Kaatje/04
QUATRIÈME ACTE
Le printemps est venu ; sa lumière chaude réjouit la chambre où s’entretiennent Jean et son père.
Il faut chasser ces souvenirs !
Contre eux…
Pourquoi ne veux-tu pas essayer tout au moins,
De trouver cet oubli dont ton cœur a besoin,
Dans l’effort où jadis ton talent s’est complu ?
J’ai fermé cette chambre et n’y rentrerai plus,
Mon père. Je suis calme. Il est vrai que là-haut
Se trouvent les premiers essais de mes pinceaux,
Et tout ce qui, durant de nombreuses années,
Fut l’encouragement de mon œuvre obstinée ;
Mais, puisqu’y dort aussi le passé qui me blesse,
Il vaut mieux, croyez-moi, que ma main les y laisse,
Et qu’ils demeurent là, dans la chambre fermée,
Avec le souvenir de cette femme aimée.
Je n’ai foi dans ton calme ni dans ta raison !
Et j’attendrai, pour espérer ta guérison,
Le jour où, rallumant d’orgueil tes yeux éteints,
Tu me diras : J’ai bien travaillé ce matin !
T’imagines-tu donc que ta tâche est remplie ?
Ton passé…
J’y pense incessamment ! Je voudrais tant savoir !
Savoir ?
Où donc ? Rappelez-vous comme nous la cherchâmes !
Ces italiens la cachaient-ils ? Hommes et femmes
Semblaient pourtant ne rien comprendre…
Je t’ai dit qu’il fallait oublier ce passé !
Je ne veux plus qu’un seul mot, dans cette maison,
Le rappelle…
Mon père…
Il ne faut pas que nous jouions la comédie !
Quand, voici quatre mois, cette femme est partie,
Nous t’avons plaint du coup brutal qu’on te portait ;
Mais, depuis, nous savons que tu le méritais !
Comment ?…
Que… ta femme était libre de t’abandonner !
Oui, nous eûmes tous deux, le soir de ton retour,
L’incroyable candeur d’écouter tes discours,
Et votre mariage au bout de votre idylle,
Tout ça, nous l’avons cru parole d’Évangile !
Mais depuis, nous savons !…
Mon père…
Pas cette femme. A-t-elle imaginé la ruse
Qui l’installa chez nous ? Même si c’est probable,
J’estime encor qu’elle n’est pas la plus coupable.
C’est une malheureuse et qui, peut-être, paie
Durement aujourd’hui cette folle équipée !
Que par cette aventure elle ait été séduite,
Et puis se conduisît comme elle s’est conduite,
Étant ce qu’elle était, la chose est naturelle,
Et mon ressentiment ne sera pas pour elle.
Mais c’est t’en dire assez dès lors, pour que tu saches
Contre qui je me fâcherai, si je me fâche !
Mon père, écoutez !…
De t’entendre ! Je sais quelle fut votre vie
Là-bas ! Je sais que vous n’étiez pas mariés !
Je sais comment, au jour de te rapatrier,
— Que ce soit de l’audace ou de l’inconscience —
Il vous plut d’abuser de notre confiance !
Et, vraiment, je t’engage à bénir le destin
Qui voulut, ce soir-là, son départ clandestin,
Sans attendre que j’eusse appris ce que je sais,
Car quelques jours encore, et vous étiez chassés !
Aussi, ma volonté formelle et péremptoire,
C’est qu’on ne dise plus un mot de cette histoire !
Et quand je parle ainsi je me sens ridicule
Autant d’être trop bon que d’être si crédule !…
Il ne s’agit donc plus de te plaindre ! Il s’agit
De nous montrer un homme énergique, assagi,
Et prêt à mériter par sa droite vaillance,
Le pardon — que nous lui avons donné d’avance.
Eh bien ?
Vous en remercier, mais…
Quoi ?
Je souffre tant !
Eh ! c’est ton châtiment, si ce n’est pas ta honte !
Mais souffre comme un homme au moins, et rends-toi compte
Qu’un chagrin n’est viril, que lorsqu’il laisse intacte
La volonté d’une œuvre ou la force d’un acte !
