K.Z.W.R.13/L’Attente

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Imprimerie Financière et Commerciale (p. 177-192).

CINQUIÈME PARTIE

Le mystère du coffre-fort


Chapitre Ier

L’ATTENTE


Après le départ de Marius, resté le dernier auprès de lui, Weld était demeuré dans son bureau, gardé à vue par un détective.

Un second policeman faisait les cent pas dans le salon d’attente, prêt à intervenir au premier signal.

Le banquier s’était assis, accablé, dans son fauteuil, et tristement, réfléchissait au brusque changement que quelques heures à peine avaient apporté à sa vie.

Ainsi, ce jour-là, il était sorti de ce même bureau, plein de confiance dans l’avenir qui paraissait ne devoir lui réserver que de la joie, que du bonheur !

Il s’en allait, le cœur ensoleillé, pour rejoindre la femme qu’il aimait et dont il se savait aimé : devant tous leurs amis réunis, elle allait être déclarée sa fiancée ; leur mariage prochain comblait ses vœux les plus ardemment caressés ; riche, honoré, il se croyait alors — folle espérance — l’homme le plus heureux qui se put rencontrer.

Et tout ce bonheur s’était écroulé comme un fragile château de cartes sous le souffle d’un enfant.

Tantôt, l’espoir et la joie de vivre faisaient battre plus vite son cœur. À présent, il ne savait plus au juste où il en était.

On le gardait à vue, des hommes de la police étaient là, armés, prêts à sauter sur lui s’il faisait le moindre mouvement et il devait encore se considérer comme très heureux qu’on ne l’eut pas emmené au poste, menottes aux poings sous les regards ironiques de la foule.

L’amitié du juge lui avait épargné cette dernière humiliation, mais il n’en restait pas moins accusé d’un crime abominable et, il se l’avouait à lui-même, la fatalité avait voulu que les charges les plus graves, les plus accablantes se fussent amoncelées contre lui !

Et cela, au point qu’il en était à se demander s’il rêvait.

Il repassa dans son esprit, les uns après les autres, tous les incidents de cette fatale journée, où le destin s’était si formidablement tourné contre lui, et, forcément, il se rendit compte que tous devaient le croire coupable.

Il s’extériorisa en quelque sorte et essaya de juger les événements tels qu’ils s’étaient produits pendant ces heures tragiques.

Il était bien sûr de ne s’être trompé en rien. Tout ce qu’il avait dit était l’expression exacte de la vérité. Mais n’avait-il rien oublié ? La circonstance la plus insignifiante pouvait jeter un nouveau jour sur les faits.

Pour la vingtième fois peut-être, il récapitula tout ce qui l’accusait ; il essaya de classer avec l’ordre le plus méticuleux les dépositions de ses employés, de mistress Kendall, de miss Cecil, dont le mutisme voulu avait été plus terrible pour lui que tous les autres témoignages.

Pour tous, sauf peut-être pour Marius qui avait semblé lui marquer de la sympathie, il était le coupable. Tout l’accusait. Malgré la déposition du chauffeur Welter, de ce bagnard repenti, chacun avait la conviction, Jeffries ne l’avait-il pas affirmé sous la foi du serment, qu’il était revenu à la Banque quelques minutes à peine avant trois heures et qu’il y avait retrouvé Jarvis.

Pourquoi Jeffries mentait-il ?

Cependant il connaissait l’homme, un passé très long, tout de dévouement et d’honnêteté, plaidait en sa faveur.

Jeffries, lui, était dévoué comme le chien l’est à son maître. Cet homme se serait jeté au feu pour lui. Du reste il l’avait observé lors de sa déposition. Il avait des larmes plein les yeux.

Mais alors quoi ?

Et tout s’accordait pour le perdre. À la déposition si accablante de Jeffries s’ajoutait celle de mistress Kendall qui, téléphonant à ce moment, avait entendu sa voix, affirmation que miss Cécil, sa fiancée, n’avait pas démentie !

Certes, Mad avait pu mentir, mais Cécil ?

Cecil l’aimait, il en était sûr.

Alors ?

Et se mordant les poings avec une rage impuissante, il se répétait alors… mais alors ?

Tout à coup, il crut avoir trouvé : une ressemblance !

Oui ! ce devait être cela. Quelqu’un, un malfaiteur avait dû se maquiller, se faire sa tête, et passant devant Jeffries, abuser ce dernier.

Comment personne n’avait-il pensé à cela !

C’était clair, lumineux et tout s’expliquait !

Enfin il allait pouvoir s’expliquer, prouver son innocence. Quel intérêt du reste aurait-il eu à ce meurtre stupide ?

Cependant la joie de Weld fut brève. Il comprit qu’une fois encore, il faisait fausse route.

Jeffries pouvait, abusé par une ressemblance, avoir pris quelqu’un d’autre pour lui, mais Jarvis !

Quelles probabilités que Jarvis eût pu se méprendre à ce point ? Il était resté au moins un quart d’heure avec son meurtrier, puisque celui-ci était entré dans le bureau avant trois heures, et que Mad et miss Cécil avaient entendu la voix de Jarvis entre trois heures dix et trois heures et quart.

Et Jarvis avait répondu sans émotion apparente !

Pendant tout ce temps Jarvis aurait pu être trompé, malgré qu’il eut dû forcément causer avec ce sosie ! Et comment celui-ci avait-il expliqué son retour inattendu !

Jarvis trompé par une ressemblance, allons donc, c’était inadmissible !

Puis miss Cécil qui avait reconnu sa voix : sa voix à lui, Georges Weld !

L’assassin avait donc imité sa voix à côté de Jarvis, et celui-ci l’aurait laissé faire ! Impossible… non, non !

Rien de cela ne tenait debout !

Alors, Jeffries complice ?

Il en revenait à son point de départ.

Malgré la certitude qu’il avait de l’honnêteté de Jeffries, le doute, à présent, était entré dans son esprit.

Jeffries, ce modèle des serviteurs, un assassin… ou tout au moins un complice.

Après tout, c’était possible.

