K.Z.W.R.13/La Banque S.-B. Weld à Brownsville

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Imprimerie Financière et Commerciale (p. 69-83).

DEUXIÈME PARTIE

Voleur et Meurtrier


Chapitre Ier

LA BANQUE G.-B. WELD, À BROWNSVILLE


Brownsville, ainsi que Marius l’a appris de la charmante Ketty, est le dernier port américain sur le Golfe du Mexique, à l’embouchure du « Rio Grande del Norte », le fleuve qui sépare depuis « El Paso » jusqu’à la mer, les États-Unis de la grande République de l’Amérique centrale.

Ces dernières années, la ville a pris une extension considérable et en août 1913, à l’époque où le Gladiateur entrait dans le port, elle était arrivée à un degré de prospérité que pouvait lui envier Austria, la capitale de l’État du Texas.

À ce moment même, du reste, une animation inusitée régnait dans toute la contrée environnante et dans la ville même.

Des soldats de marine et des « blue-jackets » parcouraient les rues, et leur présence annonçait que sur la frontière et dans le port, il se trouvait des troupes et des navires de guerre.

Les États-Unis allaient-ils donc intervenir dans les querelles qui divisaient le Mexique ?

Cependant, le parti démocrate américain a toujours été nettement anti-impérialiste. Il a combattu avec la dernière énergie cette politique d’intervention dans les affaires des États voisins et d’expansion à laquelle un ancien président a attaché le nom de « Big Stick ».

On pouvait donc penser que l’arrivée à la présidence d’un démocrate marquerai, une ère de réserve prudente dans le domaine de la politique extérieure, et pourtant les événements qui ensanglantaient la république mexicaine ne pouvaient laisser indifférente sa puissante voisine, gardienne des personnes et des intérêts américains, car, chose à considérer, il y a au Mexique plus de cent mille Américains du Nord, dont les capitaux représentent plus d’un milliard.

D’autre part, une guerre contre le Mexique devait exiger un effort militaire considérable, effort au-dessus des moyens dont pouvait disposer à cette époque la grande Fédération américaine.

Et pourtant la guerre civile qui règne en maîtresse au Mexique est l’une des pages les plus horribles au livre d’histoire de l’humanité.

C’est une succession de drames effarants, d’assassinats sans excuse, d’émeutes, de compétitions militaires, un mélange ignoble de boue et de sang.

Le 18 février 1913, Francisco Madero, sommé de démissionner, abat de deux coups de revolver le lieutenant-colonel Jimenez Riveroll et le major Isquierdo. Madero est arrêté avec ses ministres, et le général Huerta, chef du mouvement révolutionnaire, à qui l’on demande ce qu’il convient d’en faire, prononce cette phrase terrible :

— Fouga en escabeche ! (Mettez-les à mariner).

Le 23, à minuit, Madero est assassiné dans sa cellule pendant son sommeil, jeté dans une automobile, et c’est sur une route déserte l’ignoble comédie d’un guet-apens dont le lendemain le récit officiel sera transmis en détail !

Gustave Madero, frère du président, a été tué, lui aussi, en sortant du restaurant où il soupait avec Huerta !

Cependant que de véritables bandits comme Zapata, mettent les provinces à feu et à sang, on se fusille dans les rues des grandes villes. Le président Huerta voit se tourner contre lui ses soldats et on pourrait croire à une guerre d’opérette, si les tueries n’étaient pas effroyables.

Les généraux (?) Venustiano Caranza, Pancho Villa, Maximo Castillo, Orosco, Blanquet, tantôt ennemis, tantôt alliés, président ou organisent les massacres, et cette anarchie générale pouvait à bon droit émouvoir le gouvernement de Washington.

Quand Marius arriva à Brownsville, l’intervention américaine paraissait imminente, mais cependant rien n’était irrémédiablement décidé.

Il n’avait donc qu’à attendre les événements, du côté politique, et à remplir avec zèle la mission policière dont il était chargé.

Sa rencontre et son amitié avec Stockton avaient de beaucoup facilité les choses pendant les derniers jours de la traversée, il s’était intimement lié avec le détective, et grâce aux conversations qu’ils avaient eu ensemble, les éléments du fameux rapport étaient déjà réunis en partie.

La première chose à faire, aussitôt le débarquement, était d’aller à la banque G.-B. Weld, pour savoir si quelqu’un les devançant, s’était présenté à ses guichets avec la lettre de crédit volée.

Sur le quai de Brownsville, Ketty s’était jetée dans les bras d’une dame d’âge respectable, mais d’une mise un peu ridicule, arborant une toilette où abondaient les couleurs claires : sa mère, mistress Trubblett, autrefois « Bianca Trubblett », alors qu’elle avait, sur le continent, fait partie de la troupe des « Sisters Farrison », de troublante mémoire !

Marius lui fut présentè : « mon fiancé ». Il fut admis à l’honneur d’être reçu chez sa future belle-mère et invité à y venir « à son idée ».

Puis, avec Stockton, présenté lui aussi, il se dirigea vers un hôtel : « Le Grand Hôtel du Texas ! ».

Leur chambre retenue et un bout de toilette fait avec soin, tous deux se rendirent de compagnie à la banque. Le patron de celle-ci, M. Georges Weld, était absent et ne serait à ses bureaux que le lendemain matin.

Pour la lettre de crédit, personne ne s’était présenté ; du reste, la dépêche envoyée de Lisbonne avait été prise en bonne note et si quelqu’un s’était présenté pour négocier le chèque volé, il eut été immédiatement livré à la justice.

Marius prit rendez-vous pour le lendemain, et sûr de rencontrer alors M. Georges Weld, il s’en alla avec Stockton.

Celui-ci l’emmena à la direction de police et le présenta à tout le haut personnel de Brownsville.

