Kéraban-le-Têtu/Première partie/17

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Hetzel (tome 1p. 284-305).

X V I I

DANS LEQUEL IL ARRIVE UNE AVENTURE DES PLUS GRAVES, QUI TERMINE LA PREMIÈRE PARTIE DE CETTE HISTOIRE.

L’Abkasie est une province à part, au milieu de la région caucasienne, dans laquelle le régime civil n’a pas encore été introduit et qui ne relève que du régime militaire. Elle a pour limite au sud le fleuve Ingour, dont les eaux forment la lisière de la Mingrélie, l’une des principales divisions du gouvernement de Koutaïs.

C’est une belle province, une des plus riches du Caucase, mais le système qui la régit n’est pas fait pour mettre ses richesses en valeur. C’est à peine si ses habitants commencent à devenir propriétaires d’un sol qui appartenait tout entier aux princes régnants, descendant d’une dynastie persane. Aussi l’indigène y est-il encore à demi sauvage, ayant à peine la notion du temps, sans langue écrite, parlant une sorte de patois que ses voisins ne peuvent comprendre, — un patois si pauvre même, qu’il manque de mots pour exprimer les idées les plus élémentaires.

Van Mitten ne fut point sans remarquer, au passage, le vif contraste de cette contrée avec les districts plus avancés en civilisation qu’il venait de traverser.

À la gauche de la route, développement de champs de maïs, rarement de champs de blé, des chèvres et des moutons, très surveillés et gardés, des buffles, des chevaux et des vaches, vaguant en liberté dans les pâturages, de beaux arbres, des peupliers blancs, des figuiers, des noyers, des chênes, des tilleuls, des platanes, de longs buissons de buis et de houx, tel est l’aspect de cette province de l’Abkasie. Ainsi que l’a justement fait observer une intrépide voyageuse, madame Carla Serena, « si l’on compare entre elles ces trois provinces limitrophes l’une de l’autre, la Mingrélie, le Samourzakan, l’Abkasie, on peut dire que leur civilisation respective est au même degré d’avancement que la culture des monts qui les environnent : la Mingrélie, qui, socialement, marche en tête, a des hauteurs boisées et mises en valeur ; le Samourzakan, déjà plus arriéré, présente un relief à moitié sauvage ; l’Abkasie, enfin, demeurée presque à l’état primitif, n’a qu’un écheveau de montagnes incultes, que n’a pas encore touché la main de l’homme. C’est donc l’Abkasie qui, de tous les districts caucasiens, sera le plus tard entré en jouissance des bienfaits de la liberté individuelle. »

La première halte que firent les voyageurs après avoir franchi la frontière, fut à la bourgade de Gagri, joli village, avec une charmante église de Sainte-Hypata, dont la sacristie sert maintenant de cellier, un fort, qui est en même temps un hôpital militaire, un torrent, sec alors, le Gagrinska, la mer d’un côté, de l’autre, toute une campagne fruitière, plantée de grands acacias, semée de bosquets de roses odorantes. Au loin, mais à moins de cinquante verstes, se développe la chaîne limitrophe entre l’Abkasie et la Circassie, dont les habitants, défaits par les Russes, après la sanglante campagne de 1859, ont abandonné ce beau littoral.

La chaise, arrivée là, à neuf heures du soir, y passa la nuit. Le seigneur Kéraban et ses compagnons reposèrent dans un des doukhans de la bourgade, et en repartirent le lendemain matin.

À midi, six lieues plus loin, Pizunda leur offrait des chevaux de rechange. Là, Van Mitten eut une demi-heure pour admirer l’église où résidèrent les anciens patriarches du Caucase occidental ; cet édifice, avec sa coupole de briques, autrefois coiffée de cuivre, l’agencement de ses nefs suivant le plan de la croix grecque, les fresques de ses murailles, sa façade ombragée par des ormes séculaires, mérite d’être compté parmi les plus curieux monuments de la période byzantine au sixième siècle.

Puis, dans la même journée, ce furent les petites bourgades de Goudouati et de Gounista, et, à minuit, après une rapide étape de dix-huit lieues, les voyageurs venaient prendre quelques heures de repos à la bourgade Soukhoum-Kalé, bâtie sur une large baie foraine, qui s’étend dans le sud jusqu’au cap Kodor.

