Kant - Fragments (trad. Tissot 1865)/Quels sont les progrès réels de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf ? - 1804

La bibliothèque libre.


Traduction par Joseph Tissot.
Librairie philosophique de Ladrange (p. 311-429).




SUR LA QUESTION


PROPOSÉE PAR L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE BERLIN


pour l’année 1791 :


QUELS SONT


LES PROGRÈS RÉELS


DE LA


MÉTAPHYSIQUE


EN ALLEMAGNE


DEPUIS LEIBNIZ ET WOLF


PUBLIÉ


PAR LE DOCTEUR FRÉD.-THÉOD, RINK


________________


1804









L’occasion de cet écrit est dans l’anniversaire dont je puis par conséquent me dispenser de parler longuement. La question dont il s’agit ici, fit, comme de raison, quelque bruit, dès qu’elle fut mise au concours. Trois hommes de mérite, Messieurs Schwab, Reinhold et Abicht, se partagèrent le prix, et leurs mémoires sur ce sujet sont entre les mains du public, depuis 1796. Comme chacun d’eux suit généralement dans cet examen une marche qui lui est propre, Kant s’en est également frayé une à lui, et même la plus originale, la seule toutefois qui fasse pressentir que s’il eût dû prendre cette question pour objet de sa réponse, il l’eût choisie.

Il existe trois manuscrits de ce mémoire, mais aucun, chose regrettable, n’est complet. J’ai dû prendre dans l’un la première moitié de cet écrit jusqu’à la fin de la première période (stadium) ; un autre m’a donné la dernière moitié, depuis le commencement de la deuxième période jusqu’à la fin du mémoire. Chacun de ces manuscrits contenant un autre travail de la matière donnée, et même avec de légères divergences, on ne peut manquer d’apercevoir ici et là un certain défaut d’unité et d’ensemble dans le traité ; mais il était impossible de l’éviter dans la situation. La troisième copie est à certains égards la plus complète, mais elle ne contient que le commencement du tout. Pour que l’inconvénient signalé ne fût pas encore aggravé par une fusion violente de plusieurs rédactions, je n’avais qu’à faire entrer le contenu de cette troisme copie dans un supplément (Bellage) ou à le supprimer tout entier. Le dernier parti m’a semblé une façon d’agir trop arbitraire, trop contraire à l’attente de tous les amis de la philosophie critique. Je me suis donc décidé pour le premier. Le supplément contient encore quelques remarques de liant qui se trouvent en marge des manuscrits, et le commencement de la deuxième période, tiré de ce que j’appelle le premier manuscrit.

Cependant, même dans ce que contiennent les deux manuscrits indiqués d’abord, il y a quelques lacunes que Kant avait bien pu combler, comme il le pratiquait bien souvent, par l’addition de fragments, mais qui auront été perdus : je les ai indiqués en quelques endroits par des étoiles.

Voilà tout ce que j’avais à dire de la mise en ordre de ces papiers, pour faire connaître le véritable état des choses à celui qui voudra apprécier la valeur de cet écrit. Je n’ai pas besoin de le recommander ou de mettre en lumière ce qu’il a de bon, même sous sa forme défectueuse. Mais Kant a terminé le grand rôle de sa vie, comme je l’apprends à l’instant même. Il faut attendre que l’opposition soulevée fort innocemment ici ou là par la supériorité de son esprit soit assoupie, et qu’une impartialité plus entière daigne apprécier les services essentiels qu’il a rendus à la science.



Pour l’anniversaire de 1804.




RINK.
















L’Académie des sciences demande qu’on fasse connaître les progrès d’une partie de la philosophie, dans une partie de l’Europe savante, et pour une partie du siècle présent.

Le problème semble d’une solution facile, car ce n’est qu’une affaire d’histoire. Et de même que les progrès de l’astronomie et de la chimie, comme sciences empiriques, ont déjà trouvé leurs historiens, et que les progrès de l’analyse mathématique ou de la mécanique pure qui ont eu lieu dans le même pays et dans le même temps ne tarderont pas non plus, si l’on veut, à trouver les leurs ; il semble qu’il n’y a pas plus de difficulté pour la science dont il s’agit ici.