Jeffries, aussitôt après le départ d’Henderson et d’Halsinger, introduisait dans la banque l’homme, l’inconnu avec qui il avait combiné l’assassinat, et le vol.

Sans doute, il détournait l’attention de Jarvis pendant qu’on frappait ce dernier ; puis en quelques secondes le vol s’accomplissait, l’homme partait emportant dans ses poches, dans une serviette, dans la valise, parbleu, tout ou partie de l’argent contenu dans le coffre-fort et disparaissait.

Jeffries le suivait aussitôt le retour d’Henderson…

Quant à la réponse au téléphone, c’était facile à expliquer : Jarvis mort, les deux complices, pour ne pas éveiller les soupçons répondaient, et les deux femmes se figuraient avoir entendu la voix de Jarvis et la sienne, dénaturées par la déformation causée par l’appareil !

Mais alors, pourquoi Jeffries le mettait-il en cause, lui ? Pourquoi surtout avait-il parlé de cette valise ?

Probablement pour faire dévier les soupçons et donner à son complice le temps de disparaître. Quant à l’histoire de la valise, c’était un « impair » de Jeffries, encore sous le coup de l’émotion ressentie.

Mais pourquoi aussi, alors qu’il était si simple de dire qu’il l’avait vu sortir, le meurtre commis, Jeffries affirmait n’avoir vu personne quitter le bureau pendant le temps qu’il avait passé dans la salle d’attente à guetter le retour d’Henderson ?

Peut-être voulait-il ajouter au mystère, se rendre insoupçonnable…

Oui, oui, ce devait être cela !

Et Weld, petit à petit, reconstruisait la scène :

Aussitôt après le départ des ouvriers, Jeffries, avec qui le coup avait dû être combiné à l’avance, éloignait Henderson, ou profitant de son absence et de celle du portier faisait entrer dans la banque l’inconnu, celui-là même qui avait volé ses clefs sans doute, ou qui les lui avait fait voler par un complice, car l’enjeu d’une partie aussi formidable était assez élevé pour tenter toute une bande de malfaiteurs.

Puis Jeffries entrait dans le bureau sous le premier prétexte venu, laissait la porte ouverte et pendant qu’il occupait l’attention de Jarvis, l’inconnu passé derrière lui, le frappait à la gorge avec…

Oui, en définitive, avec quoi ?

L’idée du grattoir lui traversa l’esprit, mais quelle apparence y avait-il que quelqu’un eut pu s’en emparer sur le bureau, sans que Jarvis ne s’en fut aperçu.

Cependant, on avait frappé celui-ci avec un couteau, un couteau-poignard et cette arme avait disparu.

Elle eut constitué une preuve, donné un indice, mais rien.

Rien !

Et ce n’était pas tout, si on avait tué, c’était pour voler assurément. Les malfaiteurs devaient être au courant de l’importance des sommes contenues dans le coffre.

Avait-on volé ?

On avait trouvé Jarvis mort, près de la porte refermée de la chambre blindée.

Mais n’était-ce pas le fait d’une habile mise en scène, faite pour dérouter pendant quelques heures les soupçons de la justice.

Lorsqu’il avait quitté le bureau, le coffre-fort était ouvert.

Qui l’avait refermé ?

Qui ?

L’assassin ou Jarvis ?

Mais si on avait volé, et tout portait à croire qu’il devait en être ainsi, c’était pour lui la ruine complète. N’était-il pas responsable des fonds déposés dans sa banque. Toute sa fortune ne suffirait pas à combler le déficit. Qu’allait-il devenir, même si son innocence était prouvée ?

Vainement il essaya de continuer ses déductions, ses idées se brouillaient…

La ruine ! La ruine !

Ces deux mots, comme un glas, sonnaient à ses oreilles.

La ruine !

Puis ses pensées se reportèrent sur miss Cécil !

Elle aussi était perdue pour lui. Il le sentait. Non qu’à l’heure actuelle elle l’aimât moins peut-être, mais il était certain que plus jamais le général ne donnerait suite à leur projet de mariage.

Déjà, il lui avait reproché, il ne savait quelle histoire de jeu à la Bourse, histoire à laquelle il n’avait rien compris, et ne s’était-il pas emporté en apprenant qu’il ignorait le mot de la serrure du coffre, ne l’avait-il pas accusé de légèreté !

Et pourtant s’il allait entraîner dans sa ruine, sans qu’il y fut de sa faute, le général Kendall !

Comme lui, le général était responsable, vis-à-vis de son gouvernement, des millions qu’il lui avait confiés !

Qu’allait-on trouver dans le coffre ouvert ?

Que restait-il des millions appartenant à l’État ?

Et encore ceux-ci, s’ils avaient été volés, pourrait-on, en vendant tout, arriver à en reconstituer une partie, mais, et à ce moment, une idée épouvantable lui traversa l’esprit. Si les malfaiteurs s’étaient emparés en même temps que des papiers du général Kendall, des documents secrets relatifs à la mobilisation ?

Weld sentit un froid glacial se glisser dans ses veines.

À cela, il n’avait pas songé !

Décidément le malheur s’acharnait sur lui.

Tout à coup, comme dans un éclair, il revit la figure à peine entrevue du passant qui l’avait heurté, du passant qui, seul avait pu lui voler ses clefs : un Mexicain, à coup sûr ! Or, les documents militaires avaient trait à une mobilisation contre le Mexique. Qui sait si le vol et le crime n’avaient pas eu uniquement ces papiers pour but !

L’audace avec laquelle on avait agi attestait, du reste, des gens puissamment documentés.

Certes, l’attentat avait dû être préparé de longue main.

Tout s’expliquait.

On avait volé ses clefs, supposant que comme d’habitude le samedi, on trouverait après son départ, Jarvis seul à la banque…

Jarvis était la victime désignée par avance. Il devait payer de sa vie son dévouement aux intérêts de son patron. Ces gens-là, du reste, n’avaient guère de scrupules. À tout prix ils auraient agi.

Bien sûr, les ouvriers qui avaient travaillé au coffre étaient des complices. Ils connaissaient la combinaison de lettres qui faisait mouvoir le mécanisme ; il leur avait été facile de les noter puisqu’ils avaient travaillé par deux fois, plusieurs heures, à l’intérieur de la chambre.