Quoique la population de cette ville ne soit pas très dense, les policiers y sont en nombre relativement considérable et y ont beaucoup à faire. Nombreux y sont les vols, et plus nombreux encore les meurtres.

Presque tous ces crimes, du reste, sont le fait des indigènes, composés de métis espagnols, mexicains et indiens, des gens de morale peu scrupuleuse et d’aventuriers venus là pour faire dieu sait comment, fortune.

Le voisinage des pénitenciers de « Long Island » n’est pas pour améliorer les mœurs d’une populace déjà aussi hétéroclite. La police locale y est par conséquent souvent insuffisante et les autorités doivent faire appel, lorsque le besoin s’en fait sentir, aux détectives des États limitrophes.

Plusieurs fois, Stockton avait séjourné à Brownsville et sa réputation d’habileté y était solidement établie ; Marius et lui furent donc accueillis à bras ouverts. Des rendez-vous furent pris pour la visite des pénitenciers, pour des descentes dans les tripots — « les saloons » — où la haute pègre tenait ses assises, et puisque Marius voulait se documenter, il pourrait choisir : il en verrait de toutes les couleurs.

Il apprit alors quel homme était Stockton.

C’était en grande partie à lui qu’était due l’épuration du personnel de la haute police new-yorkaise ; c’était lui qui avait découvert, la vérité dans l’affaire Rosenthal-Becker et forcé le bras droit de ce dernier, Jack Rose, à démasquer son chef, ce bandit lieutenant de police !

Partout où il avait passé, il avait débrouillé les affaires les plus difficiles et rares étaient les échecs qu’il avait essuyés.

Un seul malfaiteur jusqu’à présent lui avait toujours glissé entre les doigts : c’était cet insaisissable chef de la bande des voleurs, ou plutôt des écumeurs de paquebots ! Aussi quand on apprit à la direction de police que l’audacieux filou viendrait sans doute à Brownsvile, ce fut la joie. On allait assister peut-être au dernier acte du drame.

— Et quel nom avait-il donné sur la liste des passagers ?

— Celui du comte de Borchère.

— Et il est descendu à Lisbonne ?

— Il est descendu à Lisbonne.

— Sans doute comptait-il prendre un des paquebots de La « Insular Line » qui devait l’amener ici avec vingt-quatre heures d’avance sur vous.

— Je ne sais, répondu Stockton, et je serais étonné qu’il vint ; il ne peut ignorer que monsieur Boulard est arrivé avant lui. Cependant, s’il m’a échappé cette fois encore, j’ai au moins la satisfaction de penser que son vol ne lui a guère profité. En réalité, il a payé notre passage à tous les deux.

Et les policiers, mis au courant de la perte de jeu supportée par le « grec » s’amusèrent follement du récit que leur fit Marius avant de les quitter.

— Mais, j’ai toujours oublié de vous demander cela, dit-il à Stockton, quand ils furent dans la rue, pourquoi n’avez-vous pas arrêté Borchère immédiatement après sa visite nocturne dans ma cabine ?

— je pouvais me tromper.

— Toutes les probabilités étaient cependant pour que notre homme et le comte de Borchère fussent le même individu. La façon de jouer…

— Il n’a jamais triché pendant que j’étais présent.

— Enfin, vous le soupçonniez fortement ?

— Je ne le soupçonnais nullement.

— Cependant…

— Puis même l’eussé-je soupçonné, je n’avais pas le droit de l’arrêter.

— Cela, par exemple !

— Voyez-vous, nous n’avons pas les habitudes de la police française, qui arrête un individu soupçonné, quitte à le relâcher après un emprisonnement de quelques jours, en lui faisant ou plutôt en ne lui faisant pas d’excuses. Nous ne considérons que les faits, et rien que les faits. En ce moment, le public est nourri, abreuvé d’une littérature policière, amusante, séduisante même, qui évoque des détectives de fantaisie…

— Cependant, si vous rejetez absolument toute déduction…

— Je ne rejette pas la déduction, mais je ne m’appuie pas seulement sur elle. C’est par la déduction que j’ai été amené à me méfier de Borchère ou du soi-disant tel, car le petit travail que vous avez fait avec cet excellent capitaine Maugard en compulsant la liste des passagers, je l’avais accompli avant vous, mais j’avais un grand avantage, j’avais déjà vu mon homme et il avait beau avoir changé sa physionomie, sa voix sa taille et ses façons d’être, je ne pouvais pas me tromper : je l’avais reconnu à sa manière de donner les cartes.

— Prodigieux ! il avait changé sa taille !

— C’est l’affaire d’un jeu de carte dans les souliers et de corsets rembourrés.

— Mais sa physionomie ?

— Vous avez bien changé la vôtre de façon à devenir méconnaissable.

— Mais vous, vous m’aviez reconnu ?

— Parce que j’avais vu votre montre et que je l’avais tenue dans ma main pendant quelques minutes à Paris, à l’Alcazar d’Été. Vous rappelez-vous qu’à notre première rencontre sur le bateau, je vous ai demandé l’heure ? Puis votre voix était restée la même, votre voix et votre accent !

— Mais comment peut-on changer de voix ?

— À l’aide de gargarismes, on l’éclaircit. On peut de même, en suçant certains bonbons, provoquer un enrouement factice. Puis je soupçonne notre homme d’avoir été comédien.

— Mais tout cela ne me dit pas pourquoi vous n’avez pas pris Borchère, soit dans ma cabine, soit avant qu’il soit retourné dans la sienne.

— Chez vous, j’aurais été en droit de le pincer, mais je suis arrivé trop tard à la porte de sa cabine, de quel droit l’eussé-je arrêté ?

— Son costume ?

— Nous supposons qu’il avait revêtu l’uniforme de rat d’hôtel, et en effet il y en avait un dans sa valise, mais vous avez dû remarquer que, retourné, le vêtement qui d’un côté était noir, était de l’autre côté à raies grises et noires. Croyez-vous qu’en sortant de votre cabinet, il soit allé directement dans la sienne ?

