Aller au contenu

Kalevala/trad. Léouzon le Duc (1867)/14

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Léouzon le Duc.
A. Lacroix, Verboeckhoven & Cie (p. 113-121).

QUATORZIÈME RUNO.

sommaire.
Le joyeux Lemmikäinen, après une suite d’invocations et de conjurations, et grâce au concours des dieux et des déesses des bois, réussit à prendre l’élan de Hiisi et à l’amener dans Pohjola. — Louhi lui impose alors de mettre un mors au coursier flamboyant de Hisi. — Lemmikäinen satisfait à cette seconde épreuve, et demande de nouveau la main de la jeune fille. — Louhi met à son consentement une troisième et dernière condition, savoir : de tuer le cygne du fleuve noir de Tuoni. — Lemmikäinen se dirige vers ce fleuve, armé de son arc. — Mais le vieux berger de Pohja épie son arrivée, le tue au moyen d’un serpent évoqué par lui, puis le précipite dans le fleuve de Tuoni. — Là, le fils de la Mort met le corps de Lemmikäinen en pièces.

Le joyeux Lemmikäinen pense et médite profondément ; il se demande où il doit aller, quelles traces de suksi il doit suivre ; s’il renoncera aux élans de Hiisi, pour regagner sa demeure, ou s’il tentera encore l’entreprise, et s’il cherchera à se concilier la mère de la forêt, à charmer les belles jeunes filles des bois.

Et il prend la parole et il dit : « Ô Ukko, Dieu suprême entre tous les dieux, Ukko, père céleste, fais-moi, maintenant, des suksi bien droits, des suksi légers et flexibles, afin, qu’avec eux, je m’élance à travers les plaines et les marais, les champs de Hiisi, les vastes landes de Pohja, jusqu’aux lieux que fréquente l’élan de Hiisi, jusqu’aux sentiers où bondit le renne infernal.

« Oui, seul d’entre les hommes, seul d’entre les héros je veux aller chasser, je veux aller travailler en plein air, le long des chemins de Tapiola[1], à travers les demeures de Tapio[2]. Salut à vous, montagnes, salut à vous, rochers aux pics sublimes, salut à vous, sauvages forêts de sapins, salut à vous, peupliers au tremblant feuillage, salut à celui qui vous salue !

« Croissez, arbres des forêts, engraissez-vous, ô vastes plaines ! Et toi, éternel Tapio, sois-moi propice ! Conduis le héros dans un bois, conduis-le au sommet d’une colline, où il puisse chasser le gibier, où il puisse faire un riche butin !

« Ô Nyyrikki, fils de Tapio, noble héros au casque rouge, grave des signes sur les arbres et sur les rochers, afin que je me retrouve au milieu de ces routes inconnues, lorsque je poursuivrai ma proie, que je lancerai le précieux gibier !

« Ô Mielikki[3], mère de la forêt, gracieuse vieille, charmant visage, envoie ton or, envoie ton argent[4] au devant du héros qui les poursuit, du héros qui te supplie !

« Prends les clefs d’or de l’anneau suspendu à ta ceinture[5], et ouvre l’aitta de Tapio, la citadelle de la forêt, pendant le jour qui éclaire ma prière, le temps où je cours après la proie !

« Et si tu ne veux point te charger toi-même de ce soin, envoie à ta place quelqu’une de tes filles, quelqu’une de tes servantes, envoie celles qui sont faites pour obéir à tes ordres ! Tu ne serais point une véritable maîtresse de maison, si tu n’avais à tes gages cent filles, mille servantes, pour paître tes troupeaux, pour prendre soin de tout ton gibier !

« Ô petite fille des bois, bouche de miel, vierge de Tapio, joue de ta douce flûte à l’oreille de la mère des forêts, de manière à ce qu’elle l’entende tout de suite et qu’elle se lève de son lit de repos. Car voilà qu’elle se montre encore insensible, qu’elle ne se réveille même pas, bien que je la prie avec ferveur, que je l’invoque avec ma langue d’or ! »

Alors, le joyeux Lemmikäinen reprit sa course impétueuse ; il traversa, sans rencontrer le moindre gibier, les marais et les plaines, les grands déserts, les noires montagnes de Jumala, les régions charbonneuses de Hiisi.

Il marcha un jour, il marcha deux jours, il marcha trois jours. Alors, il se trouva au sommet d’une haute colline, sur une pierre géante ; et de là il tourna ses regards vers le nord-ouest et vers le nord ; et bientôt il vit briller au loin, derrière les vastes marais de Pohja, au milieu d’un bois couronné de montagnes, les demeures de Tapio, les portes d’or du roi des forêts.