N’as-tu plus rien en toi ? N’es-tu plus un artiste ?
Le monde est-il, soudain, devenu sombre et triste
Au point que rien ne vaut qu’on dessine ou qu’on peigne ?
Et quel est ce beau feu que trois larmes éteignent ?
Ah ! mon père ! Si je pouvais ! Si cet orgueil
Même y pouvait suffire !
Et, pour que nous puissions nous regarder en face,
Que te dises d’abord : Ce passé, je l’efface !
Puis qu’ensuite, fidèle à tes anciens travaux,
Tu t’en ailles, si c’est utile, de nouveau.
Que je parte ?…
Ici ? Veux-tu rentrer tantôt dans l’atelier ?
Soit !… Mais alors, va-t’en travailler autre part
Mon garçon. Je comprends que rien ne te prépare
Chez nous, à retrouver la force nécessaire ;
Il te faut un milieu jeune et vivant. Ta mère
Et moi nous sommes vieux…
Où voulez-vous que j’aille ?
N’importe où ! Plus là-bas ! Après tout, on travaille
Avec autant d’ardeur aux Pays-Bas qu’à Rome.
Pourquoi n’irais-tu pas visiter ce jeune homme,
À Anvers, ce Rubens qu’on prône à la folie ?
On dit qu’il est resté longtemps en Italie,
S’il n’est pas un grand peintre, il peut faire un bon maître,
Donner un bon conseil, te parler d’art ?…
Peut-être.
Peut-être ? Non. Il faut me dire : « C’est promis ! »
Et nous redeviendrons alors les bons amis
D’autrefois…
Je partirai…
Voici le retour de l’église…
Et sans tarder ?
Oui.
Mais il faut maintenant que ta mère l’approuve…
Dites-le lui ; cela vaut mieux !
Comme il fait bon ! Nous avons pris le long de l’eau.
Le soleil est déjà brûlant comme au mois d’août,
Et l’air a un parfum qui vient on ne sait d’où,
Car on y sent les flots, les roses et le miel,
Et c’est si doux qu’on croit sentir l’odeur du ciel !
Eh ! petite, pourquoi donc parlez-vous si bien ?
Parce que je me sens heureuse et qu’il n’est rien
Que je trouve meilleur et qui m’émeuve autant
Qu’un bel après-midi de dimanche au printemps !
Jean n’était pas ici ?
Oui ; nous causions ensemble,
Comment est-il ?
Un peu mieux cependant.
De le voir écouter les avis qu’on lui donne ;
Puis quand on a fini de lui parler, on sent
Qu’il est un peu plus loin de vous, qu’en commençant !
Non, non, femme ! Il va mieux ! Il n’est pas enjoué
Bien sûr ; mais j’ai tâché d’un peu le secouer
Tantôt ; je lui ai dit, qu’il se doit à son art,
Et puis…
Et puis ?…
L’éloigne — pas trop loin de nous — pour quelques mois —
Tu saurais supporter ce tourment comme moi.
Ensuite ?
Que son pardon et son salut sont à ce prix.
Il partira.
Pour où ?
Pour Anvers ; dans trois jours.
Il faut que ton courage encor soit son secours !
Il faut l’aider ! Il doit sortir de sa torpeur !
J’y ai pensé ! Mais ce remède me fait peur !
Pourquoi donc ? Quel remède est meilleur que l’étude ?
Crains son désœuvrement !
Depuis qu’elle est partie, il n’est plus en état
De vivre seul ! Il a pleuré ; mais il resta !
Parce qu’il a besoin, sans même s’en douter,
D’avoir auprès de lui nos cœurs pour l’écouter !
C’est parfait ; toutefois le meilleur témoignage
De notre amour vaut-il des amis de son âge ?
Un milieu plus vivant ? Dans le nôtre il s’isole…
Pour oublier, il faut d’abord qu’il se console !
Si le déchirement d’un pareil abandon
N’a pas blessé son cœur d’un chagrin sans pardon,
Je crains qu’il ne soit faible et ne succombe au charme
De consolations plus tristes que ses larmes !
Son courage n’est pas à ce point déprimé !