Soukhoum-Kalé est le principal port de l’Abkasie ; mais la dernière guerre du Caucase a en partie détruit la ville, où se pressait une population hybride de Grecs, d’Arméniens, de Turcs, de Russes, encore plus que d’Abkases. Maintenant, l’élément militaire y domine, et les steamers d’Odessa ou de Poti envoient de nombreux visiteurs aux casernes, construites près de l’ancienne forteresse, qui fut élevée au seizième siècle, sous le règne d’Amurah, époque de la domination ottomane.

Un repas, d’un menu très géorgien, composé d’une soupe aigre au bouillon de poule, d’un ragoût de viande farcie, assaisonné de lait acide au safran, — repas qui ne pouvait être que médiocrement apprécié par deux Turcs et un Hollandais, — précéda le départ, à neuf heures du matin.

Après avoir laissé en arrière la jolie bourgade de Kélasouri, bâtie dans l’ombreuse vallée de Kélassur, les voyageurs franchirent le Kodor à vingt-sept verstes de Soukhoum-Kalé. La chaise longea ensuite d’énormes futaies, que l’on pouvait comparer à de véritables forêts vierges, avec lianes inextricables, broussailles touffues, dont on n’a raison que par le fer ou le feu, et auxquelles ne manquent ni les serpents, ni les loups, ni les ours, ni les chacals, — un coin de l’Amérique tropicale, jeté sur le littoral de la mer Noire. Mais déjà la hache des exploitants se promène à travers ces forêts que tant de siècles ont respectées, et ces beaux arbres disparaîtront avant peu pour les besoins de l’industrie, charpentes de maisons ou charpentes de navires.

Otchemchiri, chef-lieu du district qui comprend le Kodor et le Samourzakan, importante bourgade maritime, assise sur deux cours d’eau, Ilori, dont le sanctuaire byzantin mérite d’être visité, mais, faute de temps, ne put l’être en cette circonstance, Gajida et Anaklifa, furent dépassés dans cette journée, — une des plus longues par les heures employées à courir, une des plus rapides par l’espace qui fut dévoré au galop de l’attelage. Mais aussi, le soir, vers onze heures, les voyageurs arrivaient à la frontière de l’Abkasie, ils franchissaient à gué le fleuve Ingour, et, vingt-cinq verstes plus loin, ils s’arrêtaient à Redout-Kalé, chef-lieu de la Mingrélie, l’une des provinces du gouvernement de Koutaïs.

Les quelques heures de nuit qui restaient furent consacrées au sommeil. Cependant, si fatigué qu’il fût, Van Mitten se leva de grand matin, afin de faire au moins une excursion profitable avant son départ. Mais il trouva Ahmet levé aussi tôt que lui, tandis que le seigneur Kéraban dormait encore dans une assez bonne chambre de la principale auberge.

« Déjà hors du lit ? dit Van Mitten, en apercevant Ahmet, qui allait sortir ! Est-ce que mon jeune ami a l’intention de m’accompagner dans ma promenade matinale ?

— En ai-je le temps, monsieur Van Mitten ? répondit Ahmet. Ne faut-il pas que je m’occupe de renouveler nos provisions de voyage ? Nous ne tarderons pas à franchir la frontière russo-turque, et il ne sera pas aisé de se ravitailler dans les déserts du Lazistan et de l’Anatolie ! Vous voyez donc bien que je n’ai pas un instant à perdre !

— Mais, cela fait, répondit le Hollandais, ne pourrez-vous disposer de quelques heures ?…

— Cela fait, monsieur Van Mitten, j’aurai à visiter notre chaise de poste, à m’entendre avec un charron pour qu’il en resserre les écrous, qu’il graisse les essieux, qu’il voie si le frein n’a pas joué, et qu’il change la chaîne du sabot. Il ne faut pas, au delà de la frontière, que nous ayons besoin de nous réparer ! J’entends donc remettre la chaise en parfait état, et je compte bien qu’elle finira avec nous cet étonnant voyage !

— Bien ! Mais cela fait ?… répéta Van Mitten.

— Cela fait, j’aurai à m’occuper du relais, et j’irai à la maison de poste pour régler tout cela !

— Très bien ! Mais cela fait ?… dit encore Van Mitten, qui ne démordait pas de son idée.

— Cela fait, répondit Ahmet, il sera temps de partir, et nous partirons ! Donc, je vous laisse.

