Aller au contenu

Kéraban-le-Têtu/Deuxième partie/7

La bibliothèque libre.
Hetzel (tome 2p. 130-144).

V I I

DANS LEQUEL LE JUGE DE TRÉBIZONDE PROCÈDE À SON ENQUÊTE D’UNE FAÇON ASSEZ INGÉNIEUSE.

En effet, le seigneur Kéraban et ses compagnons, après avoir laissé l’araba et leurs montures aux écuries extérieures, venaient d’entrer dans le caravansérail. Maître Kidros les accompagnait, ne leur ménageant point ses salamaleks les plus empressés, et il déposa dans un coin sa lanterne allumée, qui ne projetait qu’une assez faible clarté à l’intérieur de la cour.

« Oui, seigneur, répétait Kidros en se courbant, entrez !… Veuillez entrer !… C’est bien ici le caravansérail de Rissar.

— Et nous ne sommes qu’à deux lieues de Trébizonde ? demanda le seigneur Kéraban.

— À deux lieues, au plus !

— Bien ! Que l’on ait soin de nos chevaux. Nous les reprendrons demain au point du jour. »

Puis, se retournant vers Ahmet qui conduisait Amasia vers un banc, où elle s’assit avec Nedjeb :

« Voilà ! dit-il d’un ton de bonne humeur. Depuis que mon neveu a retrouvé cette petite, il ne s’occupe plus que d’elle, et c’est moi qui suis obligé de préparer nos étapes !

— C’est bien naturel, seigneur Kéraban ! À quoi servirait d’être oncle ? répondit Nedjeb.

— Il ne faut pas m’en vouloir ! dit Ahmet en souriant.

— Ni à moi, ajouta la jeune fille !

— Eh ! je n’en veux à personne !… pas même à ce brave Van Mitten, qui a pourtant eu l’idée… oui !… l’impardonnable idée de songer à m’abandonner en route !

— Oh ! ne parlons plus de cela, répliqua Van Mitten, ni maintenant, ni jamais !

— Par Mahomet ! s’écria le seigneur Kéraban, pourquoi n’en plus parler ?… Une bonne petite discussion là-dessus… ou même sur tout autre sujet… cela vous fouetterait le sang !

— Je croyais, mon oncle, fit observer Ahmet, que vous aviez pris la résolution de ne plus discuter.

— C’est juste ! Tu as raison, mon neveu, et si l’on m’y reprend jamais, quand bien même j’aurais cent fois raison !…

— Nous verrons bien ! murmura Nedjeb.

— D’ailleurs, reprit Van Mitten, ce qu’il y a de mieux à faire, je crois, c’est de nous reposer dans un bon sommeil de quelques heures !

— Si toutefois l’on peut dormir ici ? murmura Bruno, d’assez mauvaise humeur comme toujours.

— Vous avez des chambres à nous donner pour la nuit ? demanda Kéraban à maître Kidros.

— Oui, seigneur, répondit maître Kidros, et tout autant qu’il vous en faudra.

— Bien !… très bien !… s’écria Kéraban. Demain nous serons à Trébizonde, puis, dans une dizaine de jours, à Scutari… où nous ferons un bon dîner… le dîner auquel je vous ai invité, ami Van Mitten !

— Vous nous devez bien cela, ami Kéraban !

— Un dîner… à Scutari ?… dit Bruno à l’oreille de son maître. Oui !… si nous y arrivons jamais !

— Allons, Bruno, répliqua Van Mitten, un peu de courage, que diable !… ne fût-ce que pour l’honneur de notre Hollande !

— Eh ! je lui ressemble, à notre Hollande ! répondit Bruno en se tâtant sous ses vêtements trop larges. Comme elle, je suis tout en côtes ! »

Scarpante, à l’écart, écoutait les propos qui s’échangeaient entre les voyageurs, et épiait le moment où, dans son intérêt, il lui conviendrait d’intervenir.

« Eh bien, demanda Kéraban, quelle est la chambre destinée à ces deux jeunes filles ?

— Celle-ci, répondit maître Kidros en indiquant une porte qui s’ouvrait, dans le mur, à gauche.

— Alors, bonsoir, ma petite Amasia, répondit Kéraban, et qu’Allah te donne d’agréables rêves !

— Comme à vous, seigneur Kéraban, répondit la jeune fille. À demain, cher Ahmet !

— À demain, chère Amasia, répondit le jeune homme, après avoir pressé Amasia sur son cœur.