Quoi ? Parce qu’il aima…
Il connut ce bonheur, et, sachant ce qu’il vaut,
S’il se guérit au point d’y songer de nouveau,
N’éprouvera-t’il pas dans le fond de son âme,
L’obscur pressentiment que, seuls, des yeux de femme,
En offrant leur sourire à ses yeux désolés,
Effaceront les pleurs qu’une autre a fait couler ?
Soit !
S’il s’abandonne aux premiers mots qui seront doux
D’un amour consolant, mais indigne de lui,
Ne préfères-tu pas son chagrin d’aujourd’hui ?
Encore faudrait-il qu’il consente à s’éprendre…
Ce cœur endolori s’offre à qui veut le prendre !
Il aurait donc perdu tout respect de soi-même !
Ne sais-tu pas…
Qu’on prenne doucement son cœur et le réchauffe,
Et c’est parce qu’il faut qu’une femme le sauve,
Pour me le rendre heureux tel que je l’ai rêvé,
Que je songe en pleurant à qui va le sauver !
Voyons…
Ah ! s’il le faut, qu’il parte !
Tu t’agites !
Non, laisse-moi pleurer !
Si nous ne t’avions pas, grand Dieu !
Mais vous m’avez !
Et je songe en pleurant à qui va le sauver !…
Tu sors ?…
Non.
Le jardin est tout fleuri…
J’en viens.
Puis-je ouvrir ?
Si tu veux.
après avoir hésité)
Pourquoi ne fais-tu rien ?
Toi aussi ?… Je t’en prie !… Assez de réprimandes !
Oh ! ce n’est pas pour moi que je te le demande,
Tu le sais bien !
Pour qui ?
Tantôt ! Elle te voit toujours désespéré…
Mais non !…
Elle attend un effort…
J’en fais plus qu’on ne pense !
Hélas ! Je sais !
Mais à quoi bon parler encore de cela ?
Si tu voulais pourtant…
Le reproche est aisé ! On raisonne, on disserte,
On dit : « Si tu voulais, ce serait bientôt fait ! »
Quand on ne souffre pas, c’est tout simple, en effet !
Crois-tu notre tourment à ce point égoïste ?…
Pardonne-moi ; je suis méchant ; … mais je suis triste !
Je le sais bien. C’est pour cela que je croyais
Donner un bon conseil à ton cœur, inquiet
Et douloureux, qu’il faut soigner comme un malade,
En te montrant ce beau soleil de promenade.
Je suis plus triste encor lorsque je me promène !
Chaque pas que je fais, dirait-on, me ramène
Vers un endroit où se réveille un souvenir,
Et le ciel est trop bleu pour ne pas m’attendrir !…
Et pourtant, je fus presque joyeux, ce matin,
De voir, là, flamboyer tout à coup, le satin,
La soie et le velours de tes tulipes d’ocre
Et de pourpre, qui font les autres fleurs médiocres !
Mes yeux les admiraient, énergiques, tenaces,
Fières d’avoir bravé l’hiver et ses menaces,
L’humidité, les nuits de gel, et, peu à peu,
Superbement ouvert leur calice de feu !
Leur tige était solide et leurs feuilles épaisses ;
Elles n’avaient ni pâleurs tristes, ni mollesses,
Mais une grâce forte et mâle, et l’on voyait
Qu’éclipsant les iris et les premiers œillets
Par la belle santé de leurs couleurs loyales,
Elles se sentaient fleurs maîtresses et royales !
Pendant un bref instant elles m’ont enivré
Comme enivre ce qui est fort, ce qui est vrai,
Et j’eus l’illusion que mes yeux éblouis,
Avaient vu dans ces fleurs l’âme de mon pays !
N’est-ce pas enfantin ?
Non, je ne trouve pas !
Mon pays ! Mais j’espère encor qu’il est là-bas !
Tu sais bien… Mais comment saurais-tu !
Tout ce qui te fait mal, tout ce qui te chagrine
À son écho dans notre cœur et nous alarme,
Et bien sûr, je comprends la raison de tes larmes !
Oh ! la raison !…
Tu l’aimes, et ton cœur lui demeure fidèle,
Et ton devoir te dit qu’il faut le lui défendre,
Et tu souffres, et c’est bien facile à comprendre !