— Dame…

— Pas si bête ! il s’est arrêté en route, a retourné son vêtement et s’est trouvé en pyjama et en chaussons de laine noire. Or, est-ce un crime d’aimer les couleurs sombres ? Son capuchon était devenu un mouchoir de soie, et ses outils, ses armes de cambrioleur devaient être restées dans un coin où il est allé les chercher le lendemain.

— En somme, vous vouliez le prendre en flagrant délit ?

— Je n’avais pas le droit de l’arrêter autrement, et si j’avais passé outre, je m’exposais ou à faire une erreur, ou à donner l’éveil. Par quoi aurais-je, dites-moi, motivé son arrestation ?

— C’est vrai. C’est une façon de voir. Pourtant ne vaut-il pas mieux empêcher le vol que de le punir ?

— Je n’ai pas le droit d’arrêter un individu qui n’a rien fait, car ne pas pouvoir fonder sur des preuves certaines une accusation, c’est donner un brevet d’innocence.

— Vous avez sans doute raison.

— J’ai sûrement raison. Quelle croyance pouvez-vous avoir dans un policier qui vous dirait : « Je crois ». Il faut qu’il puisse dire « J’ai vu » ou « Je sais ». Il lui faut des preuves, des certitudes, non pas des apparences ! Tout est là, mon cher.

Tout en causant, les deux amis étaient arrivés à leur hôtel ; Marius avait obtenu de Ketty que, si elle ne se sentait pas trop fatiguée, elle viendrait dîner avec eux. Il avait naturellement invité sa mère.

À tout hasard, les deux hommes passèrent leur habit.

Mais Ketty, vers sept heures, les prévint par un mot qu’elle se sentait vraiment trop mal remise encore des fatigues de la traversée et que si Marius n’y voyait pas d’inconvénient, elle remettait au lendemain le plaisir de passer la soirée avec eux.

Stockton et son compagnon se mirent seuls à table.

Ce qu’on leur servit ne leur parut pas trop mal accommodé, mais la salle à manger de l’hôtel était mortelle d’ennui. Sévèrement décorée, dans un style Henri II pour transatlantiques, elle était loin d’inciter à la gaîté. Des dames d’âge mûr, des messieurs aux allures correctes, glaciales et compassées de diplomates en vacances étaient les convives d’un dîner silencieusement servi et silencieusement avalé. Pas de conversations générales, encore moins de conversations particulières, pas un rire. Rien !

Marius se jura bien de dîner autre part le lendemain et se réserva in petto de demander l’adresse d’un endroit un peu plus gai. Si franchement c’était là Brownsville !

Après un cigare fumé en se promenant sur le port, Stockton et lui remontèrent dans leurs chambres et se souhaitèrent mutuellement une bonne nuit.

N’était Ketty, Marius dès ce premier jour d’Amérique, aurait regretté Paris.

Le lendemain, les deux hommes se retrouvèrent au déjeuner, puis chacun partit à ses affaires, Stockton au bureau central de police, Marius à la banque Weld.

Les grandes banques américaines se distinguent des établissements financiers similaires français par plusieurs particularités, dont la moindre paraîtrait une innovation extraordinaire chez nous.

Tout d’abord, le silence. Alors qu’en France vous entendez un bourdonnement continu, des appels de numéros, des conversations tenues à haute voix, aux États-Unis, vous croiriez, en pénétrant dans n’importe quelle banque, entrer dans une église, ou tout au moins dans un lieu de recueillement.

Le public, absolument séparé des employés, est prévenu dès son entrée du guichet auquel il doit s’adresser ; là, point de paroles inutiles, pas de perte de temps, pas de ces vérifications de compte qui durent des demi-heures. Tout est réglé d’avance pour aller régulièrement vite et pour n’exiger entre employés et clients que les paroles strictement nécessaires.

Marius se fit annoncer.

M. Georges Weld l’attendait dans son bureau.

L’aspect de celui-ci fut un autre sujet d’étonnement pour Boulard. Au lieu de ces salons luxueux qu’habitent les directeurs des grands établissements de crédit européens, une pièce très-simple, spacieuse, aux murs nus, presque glaciale.

Deux bureaux, celui de M. Weld et celui du fondé de pouvoirs, M. Jarvis ; trois ou quatre chaises en plus des deux fauteuils de ces messieurs, au fond de la pièce une porte de grandeur moyenne, celle d’un coffre fort évidemment ou pour préciser d’une « chambre forte », car le plus souvent — et c’était ici le cas — les coffres sont remplacés par des chambres blindées, merveilles de construction mécanique, où toutes les précautions les plus minutieuses sont prises pour mettre les valeurs en caisse à l’abri de toute éventualité.

Pas de rideaux aux fenêtres, grillées. Seuil luxe, ensuite le pratique avait-il ci-bas sur l’ornementation, une double porte, laissant entre chaque battant un espace suffisant pour que le son des voix ne put être entendu dans la pièce précédente.

M. Georges Weld, le directeur actuel de la maison sociale fondée trente-cinq ans auparavant par son père, mort depuis trois ans déjà, reçut admirablement Marius.

Il avait été prévenu de l’arrivée de ce dernier par une lettre reçue l’avant-veille, et envoyée directement de France.

Dans cette lettre, le ministre, ami personnel du banquier — ils s’étaient connus à Paris, sur les bancs de l’école de Droit — accréditait auprès de lui Marius Boulard et lui envoyait un chèque de dix mille francs pour le cas où Marius aurait besoin d’argent.

— Alors, monsieur, vous avez été volé sur le bateau ?

— Volé est beaucoup dire, puisque mon filou n’a pu me prendre que ma lettre de crédit sur votre banque et que le mal est réparé. Voici encore une autre lettre de votre ami le ministre ; celle-ci m’a été laissée, et j’y tenais plus encore qu’à l’autre, puisqu’elle me présente à vous.