— Un instant, mon jeune ami, reprit le Hollandais, et permettez-moi de vous adresser une question.

— Parlez, mais vite, monsieur Van Mitten.

— Vous savez, sans doute, ce que c’est que cette curieuse province de Mingrélie ?

— À peu près.

— C’est la contrée, arrosée par le poétique Phase, dont les paillettes d’or venaient jadis s’accrocher aux degrés de marbre des palais élevés sur ses bords ?

— En effet.

— Ici s’étend cette légendaire Colchide, où Jason et ses Argonautes, aidés de la magicienne Médée, vinrent conquérir la précieuse toison, que gardait un formidable dragon, sans parler de terribles taureaux qui vomissaient des flammes fantastiques !

— Je ne dis pas non.

— Enfin, c’est ici, dans ces montagnes, qui se pressent à l’horizon, sur ce rocher de Khomli, dominant la cité moderne de Koutaïs, que Prométhée, fils de Japet et de Clymène, après avoir audacieusement ravi le feu du ciel, fut enchaîné par ordre de Jupiter, et c’est là qu’un vautour lui ronge éternellement le cœur !

— Rien de plus vrai, monsieur Van Mitten ; mais, je vous le répète, je suis pressé ! Où voulez-vous en venir ?

— À ceci, mon jeune ami, répondit le Hollandais, en prenant son air le plus aimable : c’est que quelques jours passés dans cette partie de la Mingrélie et jusque dans le Koutaïs pourraient être bien employés au profit de ce voyage, et que…

— Ainsi, répondit Ahmet, vous nous proposez de demeurer quelque temps à Redout-Kalé ?

— Oh ! quatre ou cinq jours suffiraient…

— Proposeriez-vous cela à mon oncle Kéraban ? demanda Ahmet non sans quelque malice.

— Moi !… jamais, mon jeune ami ! répondit le Hollandais. Ce serait matière à discussion, et depuis la regrettable scène des narghilés, il ne m’arrivera plus, je vous l’assure, d’entamer une discussion quelconque avec cet excellent homme !

— Et vous ferez sagement !

— Mais, en ce moment, ce n’est point au terrible Kéraban que je m’adresse, c’est à mon jeune ami Ahmet.

— C’est ce qui vous trompe, monsieur Van Mitten, répondit Ahmet, en lui prenant la main. Ce n’est point à votre jeune ami que vous parlez en ce moment !

— Et à qui donc ?…

— Au fiancé d’Amasia, monsieur Van Mitten, et vous savez bien que le fiancé d’Amasia n’a pas une heure à perdre ! »

Là-dessus, Ahmet se sauva pour s’occuper des préparatifs du départ. Van Mitten, tout dépité, n’eut que la ressource de faire une promenade peu instructive dans la bourgade du Redout-Kalé en compagnie du fidèle mais décourageant Bruno.

À midi, tous les voyageurs étaient prêts à partir. La chaise, examinée avec soin, revue en quelques parties, promettait de fournir encore de longues étapes dans d’excellentes conditions. La caisse aux provisions remplie, plus rien à craindre sous ce rapport, pendant un nombre considérable de verstes ou plutôt d’agatchs, puisque les provinces de la Turquie asiatique allaient être traversées pendant cette seconde partie de l’itinéraire ; mais Ahmet, en homme avisé, ne pouvait que s’applaudir d’avoir pourvu à toutes les éventualités de l’alimentation et de la locomotion.

Le seigneur Kéraban ne voyait pas, sans une satisfaction extrême, le parcours s’accomplir sans incidents ni accidents. Combien il serait satisfait dans son amour-propre de Vieux Turc, au moment où il apparaîtrait sur la rive gauche du Bosphore, narguant les autorités ottomanes et les décréteurs de taxes injustes, il serait oiseux d’y insister.

Enfin, Redout-Kalé n’étant plus qu’à quatre-vingt-dix verstes environ de la frontière turque, avant vingt-quatre heures, le plus entêté des Osmanlis comptait bien avoir remis le pied sur la terre ottomane. Là, enfin, il serait chez lui.

« En route, mon neveu, et qu’Allah continue à nous protéger ! s’écria-t-il d’un ton de bonne humeur.

— En route, mon oncle ! » répondit Ahmet.