Mais cette science est la métaphysique, ce qui change tout à fait la situation. C’est une mer sans rivages, où le progrès ne laisse aucune trace, et dont l’horizon n’a pas de terme sensible à l’aide duquel on puisse déterminer l’étendue du chemin qu’on a fait pour en approcher. — Par rapport à cette science, qui n’a presque jamais été qu’en Idée, la question proposée est très difficile ; c’est presque à douter de la possibilité de la solution. Et, dût-on réussir, la difficulté se trouverait encore accrue par la condition prescrite de mettre sous les yeux les progrès de cette science, dans un discours de peu d’étendue. En effet, par son essence et par son but, la métaphysique est un tout complet ; on ne peut donc parler de rien partiellement, ou il faut parler de tout ce qui se rapporte à sa fin suprême. Il n’en est pas d’elle comme, par exemple, des mathématiques ou des sciences physiques qui progressent toujours sans s’arrêter. Essayons cependant.

La première et nécessaire question est bien : Ce qu’ont proprement de commun la raison et la métaphysique ? quelle fin la raison se propose dans son travail ? Car c’est la grande fin, peut-être la plus grande, la seule même que la raison puisse se proposer dans sa spéculation, parce que tous les hommes y prennent plus ou moins de part ; et l’on ne comprend pas pourquoi, malgré l’inutilité toujours visible de leurs efforts dans ce champ, il était néanmoins inutile de leur crier : Ne cesserez-vous pas enfin de rouler toujours cette pierre de Sisyphe, si l’intérêt qu’y prend la raison n’était pas le plus profond qui puisse être.

Cette fin, qui est l’objet de toute la métaphysique, est facile à découvrir, et peut à cet égard servir à en donner une définition : « La métaphysique est la science qui apprend à passer de la connaissance du sensible à celle du sursensible au moyen de la raison. » Par sensible nous n’entendons pas simplement ce dont la représentation est considérée par rapport aux sens, mais encore ce qui est envisagé par rapport à l’entendement, pourvu que ses notions pures soient conçues dans leur application à des objets des sens ; par conséquent en vue d’une expérience possible. Le non sensible, par exemple la notion de cause, qui a son siège et son origine dans l’entendement, mais qui concerne cependant la connaissance d’un objet par ce moyen, ne peut encore être convenablement rapporté au champ du sensible, c’est-à-dire aux objets des sens.

L’ontologie est la science (comme partie de la métaphysique) qui constitue un système de toutes les notions intellectuelles et de tous les principes, mais en tant seulement qu’ils se rapportent à des objets qui peuvent tomber sous les sens, et par conséquent prouvés par, l’expérience. Elle ne concerne pas le sursensible, qui est cependant la fin suprême de la métaphysique ; elle n’appartient par conséquent à la métaphysique qu’à titre de propédeutique, comme sa galerie ou son vestibule, et prend le nom de philosophie transcendantale, parce qu’elle renferme les conditions et les premiers éléments de toute connaissance a priori.

Elle n’a pas fait de grands progrès depuis Aristote, Car elle est, de même qu’une grammaire est la résolution d’une forme de langage en ses règles élémentaires, ou comme la logique est une décomposition de la forme de la pensée, une analyse de la connaissance en des notions qui se trouvent a priori dans l’entendement, et qui ont leur usage dans l’expérience. — C’est un système qu’on peut bien se dispenser d’élever péniblement, si l’on n’a en vue que les règles du légitime usage de ces notions et de ces principes dans l’intérêt d’une connaissance expérimentale, parce que l’expérience confirme ou rectifie toujours cet usage ; ce qui n’a pas lieu, si l’on se propose de passer du sensible au sursensible. Ce dessein ne peut s’accomplir qu’en approfondissant avec soin et détail la portée de l’entendement et de ses principes, afin de savoir d’où la raison peut hasarder sa marche, avec quelle baguette magique elle peut tenter le passage des objets de l’expérience à ceux qui ne le sont pas.

Le célèbre Wolf a donc rendu un service incontestable à l’ontologie, par la clarté et la précision de son analyse de cette faculté, mais il n’en a pas étendu la connaissance, parce que la matière était épuisée.

Mais la définition ci-dessus, qui indique seulement ce qu’on veut dire par le mot métaphysique, et non ce qu’il y a à faire en métaphysique, ne la distinguerait des autres sciences que comme une instruction pour la philosophie, dans le sens propre du mot, c’est-à-dire pour la théorie de la sagesse, et donnerait à l’usage pratique absolument nécessaire de la raison ses principes ; ce qui n’a qu’un rapport indirect à la métaphysique, par laquelle on entend une science scolastique et un système de certaines connaissances théoriques a priori, qu’on se donne immédiatement pour objet. La définition de la métaphysique d’après la notion scolastique sera donc : La métaphysique est le système de tous les principes de la connaissance rationnelle purement théoriques par notions ; ou plus brièvement : C’est le système de la philosophie théorique pure.