Marius tendit à Weld une enveloppe.

— En effet, cher monsieur, mon ami vous recommande encore de la façon la plus flatteuse, il m’avertit en outre que vous êtes chargé, vis-à-vis de moi, d’une mission secrète. Voulez-vous me dire de quoi il s’agit ?

— Puis-je parler en toute confiance ?

— Nous sommes seuls, mon fondé de pouvoirs, monsieur Jarvis, est absent, et tout a été calculé pour que ce qui se dit ici ne puisse être entendu du dehors.

— Alors, voici. On se préoccupe beaucoup en France, en haut lieu, de l’intervention possible des États-Unis dans les affaires troublées du Mexique, et je ne vous cacherai pas que le ministre compte sur vous pour être tenu au courant.

— il a eu raison de compter sur moi. Je suis certain de ne pas nuire aux intérêts de mon pays en avertissant le gouvernement français d’un fait accompli, ou sur le point de s’accomplir, je suis tout à votre disposition.

— Une question. Croyez-vous à cette intervention ?

— Oui.

— La croyez-vous prochaine ?

— Cela, c’est plus douteux. Peut-être attendra-t-on à Washington que le sang des citoyens américains ait coulé, peut-être interviendra-t-on plus tôt, sans autre raison que celle de sauvegarder des intérêts considérables.

— Les capitaux américains engagés au Mexique sont en effet énormes, n’est-ce pas ?

— Ce n’est pas seulement cela. Ce que vous ne soupçonnez pas en Europe, c’est que cette guerre civile mexicaine, c’est la guerre du pétrole.

— La guerre du pétrole ?

— Pas autre chose. Me permettez-vous de vous éclairer…

— Éclairer est le vrai mot.

— Et de vous expliquer brièvement les raisons de ce qui se passe ?

— Faites, je vous prie.

— Eh bien, on sait maintenant que le long de l’Atlantique, et aussi sur la côte du Pacifique, des gisements considérables d’huile attendent les explorateurs.

La « Standard Oil » et le « Syndicat Pearson », deux groupes puissants, l’un américain, l’autre anglais, se sont assurés en quelques années de recherches que le Mexique prendra bientôt la première place parmi les pays producteurs du pétrole ; le puits de Juan Cassiano lance pour cent mille piastres d’huile par jour et le Potrero de los Llanos en fournit pour cent dix mille. Si l’on songe que la centième partie à peine des zones pétrolifères a été reconnue, on conviendra que pour les grands hommes d’affaires des deux mondes, la proie est tentante.

— Quelle richesse !

— Richesse incalculable, en effet, et que les hommes politiques des deux partis veulent s’approprier. Mais une question autre se pose d’abord : les nouveaux navires de guerre, en Angleterre et aux États-Unis, sont aménagés pour marcher au pétrole. Économie de temps, de main-d’œuvre, propreté, tout concourt à faire remplacer le charbon par l’huile minérale. Pensez qu’il faut dix heures à un équipage de 600 à 700 hommes, pour transporter à bord une provision de charbon, tandis qu’un navire marchant au pétrole n’a qu’à accoster au quai où des tuyaux sont vissés sur les canalisations venant des réservoirs. Le plein de pétrole s’effectue en un clin d’œil.

— Cela se comprend facilement.

— La différence est bien plus grande encore en ce qui concerne l’alimentation des foyers. Dans les navires marchant au charbon, la chaufferie est un véritable enfer et la manutention des scories est presque aussi pénible que celle du charbon. Dans une chaufferie au pétrole, tout est paisible et silencieux. Le chauffeur n’a qu’à veiller au maintien de la pression et l’huile est distribuée automatiquement aux foyers.

— Mais alors le pétrole va bientôt complètement remplacer le charbon ?

— D’autant que le plus gros avantage du pétrole, c’est d’augmenter des deux tiers le rayon d’action des navires. Alors qu’un navire marchant à 22 nœuds et ayant brûlé 1,500 tonnes de charbon a parcouru 1,800 milles, le même navire ayant brûlé 1,500 tonnes de pétrole pourra parcourir 3,000 milles.

— Quelle différence ! C’est inimaginable.

— Cela est ainsi cependant. De plus, l’absence de cette fumée noire révélatrice causée par le charbon, comporte des avantages si évidents qu’il n’est même pas nécessaire de les développer. Or, l’Angleterre, si riche en charbon, n’a trouvé d’huile minérale ni chez elle, ni dans ses colonies. Elle est donc obligée de s’approvisionner du nouveau combustible à l’étranger.

— Les États-Unis, voisins immédiats du Mexique, veulent-ils donc s’opposer à cette main-mise de l’Angleterre ?

— Non. Mais vous savez comme tout Européen que les Nippons et les Américains s’observent et se guettent des deux côtés du Pacifique Or, le Japon est l’allié de l’Angleterre, et parmi les navires de guerre destinés à protéger les étrangers, il y avait un croiseur japonais. Cette circonstance n’a pas passé inaperçue chez nous et le gouvernement de Washington entend veiller et ne veut se laisser devancer par personne. Donc une intervention s’impose, et si actuellement on hésite encore, on ne temporisera plus longtemps.

— Me conseillez-vous de télégraphier dès à présent ?

— Attendez. Je vous promets de vous prévenir la veille du jour où l’intervention sera effective.

— Mais comment saurez-vous ?

— Vous me demandez la communication d’un secret d’État…

— Ah ! pardon.

— Ne vous excusez pas, ce secret est celui de Polichinelle, et la présence des troupes, que vous avez rencontrées dans les rues, les navires que vous avez vu stationner dans le port, ont dû vous mettre déjà au courant. Je puis vous dire que le gouvernement voulant empêcher tout coup de Bourse — trop brusque — étale ses projets au grand jour. On interviendra sûrement.