Et tous deux prirent place dans le coupé, suivis de Van Mitten, qui essayait, mais en vain, d’apercevoir cette mythologique cime du Caucase, sur laquelle Prométhée expiait sa tentative sacrilège !

On partit au claquement du fouet du iemschik et aux hennissements d’un vigoureux attelage.

Une heure après, la chaise passait cette frontière du Gouriel, qui est annexé à la Mingrélie depuis 1801. Il a pour chef-lieu Poti, port assez important de la mer Noire, qu’une voie ferrée rattache à Tiflis, la capitale de la Géorgie.

La route remontait un peu à l’intérieur d’une campagne fertile. Çà et là, des villages, où les maisons ne sont point groupées, mais éparses au milieu des champs de maïs. Rien de singulier comme l’aspect de ces constructions, qui ne sont plus en bois, mais en paille tressée, comme un ouvrage de vannier. Van Mitten n’oublia pas de mentionner cette particularité sur son carnet de voyage. Et pourtant ce n’étaient point ces insignifiants détails qu’il s’attendait à noter pendant son passage à travers l’ancienne Colchide ! Enfin, peut-être serait-il plus heureux, quand il arriverait sur les rives du Rion, ce fleuve de Poti, qui n’est autre que le célèbre Phase de l’antiquité, et, s’il faut en croire quelques savants géographes, l’un des quatre cours d’eau de l’Éden !

Une heure plus tard, les voyageurs s’arrêtaient devant la ligne du railway de Poti-Tiflis, à un point où le chemin coupe la voie ferrée, une verste au-dessous de la station de Sakario. Là s’ouvrait un passage à niveau qu’il fallait nécessairement franchir, si l’on voulait, en abrégeant la route, rejoindre Poti par la rive gauche du fleuve.

Les chevaux vinrent donc s’arrêter devant la barrière du railway, qui était fermée.

Les glaces du coupé avaient été baissées, de telle sorte que le seigneur Kéraban et ses deux compagnons étaient à même de voir ce qui se passait devant eux.

Le postillon commença par héler le garde-barrière, qui ne parut point tout d’abord.

Kéraban mit la tête à la portière.

« Est-ce que cette maudite compagnie de chemin de fer, s’écria-t-il, va encore nous faire perdre notre temps ? Pourquoi cette barrière est-elle fermée aux voitures ?

— Sans doute parce qu’un train va bientôt passer ! fit simplement observer Van Mitten.

— Pourquoi viendrait-il un train ? » répliqua Kéraban.

Le postillon continuait d’appeler, sans résultat. Personne ne paraissait à la porte de la maisonnette du gardien.

« Qu’Allah lui torde le cou ! s’écria Kéraban. S’il ne vient pas, je saurai bien ouvrir moi-même !…

— Un peu de calme, mon oncle ! dit Ahmet, en retenant Kéraban, qui se préparait à descendre.

— Du calme ?…

— Oui ! voici ce gardien ! »

En effet, le garde-barrière, sortant de sa maisonnette, se dirigeait tranquillement vers l’attelage.

« Pouvons-nous passer, oui ou non ? demanda Kéraban d’un ton sec.

— Vous le pouvez, répondit le gardien. Le train de Poti n’arrivera pas avant dix minutes.

— Ouvrez votre barrière, alors, et ne nous retardez pas inutilement ! Nous sommes pressés !

— Je vais vous ouvrir, » répondit le garde.

Et, ce disant, il alla d’abord repousser la barrière placée de l’autre côté de la voie, puis, il revint manœuvrer celle devant laquelle l’attelage s’était arrêté, mais tout cela posément, en homme qui n’a pour les exigences des voyageurs qu’une indifférence parfaite.

Le seigneur Kéraban bouillait déjà d’impatience.

Enfin, le passage fut libre des quatre côtés, et la chaise s’engagea à travers la voie.

À ce moment, à l’opposé, parut un groupe de voyageurs. Un seigneur turc, monté sur un magnifique cheval, suivi de quatre cavaliers qui lui faisaient escorte, se disposait à franchir le passage à niveau.