— Viens-tu, Nedjeb ? dit Amasia.

— Je vous suis, chère maîtresse, répondit Nedjeb, mais je sais bien de qui nous serons à parler dans une heure encore ! »

Les deux jeunes filles entrèrent dans la chambre par la porte que maître Kidros leur tenait ouverte.

« Et, maintenant, où coucheront ces deux braves garçons ? demanda Kéraban, en montrant Bruno et Nizib.

— Dans une chambre extérieure, où je vais les conduire, » répondit maître Kidros.

Et, se dirigeant vers la porte du fond, il fit signe à Nizib et à Bruno de le suivre, — à quoi les deux « braves garçons », éreintés par une longue journée de marche, obéirent, sans se faire prier, après avoir souhaité le bonsoir à leurs maîtres.

« Voici ou jamais le moment d’agir ! » se dit Scarpante.

Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Ahmet, en attendant le retour de Kidros, se promenaient dans la cour du caravansérail. L’oncle était d’une charmante humeur. Tout allait au gré de ses désirs. Il arriverait dans les délais voulus sur les rives du Bosphore. Il se réjouissait déjà à la mine que feraient les autorités ottomanes en le voyant apparaître ! Pour Ahmet, le retour à Scutari, c’était la célébration tant souhaitée de son mariage ! Pour Van Mitten, le retour… eh bien, c’était le retour !

« Ah ça ! est-ce qu’on nous oublie ?… Et notre chambre ? » dit bientôt le seigneur Kéraban.

En se retournant, il aperçut Scarpante, qui s’était avancé lentement près de lui.

« Vous demandez la chambre destinée au seigneur Kéraban et à ses compagnons ? dit-il en s’inclinant, comme s’il eût été un des domestiques du caravansérail.

— Oui !

— La voici. »

Et Scarpante montra, à droite, la porte qui s’ouvrait sur un couloir où se trouvait la chambre occupée par la voyageuse kurde, près de celle où veillait le seigneur Yanar.

« Venez, mes amis, venez ! » répondit Kéraban en poussant vivement la porte que lui indiquait Scarpante.

Tous trois entrèrent dans le couloir, mais avant qu’ils n’eussent eu le temps de refermer cette porte, quelle agitation, quels cris, quelles clameurs ! Et quelle terrible voix de femme se fit entendre, à laquelle se mêla bientôt une voix d’homme !

Le seigneur Kéraban, Van Mitten, Ahmet, ne comprenant rien à ce qui se passait, s’étaient repliés vivement dans la cour du caravansérail.

Aussitôt les diverses portes s’ouvraient de toutes parts. Des voyageurs sortaient de leurs chambres. Amasia et Nedjeb reparaissaient au bruit. Bruno et Nizib rentraient par la gauche. Puis, au milieu de cette demi-obscurité, on voyait se dessiner la silhouette du farouche Yanar. Et, enfin, une femme se précipitait hors du couloir dans lequel le seigneur Kéraban et les siens s’étaient si imprudemment introduits !

« Au vol !… à l’attentat !… au meurtre ! » criait cette femme.

C’était la noble Saraboul, grande, forte, à la démarche énergique, à l’œil vif, au teint coloré, à la chevelure noire, aux lèvres impérieuses qui laissaient voir des dents inquiétantes, — en un mot, le seigneur Yanar en femme.

Évidemment, à toute conjoncture, la voyageuse veillait dans sa chambre, au moment où des intrus en avaient forcé la porte, car elle n’avait encore rien ôté de ses vêtements de jour, un « mintan » de drap avec broderies d’or aux manches et au corsage, une « entari » en soie éclatante semée de fusées jaunes et serrée à la taille par un châle où ne manquaient ni le pistolet damasquiné, ni le yatagan dans son fourreau de maroquin vert ; sur la tête, un fez évasé, ceint de mouchoirs à couleurs voyantes, d’où pendait un long « puskul » comme le gland d’une sonnette ; aux pieds, des bottes de cuir rouge dans lesquelles se perdait le bas du « chalwar », ce pantalon des femmes de l’Orient. Quelques voyageurs ont prétendu que la femme kurde, ainsi vêtue, ressemble à une guêpe ! Soit ! La noble Saraboul n’était point faite pour démentir cette comparaison, et cette guêpe-là devait posséder un aiguillon redoutable !

« Quelle femme ! dit à mi-voix Van Mitten.