Non…
Ah ! ne crains pas que je cherche à te consoler
Par la compassion de mes soins indiscrets !
Mais, sans tarir tes pleurs ni chasser tes regrets,
— Ce qui te causerait bien du mal au contraire —
Noms voudrions tâcher, un peu, de t’en distraire !
Me distraire de quoi ? D’elle ? De Pomona ?
Il t’a surprise aussi, ce nom qui résonna
Sur mes lèvres ! Je l’ai bien vu ! Pourtant, regarde,
Mes yeux sont secs ; et si ma bouche se hasarde
À prononcer le nom qui vient de l’effleurer,
C’est que j’ai résolu de ne plus en pleurer !
Pourquoi ? Si ton chagrin peut trouver dans les larmes
Quelque soulagement ! Vois-tu, ce qui désarme
Tes parents, désireux de combattre ce mal,
C’est ton renoncement douloureux et total !
S’ils t’entendaient, demain, sans cesser d’être triste,
Leur parler de nouveau comme parle un artiste,
Si, sans cacher tes pleurs cependant, tu voulais
T’asseoir comme autrefois devant ton chevalet,
Cet effort leur ferait un bonheur indicible !
C’est justement cela qui ne m’est plus possible !
Certes, à tout instant j’ai le soudain émoi
De revoir son image entre le monde et moi,
Et sa forme, son teint, la grâce de ses poses,
Je les retrouve aux tons comme aux lignes des choses.
Mais si je sens alors mon cœur irrésolu,
Je crois bien cependant que je ne l’aime plus,
Et que je souffre moins de ne l’avoir suivie,
Que du vide effrayant qu’elle a fait dans ma vie !
Comment ?…
Je me suis figuré quand elle s’en alla
Sans vouloir écouter mon appel éperdu,
Que c’était notre amour seul que j’avais perdu,
Et, frappé de ce coup que j’ai cru meurtrier,
C’est vers son corps qui fut à moi que j’ai crié !
On guérit son amour pourtant ! Je le sais bien !
Mais, trompant votre espoir — et peut-être le mien —
Si je suis demeuré sans courage et sans force
Après l’inattendu de cet affreux divorce,
C’est qu’enfin j’ai compris, comment, abandonné,
J’avais perdu bien plus qu’elle ne m’a donné,
Et que le jour épouvantable de sa fuite,
Elle entraîna dans la nuit d’hiver, à sa suite,
Avec son corps, avec ses yeux, avec ses lèvres,
Tous mes efforts, tout mon courage et tous mes rêves !
Ah ! tu crois ma pensée encore sous son charme,
Tu crois que je l’appelle, et quand tu vois mes larmes,
Tu me dis : « Pleure-la ! Pleure, puisque tu l’aimes ! »
Ce n’est plus elle que je pleure ! C’est moi-même !
Jean, je t’en prie !
De ces choses ! Crois-moi, je fais ce que je peux.
Je blâme chaque jour mon cœur stérile et lâche ;
Je me dis : Ce matin je reprendrai ma tâche,
Mes doigts pourront refaire un effort qu’ils ont pu,
Et je continuerai mon rêve interrompu !
Puis l’heure passe ; en vain je tente d’éprouver
L’enthousiasme ancien qui me faisait rêver
Aux jeux de la lumière, aux caprices des formes ;
En vain je veux rouvrir sur eux mes yeux qui dorment ;
Rien ! Je ne vois plus rien sur la blancheur des toiles !
Ce cœur n’a plus de foi ! Ces yeux n’ont plus d’étoile !
Jean ! Jean !
Nous avons discuté ; elle a ri de mon art
En parlant du tableau que je peignais alors.
Tu t’en souviens ? C’étaient mes tons fades et morts,
Mon sujet mal conçu, mon dessin sans beauté !
Elle a parlé du Bronzino ; j’ai protesté,
Et niant sa critique et ses comparaisons,
J’ai dit qu’elle avait tort ! Mais elle avait raison !
Dieu !
J’avais mis en elle — et ce fut ma folie ! —
Le culte que mon art vouait à l’Italie !