Jeffries, acheté à prix d’or, surveillait la victime désignée, et quand le malheureux fondé de pouvoir avait eu changé les lettres, de peur que le vol ne fut rendu possible, l’assassin avait été introduit ; le forfait accompli, puis l’argent et les papiers enlevés, la porte du bureau avait été refermée avec un crochet, un rossignol, sur Jarvis laissé pour mort.

Alors celui-ci revenait à la vie pour quelques secondes ; ne pouvant crier à cause de l’horrible blessure par où s’échappait son sang et sa vie, il s’était traîné jusqu’au coffre-fort laissé ouvert par les bandits, l’avait refermé, faisant ainsi jouer le mécanisme, et tombant, pour toujours, cette fois, devant la porte close, il croyait avoir sauvé le dépôt confié à sa garde !

En ce cas tout était perdu ! Jamais on ne retrouverait les criminels.

Depuis longtemps ils avaient fui à Matamoros, sûrs de l’impunité, abandonnant Jeffries à son sort !…

Pourquoi celui-là était-il resté ?

Pourquoi s’était-il vendu, lui, dont toute la vie avait été un exemple d’honnêteté ?

Il était chargé de famille, une somme considérable avait-elle pu le tenter ?

Oui. Pourquoi cet homme avait-il failli ?

En accusant son patron, il se disculpait ; en restant il détournait les soupçons…

N’allait-il pas se sauver, lui aussi, quand les policiers avaient été le chercher chez lui ? Qui pouvait affirmer le contraire ?

Et le malheureux Weld s’ancrait de plus en plus dans ses suppositions et regardait avidement la porte de la chambre forte !

— Ah ! ce mur d’acier, s’écria-t-il, ne pas savoir ce que nous allons trouver derrière lui ! Dix ans de ma vie pour pouvoir ouvrir cette porte !

— Eh bien ! monsieur Weld, vous n’avez rien fait venir du restaurant ?

C’était Horner, le chef du bureau de police qui entrait.

— Non, rien ! Je crois du reste qu’il me serait impossible de rien prendre.

— Vous avez tort. Un homme ne doit pas se laisser abattre, en aucune circonstance. Vous avez à vous défendre, à suivre les péripéties d’une instruction qui peut être longue. Croyez-moi. Il est près de neuf heures, vous devez mourir de faim.

— Stoop, continua-t-il en s’adressant au policeman de faction, allez chercher des sandwichs et… comme boisson, demanda-t-il à Weld ?

— Je boirai volontiers de l’eau gazeuse, car j’ai la gorge et l’estomac serrés.

— Vous entendez, Stoop. Faites vite.

— Je vous remercie, monsieur Horner. La moindre marque de sympathie est précieuse quand on est dans ma situation.

— Votre situation est certainement grave, monsieur Weld, mais je suis de l’avis du général Kendall. Si vous avez tué…

— Comment pouvez-vous croire ?…

— Si vous avez tué, ce n’est pas pour un motif déshonorant, j’en suis sûr. Un honnête homme comme vous ne dément pas toute sa vie en un instant.

— Croyez-vous donc vraiment ?…

— Ne discutons pas, monsieur Weld et attendons. Monsieur Stephenson lui-même sera ici à neuf heures et demie avec ses ouvriers, ceux qui sont venus ce matin, et je souhaite qu’on puisse ouvrir vivement cette porte, puisque vous croyez trouver dans votre coffre-fort la preuve de votre innocence. Je dois vous dire que ce policier français, monsieur Boulard, semble partager votre manière de voir.

— Monsieur Boulard vous a parlé ?

— Comme il sortait derrière moi, nous avons fait quelques pas ensemble. Tous deux, nous allions dans la même direction.

— Que vous a-t-il dit ?

— Il est persuadé que le mot de l’énigme se trouve dans le coffre-fort, et ma foi, quand on l’écoute, ses déductions paraissent assez justes.

— Hélas, pendant que je suis resté seul, j’ai beaucoup réfléchi, et je crains maintenant…

— Quoi donc ?

— Que l’ouverture de ce coffre ne m’apprenne un nouveau malheur.

— Est-il possible ?

— Si on a volé non seulement les millions que ce coffre renferme, mais aussi les papiers que m’avait confiés le général Kendall, ce sera…

— Ce sera ?… Achevez…

— Ce sera peut-être la ruine pour moi, la ruine et le déshonneur pour lui !

— Qu’est-ce qui vous fait supposer une pareille catastrophe ?

— Je ne sais plus que croire, et je crains tout !

— Voici Stoop. Tenez, restaurez-vous.

— Je boirai seulement un verre d’eau.

— Mangez, monsieur Weld, ne fût-ce que quelques bouchées.

— Ce me serait impossible…

— Alors en ce cas, je n’insisterai plus. Qui est-ce qui arrive dans le hall ? Voyez donc, Stoop.

— C’est le chauffeur et Thaner, monsieur Horner.

— Bon. Dites-leur qu’ils restent par là. Ah ! voici monsieur Suttner.

— Bonsoir, messieurs. Vous avez vu Stephenson, Horner ?

— Oui, monsieur le juge d’instruction.

— Il enverra des ouvriers ?

— Il va venir lui-même et m’a promis d’amener les ouvriers qui, ce matin, ont établi l’appareil électrique dans l’intérieur du coffre.

— Ah ! Pense-t-il qu’on pourra ouvrir ?

— Il ne croit pas.

— Vraiment ?

— Il ne peut cependant se prononcer avant que ses ouvriers et lui aient examiné les boutons des lettres et la serrure.

— Bon. Et vous, Weld, avez-vous réfléchi. Vous n’avez rien de nouveau à me communiquer ?

— Hélas, Suttner, les deux heures qui viennent de s’écouler ont été terribles pour moi.

— Ah !…

— Je ne sais pas si je dois ou non souhaiter l’ouverture de ce coffre.

— En vérité.

— Si on a tué Jarvis pour voler, avec ou sans la complicité de Jeffries…

— Vous croyez Jeffries coupable ?

— On croit bien que je suis coupable, moi-même !