Le joyeux Lemmikäinen se dirigea aussitôt de ce côté, et dès qu’il fut arrivé, il regarda à travers la septième fenêtre, dans l’intérieur de la maison de Tapio. Là, se trouvaient les donneuses de gibier, là les gardiennes des bois passaient leur temps ; elles étaient couvertes de vêtements communs, de haillons sordides[6].

Le joyeux Lemmikäinen dit : « Pourquoi donc, ô mère des bois, pourquoi te couvres-tu de ces vêtements communs, de ces haillons sordides ; pourquoi as-tu le visage si noir, la poitrine si repoussante, tout le corps si laid à voir ?

« Naguère, lorsque je parcourus la forêt, j’y trouvai trois châteaux : un château de bois, un château d’os et un château de pierre ; et chacun de ces châteaux avait six fenêtres d’or. Je me hissai contre le mur et regardai à travers ces fenêtres. Le père et la mère de Tapiola, Tellervo, leur jeune et gracieuse fille, tous les habitants de leur maison étaient revêtus d’habits d’or, de parures d’argent ; la mère bien-aimée des bois avait, en outre, au bras, un bracelet d’or ; aux doigts, des anneaux d’or ; sur la tête, une couronne d’or ; dans les cheveux, des tresses d’or ; aux oreilles, des pendants d’or ; au cou, un collier de belles perles.

« Ô bienveillante mère des bois, ô mère de Metsola[7], douce comme le miel, laisse là tes souliers de paille, tes chaussures d’écorce de bouleau ; quitte tes haillons sordides, ta chemise de tous les jours, et revêts les habits du bonheur, la chemise de la générosité, tandis que je reste dans la forêt à courir apres la proie ! Il m’est pénible, il m’est dur de demeurer ainsi toujours les mains vides, de ne pas recevoir de toi le moindre présent. Oui, triste est le soir que ne visite point la joie, long le jour qui n’apporte aucun butin[8].

« Ô vieillard des bois, à la barbe sombre, au bonnet de sapin, au manteau de mousse, couvre, maintenant, les forêts de tissus de lin, les champs arides de drap, les érables de vadmel, les aulnes de vêtements d’amour ; revêts les pins d’argent, les sapins d’or ; entoure-les d’une ceinture de cuivre, d’une ceinture d’argent ; orne les bouleaux de fleurs d’or ; suspends autour des troncs d’arbres des franges d’or ; traite-les tous comme tu les traitais jadis ! Aux meilleurs temps de ta vie, les branches des sapins brillaient comme la lune ; les cimes des pins resplendissaient comme le soleil ; les arbres distillaient des parfums doux comme le miel ; les bruyères bleues exhalaient de suaves odeurs ; les lisières des forêts sentaient la bière ; les bords des marais le beurre fondu[9].

« Ô Tuulikki, vierge des bois, noble enfant de Tapio, pousse le gibier, du fond de ses retraites, vers les libres espaces des forêts défrichées par le feu ! S’il hésite à sortir, s’il ne s’avance que lourdement, hâte sa course avec une verge flexible, avec une branche de bouleau, et fais qu’il arrive sur le sentier de celui qui le cherche, sur la route du chasseur qui le poursuit perpétuellement !

« Et quand il sera sur ce sentier, quand il sera arrivé sur cette route, étends tes larges mains de chaque côté pour l’empêcher de s’échapper. S’il s’échappe, saisis-le par les oreilles, saisis-le par les cornes et ramène-le !

« Si une branche de sapin te barre le chemin, écarte-la ; si c’est un tronc d’arbre, fends-le par le milieu ; si c’est une haie, renverse-la.

« Si tu rencontres un fleuve ou une rivière, jettes-y un pont de soie, un pont de drap rouge ; jette ce pont sur les détroits et sur les golfes, sur les vastes plaines de la mer, sur le torrent mugissant de Pohja, sur les vagues sauvages de la cataracte !

« Ô maître, ô souveraine de Tapio, écoutez ma voix ! Vieillard de la forêt, à la barbe sombre, roi splendide de Metsola, et toi, Mimmerki, mère des bois, donneuse bienfaisante de la forêt, reine de Tapiola au voile bleu, reine des marais aux bas rouges, venez maintenant échanger avec moi l’or et l’argent ! Mon or est aussi ancien que la lune, mon argent est de l’âge du soleil ; ils ont été vaillamment conquis dans les combats. Ils s’useront dans ma bourse ; ils se terniront dans mon sac, si je ne rencontre personne qui veuille les échanger avec moi[10]. »

Et le joyeux Lemmikäinen s’avança lentement sur ses suksi, jusqu’au détour d’un petit bois. Là, il chanta trois fois, et il charma la mère de la forêt, il fléchit le seigneur de Metsola, il captiva toutes les jeunes filles, toutes les vierges de Tapio.

Et tous se précipitèrent pour chasser l’élan de Hiisi de sa retraite et le pousser sur les pas du héros.