— Et vous dites que vous le saurez la veille ?

— On ne peut même pas intervenir sans que je le sache.

— Vraiment ?

— À partir de maintenant, je vous demanderai le secret, le secret le plus absolu. Je ne crains pas les indiscrétions diplomatiques, mais je redoute les voleurs !

Et tout en parlant, Georges Weld allait ouvrir la porte, poussée seulement, de la chambre-forte située au fond de son bureau.

Marius put voir alors un coffre-fort modèle !

La porte, en un métal défiant les lampes à oxygène et acétylène, était épaisse de trente centimètres ; peut-être pesait-elle 10,000 kilos. Aux multiples verrous intérieurs dont elle était garnie et que la clef faisait jouer, s’ajoutait une grille qui se fermait automatiquement, en même temps que la porte, si elle n’était fermée déjà.

Quant à la chambre à laquelle cette porte donnait accès, elle était blindée avec des plaques de ce même métal, épaisses de 15 centimètres, réunies les unes aux autres par des tés intérieurs et extérieurs et des boulons en acier. Cette chambre, prise entièrement dans une maçonnerie, avait à peu près deux mètres de profondeur sur un mètre cinquante centimètres de largeur.

Cet énorme coffre d’acier reposait sur un massif en matériaux incombustibles et défiant l’incendie le plus violent.

C’était la première fois que Marius était mis à même de contempler l’un de ces modernes produits de l’industrie métallurgique, et il ne put s’empêcher d’exprimer son étonnement ; aussi répondant à la phrase du banquier :

— Je crois cependant que les voleurs trouveraient à qui parler ! s’écria-t-il.

— Sait-on jamais. C’est le duel fameux de la cuirasse et du boulet. Le boulet, c’est le cambrioleur, avec tous ses appareils toujours plus perfectionnés : la dynamite qui déchire, la lampe oxhydrique qui fond le métal ! Je crois bien que notre chambre est actuellement à l’abri de toute effraction, quelque savante qu’elle puisse être, mais demain on trouvera peut-être le moyen de percer ces plaques d’acier, de briser cette porte.

— En tous cas, il faudra y mettre le temps !

— Le constructeur m’a affirmé que si, par un accident quelconque, la porte ne pouvait s’ouvrir, soit par la perte des clefs, soit par l’oubli du mot, il faudrait au moins vingt jours pour en venir à bout.

— Et si le mécanisme se faussait ?

— Impossible ! L’ensemble du mécanisme est si bien compris, si délicat, qu’il n’a nul besoin d’être huilé, au contraire ! Vous voyez du reste que je manœuvre cette masse énorme en la poussant avec un doigt. En ce moment je viens de mettre une lampe électrique à l’intérieur de la chambre et le travail n’est pas achevé, c’est pour cela que la porte n’était que poussée, car l’ouvrier va revenir ; mais regardez ce chef-d’œuvre de serrurerie, d’horlogerie plutôt ; si je pousse la porte de façon à la fermer, tout le mécanisme se déclanche et les boutons des lettres jouent d’eux-mêmes. Et pour la rouvrir il faut non seulement savoir le mot, mais le nombre des crans auxquels la clef a été arrêtée avant le tour définitif qui fait jouer le pêne dormant, presque inutile, du reste.

— Quel malandrin pourrait voler le contenu d’un coffre pareil !

— C’est que le contenu est important, et je suis ramené tout naturellement à la confidence que j’allais vous faire quand la vue de cet engin de protection, c’est le cas de le dire, vous a étonné. Il y a dans ce coffre, dans cette chambre, dix-huit millions, sans compter les valeurs de ma banque.

— Dix-huit millions !

— En billets de banque, or, argent et monnaie divisionnaire.

— Et vous avez toujours pareille somme en caisse ?

— Non, ce sont là les fonds que j’aurais à verser aux officiers payeurs de l’armée et de la marine pour parfaire les cinq premiers jours de la solde de campagne si l’intervention était décidée. Je serai donc prévenu le premier de la décision du gouvernement et c’est ce qui me permettra de vous mettre au courant quelques heures avant que qui que ce soit puisse être averti

— Je ne sais comment vous remercier.

— Ne me remerciez pas, je fais cela en connaissance de cause, pour rendre service à mes amis de France et parce que je sais que je serai approuvé par nos gouvernants.

— Vous me permettrez de venir tous les jours aux nouvelles ?

— Je vous en prie. J’y serai toujours pour vous de cinq heures à six heures de l’après-midi. Comme le télégraphe ne ferme qu’à neuf heures du soir, vous auriez tout le temps de lancer votre dépêche. J’y serai toujours, sauf aujourd’hui, ajouta Weld en riant. Aujourd’hui, je quitterai la banque à 3 heures pour assister à une cérémonie à laquelle je ne puis manquer. C’est la fête de mes fiançailles. Oui, avec miss Cecil, la fille de l’intendant général Roland Kendall.

— Tous mes compliments, monsieur.

— Voudriez-vous me faire l’amitié d’assister à cette cérémonie ?

— Vous me voyez aux regrets, mais à trois heures et demie, je dois me trouver à la direction de police pour aller visiter les établissements pénitenciers, et comme plusieurs personnes sont convoquées pour me documenter au cours de cette visite, je ne puis malgré mon désir remettre celle-ci et je ne serai libre que fort tard.

— C’est moi qui suis désolé de ne pas pouvoir vous compter parmi les convives et de vous présenter à mon futur beau-père.

— Mais vous êtes si aimable que je vais me permettre de vous demander un renseignement.

— Lequel ?

— Je suis descendu à l’Hôtel du Texas et je trouve l’endroit ennuyeux et solennel. Pour y demeurer, c’est parfait, mais pour y prendre mes repas, pour y souper, par exemple, c’est un peu froid. Pouvez-vous me donner l’adresse d’un restaurant plus gai ?