— C’est vrai. Du reste on peut tout supposer.

— Eh bien, si on a tué pour voler, et si on a pris dans le coffre les millions et les papiers qu’il renfermait, je suis plus perdu que si j’étais vraiment coupable du meurtre de mon vieil ami.

Suttner regarda Weld fixement :

— Qu’y avait-il donc exactement là dedans ?

— En plus des fonds de roulement de la banque et de mes livres de commerce, il devrait y avoir dans cette chambre dix-huit millions et les papiers relatifs à la mobilisation qui m’ont été confiés par le général Kendall.

— Diable !

— Oui, un tas de choses auxquelles je n’avais pas songé me sont revenues en mémoire. J’ai essayé de déduire des faits eux-mêmes, un peu de vérité. Cette affaire est terriblement mystérieuse. Et cependant maintenant elle me paraît extrêmement simple. Une bande de malfaiteurs ou d’agents Mexicains connaissaient la valeur et l’importance de ce dépôt. Ils ont résolu de s’en emparer coûte que coûte. Ces gens-là sont d’une tranquille et froide audace. Ils ont préparé ce vol de longue main. Ils ont acheté les complices qu’il leur fallait. Ils ont réussi.

— Cela ne vous semble pas bien romanesque ?

— Mais cela s’est vu, n’est-ce pas ? N’avez-vous point lu déjà, des faits pareils dans les journaux ?

Évidemment, il nous a été donné, dans la réalité de voir des choses en réalité plus extraordinaires et plus romanesques. Je crois cependant, sincèrement, Weld, que cette fois vous faites fausse route… et que vous voulez me faire faire fausse route.

— Suttner !

— Je sais ce que je dis, en tous cas, je vous conseille de garder ces suppositions pour vous et de ne pas en faire part au général. Vous pourriez l’exaspérer à la pensée de ce qui peut se produire au cas où vos craintes se réaliseraient, et sanguin comme il l’est, vous risqueriez de le tuer.

— Mais pourquoi, Suttner, avez-vous dit que je veux vous tromper ?

— Weld !

— Mais je vous jure que je suis innocent ! Je le jure sur la tête de mon père et vous qui l’avez connu Suttner, vous savez comme il m’aimait.

— Je ne sais plus où j’en suis Weld, non, en vérité, je ne le sais plus. Moi aussi, j’ai beaucoup réfléchi depuis que je vous ai quitté ; dégagé des circonstances environnantes, de l’ambiance qui vous étreint ici, j’ai vu de plus haut, de plus loin, si vous voulez. Eh bien, entre nous, je ne puis croire que l’homme que j’ai connu enfant, que j’ai aimé d’une véritable amitié depuis vingt ans puisse avoir accompli cet abominable crime…

— Suttner, mon ami…

— Ne me croyez pas convaincu de votre innocence, mais tout à l’heure en sortant d’ici, je vous croyais vraiment coupable au lieu que maintenant je doute…

— Si vous saviez quel bien vous me faites.

— Je doute, et je douterai tant que je n’apercevrai pas le mobile qui peut vous avoir fait agir.

— Ce mobile ne peut exister. J’aimais Jarvis comme un père…

— Je vous ai observé quand vous parliez de lui, et mon opinion est que si vous aviez quelque ressentiment contre cet homme, vous ne diriez pas le bien que vous en dites, ou alors…

— Ou alors ?…

— Ou alors il faudrait que vous fussiez un criminel endurci, et je ne puis croire que vous soyez devenu tel en une journée. J’ai donc pris la décision de vous laisser en liberté jusqu’à ce qu’un fait nouveau se produise qui me mette en demeure d’agir autrement…

— Oh ! Suttner, quel véritable ami vous êtes !

— Prenez-y garde, Weld ; cette amitié que j’ai pour vous, ne m’en faites pas repentir, c’est elle qui me dicte ma conduite, elle peut me coûter mon honneur de magistrat… si vous êtes reconnu coupable.

— Je suis innocent !

— Mettez votre main dans la mienne, regardez-moi bien en face, au fond des yeux, et jurez-moi que malgré toutes les présomptions, vous êtes innocent ?

— Sur notre amitié, Suttner, je vous le jure comme je vous l’ai juré sur la mémoire de mon père.

— Bien. Vous êtes donc libre à partir de maintenant.

— Quelle reconnaissance…

— Mais nous devons attendre Stephenson et ses ouvriers, car je veux être fixé à propos de l’ouverture du coffre.

— On marche dans le hall, dit Horner en allant s’enquérir de l’identité des arrivants.

— Eh bien ?

— C’est Stephenson, ses ouvriers, et en même temps qu’eux, le général et miss Cécil Kendall.

— Introduisez-les.

Quelques instants s’écoulèrent. Cécil parut la première, précédant son père de quelques pas. Son regard se porta sur Weld.

Ils se sourirent.

Weld, en effet, à présent un peu plus rassuré quant à l’issue de cette mystérieuse affaire avait repris confiance.

Qu’avait-il à craindre après tout ? Son innocence n’allait-elle pas être reconnue d’une minute à l’autre.

La jeune fille réconfortée par ce sourire, s’assit presque sur le siège que lui avança Horner.

Le général toujours soucieux, vint prendre place auprès d’elle, sans mot dire.

Stephenson entra, suivi des deux ouvriers.

— Nous vous attendons impatiemment, monsieur, commença Suttner, car nous avons besoin de votre ministère.

— Je suis à votre disposition.

— Je vous remercie, mais avant tout, j’aurai quelques questions à poser à vos ouvriers. Vous permettez ?

— Faites, je vous en prie.

— Avancez. C’est bien vous qui êtes venus pour installer une lampe électrique dans cette chambre forte ?

— Permettez, monsieur, dit l’un des deux hommes, s’il faut raconter les choses exactement comme elles se sont passées ; c’est moi seul qui suis venu dans la matinée ; mon camarade, lui, ne m’a aidé que l’après-midi.

— Bien, c’est donc vous que j’interrogerai tout d’abord. Comment vous appelez-vous ?

— Charles Powell.

— Vous habitez Brownsville ?