Elle était le vivant souvenir de ma foi ;
Et lorsqu’il m’arriva de douter quelquefois,
J’ai retrouvé ma force et ma ferveur première,
En reposant mes yeux sur ses yeux de lumière !
Son regard rassurait ma pensée hésitante ;
Je songeais : Elle sait la gloire qui me tente,
Son amour m’encourage et m’aide à la vouloir !
Mais elle s’est enfuie aussi loin que la gloire ;
Je suis sûr désormais de ne plus les atteindre.
Et je n’ai plus d’amour, et je ne sais plus peindre !
Ah ! c’est tout doucement qu’il faudrait ranimer
Ton courage ! Il faudrait…
Là-haut, les premiers jours, souviens-toi ! J’ai voulu
M’abrutir de travail, et, sans y penser plus,
La laissant s’éloigner et courir les grand’routes,
Terminer mon dernier tableau, coûte que coûte !
Mais comment dire, hélas ! mes efforts, leur misère,
Mon découragement dans l’atelier désert
Où parfois mon esprit chavirait dans ses rêves ?
Devant moi, je voyais passer, passer sans trêve,
Un cortège inouï d’images immobiles !
Apollon couronné chantait près des sybilles ;
Un damné traversait de sa chute soudaine
L’ample sérénité de l’école d’Athènes ;
Les vierges et les martyrs, les saintes ingénues,
S’unissaient dans l’Olympe à des déesses nues,
Et tandis que vous m’affoliez de vos tumultes,
Héros de tous les temps et dieux de tous les cultes
J’entendais se mêler dans un concert étrange,
Les chants de Raphaël aux cris de Michel-Ange !
Mais jadis, cela fut ta force !
Je suis anéanti par cet art italien
Dont la splendeur m’attire et m’étreint et m’écrase !
Autrefois, tu disais pourtant…
Ah ! ces peintres ! Comme un enfant j’ai cru pouvoir
Les égaler !
Mais ton tableau…
Mon tableau ? Le Festin ! Tous les dieux réunis !
Il est fini ?…
Mais je crois bien qu’il est fini !
Tu vas voir ! Tu vas voir !
Tiens ! Regarde ! Contemple !
Mon Dieu !
J’ai déchiré l’azur de mes mains redoutables !
Regarde ! Le nectar a coulé sur la table,
Et le repas divin se termine en orgie !
Ah ! j’aurai bien peiné cette mythologie !
Mes doigts ont commencé, mes poings ont fait le reste !
Mais le chef-d’œuvre est prêt, car mettant dans mon geste
Ce que j’avais encor de force et de courage,
Par un dernier crachat j’ai signé mon ouvrage !
Jean ! Jean ! Je t’en prie !
Comme un gamin, et tous ces cris sont ridicules !
C’est fini ! Mes pinceaux sont là ! Pleurons sur eux !
Ah ! ce chagrin vaut bien un chagrin d’amoureux,
Je t’assure ! Des mots d’amour, on en retrouve !
Mais un cœur, éprouvant ce que mon cœur éprouve,
Une pensée émue au frisson de la mienne
Et qui rallume en moi la flamme et l’entretienne,
Hélas ! où retrouver cela ?
Il faudrait…
M’a parlé d’un nouveau départ. Je partirai !
Et je promènerai chez eux, de ville en ville,
Mon cœur désabusé de son rêve inutile !
Allons ! ne parlons plus de cela !…
Éblouissant !
Que je m’en suis allé gaîment vers l’Italie !
Ah ! comme la gaîté meurt en mélancolie !
Quel silence ironique après l’appel des Muses !
C’est un joli dessin… Très joli… Ça t’amuse ?
Oui ; c’est mon art à moi ; mon pauvre petit art…
Je l’aime d’exiger seulement mon regard
Pour conduire le jeu de mes mains cadencées,
Et de laisser tout son caprice à ma pensée…
C’est difficile ?