— Et quel homme ! » répondit le seigneur Kéraban, en montrant le frère Yanar.

Et alors celui-ci de s’écrier :

« Encore un nouvel attentat ! Qu’on arrête tout le monde !

— Tenons-nous bien, murmura Ahmet à l’oreille de son oncle, car je crains que nous ne soyons cause de tout ce tapage !

— Bah ! personne ne nous a vus, répondit Kéraban, et Mahomet lui-même ne nous reconnaîtrait pas !

— Qu’y a-t-il, Ahmet ? demanda la jeune fille, qui venait d’accourir près de son fiancé.

— Rien ! chère Amasia, répondit Ahmet, rien ! »

En ce moment, maître Kidros apparut sur le seuil de la grande porte, au fond de la cour, et s’écria :

« Oui ! vous arrivez à propos, monsieur le juge ! »

En effet, le juge, mandé à Trébizonde, venait d’arriver au caravansérail, où il devait passer la nuit, afin de procéder le lendemain à l’enquête réclamée par le couple kurde. Il était suivi de son greffier et s’arrêta sur le seuil.

« Comment, dit-il, ces coquins auraient recommencé leur tentative de la nuit dernière ?

— Il paraît, monsieur le juge, répondit maître Kidros.

— Que les portes du caravansérail soient fermées, dit le magistrat d’une voix grave. Défense à qui que ce soit de sortir sans ma permission ! »

Ces ordres furent aussitôt exécutés, et tous les voyageurs passèrent à l’état de prisonniers, auxquels le caravansérail allait servir momentanément de prison.

« Et maintenant, juge, dit la noble Saraboul, je demande justice contre ces malfaiteurs, qui n’ont pas craint, pour la seconde fois, de s’attaquer à une femme sans défense…

— Non seulement à une femme, mais à une Kurde ! » ajouta le seigneur Yanar avec un geste menaçant.

Scarpante, on le croira sans peine, suivait toute cette scène sans en rien perdre.

Le juge, — une figure finaude, s’il en fut, avec deux yeux en trous de vrille, un nez pointu, une bouche serrée, qui disparaissait dans les flocons de sa barbe, — cherchait à dévisager les personnes enfermées dans le caravansérail, ce qui ne laissait pas d’être assez difficile, avec le peu de clarté que répandait l’unique lanterne déposée dans un coin de la cour. Cet examen rapidement fait, s’adressant à la noble voyageuse :

« Vous affirmez, lui demanda-t-il, que, la nuit dernière, des malfaiteurs ont tenté de s’introduire dans votre chambre ?

— Je l’affirme !

— Et qu’ils viennent de recommencer leur criminelle tentative ?

— Eux ou d’autres !

— Il n’y a qu’un instant ?

— Il n’y a qu’un instant !

— Les reconnaîtriez-vous ?

— Non !… Ma chambre était sombre, cette cour aussi, et je n’ai pu voir leur visage !

— Étaient-ils nombreux ?

— Je l’ignore !

— Nous le saurons, ma sœur, s’écria le seigneur Yanar, nous le saurons, et malheur à ces coquins ! »

En ce moment, le seigneur Kéraban répétait à l’oreille de Van Mitten :

« Il n’y a rien à craindre ! Personne ne nous a vus !

— Heureusement, répondit le Hollandais, incomplètement rassuré sur les suites de cette aventure, car, avec ces diables de Kurdes, l’affaire serait mauvaise pour nous ! »

Cependant, le juge allait et venait. Il ne semblait pas savoir quel parti prendre, au grand déplaisir des plaignants.

« Juge, reprit la noble Saraboul, en croisant ses bras sur sa poitrine, la justice restera-t-elle désarmée entre vos mains ?… Ne sommes-nous pas des sujets du Sultan, qui ont droit à sa protection ?… Une femme de ma sorte aurait été victime d’un pareil attentat, et les coupables, qui n’ont pu s’enfuir, échapperaient au châtiment ?

— Elle est vraiment superbe, cette Kurde ! fit très justement observer le seigneur Kéraban.

— Superbe… mais effrayante ! répondit Van Mitten.

— Que décidez-vous, juge ? demanda le seigneur Yanar.

— Qu’on apporte des flambeaux, des torches ! s’écria la noble Saraboul !… Alors je verrai… je chercherai… je reconnaîtrai peut-être les malfaiteurs qui ont osé…

— C’est inutile, répondit le juge. Je me charge, moi, de découvrir le ou les coupables !