— Depuis que je suis né, monsieur.

— Et vous avez toujours été employé aux Établissements Stephenson ?

— Pardon, je ne suis pas employé chez monsieur Stephenson ; je suis ouvrier électricien et non mécanicien ; je travaille pour le compte de messieurs Beng et Cie.

— Ah !

— Il était d’abord question d’installer dans cette chambre une batterie intérieure pouvant alimenter un appareil d’éclairage. C’est pour exécuter cette besogne que j’ai été appelé.

— Est-ce bien ainsi, demanda Suttner en se tournant du côté de Weld.

— C’est exact.

— Continuez.

— Je suis venu hier vers cinq heures me rendre compte du travail à effectuer. À première vue, cela paraissait peu de chose. Je suis donc revenu ce matin avec les outils nécessaires et j’ai commencé l’installation.

— Combien de temps êtes-vous resté dans ce bureau ce matin ?

— Deux heures au moins. Au bout de ce temps et après plusieurs essais infructueux, je me suis rendu compte qu’avec mes seuls outils, il me serait impossible, malgré tous mes efforts, de forer dans les parois de la chambre forte les trous pour maintenir et isoler les fils et l’appareil et empêcher ainsi tout danger d’incendie. J’en ai prévenu monsieur Weld et un monsieur qui écrivait à cette table dans ce bureau…

— Monsieur Jarvis ?

— Je ne sais pas son nom… Je suis alors allé chez monsieur Stephenson demander qu’un ouvrier spécial vînt ici avec moi.

— Vous êtes revenu avec monsieur ?

— Avec monsieur Croker, contremaître, qui a bien voulu se déranger, quoique ce fut samedi.

— Vous êtes donc revenus ensemble. À quelle heure ?

— Vers deux heures.

— Qui était présent dans ce bureau ?

— Monsieur Weld.

— Il y est demeuré seul ?

— Oh ! non monsieur. Pendant que nous étions à l’ouvrage, le monsieur du matin, un homme âgé, avec des cheveux blanc est revenu. Je crois, en effet, qu’il a été appelé du nom que vous disiez tout à l’heure « Jarvis », puis une autre personne est entrée, monsieur Obrig, l’agent de change, celui-là je le connais bien, j’ai fait l’installation électrique de ses bureaux.

— Bon. Après.

— Après, monsieur Weld est sorti très vite, suivi de l’huissier de banque ; messieurs Jarvis et Obrig sont resté seuls — avec nous qui travaillions toujours — puis quelques minutes après le départ de l’agent de change, comme nous avions fini l’installation, nous avons ramassé nos outils et nous sommes partis.

— À quelle heure ?

— Ça je puis le dire exactement, car je l’ai noté pour qu’on établisse la facture.

— Alors ?

— Alors nous sommes sortis à deux heures quarante-cinq minutes.

— Vous avez entendu ce qui vient d’être dit ?

— Oui, monsieur, répondit le contre-maître Croker.

— C’est exact ?

— Absolument.

— Vous êtes, vous, contre-maître chez monsieur Stephenson ?

— Oui, monsieur.

— C’est vous qui avez construit ce coffre-fort ?

— Pas moi seul, monsieur, mais j’ai surveillé le travail d’après les plans de mon patron.

— Pouviez-vous pendant le travail que vous avez effectué cet après-midi, vous rendre compte des lettres qui composaient le mot, la combinaison ?

— Parfaitement.

— Comment cela ?

— Les boutons n’avaient pas été brouillés, car en appuyant sur le pêne correspondant à la serrure principale, j’ai vu que celui-ci jouait. Donc le mot était mis.

— Et ce mot était ?

— Cami

— C. A. M. I. ?

— Oui, monsieur.

— C’est cela, demanda Suttner à Weld ?

— En effet.

— Pourquoi avez-vous regardé les boutons et quel intérêt aviez-vous à le faire ?

Curiosité de métier. Cela a été, je puis le dire, machinalement.

— Powell a-t-il, lui aussi, vu le mot ?

— Je ne crois pas.

— Non, monsieur, je ne l’ai pas regardé. Je n’y ai même pas pensé.

— Voulez-vous voir si ce sont toujours les mêmes lettres que portent les boutons ?

— C’est facile, monsieur, vous avez la clef ?

— La voici.

— Combien de crans au cadran ?

— Il y avait onze crans.

Le mécanicien mit les boutons en place et essaya d’ouvrir.

La serrure résista.

— Tiens, c’est changé !

Il vérifia chaque bouton, un à un, retira la clef de la serrure, calmement, sans se presser, souffla dans la clef pour en enlever, si besoin était, quelque poussière gênante, puis la replaçant dans la serrure, il essaya à nouveau d’ouvrir celle-ci.

Ce fut impossible.

— Le mot a été changé, monsieur.

— Vous êtes sûr.

— Absolument sûr, monsieur, c’est un jeu d’enfant pour un homme de métier que de s’en apercevoir.

— Ah ! Et le nouveau mot, le connaissez-vous ?

— Comment monsieur veut-il que je le connaisse ?

— C’est qu’il est indispensable pour nous que nous sachions quelle est exactement la combinaison de lettres qui commande l’ouverture du coffre.

— Vous voulez connaître le nouveau mot ?

— Oui. Monsieur Jarvis a dû changer celui-ci avant de mourir…

— Avant de mourir ?

— Il a été assassiné

— Assassiné ?

— Quelques minutes après votre départ de ce bureau.

— Et il vous est nécessaire d’ouvrir le coffre immédiatement, dit Stephenson en s’avançant ?

— Justement.

— Je crains que ce ne soit impossible. Qu’en dites-vous. Croser ?

— Dame, monsieur Stephenson, vous savez comme moi qu’il faudra du temps et beaucoup.

— Voyons, monsieur Stephenson, repartit Suttner, je fais appel à vos lumières, songez qu’un intérêt primordial nous le commande. Il faut que nous ouvrions ce coffre, Songez donc, il renferme ou du moins nous espérons qu’il renferme encore une somme considérable, des papiers appartenant au général Kendall ; si nous ne pouvions entrer en possession de ceux-ci au moment où ils deviendraient nécessaires, et cette éventualité peut se produire d’un instant à l’autre, l’intérêt du pays pourrait avoir à en souffrir.