C’est de voir, peu à peu, point par point, mes décors
Les plus majestueux comme les plus subtils,
Naître, mystérieusement, d’un peu de fil…
Il ne faut rien qu’un peu de fil… Mes mains le nouent
Si vite et si gaîment qu’on dirait qu’elles jouent
Du clavecin… Quelques épingles, peu de chose,
Et voici cependant des étoiles, des roses,
Des palmes qui vont l’une à l’autre s’enroulant,
Et ce n’est que du fil, rien qu’un peu de fil blanc…
L’heure passe, mes doigts travaillent, et, tandis
Que légère comme un oiseau du paradis,
La dentelle apparaît, peu à peu, point par point,
L’âme légère aussi, je suis mon rêve, au loin,
Battant de l’aile comme une voile qui cingle…
Il ne faut rien qu’un peu de fil et des épingles…
Et ce rêve ? Où va-t-il ?
À te le dire ! Un rien l’éveille et puis l’entraîne.
Mais il reste, en dépit de ses métamorphoses,
Le rêve d’une enfant qui sait si peu de choses !
Comment ?
Il suffirait que tu me parles ! Je t’écoute ;
Tu me dis ce que l’art commande ; tu essaies
D’accorder mon esprit au vol de ta pensée ;
Je vois tes yeux fixés sur ton but idéal ;
J’entends bien que c’est beau… Mais je comprends si mal !
Mais non !
Était-ce ton accent, la fièvre de ta voix,
L’enthousiasme ardent qu’elle me révélait ?…
Mais quand tu m’as montré ce pays de palais
Où la beauté s’offrait en fleurs épanouies,
Comment n’aurais-je pas été tout éblouie ?
Puisque tu le disais, j’ai cru que c’était là,
Chez ces peintres qu’aucun des nôtres n’égala,
Qu’en t’inspirant de leurs tableaux les plus fameux,
Tu pourrais devenir un grand peintre comme eux !
Mais depuis ton retour je regarde, je pense,
Je tremble de l’effort auquel tu te dépenses,
Le vertige me prend du songe qui t’enivre,
Et je sens ma pensée incapable à te suivre !…
Ah ! ne t’afflige pas d’entendre ces paroles ;
Je ne suis qu’une enfant ! Mais ce grand art m’affole
À présent ! L’Italie apparaît à mes yeux
Comme un jardin rempli de bosquets merveilleux
Qui s’étagent au gré des pentes galonnées,
Mais dont toutes les fleurs seraient empoisonnées !
Non ! L’odeur est divine et ces fleurs ont raison !
Les incapables seuls y trouvent du poison !
Les incapables ?
À livrer ce combat ; j’ai perdu la bataille !
Les vaincus seuls ont tort et c’est tant pis pour eux !
Et c’est juste après tout !… Mais c’est si douloureux,
Quand la réalité, tout à coup, vous convainc
Que le rêve était fou ; que l’effort était vain ;
Qu’ayant un idéal hors d’atteinte pour cible,
On a tiré vers lui des flèches impossibles,
Et qu’après tant d’élans vers les biens qu’on préfère,
On n’en a rien ! Et qu’il n’y a plus rien à faire !
que pour elle-même, à voix basse)
Plus rien à faire ?… Hélas !… Et pourtant, il me semble
Que puisque rien de ces gens-là ne nous ressemble,
Il vaudrait mieux ne pas les imiter… S’ils vont
Par des chemins plus beaux que ceux que nous suivons,
Ce qui fait avant tout leur talent surhumain,
C’est d’aller vers leur but, en suivant leur chemin ;
Ils pleurent leurs tourments comme ils chantent leurs joies,
Et s’ils peignent des dieux si beaux, c’est qu’ils les voient !…
Je songe alors : Pourquoi ne pas faire comme eux ?
Ils aiment leur azur ; aimons nos ciels brumeux ;
Et si notre soleil darde moins de rayons,
Qu’importe ! Peignons-le tel que nous le voyons !
Ah ! ce n’est pas possible à celui qui s’exile ;
Mais cela me paraît si simple, si facile,
Pour l’artiste qui peint dans son pays natal !…
mais continue pourtant.
… Je me trompe bien sûr… Je dis cela bien mal…
Car je divertirais mon esprit et mes yeux
Des combats des titans et des festins des dieux,
Et je rapporterais du voyage de Rome,
L’orgueil d’avoir aimé l’œuvre de ses grands hommes !