— Sans lumière ?…

— Sans lumière ! »

Et, sur cette réponse, le juge fit un signe à son greffier, qui sortit par la porte du fond, après avoir fait un geste affirmatif.

Pendant ce temps, le Hollandais ne pouvait s’empêcher de dire tout bas à son ami Kéraban :

« Je ne sais pourquoi, mais je ne me sens pas très rassuré sur l’issue de cette affaire !

— Eh, par Allah ! vous avez toujours peur ! » répondit Kéraban.

Tous se taisaient alors, attendant le retour du greffier, non sans un sentiment de curiosité bien naturelle.

« Ainsi, juge, demanda le seigneur Yanar, vous prétendez, au milieu de cette obscurité, reconnaître…

— Moi ?… non !… répondit le juge. Aussi vais-je charger de ce soin un intelligent animal, qui m’est plus d’une fois et très adroitement venu en aide dans mes enquêtes.

— Un animal ? s’écria la voyageuse.

— Oui… une chèvre… une fine et maligne bête, qui, elle, saura bien dénoncer le coupable, si le coupable est encore ici. Or, il doit y être, puisque personne n’a pu quitter la cour du caravansérail, depuis l’instant où a été commis l’attentat.

— Il est fou, ce juge ! » murmura le seigneur Kéraban.

À ce moment, le greffier rentra, tirant par son licol une chèvre qu’il amena au milieu de la cour.

C’était un gentil animal, de l’espèce de ces égagres, dont les intestins contiennent quelquefois une concrétion pierreuse, le bézoard qui est si estimé en Orient pour ses prétendues qualités hygiéniques. Cette chèvre, avec son museau délié, sa barbiche frisotante, son regard intelligent, en un mot avec sa « physionomie spirituelle », semblait être digne de ce rôle de devineresse que son maître l’appelait à jouer. On rencontre, par grandes quantités, des troupeaux de ces égagres, répandus dans toute l’Asie Mineure, l’Anatolie, l’Arménie, la Perse, et ils sont remarquables par la finesse de leur vue, de leur ouïe, de leur odorat et leur étonnante agilité.

Cette chèvre, — dont le juge prisait si fort la sagacité, — était de taille moyenne, blanchâtre au ventre, à la poitrine, au cou, mais noire au front, au menton et sur la ligne médiane du dos. Elle s’était gracieusement couchée sur le sable, et, d’un air malin, en remuant ses petites cornes, elle regardait « la société ».

« Quelle jolie bête ! s’écria Nedjeb.

— Mais que veut donc faire ce juge ? demanda Amasia.

— Quelque sorcellerie, sans doute, répondit Ahmet, et à laquelle ces ignorants vont se laisser prendre ! »

C’était bien aussi l’opinion du seigneur Kéraban, qui ne se gênait point de hausser les épaules, tandis que Van Mitten regardait ces préparatifs d’un air quelque peu inquiet.

« Comment, juge, dit alors la noble Saraboul, c’est à cette chèvre que vous allez demander de reconnaître les coupables ?

— À elle-même, répondit le juge.

— Et elle répondra ?…

— Elle répondra !

— De quelle façon ? demanda le seigneur Yanar, parfaitement disposé à admettre, en sa qualité de Kurde, tout ce qui présentait quelque apparence de superstition.

— Rien n’est plus simple, répondit le juge. Chacun des voyageurs présents va venir, l’un après l’autre, passer la main sur le dos de cette chèvre et, dès qu’elle sentira la main du coupable, cette fine bête le désignera aussitôt par un bêlement.

— Ce bonhomme-là est tout simplement un sorcier de foire ! murmura Kéraban.

— Mais, juge, jamais… fit observer la noble Saraboul, jamais un simple animal…

— Vous allez bien le voir !

— Et pourquoi pas ?… répondit le seigneur Yanar. Aussi, bien que je ne puisse être accusé de cet attentat, je vais donner l’exemple et commencer l’épreuve. »

Ce disant, Yanar, allant près de la chèvre qui restait immobile, lui passa la main sur le dos depuis le cou jusqu’à la queue.

La chèvre resta muette.

« Aux autres, » dit le juge.

Et, successivement, les voyageurs, rassemblés dans la cour du caravansérail, imitèrent le seigneur Yanar, et caressèrent le dos de l’animal ; mais ils n’étaient pas coupables, sans doute, puisque la chèvre ne fit entendre aucun bêlement accusateur.