— Mais il n’en faut pas tant, monsieur le juge, pour que je me mette à la besogne. Je ne demande pas mieux que de vous tirer d’embarras. Cependant…

Cependant ?

— Franchement, je ne crois pas la chose possible.

— Ne peut-on ouvrir le coffre l’aide de la dynamite ?

— C’est moins aisé que vous ne croyez, il faudrait pouvoir creuser un fourneau de mine dans l’épaisseur des parois, cela demandera des heures et des heures. D’autre part le coffre repose sur un massif de ciment armé, d’une dureté et d’une résistance extraordinaires, les outils les mieux trempés se briseront comme du verre…

En nous servant de dynamite — et il en faudra une quantité que je ne puis déterminer seul — nous risquons d’ébranler la maison jusque dans ses fondements.

— Croyez-vous qu’il n’y ait pas d’autres moyens ?

— Nous allons tout essayer avant d’en venir à cette extrémité, mais j’ai besoin d’autres ouvriers.

— Envoyez-les chercher.

— Bien. Croker, quels ouvriers désirez-vous pour travailler avec vous ?

— Nous ne pouvons travailler plus de trois, monsieur ; plus nous nous gênerions les uns les autres. Si on trouvait chez eux Lublin et Selders, c’est eux que je préférerais.

— Eh bien, Horner, va aller les chercher en automobile.

— Il faut aussi que je passe à l’atelier prendre mes outils. Peut-être n’allons-nous pas trouver assez de mèches de l’acier dont nous avons besoin. Ce matin, j’en ai usé trois pour faire dans la paroi intérieure de la chambre deux trous de cinq millimètres de profondeur.

— Ne pensez-vous pas que l’on pourrait fondre les plaques métalliques de la porte ?

— C’est bien ce que nous allons essayer de faire, monsieur, à l’aide de « thermite ».

— C’est une substance, expliqua Stéphenson, qui par la combustion, produit une température suffisante pour fondre la plaque métallique la plus résistante. Nous pourrons peut-être arriver alors jusqu’au mécanisme et le faire jouer.

— Il faudra longtemps ?

— Il m’est impossible de répondre à votre question. Il faut voir.

— En tout cas, ne perdons pas de temps. Stoop, accompagnez monsieur Croker pour faciliter ses démarches, et vous, Horner, partez chercher ces deux ouvriers et ne négligez rien pour aller vite.

— Notez, interrompit Weld, que je donne une prime de mille dollars à celui, à ceux qui ouvriront cette porte et de deux mille si elle est ouverte avant demain matin.

— Je voudrais pouvoir vous dire que nous sommes sûrs de pouvoir la gagner, monsieur, répondit Croker, mais…

— Allez vite, conclut Stéphenson.

— Quant à moi, demanda l’ouvrier électricien Powel, suis-je encore utile ici ?

— Je ne puis répondra à votre question ; demandez au juge.

— Vous pouvez vous retirer. On a votre adresse ?

— Oui, monsieur : Reynosa’s Street, 62.

— Bien si j’avais besoin de vous, je vous ferais chercher. Ne sortez pas de votre domicile demain dimanche sans dire où vous irez dans la journée pour que l’on puisse vous trouver au besoin.

— Entendu, monsieur.

Et l’ouvrier, saluant, sortit, suivant le contre-maître Croker.

— Excusez-moi, monsieur Stephenson, si je vous demande de rester, mais je crois qu’il sera utile que vous dirigiez le travail de vos ouvriers.

— Je suis à votre disposition, cependant si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je voudrais aller prévenir chez moi que je ne rentrerai peut-être pas de la nuit.

— Faites à votre gré.

— Du reste, je serai ici certainement avant que les ouvriers soient revenus.

— Partez, en ce cas.

— À tout à l’heure, messieurs.

Stephenson sortit en saluant les assistants.

Le général et miss Cécil, Weld et Suttner restaient seuls dans le bureau.

Un silence embarrassé régna pendant un moment.

Le général le rompit le premier.

— Est-ce que Stockton et le détective français ne devaient pas revenir ce soir ?

— Mais si, répondit Suttner, et je suis étonné de leur absence. Sans doute prévoyaient-ils qu’on ne pourrait ouvrir le coffre facilement et vont-ils venir un peu plus tard.

— Et Obrig ? vous ne l’avez pas vu encore ?

— Non, mais il m’a fait remettre un mot par le policeman que je lui ai envoyé. Ce mot, le voici :

« Excusez-moi, mon cher monsieur Suttner, si je ne me rends pas immédiatement à votre convocation, mais je suis appelé pour des choses graves et urgentes chez notre ami H…, le sénateur. Aussitôt après l’avoir vu, je me rendrai à la banque Weld, à quelque heure que ce soit, dans la soirée. Votre dévoué Obrig.

— En ce cas, il viendra sûrement.

— Si je vous demande cela, continua le général, c’est que je suis extraordinairement inquiet. En vous quittant, comme je ne me souciais pas de retourner à Kendall House, nous sommes allés avec ma fille dîner au « Delmonico ». Il y avait un tas de personnalité du monde de la Bourse et l’assemblée était, je dois le dire, assez fiévreuse. La nouvelle courait de bouche en bouche d’un changement soudain de politique de notre cabinet. Une intervention américaine au Mexique serait certaine. Ce n’est au dire de ces gens qu’une question d’heures. Qu’y a-t-il de vrai au fond de ces rumeurs. Je n’en sais rien. Personne n’a pu me confirmer formellement la nouvelle, mais enfin supposez un instant que la dépêche gouvernementale m’arrive en ce moment…

Que ferai-je ? Les papiers que renferme ce coffre contiennent sous scellés, les ordres secrets de mobilisation.

Ah ! quelle fatale idée ai-je eue de vous les confier, Weld, ne les croyant pas en sûreté chez moi !

— Calmez-vous, général, dussions-nous démolir la maison, le coffre sera ouvert.

— Les ouvriers et Stephenson lui-même seront ici tout à l’heure, vous l’avez entendu.