— Pour vous seul ?

— Pour quelques amis et moi.

— En ce cas, allez au Carlton-Brownsville’s Bar, c’est l’endroit le plus gai d’ici.

— C’est convenable ?

— Certes, et on y mange fort bien.

— Il me reste à vous remercier une fois de plus.

— Trop heureux !

Et serrant amicalement la main du banquier, Marius allait sortir, lorsqu’il s’arrêta brusquement, et souriant d’un air un peu contraint :

— Pardon, voudriez-vous me dire un chiffre ?

— Un chiffre ?

— Un chiffre, parfaitement, de 1 à 25.

— Eh ! bien… 11.

— 11… K… Ketty ! Je ne suis pas fou, dit-il, remarquant que Weld le regardait d’un air interloqué, mais je suis sujet à des bourdonnements d’oreille, et cela veut dire, j’en ai fait mille fois l’expérience, que quelqu’un parle de moi. Le chiffre m’indique la lettre correspondante de l’alphabet, et cette lettre, première lettre d’un nom, me renseigne sur la personne qui s’occupe de ma personnalité.

— Vraiment ! dit Weld en riant.

— Oh, riez, nez, mais cela ne me trompe jamais. Ainsi il est onze heures, continua-t-il en tirant sa montre, eh bien, je suis sûr qu’à onze heures miss Ketty Trubblett aura prononcé mon nom

— Miss Ketty Trubblett ?

— Mon Dieu, confidence pour confidence. Moi aussi, je suis fiancé, ou à peu près, à une charmante fille que j’aime de tout mon cœur, mais rien n’est encore officiel et j’attends d’avoir une situation de fortune un peu plus assise avant de m’engager définitivement.

— C’est à mon tour maintenant de vous complimenter !

— Vous êtes trop aimable, à bientôt, cher monsieur Weld.

Et Marius prit son chapeau, posé sur le bureau : en le tirant à lui il fit tomber quelque chose sur le tapis.

— Oh ! pardon, et se précipitant, il ramassa un grattoir en acier. Diable, dit-il en reposant l’instrument sur le bureau, ce grattoir est de taille, c’est presque un couteau-poignard !

Et, en effet, la lame n’en mesurait pas moins de 20 centimètres de longueur.

— Vous le voyez, nous faisons tout en grand en Amérique, même les grattoirs, dit le banquier en riant, et reconduisant Marius jusqu’à la porte de son bureau, il prit congé de lui après une vigoureuse poignée de mains.

À peine avait-il laissé retomber la seconde porte matelassée, que celle-ci se rouvrit pour donner passage au chef des huissiers de la banque, Henderson, attaché au service particulier du chef de la maison.

Henderson demanda :

— Puis-je faire entrer Mistress John Kendall ?

— Faites entrer.

Et une ombre de contrariété passait sur le visage de Weld.


— Que veut-elle ? continua-t-il à part lui.

Mais, gentleman avant tout, et quelqu’ennui qu’il parut éprouver à l’annonce de cette visite, il se dirigea vers la porte pour souhaiter la bienvenue à la jolie femme qui parut sur le seuil.

La visiteuse était certes, comme on l’aurait définie en Amérique, une « professional beauty » : un visage régulier animé par des yeux superbes, d’admirables cheveux « auburn » et une taille d’une telle proportion, que grande, cette femme paraissait cependant svelte et fine.

Elle entra sans manifester aucune gêne et tendant la main au banquier.

— Bonjour, vous êtes seul ?

— Qui, Jarvis est sorti pour quelques heures.

— Alors, je puis vous parler ?

— Mais certainement.

— Vous savez que je suis un peu gênée.

— De quoi ?

— Mais de venir ici, seule, et de me trouver ainsi avec vous.

— Ce n’est cependant pas la première fois.

— C’est vrai, mais il y a si longtemps de cela.

— Si longtemps ?

— Six ans ! j’avais vingt-six ans alors.

— Et mol vingt-deux.

— Me dites-vous cela pour me rappeler que vous êtes, plus jeune que moi ?

— Non, car vous êtes plus jeune et plus jolie, que jamais.

— C’est vrai ?

— Bien vrai.

— Vous ne dites pas cela pour me faire plaisir ?

— Je constate un fait, je vous assure.

— Vous me trouvez aussi jolie qu’il y a six ans ?

— Plus troublante encore.

— M’aimeriez-vous encore, comme il y a six ans ?… Vous ne répondez pas ? Vous m’aimiez cependant ?

— Comme un fou : comme dans les romances, comme on aime à vingt ans. Mais comme vous vous êtes jouée de moi ! Comme, en me donnant des espérances, vous m’avez désespéré !

— Vous êtes étonnant, j’étais mariée, Georges.

— C’est vrai, et tant que votre mari a vécu, je vous ai adorée en silence, me contentant d’un sourire, d’une fleur, d’un furtif serrement de main.

— Plaignez-vous ! J’avais vingt-six ans, j’étais femme, très femme, et vous vingt-deux ! Vous me faisiez l’effet d’un enfant, et vous jouiez les Chérubins, triste ! Vous étiez élégiaque, sentimental, un peu ridicule.

— Je le sais bien.

— Pour une femme comme moi, vous auriez pu être un jouet…

— Je l’ai été.

— Non, je vous jure. Au fond, j’étais flattée de votre amour si jeune, si parfumé. Ne m’en voulez pas de m’avoir aimée alors. N’avez-vous pas gardé un souvenir charmant de notre flirt ?

— Et vous ?

— Oh ! moi…

— Pourquoi, dès lors, à la mort de votre mari, n’avez-vous pas voulu m’épouser ? Je vous l’ai demandé à ce moment ?

