pas seulement, à un point de vue purement théorique, l’historien de l’Église, l’historien des religions et le philosophe ; ils intéressent tous les chrétiens qui sont appelés à soutenir, dans la vie pratique, des relations avec les musulmans, en particulier les missionnaires. Sur différents points de l’Afrique, de l’Asie, de l’Océanie, les messagers de l’Évangile rencontrent l’Islam, beaucoup plus armé de science et de subtilité, beaucoup plus théologique qu’ils ne le croient pour la plupart. Le présent travail, qui n’est pas une comparaison générale et complète des deux religions, qui concerne seulement ce que Mahomet a connu, adopté, rejeté de la christologie de l’Église, pourra, précisément sur ce point, les préserver de certaines maladresses de début, plus dangereuses avec les Musulmans qu’avec les sectateurs d’aucune autre croyance[1].

Il y aurait une question, plus importante encore sous le rapport historique, mais que nous n’aborderons que lorsque nous rencontrerons un point de contact avec notre sujet : ce seraient les rapports de Mahomet avec le judaïsme, et d’une façon plus large les rapports traditionnels, dogmatiques et pratiques de l’islamisme avec le rabbinisme. Tout n’a pas été dit là-dessus par le rabbin Geiger dans son utile travail[2]. Nous croyons que lorsqu’un orientaliste d’une vaste compétence aura pu traiter l’ensemble de cette question, l’on sera étonné de l’immense influence et de l’extension du rabbinisme dans les pays orientaux et dans les usages orientaux. Pour en revenir à notre sujet différent et restreint, nous reconnaîtrons avec un savant critique[3], non seulement que la part des éléments judaïques est plus grande dans le Coran que la part des éléments chrétiens, mais encore que ce qui semble de provenance commune est en réalité judaïque. Notre travail est d’autant plus circonscrit par cette considération.

La classification et l’appréciation des nombreux ouvrages de diverses époques et en diverses langues dont nous nous sommes servi déborderaient le cadre de cette étude, car ce serait un historique et une critique de toute la littérature concernant Mahomet. Nous indiquerons chacun de ces livres en son lieu. Nous remercions toutefois dès maintenant notre confrère M. Stanislas Guyard qui, sur quelques points, nous a apporté le concours de sa science à la fois philologique et historique.

Nous divisons le sujet en deux parties : d’abord ce que Mahomet a connu du christianisme, à savoir l’état du christianisme en Arabie avant lui, les sources de ses notions et la vie de Jésus d’après lui ; — ensuite ce que Mahomet a adopté, ses affirmations sur Jésus ; ce qu’il a rejeté, ses attaques contre les grands dogmes de l’Église ; et les idées que les musulmans se sont faites de la prophétie messianique. Une conclusion s’efforcera de fixer le lecteur sur ce point : Mahomet ses disciples et sa doctrine font-ils partie de l’ensemble du christianisme et de la chrétienté ?




  1. C’était déjà la préoccupation du protestant Grotius, dans la sixième partie de son apologie De veritate religionis christianae, et du P. Marracci dans son Alcoranus redivivus. Des missions de nos jours sont sortis plusieurs des ouvrages principaux sur l’Islam : celui du Rév. Mühleisen Arnold, ancien chapelain à Batavia (Islam : its history, character and relation to christianity, 3d edition, London 1874), et celui de W. Muir, laïque zélé de l’Inde anglaise (The life of Mohammed, 4 v. London 1858). D’un long séjour au milieu des Musulmans de l’Inde est sorti, sans préoccupation missionnaire il est vrai, l’ouvrage capital du Dr. Sprenger, Das Leben und die Lehre des Mohammed, 2e éd. Berlin 1869, 3 v. — M. Barthélemy Saint-Hilaire a rendu un vrai service au public français en vulgarisant, non sans appréciations personnelles, les principaux résultats de ces deux derniers livres (Mahomet et le Coran, Paris 1865).
  2. Was hat Mohammed aus dem Judenthume aufgenommen, Bonn 1833. Une étude récente d’un étudiant de l’Université de Strassbourg, M. Hartwig Hirschfeld (Jüdische Elemente im Koran, Berlin 1878), constitue évidemment un progrès au moins partiel de la question.
  3. Nöldeke, Geschichte des Qorâns, I, 1, Göttingen 1860.