K.Z.W.R.13/Où Marius se fait couper les cheveux et voler sa montre

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Imprimerie Financière et Commerciale (p. 27-38).

Chapitre V

OÙ MARIUS SE FAIT COUPER LES CHEVEUX ET VOLER SA MONTRE


Vaucaire était radieux. Quant à Marius, il avait l’air tellement ahuri que son ami ne put le regarder sans, aussitôt, éclater de rire.

— Qu’est-ce que tu as, mon vieux Marius ! On dirait que tu viens de tomber d’un cinquième étage sur la tête !

— C’est que c’est un peu cela ! Je n’en reviens pas encore de ton adresse, de ton aplomb !

— Avec mon oncle, c’est trop facile, il m’aime tellement qu’il prend pour parole d’Évangile tout ce que je lui dis. Et puis, il sait que je ne lui demanderai jamais rien qui ne soit honnête et en somme à son avantage.

— C’est égal, me faire passer pour un détective…

— Tu ne l’es pas encore, mais tu vas l’être, c’est la même chose. Et puis, es-tu sûr d’être incapable de remplir la mission qui t’est confiée ?

— Dame, je…

— Je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Tu es honnête, sérieux et travailleur. Qu’est-ce qu’il faut de plus ? Tu raconteras simplement, fidèlement, ce que tu vas observer : qu’est-ce qu’un autre pourrait faire de mieux ? En y réfléchissant même, il est préférable de ne pas envoyer pour cette mission un homme du métier. Il jugerait, donnerait ses appréciations, préconiserait son système ; toi, tu nous donneras une photographie exacte de ce que tu auras vu, cela vaudra mieux, et je ferai pour toi une chose que je ne ferais pour personne…

— Laquelle ?

— Je lirai ton rapport !

— S’il n’y a que toi qui le lises, cela ira encore.

— Et s’il est bien, je le fais publier à l’Imprimerie Nationale ! Mais tu permets ?

Et Vaucaire sonna.

— Monsieur le chef du cabinet a sonné ?

— Oui, Dumont. Voulez-vous dire au secrétaire général, pardon, à monsieur le secrétaire général, que le ministre le fait demander. Puis voulez-vous prier monsieur Lacombe de venir à mon bureau ?

— Bien, monsieur.

— Dis-moi, et Marius se levait, je ne te dérange pas au moins ?

— Pas du tout. Rassieds-toi. Du reste, ta présence est nécessaire Tu ne sais pas la fonction qu’exerce monsieur Lacombe ?

— Non.

— Monsieur Lacombe est l’homme le plus important du ministère. Les ministres tombent, les chefs de cabinet disparaissent dans de vagues sous-préfectures, monsieur Lacombe seul reste immuable. On l’accueille avec un sourire et le ministre lui-même interrompt les plus graves conversations pour le recevoir ! En un mot, monsieur Lacombe est le caissier du ministère ! Et ma foi, tu vas le voir, car il frappe à ma porte. Entrez ! Bonjour, monsieur Lacombe, asseyez-vous, je vous en prie.

— Vous m’avez fait demander, monsieur Vaucaire ?

— Oui, monsieur Lacombe. Je vous présente un des amis de mon oncle, chargé par lui d’aller faire une enquête sur les établissements pénitentiaires des États-Unis. Il y a, je crois, un crédit affecté à cette mission. Savez-vous quel en est le montant ?

— Il faudrait que je fusse à mon bureau pour pouvoir vous le dire, mais c’est l’affaire d’un instant et si vous le désirez…

— Il est plus simple que je descende chez vous. Mais auparavant, voulez-vous me dire, toutes les formalités étant remplies, bien entendu, quand la somme indiquée pourra être mise à la disposition de monsieur Marius Boulard, que je vous présente.

— Enchanté, monsieur. Mais en admettant que l’ordre écrit de payer me soit donné par monsieur le ministre, les fonds seront, vingt-quatre heures après, à la disposition de monsieur Boulard.

— Eh bien, à moins que vous n’y voyiez un inconvénient, voulez-vous que monsieur descende avec vous ? Dites-lui la somme réservée au crédit de cette mission. Pendant son absence, je vais préparer les pièces nécessaires et les faire porter à la signature. Je laisserai un blanc pour l’énoncé de la somme.

— Parfaitement, monsieur Vaucaire. Si monsieur veut bien m’accompagner ?

— Je vous suis.

Et Marius emboîta le pas de M. Lacombe.

Sitôt qu’il fut parti, Vaucaire sortit d’un carton des imprimés, en remplit les blancs et chargea le solennel Dumont de prier le chef de la comptabilité de ne pas quitter le ministère avant une demi-heure.

Au moment où Dumont allait s’acquitter de cette commission, Marius reparut, pâle de joie, et remit à son ami une fiche sur laquelle ce chiffre respectable était écrit :

11,982 francs

— Non, ce n’est pas possible ! On va me verser cette somme, et elle sera à moi !

— À la condition que je t’ai dite, le rapport, oui.

— Mon cher Vaucaire, comment te remercier ?

— Ta joie est le meilleur des remercîments, et puis qui sait, tu pourras peut-être m’obliger un jour ou l’autre à ton tour.

— Dieu veuille que ce soit bientôt !

— Allons, tu es un brave garçon ; mais laisse-moi préparer les pièces, sans cela…

Pendant quelques instants, on n’entendit plus que le grincement de la plume sur le papier, puis Vaucaire se leva, passa dans le cabinet ministériel et reparut quelques minutes plus tard.

— Enlevé !

Et il brandissait joyeusement trois feuilles de papier.

— Allons maintenant à la comptabilité, puis chez Lacombe, et demain à cette heure-ci, ta mission commencera, puisque tu auras touché !

Les pièces remises à qui de droit, tout prévu, convenu avec le caissier, les deux amis se séparèrent en se donnant rendez-vous pour le lendemain :

— À midi, chez Ledoyen, et tu sais, nous passerons la soirée ensemble. Rends-toi libre si tu avais d’autres projets.

— Je n’en avais aucun et je suis trop heureux de passer avec toi le plus de temps possible.

— Alors, à demain.

Marius sortit du ministère à 5 h.1/2. Il lui sembla que les garçons de bureau le regardaient respectueusement ; il avait envie de leur crier : « Eh ! eh ! mes enfants ! je suis l’homme du ministre moi ! Ce matin, vous m’avez vu entrer en solliciteur, ce soir je suis chargé d’une mission de confiance. Eh ! eh ! il faut pour le moins être de Carcassonne pour réussir aussi vite à Paris ! Et Marius prononçait « pour le moinss » et roulait terriblement les r.

Toute sa fougue de méridional refoulée depuis plusieurs heures avait besoin de sortir. Il lui semblait être une chaudière chauffée à blanc, prête à faire explosion au moindre anicroche si une soupape de sûreté ne laisse une bonne fois échapper le trop-plein de vapeur. Il souffrait véritablement de ne pouvoir conter sa chance au monde entier, Ah, que ne rencontrait-il une figure de connaissance ! Être méridional et se voir obligé de renfermer au fond de soi-même le récit imagé, d’une aubaine aussi inattendue. Quel supplice !

Qu’allait-il faire jusqu’au lendemain midi, jusqu’à l’heure de son rendez-vous avec Vaucaire ?

Dîner ? Le bonheur lui coupait l’appétit. Dormir, il sentait bien que le sommeil le fuirait !

En quittant le ministère, il s’était dirigé du côté de la rue Royale, avait tourné du côté des boulevards et porté machinalement ses pas vers l’Opéra.

C’est l’heure où ce quartier de Paris est en pleine animation. Le « beau monde », comme on dit en province, a pris possession de cette partie des boulevards, et de la place de l’Opéra à la Madeleine, c’est un défilé perpétuel d’autos, de voitures élégantes. Sur la chaussée et sur les trottoirs, des gentlemen irréprochables, dans leur mise, et de belles madames épinglées à la dernière mode, qui vont aux « five o’clock tea » ou qui reviennent des garçonnières fleuries où elles ont été prendre un doigt de malaga et un biscuit !

Tout d’abord, Marius, enfoncé dans ses agréables pensées, ne fit guère attention au spectacle si animé, si amusant, qui s’offrait à lui, mais peu à peu son œil de peintre fut séduit : cette fin d’après-midi était délicieuse. La chaleur, pendant la journée, avait été accablante, mais un orage avait rafraîchi la température et l’air toujours si léger, l’atmosphère si fluide de Paris conviaient maintenant à la promenade et à la flânerie.

Marius, machinalement, s’arrêta devant la vitrine d’un grand magasin de confiserie et jetant un coup d’œil dans la glace qui faisait le fond de l’étalage, il aperçut son image fidèlement reproduite au milieu des sacs de bonbons et des boîtes de dragées.

Dame, il n’était pas à la mode, et tout dans sa mise indiquait l’artiste.

Ses vêtements larges, sa tête « Velasquez » admirablement appropriée à son métier de peintre, ne pouvaient convenir au fonctionnaire important qu’il allait être. Il lui fallait le col droit, la redingote impeccable, le chapeau à huit reflets, ou tout au moins le complet de nuance indécise et le melon.

Il n’hésita pas. Un grand magasin de confections pour hommes s’offrait à ses regards de l’autre côté du boulevard, il traversa, entra et se commanda un trousseau en rapport avec sa mission.

Ses habitudes d’économie l’empêchèrent de faire des folies, mais il fit largement les choses. Il donna son adresse : « Hôtel Bergère » et convint de venir le lendemain vers dix heures essayer ses nouveaux vêtements. Quelques retouches indispensables étaient à y faire.

Le sort en était jeté, le lendemain l’artiste allait faire place au policier homme du monde : le rasoir et les ciseaux d’un moderne Figaro complèteraient la métamorphose.

Ses longs cheveux ! Marius songea le cœur gros à leur sacrifice nécessaire. Là-bas, à Carcassonne, lorsqu’il passait dans la rue, il n’était pas médiocrement fier de cet ornement capillaire.

— Té, voilà un artiste ! entendait-il dire autour de lui.

Il lui fallait dépouiller le vieil homme. Pour en finir plus vite, il chercha un coiffeur, à la façon dont on s’enquiert d’un dentiste… il hésita, lorsqu’il se trouva, brusquement, devant une porte sur laquelle se lisait : « Coupe de cheveux ». Ces quelques mots lui produisirent un effet singulier. Sa décision « flancha ». Au fait, il pouvait un soir encore être lui-même. Pourquoi ne s’accorderait-il pas ce répit ?

Il avait encore quelques heures à vivre en artiste, il allait les employer en peintre, en rapin même ; aussi résolut-il illico d’aller passer sa soirée à Montmartre, dans un de ces endroits catalogués « lieu de plaisir ».

Mais où aller ?

Les colonnes Morris étaient là pour le renseigner. Il s’arrêta auprès de l’une d’elles et en fit négligemment le tour.

L’Opéra donnait Faust, l’Opéra-Comique Carmen, la Comédie Française affichait Le Misanthrope.

On a beau venir de Carcassonne, de pareils spectacles n’ont pas l’attrait d’une nouveauté transcendante.

Tout d’un coup, Marius s’arrêta médusé.

Un grand placard en couleurs venait d’attirer son attention.

Il annonçait en lettres énormes :

Ce soir
ALCAZAR D’ÉTÉ
THE MIRROR
par les « Piccallily Girls »

Et l’on voyait une dizaine d’affriolantes petites Anglaises levant la jambe d’un geste identique, pareillement habillées d’une jupe rose froufroutante et d’un corsage également décolleté dans un vague décor vert pomme.

Les « Piccallily Girls » positivement, Marius n’en revenait pas.

Pour une rencontre, c’en était une.

L’autre hiver, à Carcassonne, il s’était épris de la cinquième « Piccallily », mais timide de nature, il n’avait osé avouer sa flamme. Il s’était contenté de lui envoyer des bouquets, des boîtes de bonbons, un tableau qu’il avait signé le plus minutieusement du monde, après l’avoir orné d’une belle dédicace.

Cette déclaration d’amour qu’il n’avait osé faire à la petite Girl à Carcassonne, Marius se décida à la lui faire ce soir-là.

Somme toute, la demoiselle Piccallily ne pouvait l’avoir oublié.

Il résolut d’aller la trouver le soir même.

Il prit le parti de dîner légèrement, puis alla flâner en fumant des cigarettes autour de l’entrée des artistes de l’Alcazar d’Été.

Renseignements pris, le numéro des « Piccallily Girls » passant à 10 heures, ces jeunes personnes n’arrivaient au café-concert que vers 9 heures 1/4 au plus tôt.

Marius attendit plutôt impatiemment l’heure indiquée.

Enfin il vit arriver deux petites femmes de la troupe.

Il les connaissait pour les avoir fréquemment rencontrées dans les coulisses du théâtre, quand il faisait plutôt platoniquement sa cour à leur pseudo-sœur.

— Tiens, mais c’est monsieur Marius, le peintre de notre décor du théâtre de Carcassonne. Comment allez-vous et qu’est-ce que vous faites ici ?

— Je suis de passage à Paris et comme j’ai vu votre nom à l’affiche, je suis venu vous dire le bonsoir.

— C’est gentil, ça.

— N’est-ce pas ? Nous sommes tous comme ça, dans le Midi… Mais je ne vois pas miss Mary.

— Mary ?

— Oui ? Elle va venir bientôt ?

— Ah pauvre ! Vous pourriez l’attendre longtemps, si c’est pour elle que vous êtes venu… Mais vous ne savez donc pas ?

— Moi, je ne sais rien.

— Mary a épousé un lord, un vrai lord, mon cher, avec un million et un château. Elle a maintenant une chambre à coucher en acajou massif, elle nous l’a écrit.

— Et mon tableau ?

— Quel tableau ?

— Celui que je lui avais donné, avec ma signature encore, Marius Boulard, ça vaudra de l’argent plus tard.

— Soyez tranquille, Mary est une fille d’ordre, elle aura pris ses renseignements. Votre tableau ne doit pas être vendu. Tenez, voici miss Ketty, la remplaçante de Maud.

— On parle de moi, dit une jolie fille qui arrivait.

— Viens, Ketty, qu’on te présente. Miss Ketty, Monsieur Marius Boulard.

— Enchanté, mademoiselle.

— Vous êtes du Midi, monsieur ?

— Ça s’entend donc ! Mon Dieu, mademoiselle, pour les gens de Paris, évidemment je suis du Midi, mais pour ce qui est de ceux de Marseille…

— Écoute, Ketty, monsieur porte bonheur. Oui, oui, vous pouvez faire l’étonné. C’est Mary qui nous l’a confié. Au lendemain du jour où vous lui avez offert un médaillon en or contenant une mèche de vos cheveux, elle a fait la connaissance de son mari.

— Dites, monsieur, vous me donnerez à moi aussi un médaillon avec une mèche de vos cheveux ?

— Mais, miss Ketty, je ne suis pas amoureux de vous.

— Vous êtes un vilain malhonnête. Mais qu’avait-elle donc, cette Mary, pour vous séduire ainsi ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas. En vérité, vous êtes un drôle d’homme. Voilà que vous poussez des soupirs à présent. Elle était donc bien jolie, miss Mary ?

— Moins que vous.

— Elle avait beaucoup de talent ?

— Je vous dirai tantôt si elle en avait plus que vous.

— Comment tout à l’heure ?

— Après le spectacle, si vous le voulez bien.

— Non, monsieur, les sœurs Piccallily n’écoutent pas les histoires d’un monsieur quand leur numéro « a passé ». Elles sont honnêtes, les sœurs Piccallily.

— Mais en tout bien tout honneur.

— Il ne manquerait plus que ça.

— Je vous reconduirai jusqu’à la porte de votre hôtel.

— Non, monsieur.

— Ça me ferait tant plaisir.

— Eh bien, à une condition, vous me donnerez une mèche de vos cheveux dans un médaillon et vous savez, gare à vous si vous ne me portez pas chance et si je ne fais pas aujourd’hui la connaissance de mon futur mari.

Après une conversation aussi engageante, Marius n’avait rien de mieux à faire que d’ailler applaudir au café-concert « The Mirror » et les danses des sœurs Piccallily.

Après avoir longtemps consulté le plan du théâtre, il prit une place et s’installa aussi près qu’il put de l’orchestre.

Le fauteuil à sa gauche était occupé par un jeune homme élégant, en toilette de soirée, la boutonnière fleurie, d’un commerce aimable et d’abord facile. Il entama, sous le premier prétexte venu, une conversation suivie avec Marius. À la droite de celui-ci, se trouvait un spectateur d’aspect correct, l’air gourmé cependant, ne souriant ni aux lazzi des acteurs, ni aux œillades des Piccallily Girls, cependant engageantes et prometteuses, oh combien !

Avant la fin du numéro, le jeune snob se leva, gratifia Marius d’une vigoureuse poignée de main et se dirigea rapidement vers la sortie.

Le voisin de droite, gourmé et solennel, lui emboîta immédiatement le pas.

Et comme Marius continuait à regarder de tous ses yeux la cinquième Piccallily — elle était décidément bien jolie — il sentit une main le toucher légèrement à l’épaule.

— Pardon, monsieur, voulez-vous me suivre, le commissaire de service désire vous parler.

C’était un inspecteur du contrôle qui l’interpellait.

Marius se leva, vaguement inquiet, et suivit son interlocuteur. Celui-ci le conduisit à un bureau minuscule situé près des loges des artistes et s’effaça pour laisser passer l’ex-voisin de droite de l’artiste, qui s’en alla, toujours impassible et gourmé, du côté de la sortie.

Le commissaire de police fit asseoir Marius et lui dit à brûle-pourpoint :

— On vient de vous voler votre montre, monsieur.

— Ma montre ! s’exclama celui-ci, en portant la main à son gousset.

Et en effet, celui-ci était vide, et sa chaîne, coupée, pendait lamentablement sur son gilet !

— Ne vous tourmentez pas, la voici !

Et le commissaire, bon enfant (depuis Courteline, ils le sont tous), lui tendait son chronomètre de famille !

— Eh bé ! celle-là est forte. Apprendre qu’on est volé au moment où on ne l’est plus !

— C’est moins désagréable, n’est-ce pas ?

— Je ne sais comment vous remercier. Mais mon voleur ?

— Il a pu s’échapper et il est loin à l’heure qu’il est, mais le principal pour vous est de ravoir votre bijou, n’est-ce pas ?

— Évidemment, monsieur le commissaire, évidemment.

— Voulez-vous me donner votre nom, votre adresse à Paris, et votre lieu de résidence habituelle ?

— Parfaitement.

Et Marius, heureux de cette occasion d’épater la police, allait énoncer sa nouvelle fonction, quand il sentit combien sa situation de haut policier, volé, serait ridicule. Il réprima donc cette suggestion de son orgueil et répondit simplement :

— Marius Boulard, artiste peintre, à Paris, hôtel Bergère, 5, cours de l’Aude, à Carcassonne.

— Très heureux, monsieur Boulard, d’avoir pu vous rendre ce bijou. Et un conseil, méfiez-vous de vos voisins quand vous êtes au théâtre.

— Encore tous mes remercîments, monsieur le commissaire, pour la restitution de ma montre et aussi pour le conseil, car je me doute bien quel est mon voleur, et tous mes compliments.

Et Marius quitta le bureau en se disant : Et cette police-là aurait besoin de leçons ! Allons donc. Prévenir quelqu’un qu’il est volé et lui rendre l’objet soustrait avant même qu’il se soit aperçu du vol, c’est inimaginable !

Cette scène avait duré quelques minutes à peine et cependant, comme il passait pour sortir du bureau du commissaire, il se trouva nez à nez avec Ketty toute en pleurs.

— Vous pleurez, troun de l’air, petite Ketty ?

— C’est votre faute aussi.

— Ma faute, je tombe des nues.

— Dame, si vous avez porté bonheur à Mary, notre première rencontre n’a pas eu le même effet pour moi.

— Té, vous n’aviez pas le talisman !

— Le talisman ?

— Une mèche de mes cheveux dans un médaillon. Vous vous êtes moquée tantôt. Mais dites-moi, qu’est-il arrivé ?

— Voilà. Sans le faire exprès, j’ai marché en scène sur le pied de la première Piccallily. C’est une sale bête… Si, si, je sais ce que je dis. En arrivant dans les coulisses, elle m’a gifflée, je l’ai gifflée et notre manager, qui lui veut du bien, a pris son parti. Je l’ai gifflé aussi ; aussi a-t-il résilié mon engagement.

— Séchez vos larmes.

— Je n’ai pas de chagrin, je pleure de rage.

— Voulez-vous que je parle à votre directeur ?

— Oh non ; au fond, je suis enchantée de recouvrer ma liberté. Voici quatre ans que j’ai quitté mon pays et je devais y retourner dans trois mois. J’y retournerai dans huit jours, voilà tout. Comme c’est lui qui rompt notre engagement il doit me payer mon voyage de retour. J’y gagne !

— Mais nous ne pouvons rester là, en plein air ; voulez-vous, offrit galamment Marius, me permettre de vous offrir à souper ? Oh ! en tout bien tout honneur, continua-t-il.

— Comme cela, je veux bien. Allons chez Larue, à cette heure-ci nous y serons tranquilles.

Marius connaissait les façons d’être de ces petites danseuses-actrices anglaises et américaines. Bien loin d’avoir les mœurs faciles de leurs collègues belges ou françaises, elles acceptent volontiers un « flirt », mais savent arrêter à temps les entreprises galantes de leurs amis.

Il était sans exemple qu’une Piccadilly Girl n’eut fait un beau mariage. Marius, pour avoir en vain soupiré autrefois en regardant Mary danser et n’avoir pas osé, peintre sans fortune, déclarer « sa flamme », comme on dit en province, connaissait cette vertu particulière à la troupe.

Ah ! s’il eut été un lord et riche !

Il eut donc bien soin de ne pas demander un cabinet particulier et entra chez Larue dans la grande salle.

Ketty lui sut gré de cette attention et choisit elle-même une petite table dans un coin ; un paravent les gardait de la curiosité des soupeurs, encore rares du reste à cette heure peu avancée.

La petite Ketty était charmante. Depuis quatre ans — elle en avait à peine vingt-deux — qu’elle était sur le continent, elle avait mené une vie « convenable », comme elle disait, et si elle n’avait pas encore rencontré le haut personnage qui lui donnerait automobile et château, elle avait, économe, mis tous ses appointements de côté, et c’était avec une jolie somme qu’elle allait rentrer dans « son famille ».

— Et quand comptez-vous partir ?

— Aussitôt que j’aurai réglé mon compte avec mon manager.

— Bah, demain, il va vous demander de rester.

— Oh non !

— Vous êtes sûre ?

— Absolument sûre. Il m’en veut.

— Pourquoi ?

— Parce que ce n’est pas un gentleman.

— Mais encore ?

— Eh bien, il a voulu m’aimer malgré moi.

— Ah, ah !

— Et comme la première Piccallily était son amie, et que je lui ai dit dans une dispute que si j’avais voulu, je serais à sa place, alors elle a toujours cherché depuis que je suis dans la troupe à me faire résilier.

— Et jusqu’à ce jour elle n’a pas pu ?

— Non, mais comme il y a dans nos engagements qu’en cas de bataille entre nous, le manager peut nous renvoyer dans notre famille…

— Elle vous a cherché une mauvaise querelle, et…

— Je l’ai griffée.

— Mais elle avait commencé par vous gifler.

— Oui, mais il n’y avait personne là, et une gifle, cela ne laisse pas de traces.

— Au lieu que des coups d’ongle…

— Cela marque. Et je l’ai marquée, avec ces dix doigts !

Et la petite Ketty montrait dix petits ongles roses, pointus, au bout de deux jolies petites mains potelées.

— Méchante !

Et il avait pris dans ses mains le corps du délit.

— Je ne suis pas méchante, mais j’ai du sang mexicain dans les veines !

— Ah ! vous êtes Mexicaine ?

— Oh non, je suis Américaine, mais ma grand’mère était de Matamoros.

— Ah, ah ! C’est au Mexique, Matamoros ?

— C’est le premier port mexicain sur l’Océan Pacifique, à l’embouchure du Rio del Norte.

— Ah oui !

Et le bon apôtre, tout en prenant cette leçon de géographie, couvrait de baisers les doigts effilés de la petite tigresse.

— Moi, je suis née à Brownsville.

— Vous dites… interrompit brusquement Marius, à qui ce nom ne parut pas inconnu.

— Brownsville, le dernier port américain, à l’embouchure du Rio del Norte.

— Ah ça, toutes les villes sont donc à l’embouchure du… comment dites-vous ?

— Le Rio del Norte. Près de Long Island.

— Mais sapristi, c’est là que je vais.

— Où cela ?

— À Brownsville.

— Pourquoi faire ?

— je suis envoyé en mission par le gouvernement français.

— Oh, quel bonheur, nous voyagerons ensemble.

— Je ne demande pas mieux.

— Et quand partez-vous ?

— Quand vous partirez.

— Oh ! que c’est gentil. Je vous présenterai là-bas à mistress Trublett.

— Qui est-ce ?

— Ma mère.

— Vous n’avez plus monsieur votre père ?

— Je ne l’ai pas connu. Ma mère non plus n’a pas connu le sien.

— Ah !

— Oui, c’est une tradition dans la famille. On ne connaît jamais son père

— Les hommes meurent jeunes là-bas ?

— Oh non, ce n’est pas pour cette raison-là.

— Ah ! je comprends Alors, continua Marius pour ramener la conversation sur un terrain plus accidenté, cela vous fait plaisir que nous voyagions ensemble ?

— Beaucoup de plaisir. C’est si gênant de voyager seule.

— Oh oui !

— N’est-ce pas ? On rencontre un tas d’imbéciles…

— Oh oui !

— Il vaut mieux n’avoir à faire qu’à un seul.

— Eh bien, dites donc !

— J’ai dit cela pour vous taquiner, car vrai, vrai de vrai, cela me fait beaucoup de plaisir de penser que nous n’allons pas nous perdre de vue tout de suite.

— Hum !

— Et que nous nous reverrons.

— Demain ?

— Demain.

— À quelle heure ?

— Quand vous voudrez.

— D’abord, où demeurez-vous ?

— Tout près d’ici, dans un hôtel, rue de Penthièvre.

— Vous logez seule ?

— Oui, mais toutes les Piccallily habitent l’hôtel. Je serai rudement contente de leur fausser compagnie. Vous soupirez !

— Oui, je pense que ce sera rudement long d’ici à demain.

— Mais non.

— C’est que je suis amoureux.

— De qui ?

— De vous !

— Aoh ! vous voulez rire ; vous autres, Français, vous avez une singulière manière de comprendre l’amour. Vous ne pouvez pas voir une femme…

— Une jolie femme !

— Flatteur… Sans tout de suite tomber en, comment vous dites encore ?

— En admiration.

— Non… en… pâmoison, c’est ça, devant elles. Nous autres, les Américaines, il nous faut plus longtemps, nous ne sommes pas aussi… « subites », nous voulons connaître les gens.

— Mais il me semble que je vous connais bien.

— No, vous ne me connaissez pas du tout. Si nous faisons route ensemble, vous apprendrez à mieux me connaître. Vous n’êtes pas content ?

— Si.

— Comme vous dites ça !

— Je dis ça comme je le pense.

— Malin, vous vous étiez dit…

— Non, non, je vous en prie.

— Vous voulez être mon flirt ?

— Oui, je veux être, pardon, voilà que je parle comme vous.

— Eh bien, topez !

— Je tope

— En tout bien tout honneur, je vous le dis. Vous serez sage ?

— Je serai sage.

— Bien. Prenez maintenant un peu de fruits glacés.

— Impossible, ça ne passerait pas.

— Demandez l’addition.

— Garçon, l’addition et une voiture.

— Du tout, faites donc des économies, vous autres Français, vous ne savez pas être économes, la rue de Penthièvres est à deux pas.

— Eh bien, mais à deux pas.

— Justement, il fait un temps superbe. Vous voulez apprendre à me connaître, marchons un peu et causons, vous allez me reconduire à pied.

— Enfin, soit.

— Il n’y a pas d’enfin, vous avez promis d’être gentil. En Amérique, un flirt doit toujours obéir.

— J’obéis.

La gentille Ketty ayant jeté sur elle un léger manteau, prit le bras que lui offrait son cavalier

La rue Roquépine et la rue de Penthièvre sont peu éclairées ; Marius profita-t-il de l’obscurité ? Toujours est-il qu’à la porte de l’hôtel une étreinte assez longue réunit les deux jeunes gens, et si les Piccallily Girls avaient été à leur fenêtre, la réputation de miss Ketty Trublett eut reçu un petit accroc : oh ! tout petit ! Mais les Piccallily Girls devaient être absorbées par des occupations séreuses ou dormir d’un profond sommeil qui ne parut même pas être troublé par le bruit que fit la porte cochère en se fermant.

Quant au portier de l’hôtel Bergère, il reconnut à peine le timide provincial du matin. Il éclaira l’escalier à un homme à l’allure conquérante et décidée qui s’inquiétait peu du bruit qu’il faisait.

— Vous me réveillerez ce matin à huit heures précises, dit-il de sa voix claironnante.

Et le portier se remit philosophiquement sur son fauteuil pour y achever la nuit en disant :

— Tout de même, ce qu’une journée de Paris vous change un homme !



Le lendemain, un jeune homme mis à la dernière mode, mais d’une façon correcte et sérieuse, entrait chez Ledoyen vers midi moins un quart et s’asseyait devant une table supportant deux couverts.

— J’attends quelqu’un, dit-il négligemment au garçon, qui venait prendre ses ordres.

Quelques minutes après. Vaucaire entrait dans la rotonde, paraissait chercher quelqu’un, et s’asseyait à une table assez proche, de celle occupée par le jeune homme, qui n’était autre que Marius, mais un Marius aux cheveux courts, à la figure glabre, sauf une petite moustache taillée à la française, vêtu comme une gravure de tailleur anglais, méconnaissable en un mot !

— Alors, tu ne veux pas déjeuner à la même table que moi ?

— Quoi donc ! Non, Marius, c’est toi ?

— Moi-même. Que dis-tu de la métamorphose ?

— Elle est complète et je te fais mon compliment. Tu es cent fois mieux.

— Et puis on me remarque moins, n’est-ce pas ?

— Je t’assure que je ne te reconnaissais pas.

— Je veux faire honneur au gouvernement.

— Tu es l’idéal du fonctionnaire ! As-tu commandé ?

— Non, je t’attendais.

— Eh bien, demande n’importe quoi, des œufs, un beefsteack et des fruits. Sans que tu t’en doutes, nous sommes pressés.

— Ah ?

— Oui, d’abord j’ai eu soin de faire marcher monsieur Lacombe, ton paiement est ordonnancé et tu peux toucher dans la journée, puis…

— Puis ?

— Mon oncle à une autre mission à te donner, mais cette dernière, sérieuse et délicate.

— Laquelle ?

— Il te la dira lui-même, mais cela va nécessiter ton départ cette semaine ou au plus tard la semaine prochaine pour Brownsville.

— Je puis partir quand il le faudra ; cependant…

— Cependant quoi ?

— Je préférerais peut-être partir tout de suite.

— Tu feras pour le mieux. Garçon, un peu vite, n’est-ce pas.

Le déjeuner s’acheva gaiement et rapidement.

Marius crut bien faire de ne pas parler de l’histoire de sa montre et surtout de Ketty. Il devenait peu à peu un véritable homme d’État. Il était discret.

À deux heures, tous deux gravissaient l’escalier du ministère et pénétraient dans le cabinet du ministre.

Celui-ci accueillit son neveu avec son habituelle affection, mais il considéra Marius avec étonnement.

— Tu ne reconnais pas Boulard ? lui dit Vaucaire en riant.

— Vraiment, j’ai hésité. C’est tout à fait extraordinaire. Alors, aujourd’hui c’est votre figure véritable ?

— Oui, monsieur le ministre.

— Et vous pourriez au besoin vous faire la tête que vous aviez hier ?

— Et bien d’autres encore, mon oncle.

— C’est inouï, Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Écoutez-moi bien, Monsieur Boulard, je vais vous confier un secret d’État, et en dehors de la mission de police pour laquelle vous allez être accrédité officiellement, je vais vous en donner une autre plus importante : Nous croyons que les États-Unis sont sur le point d’intervenir au Mexique. Notre intérêt est d’être prévenus immédiatement, au cas — très probable — où cette intervention se produirait. Puisque vous commencez votre tournée d’étude par Brownsville, vous vous présenterez là-bas à la banque G. B. Weld. Le chef de celle-ci est un de mes amis personnels. Voici du reste un mot vous présentant à lui, et une lettre de crédit de 2 mille dollars sur sa banque au cas où vous auriez à rétribuer des concours subalternes. Voyez M. Georges Weld et confiez-vous complètement à lui, si c’est nécessaire. Je me hâte de vous dire que notre politique est d’accord evec celle des États-Unis, mais un État a le devoir de se renseigner sur ce que font ses meilleurs amis. Vous avez bien compris ?

— Parfaitement, Monsieur le Ministre.

— Au cas où l’intervention serait imminente, vous télégraphieriez : « Marchandises en route ». Au cas contraire : « Rien à faire ». Prenez note de ces deux libellés et aussi de l’adresse particulière de mon neveu à qui vous enverrez directement vos dépêches.

— C’est entendu.

— Nous sommes aujourd’hui jeudi, vous pouvez être à St-Nazaire après-demain et vous embarquer sur le Gladiateur. Ce transatlantique, en partance pour la Martinique fait escale à Brownsville qui se trouve sur la frontière du Mexique.

— À l’embouchure du Rio del Norte.

— Mes compliments, vous êtes très fort en géographie.

— Dans son métier, on doit tout savoir, interrompit Vaucaire.

— Vous serez là aux premières loges pour assister aux événements qui se préparent, je compte sur vous pour être prévenu au cas où ils se produiraient.

— Vous avez raison de compter sur moi, Monsieur le Ministre, et je tâcherai de justifier votre confiance.

— Eh bien, au revoir, mon cher Monsieur Boulard, emportez vos lettres, et bon voyage !

Marius s’inclina, vraiment ému cette fois et passa dans le cabinet de Vaucaire.

Celui-ci était attendu par un sénateur qui, très influent, ne faisait pas antichambre, et que Dumont avait introduit.

Pendant les premiers échanges de politesses, Vaucaire invita Marius à descendre tout de suite chez M. Lacombe pour recevoir le montant du crédit qui lui était alloué. Il n’y avait pas de temps à perdre.

Vaucaire reconduisait le sénateur, dont la visite avait pris fin, quand il vit remonter Marius rouge et effaré.

— Qu’est-ce qu’il y a, mon Dieu ?

— Il y a qu’il faut que tu viennes avec moî à la caisse. Monsieur Lacombe ne me reconnaît pas, et il refuse absolument de me payer !