— Dame, au fond, je ne sais pas. Mais l’état de veuve me paraissait nouveau, agréable, et puis la différence de votre âge et du mien : à vingt-quatre ans, un homme est toujours un enfant, et j’en avais alors vingt-huit ! L’âge où l’on commence à réfléchir.

— Dites plutôt que vous ne m’aimiez pas, la seule et la vraie raison. Je ne récrimine pas, voyons, avouez ?

— Mais non, et vous me plaisiez.

— Ah ! Je ne vous comprends plus…

— Même si vous…

— Si je ?

— Et si vous me demandiez encore aujourd’hui ce que vous m’avez demandé il y a quatre ans, je…

— Vous ?

— Ah ! Aidez-moi un peu, vous me laissez parler toute seule, et c’est très difficile, le monologue !

— Mais je ne sais trop quoi dire pour soutenir la conversation.

— Vous m’avez très bien comprise. Avouez-le.

— Eh bien oui, je l’avoue, je vous ai comprise.

— Alors ?

— Alors, il me reste à vous demander de ne pas m’en vouloir, mais…

— Mais vous me refusez.

— Vous êtes-vous donc offerte ?

— Ne faites pas l’innocent. Vous savez fort bien qu’aujourd’hui, si vous me demandiez d’être votre femme, je répondrais oui. Seulement vous ne me le demandez pas.

— Pardon, je ne vous le demande plus.

— La jolie distinction.

— Excusez-moi encore une fois, mais pourquoi vous résoudre aujourd’hui à ce que vous n’avez pas voulu faire autrefois ?

— Pour des tas de raisons. D’abord parce que, malgré que le nombre des années qui nous sépare n’ait pas varié, la différence de goûts, d’habitude, est moins grande maintenant, ou tout au moins il me semble qu’elle l’est, et puis…

— Puis ?

— Puis, que sais-je. Ce sont des choses très difficiles à dire pour une femme, je vous aime peut-être maintenant ; je ne vous aimais pas autrefois. Plaignez-vous donc ! Qu’est-ce que vous avez à me reprocher ? Vous me semblez médusé. Vous m’avez aimé follement, sans rien obtenir ; c’est votre idée, ne croyez pas cela. Votre image a tenu en moi une grande place, très enviable. Peut-être direz-vous que je suis une vilaine coquette et auriez-vous un peu raison. Je suis cependant très fière d’avoir excité cet amour d’adolescent, cet amour ingénu, candide et charmant, votre premier amour Georges, celui dont on se souvient toujours, toujours, vous verrez… quoi qu’on fasse et me voici, un peu confuse, très repentante, même, et je viens m’humilier devant vous, prête à vous dire que, moi aussi, je vous aime, si vous m’aimez encore… Vous ne répondez pas ?

— Cela m’est impossible.

— Impossible, ce mot dans votre bouche, votre attitude glacée… Vous en aimez une autre ?

— Que vous importe ?

— Il m’importe au contraire, ne mentez pas.

— Et bien, oui.

— Mon cher, vous auriez pu m’épargner le ridicule d’un aveu, et m’arrêter à temps dans mes épanchements ! C’eût été plus loyal, plus correct de votre part.

— Peut-être…

— Il n’y a pas de peut-être, je vous assure que vous avez manqué de galanterie.

— Excusez-moi encore une fois, mais si je ne l’ai pas fait, c’est que j’avais une raison.

— Peut-on la connaître, si ce n’est trop vous demander ?

— Je vais vous la dire. Ne le prenez pas sur ce ton-là. Voici, je ne suis pas votre dupe.

— Ces mots dans votre bouche, savez-vous que c’est presque une insulte ?

— Ne vous emportez pas et laissez-moi vous confier, une bonne fois, ce que j’ai sur le cœur : rassurez-vous, je n’ai pas dit « dans le cœur » ! Oui certes, je vous ai aimée follement, saintement, et comme un grand gosse que j’étais resté, je n’oublierai jamais ni le bonheur, ni les tourments que ce premier éveil de mon âme m’a donnés. Pourquoi vous êtes-vous alors moquée de moi ! Si je veux conserver le souvenir de ces heures d’angoisse et de fièvre, je ne veux pas par contre garder votre souvenir !

— Charmant ! Tout à fait charmant !

— J’ai toujours été sincère avec vous, ne vous en êtes-vous jamais aperçue ? Je le serai encore aujourd’hui malgré tout, dussé-je encourir votre ressentiment et même, ceci est un bien grand mot, votre haine. Cependant, la franchise n’est-elle pas la plus belle des qualités ? Pardonnez-moi si je vous parle aussi durement, je connais la raison pour laquelle vous avez refusé de m’épouser il y a quatre ans.

— Voyons ! Je ne sais si je dois me fâcher.

— Vous aviez autrefois jeté votre dévolu sur Richard Trenstber, le sénateur de l’État de Texas. Il était âgé de 15 ans de plus que vous, mais il était riche et en passe de devenir un homme politique influent. Toutes les ambitions lui étaient permises. Qui sait, président de la République, peut-être ? Vous espériez devenir sa femme. Qu’étais-je à côté de lui ? Quelle figure faisais-je ? Mon père vivait encore et j’étais petit employé dans la banque. Pour faire pencher la balance en ma faveur, il eût fallu m’aimer et véritablement ; non, je l’ai compris, vous ne m’aimiez pas… Depuis trois ans, les choses ont changé. Mon père, miné par le chagrin que lui causait la conduite de mon frère sur le continent, est mort en le déshéritant et en me défendant de partager avec lui la fortune considérable qu’il ne me laissait qu’à cette seule condition. Après sa mort, les actionnaires de la banque m’ont nommé directeur, et je suis à présent un parti sortable pour vous, tandis que Richard Trenstber, compromis dans les intrigues de « Tammany Hall » n’a pas été réélu.