Le joyeux Lemmikäinen jeta son lacet autour du cou du bel animal ; en sorte qu’il lui fut impossible de ruer, tandis qu’il lui passait la main sur le dos.

Et le joyeux Lemmikäinen dit : « Ô roi des bois, seigneur de la terre, beaux habitants des plaines ; et toi, Mielikki, mère de la forêt, gracieuse protectrice de Metsola, venez, maintenant, recevoir mon or, venez choisir mon meilleur argent ! Étends, ô femme, ton tissu de lin, ta belle nappe par terre, sous l’or qui brille, sous l’argent qui resplendit, afin qu’ils ne tombent point dans la poussière, qu’ils ne se perdent point dans les ordures[11]. »

Puis, Lemmikäinen reprit le chemin de Pohjola, et, en y arrivant, il dit : « J’ai enchaîné l’élan de Hiisi, au delà des champs de Hiisi ; vieille, donne-moi ta fille, donne-moi la jeune fiancée ! »

Louhi, la mère de Pohjola, dit : « Je ne te donnerai ma fille, je ne te donnerai la jeune fiancée, que lorsque tu auras bridé l’élan de Hiisi, que tu lui auras mis un mors à la bouche. »

Alors, le joyeux Lemmikäinen prit un mors d’or, un licou d’argent, et s’élança, de nouveau, à la recherche de l’élan, du jeune élan de Hiisi.

Il avance rapide sur ses pieds légers ; il franchit les plaines verdoyantes, les champs sacrés, écoutant les pas du poulain âgé d’un an, épiant le coursier infernal. Il porte les rênes suspendues à sa ceinture, il porte le mors sur son épaule.

Un jour, deux jours s’écoulèrent ; le troisième jour Lemmikäinen atteignit une haute montagne, il grimpa au sommet d’une pierre. De là, il tourna ses regards vers l’orient, sa tête vers le soleil ; et il aperçut l’élan de Hiisi sur un champ de sable, le jeune poulain d’un an, au milieu d’un bois de sapins. La flamme jaillissait de sa queue, la fumée s’échappait de sa crinière.

Lemmikäinen dit : « Ô Ukko, Dieu suprême entre les dieux, souverain modérateur des nuages, ouvre dans toute son étendue la voûte du ciel, brise toutes les portes de l’air, fais pleuvoir une grêle dure comme le fer, verse des glaçons aigus comme l’acier sur la croupe du bel étalon, sur les flancs du coursier de Hiisi ! »

Ukko, le grand créateur, le Jumala qui réside au-dessus des nuages, brisa la voûte de l’air, il la déchira en deux parties, puis il fit pleuvoir de la neige, il fit pleuvoir de la glace, il versa des grêlons durs comme du fer, plus petits qu’une tête de cheval, plus gros qu’une tête d’homme, sur la croupe du bel étalon, sur les flancs du coursier de Hiisi.

Alors, le joyeux Lemmikäinen s’avança pour voir, pour regarder de plus près le coursier de Hiisi, et il dit : « Ô noble étalon de Hiitola[12], ô poulain de la montagne, aux naseaux écumants, ouvre ta bouche d’or à ce mors d’or, plie ta tête d’argent sous ce licou d’argent. Je ne te ferai aucun mal, je ne te mènerai pas trop durement. Je n’entreprendrai qu’un petit, un tout petit voyage. J’irai seulement aux demeures de la sombre Pohjola, à la maison de l’austère belle-mère. Si je te donne quelques coups de fouet, mon fouet sera fait d’une lanière de drap, d’une corde de soie. »

Le coursier de Hiisi, à la robe fauve, le poulain de Hiisi, aux naseaux écumants, ouvrit sa bouche d’or au mors d’or, plia sa tête d’argent sous le licou d’argent ; et le joyeux Lemmikäinen les consolida fortement, et s’élança sur le dos du superbe animal.

Puis, il fit claquer son fouet, et partit avec fracas pour son petit voyage. Il franchit la haute montagne, tourna au nord les cimes de neige, et arriva aux demeures de la sombre Pohjola, à la maison de l’austère belle-mère. Là, il dit : « J’ai mis le mors au grand coursier, j’ai bridé le poulain de Hiisi, au milieu de la plaine verdoyante, du champ sacré ; j’ai captivé aussi l’élan de Hiisi par delà les champs de Hiisi. Ô vieille, donne-moi ta fille, donne-moi la jeune fiancée ! »

Louhi, la mère de famille de Pohjola, dit : « Je ne te donnerai ma fille, je ne te donnerai la jeune fiancée que lorsque tu auras tué d’un seul coup, d’une seule flèche, le cygne du torrent sauvage, le bel oiseau du fleuve de Tuoni[13], aux ondes noires. »

Le joyeux Lemmikäinen, le beau Kaukomieli, se rendit à l’endroit où nageait le cygne, où le long cou prenait ses ébats, près du fleuve de Tuoni, aux ondes noires, des abîmes profonds de Manala[14].