— Je cherche à me rassurer, mais malgré moi, mon inquiétude grandit à chaque minute, et je deviens d’une nervosité telle que je ne puis attendre patiemment. Si le malheur voulait que l’ordre de mobilisation me parvînt cette nuit…

— Espérons que cette éventualité ne se produira pas !

— Et que je ne puisse faire ce que le pays attend de moi, je ne survivrais pas à cette catastrophe !

— Mon père…

Et Weld, au comble de l’anxiété, craignant que l’ouverture du coffre ne vint anéantir toute espérance, s’enfonçait les ongles dans les mains pour ne pas crier ce qu’il soupçonnait !

— Voici les ouvriers, annonça Horner.

Deux hommes pénétraient, en effet, dans le hall, et sur l’invitation de Suttner, attendaient le retour du contremaître, parti pour chercher les outils indispensables.

— Vous leur avez dit pourquoi nous les faisions venir ?

— Oui, monsieur Suttner.

— Et jugent-ils l’ouverture du coffre impraticable, demanda fébrilement le général.

— Ils sont assez pessimistes. L’un d’eux cependant dit qu’il est possible, pour quelqu’un qui aurait l’oreille très exercée, de discerner la lettre qui, mise à chaque bouton, permet au mécanisme de jouer.

— je ne comprends pas ?

— je crois me rendre compte de ce qu’il veut dire : en faisant tourner chaque bouton, très lentement, il est possible qu’au moment où la lettre cherchée arrive en face de l’encoche, il se produise un bruit légèrement différent de celui des autres lettres. On arriverait ainsi à trouver la « combinaison ». Quant au cadran de la clef, ce n’est rien à trouver une fois la combinaison en place. Il suffit, et cela se comprend facilement, de tirer la porte à soi à chaque cran et de voir si elle obéit à la pression.

— Si l’on essayait, proposa le général ?

— On peut toujours voir. Faites monter les ouvriers.

Ceux-ci, appelés, entrèrent dans le bureau.

— Monsieur Horner vient de nous dire que vous croyiez possible de retrouver, grâce à la finesse de votre ouïe, chaque lettre de la combinaison l’une après l’autre ? Le pensez-vous vraiment ?

— Ma foi, monsieur, j’ai réussi à le faire, mais il ne s’agissait, il est vrai, que d’un coffre à combinaison de deux lettres dont Le mécanisme était partant moins perfectionné que celui-ci.

— Vous voulez essayer ?

— On peut toujours essayer, monsieur, mais je ne réponds pas du succès.

— Sachez, dit Weld intervenant, que j’ai promis une prime de deux mille dollars à celui, ou ceux qui ouvriraient ce coffre avant demain matin.

— Et je donne moi-même mille dollars, continua le général, pour sortir de ce cauchemar !

— Trois mille dollars ! Cela vaut la peine. Vous pouvez être sûr que je ferai le possible pour les gagner.

— Vous pouvez essayer tout de suite.

— Bien, monsieur, mais… et l’ouvrier paraissait embarrassé…

— Quoi donc ?

— Il faudrait que je sois seul dans la pièce avec mon camarade, et monsieur, par exemple, continua-t-il en désignant Horner. Le moindre bruit peut me gêner.

— Eh bien, allons dans le salon d’attente ; du reste si monsieur Obrig arrivait, nous ne pourrions causer devant tant de monde. Voulez-vous passez, miss Cécil, et vous, messieurs ?

Et Suttner emmena Weld, le général et sa fille dans la pièce voisine, après avoir recommandé que rien ne fut dérangé dans le bureau.

Pendant qu’Horner, pour ne pas gêner les ouvriers, s’asseyait assez loin du coffre, et que ceux-ci commençaient leur travail méticuleux, tous les autres assistants s’installaient dans le salon attenant au cabinet du banquier, et laissaient retomber la porte matelassée derrière eux.

Ce salon, où les visiteurs attendaient en temps ordinaire que Weld ou Jarvis pussent les recevoir, était, comme le bureau lui-même, d’aspect sobre, sévère.

Le seul luxe était le confortable des sièges, chaises et fauteuils.

Au milieu de la pièce, une très grande table, ordinairement encombrée de revues et de journaux financiers, était vide.

Le tapis en avait été retiré, c’est là que le corps du fondé de pouvoir avait été étendu pour rendre plus faciles les premières constatations du médecin.

Ceci rappela à Suttner qu’il avait trouvé au Parquet, quand il y était passé vers sept heures et demie, différents rapports.

Il y jeta un coup d’œil pendant que Weld s’absorbait dans ses réflexions, tout en portant le plus souvent possible ses regards sur sa charmante fiancée pour puiser dans ses yeux confiants le courage dont il avait tant besoin.

Quant au général, son agitation augmentait à chaque minute. Il s’asseyait, se levait au bout de quelques secondes et faisait les cent pas en marchant de long en large dans la vaste pièce, heureusement pourvue d’un épais tapis.

Le second rapport médical n’apportait aucune lumière nouvelle sur l’assassinat ; il confirmait simplement les conclusions du premier établi avant l’autopsie.

Les hypothèses d’un suicide ou d’un crime, restaient après un examen approfondi de l’homme de l’art, aussi plausibles l’une que l’autre.

Quant à l’arme ayant servi à faire l’horrible blessure qui avait amené la mort de Jarvis, ce devait être, au dire du médecin, une sorte de couteau-poignard, dont la lame, en tous cas, était très effilée et extrêmement fine.

L’hypothèse de Marius, à propos du grattoir, désigné par lui comme arme du crime, semblait ainsi se confirmer.

Au fait, Suttner s’en fit immédiatement la réflexion : les dimensions de ce grattoir avaient frappé Boulard.

Le juge leva les yeux. Devant lui, Weld regardait miss Cécil avec une telle adoration qu’il ne put s’empêcher de sourire.