— Georges…

— Tout cela ne serait rien, si moi je vous aimais encore, mais hélas, Mad, moi aussi j’ai changé, j’en aime une autre, à présent.

— Une autre !

— Et qui vous touche de près. Tandis que dès les premiers jours de votre veuvage, ce fut un jeu pour vous de me désespérer de toutes les façons, une femme, émue de ma douleur, a pris à tâche de me consoler. Elle n’a pas eu la fierté de rejeter, loin d’elle, le sincère amour d’un homme dédaigné par vous. J’ai pris l’habitude, après lui avoir confié mes peines, de lui raconter mes joies. Longtemps elle a refusé l’offre de mon cœur, craignant que ma passion pour vous ne se rallumât, elle voulait être certaine de moi, à présent elle l’est. Il y a quelques jours, elle m’a permis de demander sa main à son père, la chose est faite, et vous alliez l’apprendre officiellement aujourd’hui. C’est pour cela que vous êtes conviée chez votre beau-frère, le général Kendall, car ma fiancée, vous l’avez deviné, n’est-ce pas, c’est miss Cecil, votre nièce.

— Cela est trop fort !

— Cela est. Oserai-je maintenant vous prier d’oublier dans tout ce que je vous ai dit ce qui a pu vous blesser. Je vous jure que personne ne connaîtra jamais votre tardive démarche d’aujourd’hui.

— Vous êtes tout à fait décidé ?

— Tout à fait. Pourquoi me demandez-vous cela ?

— Pour rien. Mon cher, mes compliments, vous aviez bien caché votre jeu.

— Je ne me suis caché en rien, c’est vous qui ne regardiez pas de mon côté.

— Si vous me témoigniez des regrets au moins.

— Je ne peux pas en avoir, puisque j’aime Miss Cecil !

— On parle de moi ! Vous voyez bien, Henderson, que ce n’est pas la peine de m’annoncer. Puisque c’est mistress Kendall qui est avec monsieur Weld, je ne trouble pas un entretien d’affaires.

Et la porte entre-bâillée s’ouvrit au large pour laisser passer le printemps !

Car c’était ce que représentait miss Cecil, avec tout le charme de sa jeunesse.

Blonde, les yeux bleus, elle était bien « la jeune fille » dans toute l’acception du mot. Ce fut comme de la lumière qui entrait dans ce bureau sévère et sa venue illumina depuis la figure de son fiancé jusqu’au coffre-fort dont l’acier poli la reflétait comme une glace ! Elle était jolie, elle était jeune, elle était heureuse !

Mad la regarda venir à elle avec un éclair de jalousie dans les yeux, mais elle réfléchit que miss Cecil connaissant l’amour ancien de Weld, elle ne pouvait, la rage au cœur, prendre d’autre parti que de sourire.

— Toutes mes félicitations, lui dit-elle. Georges vient de m’apprendre la grande nouvelle, et tout bien considéré, elle me rend parfaitement heureuse.

Sa voix eut un éclat si métallique que Cecil, un instant, resta indécise.

— Est-ce que vous n’avez pas l’intention de venir cette après-midi à Kendall cottage ?

— Mais si. Il paraît que l’annonce de vos fiançailles sera faite officiellement.

— Oui, ma tante.

Et de ses jolis yeux, où passait une supplication, elle interrogeait Mad.

— Allons, sincèrement, sois heureuse.

Pendant que les deux femmes échangeaient ces quelques mots, Weld était retourné à son bureau et mettait ses papiers en ordre.

— Est-ce que vous venez tout de suite ? demanda miss Cecil. Je suis passée pour vous emmener.

— Oh non, il m’est impossible de quitter la banque avant que le coffre soit arrangé, ou que Jarvis soit revenu.

— Comment va-t-il, le fidèle Jarvis ? demanda Mad.

— Très bien ; je suis étonné qu’il ne soit pas encore ici, car nous avons à travailler, je dois ensuite aller luncher et lui aussi ; or, nous ne pouvons sortir ensemble tant que le coffre n’est pas mis en état.

— Que faites-vous au coffre ?

— On pose une lampe électrique pour éclairer l’intérieur ; or, pour qu’il ne puisse y avoir aucun danger d’incendie, il faut exécuter un travail long et délicat, et naturellement l’ouvrier qui a commencé la mise en place ne revient pas.

— Vous pourrez allumer du dehors ?

— Non, de l’intérieur seulement. Vous comprenez que pour percer une des plaques d’acier, il faudrait des journées, même s’il ne s’agissait que de forer un trou pour passer un fil.

— Alors, Georges, vous restez ici ?

— Oui, ma chère Cecil.

— Si vous voulez que je passe vous prendre à 2 heures et demie en auto, nous ferons la route ensemble ? demanda Mad.

— Comme cela vous serez exact, ajouta miss Cecil.

— Vous savez bien que lorsque je dois me rendre près de vous, je suis toujours en avance, marivauda Weld en souriant, mais je préfère que vous ne passiez pas me chercher. Je ne sais même pas si je partirai d’ici.

— Alors, à tout à l’heure.

Et miss Cecil tendit la main à son fiancé.

— Je vous permets de l’embrasser devant moi, dit Mad avec un sourire contraint.

— Alors, je profite de la permission si gracieusement accordée, fit Weld, qui n’était pas dupe.

Et il posa ses lèvres sur le poignet de miss Cecil.

— Au revoir ! Soyez exact ! à trois heures !

Et les deux femmes sortirent du bureau.

— Excusez-moi de ne pas vous reconduire jusqu’à la porte, mais je ne puis bouger d’ici.

— Oui, oui, restez.

Weld alla jusqu’à la fenêtre pour voir monter en auto la charmante jeune fille et la suivre des yeux le plus longtemps possible.

Comme il avait le dos tourné à la porte, un homme entra.

Au bruit qu’il fit, Weld se retourna :

— Ah ! Jarvis, enfin c’est toi !