C’était évidemment un personnage considérable. Âgé de trente-cinq ans environ, sa taille élevée se dégageait avec cette noblesse particulière aux races asiatiques. Figure assez belle, avec des yeux qui ne s’animaient qu’au feu de la passion, front d’un ton mat, barbe noire, dont les volutes s’étageaient jusqu’à mi-poitrine, bouche ornée de dents très blanches, lèvres qui ne savaient pas sourire : en somme, la physionomie d’un homme impérieux, puissant par sa situation et sa fortune, habitué à la réalisation de tous ses désirs, à l’accomplissement de toutes ses volontés, et que la résistance eût poussé aux plus grands excès. Il y avait encore du sauvage dans cette nature, où le type turc confinait au type arabe.

Ce seigneur portait un simple costume de voyage, taillé à la mode des riches Osmanlis, qui sont plus Asiatiques qu’Européens. Sans doute, sous son cafetan de couleur sombre, il tenait à dissimuler le riche personnage qu’il était.

Au moment où l’attelage atteignait le milieu de la voie, le groupe des cavaliers l’atteignait aussi. Comme l’étroitesse des barrières ne permettait pas à la chaise et au groupe de passer en même temps, il fallait bien que l’un ou l’autre reculât.

L’attelage s’était donc arrêté, tandis que les cavaliers en faisaient autant ; mais il ne semblait pas que le seigneur étranger fût d’humeur à céder passage au seigneur Kéraban. Turc contre Turc, cela pouvait amener quelque complication.

« Rangez-vous ! cria Kéraban aux cavaliers, dont les chevaux faisaient tête à ceux de l’attelage.

— Rangez-vous vous-mêmes ! répondit le nouveau venu, qui semblait décidé à ne pas faire un pas en arrière.

— Je suis arrivé le premier !

— Eh bien, vous passerez le second !

— Je ne céderai pas !

— Ni moi ! »

Montée sur ce ton, la discussion menaçait de prendre une assez mauvaise tournure.

« Mon oncle !… dit Ahmet, que nous importe…

— Mon neveu, il importe beaucoup !

— Mon ami !… dit Van Mitten.

— Laissez-moi tranquille ! » répondit Kéraban d’un ton qui cloua le Hollandais dans son coin.

Cependant, le garde-barrière, intervenant, s’écriait :

« Hâtez-vous ! hâtez-vous !… Le train de Poti ne peut tarder à arriver !… Hâtez-vous ! »

Mais le seigneur Kéraban ne l’écoutait guère ! Après avoir ouvert la portière de la chaise, il était descendu sur la voie, suivi d’Ahmet et de Van Mitten, tandis que Bruno et Nizib se précipitaient hors du cabriolet.

Le seigneur Kéraban alla droit au cavalier, et saisissant son cheval par la bride :

« Voulez-vous me livrer passage ? s’écria-t-il, avec une violence qu’il ne pouvait plus contenir.

— Jamais !

— Nous allons bien voir !

— Voir ?…

— Vous ne connaissez pas le seigneur Kéraban !

— Ni vous le seigneur Saffar ? »

En effet, c’était le seigneur Saffar, qui se dirigeait vers Poti, après une rapide excursion dans les provinces du Caucase méridional.

Mais ce nom de Saffar, ce nom du personnage qui avait accaparé les chevaux du relais de Kertsch, voilà qui ne pouvait que surexciter la colère de Kéraban ! Céder à cet homme contre lequel il avait tant pesté déjà ! Jamais ! Il se fût plutôt fait écraser sous les pieds de son cheval.

« Ah ! c’est vous le seigneur Saffar ? s’écria-t-il. Eh bien, arrière, le seigneur Saffar !

— En avant, » dit Saffar, en faisant signe aux cavaliers de son escorte de forcer le passage.

Ahmet et Van Mitten, comprenant que rien ne ferait céder Kéraban se préparaient à lui venir en aide.

« Mais passez ! passez donc ! répétait le gardien. Passez donc !… Voici le train ! »

Et, en effet, on entendait le sifflet de la locomotive, que cachait encore un coude du railway.

« Arrière ! cria Kéraban.

— Arrière ! » cria Saffar.

En ce moment, les hennissements de la locomotive s’accentuèrent. Le gardien, éperdu, agitait son drapeau, afin d’arrêter le train… Il était trop tard… Le train débouchait de la courbe…

Le seigneur Saffar, voyant qu’il n’avait plus le temps de franchir la voie, recula précipitamment. Bruno et Nizib s’étaient jetés de côté. Ahmet et Van Mitten, saisissant Kéraban, venaient de l’entraîner précipitamment, pendant que le postillon, enlevant son attelage, le poussait tout entier hors de la barrière.