Mais au lieu d’imiter leurs tableaux grandioses,
Si je peignais alors, ce serait d’autres choses.
Puisqu’on ne peut livrer son âme tout entière,
Qu’à celles qu’on connaît, qui lui sont familières,
Qu’on a là, dans sa vie, et qui, tant on les aime,
Donnent l’impression d’être un peu de soi-même !
Simples, telles que chaque aurore les éveille,
Elles m’enchanteraient sans fin de leurs merveilles ;
Mes yeux leur souriraient ; toutes en seraient dignes.
Je connaîtrais si bien leurs couleurs et leurs lignes,
Que mon œuvre en serait le beau portrait vivant !
Ah ! l’on n’y verrait pas Jupiter enlevant
Europe, sur la mer, au clair éveil du jour ;
Mais j’y mettrais du moins tant de soin, tant d’amour,
Que devant cet aveu de ma tendresse émue,
On sentirait toute son âme qui remue…
Au doux plaisir de voir mêlant ma rêverie,
Je vais m’asseoir dans la prairie,
Parmi les fleurs et l’herbe grasse ;
Je place là mon chevalet,
Devant le tableau qui me plaît
Par sa grandeur ou par sa grâce.
Je regarde attentivement
Les champs de seigle et de froment,
Les saules gris, les ormes verts,
Le ciel, les plantes et les bêtes,
Et tout ce que mes yeux reflètent
Depuis que Dieu les a ouverts.
Puis, je peins, doucement ravie,
Comme si je peignais ma vie
Au milieu du bel horizon,
Car je mêle à l’œuvre ainsi faite,
L’émotion la plus secrète
De mon bonheur à la maison…
Oui, je songe à celui qui choisirait pour tâche
De nous faire éprouver la beauté qui s’attache
Aux décors de chez nous, reflétés fervemment
Par le miroir pensif de ses beaux yeux flamands !
S’il peignait, librement dans sa sollicitude,
Ce monde dont notre âme a la douce habitude,
Quand il nous l’offrirait dans son œuvre achevée,
Belle d’être réelle et non d’être rêvée,
Peux-tu croire qu’un seul parmi ceux qui l’entourent,
Ne lui sourirait pas d’un sourire d’amour ?
Ayant touché nos cœurs, exalté nos esprits,
Penses-tu qu’il vivrait solitaire, incompris ?
Que personne, aux instants où sa force est rebelle,
Ne lui dirait : J’ai foi dans ton œuvre ; elle est belle !
Et que pour reposer son front découragé,
Il devrait s’endormir contre un cœur étranger ?
Ah ! regarde ! Aussi beau qu’un tableau de légende
Ou d’histoire, ce vaste horizon de Hollande,
Avec son fleuve lent, ses moulins dans les branches,
Et leurs ailes en croix sur le ciel du dimanche !
Regarde le canal où se mire en tremblant
Le voyage éternel des beaux nuages blancs !
Ô ! décor de sa vie, embrasé de soleil,
Soyez son bel exemple après son bon conseil !
Dites-lui que l’on peut faire une œuvre immortelle
En aimant son pays, en lui restant fidèle,
En mettant sur sa toile avec votre lumière,
La bonne intimité des choses coutumières,
La ville, le jardin, la maison des parents,
La vieille chambre où rôde un parfum pénétrant,
Fait d’ordre, de bien-être et de fleurs invisibles…
Et, près de la fenêtre où son profil, paisible,
Baigné par la clarté du jour à son déclin,
Se penche doucement sous sa coiffe de lin,
Celle dont le cœur clair et simple me révèle
Un monde palpitant d’une beauté nouvelle !
Ah ! Kaatje… dis-tu vrai… Me montres-tu ma voie ?…
Mais pour m’avoir donné, tout à coup, tant de joie,
Pour avoir deviné mon cœur mieux que moi-même…
Kaatje… tu m’aimes donc un peu ?
Ah ! si je t’aime !…
Ô mon bonheur ! Mon art ! Vous ai-je retrouvés ?
Ah ! petite, bonne petite !…
avec un sourire de bonheur)