— Allons, allons, se dit-il, ou bien cet homme est plus fort que moi ou bien il est innocent. En ce moment il ne pense qu’à sa fiancée ! L’idée du crime qu’il a commis ne le tourmente pas… et cependant… si Jarvis a été tué avec le grattoir, quel autre que Weld a pu commettre le meurtre ! Le choix de l’arme indique le manque absolu de préméditation… L’assassin a trouvé ce grattoir sous sa main et dans un moment de colère et de rage, il a frappé… Mais ce moment de colère et de rage a été provoqué par quoi ? Quel est le mobile du crime, si vraiment Weld est criminel ?

Tout en réfléchissant ainsi, Suttner continuait la lecture des rapports.

Celui du photographe attira vivement son attention.

Les empreintes digitales prises sur le coffre-fort étaient de deux natures. Les premières, peu nettes, n’avaient aucun caractère précis, les autres au contraire, fortement marquées, correspondaient, on ne pouvait s’y méprendre, à celles données par les mains de Jarvis.

Pour étayer cette conclusion formelle de son rapport, le photographe avait joint deux séries d’épreuves qui, mises à côté l’une de l’autre, prouvaient ses assertions de façon certaine.

Mieux encore, un autre fait établissait de façon indubitable que le coffre-fort avait été fermé pour la dernière fois par la victime, les empreintes les plus claires gardaient en effet la trace du sang dont les mains de Jarvis étaient couvertes.

Ainsi, indiscutablement, c’était Jarvis qui avait pour la dernière fois, fermé la porte de la chambre forte. Il l’avait poussée, déjà blessé, après avoir, de ses mains déjà glacées par l’approche de la mort, essayé d’arrêter le sang qui giclait de sa gorge entr’ouverte !

Il avait, par conséquent, été frappé d’abord, puis, dans un sursaut d’énergie, il avait voulu rendre impossible l’accès du coffre, et se jetant sur la porte, il l’avait fermée, avait arraché la clef de la serrure, faisant ainsi jouer le mécanisme, et devant ce seuil rendu par lui infranchissable, il était tombé, gardien fidèle jusqu’au bout du dépôt confié à sa vigilance !

À bien y réfléchir, ceci était une indication.

Jarvis bien certainement n’aurait pas agi de cette façon si Weld avait été son meurtrier.

Pourquoi aurait-il sauvegardé devant celui-ci le contenu du coffre-fort ?

L’hypothèse de Weld allait donc le confirmer ?

Des agents mexicains ou bien une bande de voleurs avaient-ils prémédité ce vol audacieux, dont le meurtre de Jarvis avait été pour eux une conséquence nécessaire, mais peut-être imprévue.

Suttner regarda Kendall avec commisération. Si l’hypothèse se réalisait, si les documents de la mobilisation et l’argent avaient été volés, le soldat n’était-il pas le plus à plaindre !

Il en était là dans ses réflexions lorsque le timbre du hall résonna.

Stéphenson et Croker revenaient.

— Lublin et Selders sont-ils là ? questionna ce dernier en déposant un lourd sac de cuir d’où dépassaient des manches d’outils.

— Oui, ils sont arrivés et déjà au travail.

— Que peuvent-ils bien faire en attendant ma venue ?

— Ils ont examiné le coffre, et Selders — je crois du moins qu’il se nomme ainsi — essaie en ce moment de distinguer à l’oreille le bruit que fait chaque bouton du mécanisme en passant devant l’encoche intérieure, il espère ainsi arriver à reconnaître, au son, chaque lettre de la combinaison.

— Il n’arrivera à rien.

— Il prétend que si. Il a, paraît-il, déjà réussi plusieurs fois ce genre de travail.

— Je sais. Il n’arrivera à rien avec un coffre du modèle de celui que nous avons devant nous.

— Comment cela.

— Précisément, cette particularité sur laquelle se base Selders pour arriver à découvrir la combinaison qui régit l’ouverture de la chambre forte, constitue un défaut dans la défense de celle-ci. Ce qu’un ouvrier d’élite peut faire, un cambrioleur adroit, qui n’est à l’ordinaire qu’un bon ouvrier qui a mal tourné, peut le recommencer, dès lors, l’ancien système de commande du mécanisme ne valait rien, il fallait trouver mieux, nous avons cherché et trouvé. Eh oui, c’est Selders qui sans le savoir, nous a mis en garde. Le coffre que voici est d’un modèle tout récent. Je défie quiconque de distinguer, même au microphone, une différence quelconque de son, si le bouton touche ou ne touche pas l’encoche intérieure. Nous avons fait cent fois l’expérience. Selders perd son temps.

— Que faire alors ?

— Vous en rapporter à moi, tout simplement. Ce sera peut-être long et difficile.

— Ne perdez pas de temps en ce cas.

— Eh bien ! Selders, dit Stephenson en pénétrant dans le bureau, êtes-vous arrivé à entendre quelque chose ?

— Non, rien absolument, monsieur, et j’y renonce !

— Vous voyez, dit l’ingénieur à Suttner resté sur la porte.

— Nous allons donc essayer avec nos outils, reprit Croker. Allons, à la besogne !

Et ouvrant ses sacs, il commença par faire un choix parmi ceux qu’il avait apportés.

— Allons-nous tout de suite faire usage de la lampe, monsieur ? demanda Lublin.

— Non. Nous allons d’abord essayer de percer la tôle de la porte afin de pouvoir manœuvrer les vis de l’intérieur.

— Bon. Vous savez, monsieur Croker, qu’il y a une prime de trois mille dollars à gagner si la porte est ouverte cette nuit ?

— Alors pas de bavardages inutiles et dépêchons.

— Restez là, Horner, si vous n’êtes pas trop fatigué…

— Soyez tranquille, monsieur Suttner.

— Veillez à ce que rien ne soit dérangé dans ce bureau ; cela peut être important.

— On fera attention, monsieur.

Suttner laissa retomber la porte et revint dans le salon d’attente. Weld et Cécil gardaient la même anxieuse immobilité ; quant au général, il était tombé sur un fauteuil et paraissait désespéré.

— C’est étonnant que monsieur Stockton et Boulard ne soient pas encore revenus.

— On ouvre la porte de la rue… dit Weld.

— Ce sont eux probablement

— Non, c’est Obrig, dit le général qui de sa place, était le mieux placé pour voir les arrivants.