Il s’avançait d’un pas ferme, l’arc rapide suspendu à son épaule, le carquois plein de flèches suspendu sur son dos.

Le berger, au chapeau humide, le vieil aveugle de Pohja, se tenait sur les bords du fleuve de Tuoni, près du tourbillon du fleuve sacré, regardant autour de lui, et épiant l’arrivée de Lemmikäinen.

Bientôt, il le vit approcher. Alors, il tira du fond des eaux un serpent monstrueux, et il l’envoya à travers le cœur du héros, le foie de Lemmikäinen, de manière à ce qu’il le transperçât de l’aisselle gauche à l’épaule droite.

Le joyeux Lemmikäinen se sentit mortellement atteint, et il dit : « Malheur à moi d’avoir oublié de demander à ma mère, à celle qui m’a porté dans son sein, deux paroles, trois paroles, même, si le péril devenait trop grand[15]. Comment exister, comment vivre au milieu de ces mauvais jours ? J’ignore les perfides exploits du serpent, les morsures fatales de la bête venimeuse[16].

« Ô ma mère, ô toi qui m’as porté dans ton sein, qui m’as nourri avec tant de tendresse, si tu savais, si tu apprenais où se trouve maintenant ton malheureux fils, tu accourrais certainement à son aide, tu viendrais l’arracher à la mort, l’empêcher lui, si jeune encore, de succomber dans ce funeste voyage ! »

Le berger, au chapeau mouillé, le vieil aveugle de Pohja, précipita Lemmikäinen, enfonça le fils de Kaleva dans les abîmes du fleuve de Tuoni, aux ondes noires, dans le tourbillon le plus meurtrier de la cataracte ; et le joyeux Lemmikäinen y roula bruyamment, au milieu des flots d’écume, jusqu’aux plus intimes profondeurs. Alors, le fils sanglant de Tuoni frappa le héros de son glaive, de sa pointe acérée, de sa lame fulgurante, et il partagea son corps en cinq, en huit morceaux, et il les dispersa à travers les ondes funèbres de Manala, et il dit : « Va, flotte, maintenant, à tout jamais sur ces ondes avec ton arc, avec tes flèches, et tire, si tu peux, les cygnes du fleuve, les oiseaux qui fréquentent ses rives. »

Ainsi finit le joyeux Lemmikäinen, ainsi se termina la carrière du téméraire prétendant, dans le fleuve noir de Tuoni, dans les sombres abîmes de Manala.

  1. Habitation de Tapio.
  2. Dieu des bois.
  3. Femme de Tapio.
  4. Par l’or et l’argent de Mielikki, il faut entendre les animaux des bois, le gibier.
  5. Il était d’usage chez les anciens Finnois, comme chez les anciens Scandinaves et d’autres peuples, que la maîtresse de maison portât toutes les clefs du ménage suspendues dans un anneau à la ceinture.
  6. Manière d’exprimer l’absence de gibier. Aux yeux d’un chasseur comme Lemmikäinen, un bois sans gibier est un bois sans parure. Quand, au contraire, le gibier y abonde, il lui apparaît éclatant d’or et d’argent. Tel est le sens de toutes les expressions figurées de cette partie de la runo.
  7. Personnification de la forêt : on l’appelle douce comme le miel ou riche de miel, parce qu’elle prend soin du miel qui abonde dans les forêts, dont il est, suivant le langage des runot, la bière par excellence.
  8. Proverbe finnois.
  9. Toutes ces expressions, si capricieusement figurées, se rapportent toujours au gibier.
  10. Il était d’usage chez les anciens Finnois d’offrir de l’or et de l’argent aux divinités des bois, pour en obtenir en échange une grande abondance de gibier. Dans ce long discours de Lemmikäinen, il s’agit encore d’une formule magique dont les chasseurs font usage pour se rendre favorables les dieux et les déesses qui président aux bois et, par conséquent, à la chasse. On l’appelle Discours du chasseur (Metsämiehen lukuja).
  11. Après une chasse heureuse, ces paroles accompagnent toujours les offres d’or et d’argent faites aux divinités des bois. Ce sont les paroles du sacrifice Uhri-Sanat.
  12. Demeure de Hiisi.
  13. Dieu de la Mort, souverain des sombres abîmes.
  14. Voir Quatrième Runo, note 15.
  15. Il s’agit ici des formules magiques au moyen desquelles Lemmikäinen se serait soustrait à l’attaque du serpent. Le serpent joue, dans la magie finnoise, un très-grand rôle.
  16. C’est-à-dire j’ignore les paroles magiques propres à conjurer les perfides exploits du serpent.