À ce moment même, le train passait avec la rapidité d’un express. Mais en passant, il heurta l’arrière-train de la chaise, qui n’avait pu être entièrement dégagée, il le mit en pièces, et disparut, sans que ses voyageurs eussent seulement ressenti le choc de ce léger obstacle.

Le seigneur Kéraban, hors de lui, voulut se jeter sur son adversaire ; mais celui-ci, poussant son cheval, traversa la voie, dédaigneusement, sans même l’honorer d’un regard, et, suivi de ses quatre cavaliers, il disparut au galop sur cette autre route, qui suit la rive droite du fleuve.

« Le lâche ! le misérable !… s’écriait Kéraban, que retenait son ami Van Mitten, si jamais je le rencontre !

— Oui, mais en attendant, nous n’avons plus de chaise de poste ! répondit Ahmet, en regardant les restes informes de la voiture rejetés hors de la voie.

— Soit ! mon neveu, soit ! mais je n’en ai pas moins passé, et passé le premier ! »

Cela, c’était du Kéraban tout pur.

En ce moment, quelques Cosaques, de ceux qui sont chargés en Russie de surveiller les routes, s’approchèrent. Ils avaient vu tout ce qui était arrivé à la barrière du railway.

Leur premier mouvement fut de rejoindre le seigneur Kéraban et de lui mettre la main au collet. De là, protestation dudit Kéraban, intervention inutile de son neveu et de son ami, résistance plus violente du plus têtu des hommes, qui, après une contravention aux règlements de police des chemins de fer, menaçait d’empirer sa situation par une rébellion aux ordres de l’autorité.

On ne raisonne pas plus avec des Cosaques qu’avec des gendarmes. On ne leur résiste pas davantage. Quoiqu’il fît, le seigneur Kéraban, au comble de la fureur, fut emmené à la station de Sakario, pendant qu’Ahmet, Van Mitten, Bruno et Nizib restaient abasourdis devant leur chaise brisée.

« Nous voilà dans un joli embarras ! dit le Hollandais.

— Et mon oncle donc ! répondit Ahmet. Nous ne pouvons pourtant par l’abandonner ! »

Vingt minutes après, le train de Tiflis, descendant sur Poti, passait devant eux. Ils regardèrent…

À la fenêtre d’un compartiment, apparaissait la tête ébouriffée du seigneur Kéraban, rouge de fureur, les yeux injectés, hors de lui, non moins parce qu’il avait été arrêté que parce que, pour la première fois de sa vie, ces féroces Cosaques l’obligeaient à voyager en chemin de fer !

Mais il importait de ne pas le laisser seul dans cette situation. Il fallait au plus vite le tirer de ce mauvais pas, où son seul entêtement l’avait conduit, et ne pas compromettre le retour à Scutari par un retard qui pouvait peut-être se prolonger.

Laissant donc les débris de la chaise dont on ne pouvait plus faire usage, Ahmet et ses compagnons louèrent une charrette, le postillon y attela ses chevaux, et, aussi rapidement que cela était possible, ils s’élancèrent sur la route de Poti.

C’étaient six lieues à faire. Elles furent franchies en deux heures.

Ahmet et Van Mitten, dès qu’ils eurent atteint la bourgade, se dirigèrent vers la maison de police, afin d’y réclamer l’infortuné Kéraban et lui faire rendre la liberté.

Là, ils apprirent une chose, qui ne laissa pas de les rassurer dans une certaine mesure, aussi bien sur le sort réservé au délinquant que sur l’éventualité de nouveaux retards.

Le seigneur Kéraban, après avoir payé une forte amende pour la contravention d’abord, pour la résistance aux agents ensuite, avait été remis entre les mains des Cosaques, puis dirigé sur la frontière.

Il s’agissait donc de l’y rejoindre au plus tôt, et, dans ce but, de se procurer un moyen de transport.

Quant au seigneur Saffar, Ahmet voulut s’informer de ce qu’il était devenu.

Le seigneur Saffar avait déjà quitté Poti. Il venait de s’embarquer sur le steamer qui fait escale aux diverses échelles de l’Asie Mineure. Mais Ahmet ne put apprendre où allait ce hautain personnage, et il ne vit plus à l’horizon que la dernière traînée de vapeur du bâtiment qui l’emportait vers Trébizonde.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE.