Kaatje/01
PREMIER ACTE
Un matin de printemps et de fine lumière baigne la petite ville dont les moulins tournent non loin de Gorcum, entre la Meuse et le Rhin. Dans la chambre, vaste et claire, la mère de Jean et Kaatje, sa cousine, remplissent de vêtements et d’objets déposés sur la table un sac de toile que retiennent des courroies. Par les carreaux losanges des fenêtres, dont les volets intérieurs sont écartés, et par la porte ouverte sur le perron, s’aperçoivent, au fond, les arbres déjà verts et, plus loin, la campagne riante et plate qu’animent les moulins et le voyage paisible des nuages blancs. Le soleil pénètre dans la chambre en rayons obliques qui caressent les meubles et découpent sur les dalles de lumineux carrés. Il rend plus onctueuse l’ombre où se dessinent, à gauche, la haute cheminée et la porte ouvrant sur une chambre voisine. En face de cette cheminée se trouve encore une porte et, du même côté mais au fond de la salle, un petit escalier de huit marches conduisant vers une autre chambre précédée d’un étroit palier. Les boiseries semblent vernies de propreté. Si ce n’est sur la table encombrée d’objets, l’ordre est irréprochable. Un rouet et un escabeau se trouvent devant l’âtre vis-à-vis du fauteuil paternel ; un coussin de dentellière sur l’appui de la fenêtre. Les cuivres et les porcelaines luisent ; un canari chante dans sa cage. La chambre est confortable ; l’atmosphère intime, calme et saine.
Sa gourde ? Nous pourrons l’attacher à la selle ;
Donne.
Dis, mére, quand sera-t-il à Bruxelles ?
À Bruxelles ? Je ne sais pas. Il reste un jour
À Anvers… Prends bien garde au pourpoint de velours…
Il veut voir les tableaux de Floris en passant.
Ce Floris qui eut tant d’élèves ?
Plus de cent !
Plus de cent !
C’était le plus grand peintre des Flandres !
Mais pourquoi s’en va-t-il si loin ? On peut apprendre
À Anvers…
Puis, il prétend qu’il faut qu’on sorte de chez soi,
Que pour bien posséder son art, on doit connaître
L’art des autres pays…
Quand sera-t-il franc-maître ?
À son retour.
Dis ?
Bien sûr… As-tu mis les souliers ?
Ils y sont.
Les bas de laine ?
Ici.
L’onguent pour les blessures ?
Le voilà… Mais sait-on si les routes sont sûres.
Dis ?
Je l’espère !
Il faut être bien aguerri…
Kaatje ! Attrape !… Mets ça dans le sac !
Comme il rit !
Il est content !
Comme celle du canari !
Un peu du lourd chagrin de le voir disparaître !
Ah ! si son avenir — et son bonheur, peut-être —
N’exigeaient ce départ auquel je me soumets,
Tu comprends bien que tout mon cœur eût dit : Jamais !
Quand il fallut un jour que quelqu’un le guidât
Ce ne fut point partir que d’aller à Gouda,
Chez son oncle ; c’était tout près ! Mais aujourd’hui
Que son art définitivement l’a séduit,
C’est le départ, le vrai départ, l’affreux départ !
Dès ce soir, avec le voyage et ses hasards,
Va commencer l’attente âpre, continuelle,
Et si souvent déçue, hélas, de ses nouvelles !
Ce seront les angoisses de toute nature ;
La nuit, les questions soudaines qui torturent :
Est-il malade ? Qui le veille ? Qui le soigne ?
Et, chaque jour, tandis que son enfant s’éloigne,
La peine plus aiguë et le deuil plus complet,
Comme si peu à peu tout son cœur s’en allait !
Mère !
As-tu mis les deux manchettes ? Le jabot ?
Tout est là.
Qu’il barbouillait déjà les murs de la cuisine !
Je criais : Polisson ! Il disait : Je dessine !
Et tout en effaçant ses bonshommes pansus,
Je riais et j’étais fière ! Si j’avais su !
Mais comment croire aussi qu’il voudrait nous quitter
Un jour ! Il nous aimait comme un enfant gâté,
Comme un tyran !… Crois-tu la courroie assez forte ?
Oui, oui ; cela tiendra.
Et puis ton père, et que nous te prîmes chez nous,
Sais-tu bien qu’il était affreusement jaloux
Des soins qu’on te donnait ! Il n’avait que huit ans !
Ah ! le temps qui suivit fut notre plus beau temps !
Jean n’avait pas de sœur, mais il eut sa cousine,
Puisque nous t’avions prise, petite orpheline,
Ici, comme un présent que le Seigneur envoie ;
Et ton malheur immense aura fait notre joie !
Ah ! ce fut le beau temps, bien sûr !
Ne pleure pas !
Je lutte et me contrains depuis tant de semaines
Qu’il m’est doux, un instant, de dire un peu ma peine,
Mais, pour que ce départ lui garde tout son charme,
Il ne faut pas que Jean soupçonne cette larme ;
Ce n’est que devant toi, Kaatje, qu’elle coula :
Je pleure, parce que je ris quand il est là !
Mère !
Elle a tous les défauts et toutes les vertus.
Mon cœur est égoïste et tendre, généreux
Et sans bonté, selon que mon fils est heureux !…
Ah ! mère, ne dis pas cela pour moi, qui sais
Que si ton bon amour l’a toujours caressé,
Cet amour fut câlin, attentif, indulgent
Et aussi maternel pour Kaatje que pour Jean.
Il vient !…
Joyeux, qui me fait craindre un peu pour mon bagage !
Vous parlez ! Vous parlez !
C’est à peu près fini.
Ah ! J’arrive !
Le Jour où père et moi nous t’avons recueillie !
Pour Jean, il te devra d’avoir vu l’Italie,
Car c’est toi seulement qui nous fis consentir,
Puisque nous te gardions, à le laisser partir !
C’est à cause de moi qu’il part…
Mon grand col ?
Oui.
de feutre gris ?
Oui, mais il est usé !
De renard ?
Oui.
Qu’en mettant de la peau sur la peau de ses mains.
Et je veux que la-bas, les plus nobles Romains
Semblent à mes côtés pauvres et ridicules
Quand je circulerai sur le mont Janicule !
Orgueilleux !
Quand on dira de moi : Voyez, là, ce seigneur,
Qui, plus majestueux que feu Jules César,
Coiffé d’un feutre gris et ganté de renard,
S’avance d’un air digne en fronçant les narines :
C’est le cousin de la petite Catherine !
Grand enfant ! Mais que tiens-tu là ?
Quelques misères.
Quoi donc y grand Dieu ?
Indispensables !
Mais…
N’y a-t-il plus de place ?
Voyons, tu ne prends pas ceci !
Et que ferai-je en route alors, si je m’ennuie ?
Et ceci ?
Des couleurs, une canne, un chevalet pliant,
Un petit siège en cuir pour mettre mon séant…
Et cela ?…
Mes patins ! Pour traverser la Suisse !
Mais tu es fou ! Comment veux-tu donc que l’on puisse
Empaqueter tout ça ?
Je les tiendrai en main !
Tu ris, toi ?
Voyons Jean, ne fais pas le gamin !
Laisse cela !…
Pourtant…
Ou bien tu penseras un peu à nous.
Sans doute.
Ah ! bien sûr que je vais y penser !
Tu seras loin de nous ce soir ! Chez quelles gens !
Dans quelle auberge ?
À présent ton gamin ; mais ce soir je rencontre
A Dordrecht, mon ami Cornélis qui m’attend,
Et je t’affirme qu’à partir de cet instant,
Nul homme, sur aucun des chemins de la terre,
N’aura jamais marché d’un pas plus volontaire !
Je suis sage, crois-moi. Et si mon cœur est ivre
De ce départ, tu sais pourtant que je veux vivre
Là-bas comme un garçon sérieux et vaillant,
Et vous aimer tous trois, bien fort, en travaillant.
A-t-on déjà sellé le cheval ?
Je vais voir.
Oui, Kaatje, nous serons à Anvers demain soir !
Tu es donc si content de partir ?
Kaatje ! Je suis ravi ! Songe donc, autrefois
Ce voyage, c’était un but inaccessible,
Un rêve ! Et maintenant, je m’en vais, c’est possible,
C’est aujourd’hui, tantôt ! — Moi qui depuis toujours
Adore la couleur, les lignes des contours
Et la diversité multiple des images,
Je vais voir défiler d’étonnants paysages !
Chaque matin nouveau, la toile sera neuve
Où se dessineront les forêts et les fleuves,
Et, transformés sans fin au gré des horizons,
D’autres ciels, d’autres plaines et d’autres maisons.
Puis, quand j’aurai franchi, dans un air vif et doux,
Des montagnes couvertes de neige au mois d’août,
Des abîmes sans fond et que l’ombre mâchure,
Et la source du Rhin dont tu vois l’embouchure,
Un jour…
Un jour ?
Après tous les plaisirs égrainés de la route…
Et ses dangers !
Un matin, devant moi, tout à coup : L’Italie !
L’Italie…
Imagine un jardin parsemé de palais !
Imagine, baignant dans la mer qui les frange,
Des forêts d’orangers ployant sous les oranges ;
Une plaine riante où les villes émergent
Sous un ciel pur comme la robe de la Vierge,
Et montrent, par-dessus les murs qui les entourent,
L’essor ailé des campaniles et des tours !
Imagine des rocs d’où tombent des cascades,
Des grand’routes passant sous d’énormes arcades,
Des monuments bâtis dans les temps fabuleux,
Et, comme un dais, sur tout cela, l’infini bleu
Du ciel, sans un nuage, avec la seule tache
Qu’y fait, de sa fumée ondoyante en panache,
— Dix fois plus haut que Saint-Laurent de Rotterdam, —
Un mont nommé Vésuve et qui crache des flammes !
Ah ! tu prendras bien garde !
L’orgueil de Rome et la volupté de Venise ;
Quel goût large et formel unit à la nature
Le luxe fastueux de leurs architectures ;
Comment la gloire du passé s’y perpétue
Par le geste éternel et vivant des statues.
Et combien l’homme y met de plaisir et d’étude
À vêtir richement ses nobles attitudes !
Puis, mieux encor, dans les églises, les couvents
Et les palais, partout, les tableaux émouvants
Où notre âme retrouve, exaltée et ravie,
À la fois tous les rêves et toute la vie !
Ah ! Jean !
Que peuvent inspirer nos pays de brouillard,
Leur sol sans imprévu, leurs horizons sans joie,
Le morne clair-obscur où les couleurs se noient,
Et vois-tu défiler sur l’ampleur d’une fresque
Nos paysans lourdauds dans leurs habits grotesques ?
C’est vrai !
Ne peindre que ce paysage de Hollande ;
Qui se font comme un point d’honneur d’être indigents
D’imagination et dessinent les gens
Qu’on rencontre à l’église ou dans les cabarets !
Ah ! je te jure moi, que je préférerais,
Plutôt que de portraire un garçon de moulin,
Manger ma toile et boire mon huile de lin !
Mais là bas, rien n’est laid et mes yeux verront clair !
Je peindrai des héros et des dieux : Jupiter,
Europe…
Jupiter ? Dis, quel est ce héros ?
Jupiter est un dieu qui se change en taureau ;
Europe est une enfant qu’il aime et qu’il enlève.
C’est au bord de la mer, vois-tu ; le jour se lève ;
Un triton souffle dans une trompe d’écaille ;
Et tandis que le dieu, dans l’eau jusqu’au poitrail,
Hume le vent marin de ses naseaux qui fument,
Que le soleil vermeil fait scintiller l’écume,
Qu’Europe, rose comme les roses qui l’ornent,
Crie et rit et se tient à l’arc d’or des deux cornes,
Des naïades les suivent en blondes escadres,
Et des petits amours volent aux coins du cadre !
Oh ! vraiment, tu pourrais peindre un tableau pareil ?
Oui ! — Pas de suite… Il faut écouter les conseils
Des grands maîtres d’abord, et travailler beaucoup.
Mais ce travail, je veux m’y plonger jusqu’au cou,
Et pendant mes deux ans de labeur et de lutte,
Je ne quitterai pas mon pinceau dix minutes !
Deux ans !
Mais oui.
Le jardin, tout ceci qui fut ton horizon
Et où tu as passé ta vie !
Kaatje, pour revenir savant !
Si tu reviens !
Es-tu folle ! En voilà des propos saugrenus !
Tous ceux qui sont partis sont-ils donc revenus ?
Que peux-tu qu’il m’arrive ?
Le sort malicieux ; les hommes malfaisants ;
Toi, seul, là-bas, de l’autre côté de la terre,
Et nous ici, tes vieux parents…
Suis-je donc le premier qui s’absente ? Du reste
Mes vieux parents sont bien solides ; tu leur restes,
Et pourvu que tes soins vigilants les entourent,
Ils ont dit qu’ils pourraient attendre mon retour.
Personne jusqu’ici n’avait craint ce voyage ;
Et voilà que tu viens m’en parler, sans courage,
Comme une enfant, et tu te mets à divaguer !
Ah ! pourquoi me dis-tu ces choses ? J’étais gai ;
Je m’en allais dispos, vaillant, sans repentir,
Et tu veux m’enlever mon bonheur de partir !
Jean ! Jean ! Pardonne-moi ! Ne sois pas abattu !
C’est vrai ; j’ai tort ; je suis mauvaise ; mais, vois-tu,
C’est si loin ! Un espace si grand nous écarte
De toi, que j’en ai peur ! Mais il faut que tu partes
Gaîment ! Regarde, aucune crainte ne m’effleure,
C’est fini, et je suis contente !…
Mais tu pleures ?
Hélas !…
Autre chose que des blasons et des enseignes,
Pour que je sois un maître et non plus un manœuvre,
Il faut que j’aille apprendre à faire des chefs-d’œuvre !
Sans doute. Mais si l’on est sage en s’en allant,
Faut-il aller si loin pour avoir du talent ?
Ne peut-on pas, chez nous…
Petite ! Ici ? Chez nous ? Quand on a l’Italie !
Écoute ; si, parfois, tu m’as vu pâle et triste,
C’est qu’elle m’obsédait, comme tous les artistes !
Kaatje, tu sais si j’aime mon art ! Eh bien, songe
Que pour les yeux d’un peintre, ici, tout est mensonge,
Tout est laideur, tout est médiocrement réel,
Tandis que là, là-bas où peignit Raphaël,
Sous un soleil si beau qu’il exalte les choses
Et que leurs ruines même y restent grandioses,
Là-bas, la beauté parle aux yeux dès le berceau,
Et le peintre inspiré qui saisit ses pinceaux
Afin d’éterniser son rêve épanoui,
Croit tenir des rayons dans ses doigts éblouis !
Oui, ce pèlerinage est saint ! Et je méprise
Qui, se disant artiste, en craindrait l’entreprise !
Vois comme autour de nous les grands l’ont su comprendre :
Hemskerk, Moro, Floris — le Raphaël des Flandres —
Avant eux. Van Orley, Jean Swart, tous, tant soient-ils,
Sont partis au pays de l’art et de l’exil,
Mais pour en revenir glorieux et sacrés,
Et maîtres du destin comme je reviendrai !
Ah ! Jean !
Pour suivre leur chimère, un grand nombre d’entre eux
S’en allaient, sans argent, vivant des jours entiers
Sans manger, asservis aux plus humbles métiers,
Couchant dans les fossés des chemins, demi-nus,
Mais toujours confiants, et toujours soutenus
Par le pressentiment du monde merveilleux
Dont les Alpes cachaient le sourire à leurs yeux !
Touchant au but, enfin, tels de petits garçons,
Ils allaient à l’école et prenaient des leçons.
Leurs maîtres s’appelaient — sans parler des anciens —
Raphaël, Léonard de Vinci, le Titien !
Attentifs à copier les fresques et les toiles,
Ils sentaient, peu à peu, comme on voit les étoiles
Une à une éclairer l’obscurité des nues,
S’allumer dans leur cœur des flammes inconnues !
Après deux ans, trois ans, d’efforts et de combats,
Ils reprenaient le long chemin des Pays-Bas,
Mais des clairs souvenirs de ces quelques années
Leur existence entière était illuminée !
À tel point que ce beau Flamand, ce grand Floris
Dont je citais le nom tantôt, disait jadis,
— Lui qui pourtant connut tous les succès des hommes —
Que son plus fier bonheur était d’avoir, à Rome,
Mêlé des pleurs de joie aux cris de ses louanges,
Le jour de la Noël où le vieux Michel-Ange,
Libérant à jamais ses titans prisonniers,
Fit tomber le rideau du Jugement dernier !
Ah ! Jean !
Veuille connaître aussi le goût de ce bonheur.
Et, s’échappant à nos tristesses coutumières,
Se baigner dans ce fleuve d’art et de lumière ?
Il faut donc qu’on me laisse partir aujourd’hui
Pour que j’exprime enfin ce qui s’éveille en lui,
Et que je le rapporte à mon pays que j’aime,
Grandi par cet exil, sauvé par ce baptême !
Oui ! Va ! Va ! Je t’assure que je suis sincère !
Oui ! Ton départ est beau, ton exil nécessaire !
Vois, je ne pleure plus ! Car dans mon cœur d’enfant,
Lorsque tu me parlais d’un retour triomphant
Après avoir été là-bas suivre ta voie,
Tu as bien vu que j’écoutais chanter ma joie !
Je devine déjà l’œuvre altière et parfaite,
Je pressens ta maîtrise ; et le beau jour de fête
Où nous te reverrons ici, dans ces vieux murs
Illustrés par ta gloire et ton nom, sois bien sûr
Que c’est moi, Jean, qui te sourirai la première ;
Et je serai la plus heureuse et la plus fière !
Kaatje !
Tes parents m’ont pour consoler leur solitude…
Mais… tu leur écriras ?
Vous saurez tout ! Comment je vis ; par où j’irai ;
Ce que je fais ; quels sont mes maîtres, mes amis !
Et tu seras prudent ? Bien prudent ?
Mais encor sois sans crainte ! On dirait, — Dieu me damne ! —
Que je vais naviguer par la mer Océane
Sur un petit bateau construit pour naufrager !
L’existence n’est pas plus féconde en dangers
À Venise, à Florence, à Mantoue, à Bologne,
Qu’ici ! Chaque matin, vaillant à ma besogne,
J’apprendrai sans péril ce qu’il faut que J’apprenne.
Je vendrai mes tableaux ! Et pour te faire étrenne
Du premier sou d’argent produit par mon travail,
Kaatje, je t’enverrai des perles de corail !
Que tu es bon !… Alors… et j’y mets tous mes vœux,
Je vais te faire aussi mon cadeau, si tu veux ?
Mais oui ; quoi ?
Prends cette image… et ne ris pas…
Pourquoi rirais-je ?
Bonne petite ; bonne et charmante petite !
Eh bien ! C’est déjà votre adieu que vous vous dites ?
Non y père, il n’est point temps, n’est-ce pas ? Je l’embrasse
Parce qu’elle a encor plus de cœur que de grâce
Et de simple bonté que de ciel dans les yeux.
Tu vois ça d’aujourd’hui ?
Non ; mais je le vois mieux !
Et d’où vient cette découverte ?
Elle a vu que j’avais en partant le souci
Du chagrin que j’allais causer à mes parents ;
Mais elle m’a rendu mon calme en m’assurant
Que mon père, que j’aime, et ma mère, que j’aime,
Seraient aimés par elle autant que par moi-même !
Voilà des sentiments qui n’étaient un secret
Que pour toi seul ici ! Es-tu prêt ?
Je suis prêt.
Ton passe-port ?
C’est d’abord mon portrait — ou ma caricature !
Front, nez, bouche, menton, oreilles et crinière,
J’ai tout extraordinairement ordinaire.
Ensuite le pouvoir échevinal atteste
Que n’étant point lépreux et n’ayant pas la peste,
J’ai droit de circuler, de trotter, de courir,
Et qu’on peut m’embrasser sans crainte d’en mourir !
Enfant ! Tu as ta lettre ?
Oui.
Dans Anvers, tu vas donc, derrière Saint-André,
Chez Isaac Salomon — il est fort obligeant ; —
Là, tu donnes ta lettre ; il te compte l’argent
Que tu mets prudemment dans ta poche, à l’écart ;
Puis tu le remercies encore de ma part.
C’est bien compris ? Voici ta mère…
Vous avez emballé ce mauvais garnement ?
Tout est-il en ordre ?
Oui… Tout est en ordre… enfin !
Il ne faut point partir trop tard.
Tu n’as pas faim ?
Non, non ; l’ai fait un vrai déjeuner monacal
Tantôt !
Voilà Jacob et le petit cheval.
Tu as bien tout ? Ton sac est là ?
Ton escarcelle ?
Oui…
Ton manteau…
Il est ton heure.
Bien…
Parce que nous avons compris qu’il ne faut pas
Que l’égoïste amour que nous aurions pour toi
Mêle un seul jour de deuil aux jours que tu nous dois.
Si nous t’avons permis ce voyage de Rome,
Si nous allons te voir t’en aller, comme un homme,
Tantôt, et disparaître au coin de la maison,
C’est que tu fus toujours un brave et bon garçon,
Et que nous sommes sûrs que dans deux ans, à l’heure
Où nous te reverrons dans la vieille demeure,
Tu nous rapporteras du pays des Romains,
Ce cœur honnête et droit que je sens sous ma main.
Mon père…
Sont des mots superflus et qui viennent trop tard.
C’est dans les souvenirs profonds de ton enfance
Qu’il faut chercher ta force aux jours de défaillance.
Si tu doutes jamais devant la route à suivre,
Rappelle-toi comment nous t’apprîmes à vivre,
Comment depuis vingt ans notre voix t’a conduit…
Elle n’a rien de plus à te dire aujourd’hui.
Mon père…
Que ta place est toujours ici, sous notre toit,
Et qu’il n’est point d’amour plus complet, plus intense
Que celui qui, malgré la longueur de l’absence,
Tendre au frère oublieux, fidèle au fils ingrat,
Attendrait malgré tout l’heure où tu reviendras !
Ah ! mon père, vous savez bien…
Va…
Encore !
Kaatje !
Jean !
À bientôt !… Je reviens !…
Au revoir !
Au revoir !…
dans un élan de tendresse)