Elle ne contient donc pas de doctrines pratiques de la raison pure, mais seulement les doctrines théoriques qui servent de fondement à leur possibilité. Elle ne contient pas de propositions mathématiques, c’est-à-dire des propositions qui produisent une connaissance rationnelle par la construction des notions, mais bien les principes de la possibilité d’une mathématique en général. Mais dans cette définition, on entend par raison, seulement la faculté de la connaissance a priori, c’est-à-dire de la connaissance qui n’est pas empirique.

Pour avoir un moyen d’apprécier ce qui s’est fait dernièrement en métaphysique, il faut comparer ce qui avait été fait auparavant, et les deux choses avec ce qui aurait dû être fait dans ce genre. Mais nous pourrons compter le retour réfléchi, délibéré, aux maximes de la manière de penser, comme un progrès négatif, parce que, n’y eût-il là qu’une extirpation d’une erreur dont les conséquences vont loin, il aurait cependant quelque avantage pour la métaphysique. C’est ainsi qu’on félicite celui qui s’étant écarté du droit chemin, revient à l’endroit d’où il était parti, pour prendre sa boussole, de ce que du moins il n’a pas continué à suivre une mauvaise route, et qu’il n’est pas resté sur place, mais est revenu à son point de départ pour s’orienter. Les premiers et plus anciens pas dans la métaphysique n’ont pas eu le caractère d’essais quelque peu réfléchis ; ils ont été faits au contraire avec une entière assurance, sans qu’on eût fait préalablement des recherches soigneuses sur la possibilité de la connaissance a priori. Quelle a été la cause de cette confiance de la raison en elle-même ? Le succès présumé. Car en mathématiques la raison parvient à connaître a priori la propriété des choses, bien au delà de ce que les philosophes peuvent attendre ; pourquoi n’en devait-il pas être de même en philosophie ? Les métaphysiciens n’ont pas eu la pensée de faire un problème important de cette différence capitale par rapport à la connaissance a priori, que les mathématiques opèrent sur le terrain du sensible, où la raison même peut construire des notions, c’est-à-dire les exposer en intuition a priori, et connaître ainsi a priori les objets, tandis que la philosophie entreprend d’étendre la connaissance de la raison par de simples notions, où l’on ne peut pas, comme là, se représenter son objet, mais qui flottent pour ainsi dire dans l’espace. L’accord de ces jugements et de ces principes avec l’expérience, prouve suffisamment l’extension de la connaissance a priori, en dehors même des mathématiques, par de simples notions.

Quoique le sursensible, qui est cependant la fin suprême de la raison en métaphysique, n’ait proprement pas de fonds, les métaphysiciens tout consolés se sont cependant mis en campagne, sur la foi de leurs principes ontologiques, qui sont bien d’origine a priori, c’est vrai, mais qui ne valent que pour des objets de l’expérience ; et si l’acquisition présumée de connaissances infinies sur cette voie ne pouvait être confirmée par aucune expérience, parce qu’elle concerne le sursensible, elle ne pouvait pas non plus en être infirmée ; seulement on a dû faire attention de ne point se contredire dans ses jugements, ce qui peut très bien arriver, quoique ces jugements, et les notions qui s’y trouvent soumises, puissent être, du reste, absolument vides.

Cette marche des dogmatiques antérieurs à Platon et à Aristote, et qui comprend même l’époque d’un Leibniz et d’un Wolf, quoique pas bonne, est cependant la plus naturelle d’après le but de la raison et la persuasion illusoire que tout ce qu’entreprend la raison d’après l’analogie d’un procédé qui lui a réussi, doit lui succéder également.

Le second pas de la métaphysique, presque aussi ancien que l’autre, a été, au contraire, un pas en arrière, qui eût été sage et avantageux à la métaphysique, s’il n’eût pas dépassé le point de départ, mais non pas pour y rester avec la résolution de ne tenter aucun progrès à l’avenir, mais plutôt afin de se remettre en marche en prenant une autre direction.

Ce pas rétrograde, négation de tous projets ultérieurs, avait sa raison dans l’insuccès complet de toutes les tentatives faites en métaphysique. Mais à quoi pouvait-on reconnaître cet insuccès et ce qu’il y avait de malheureux dans ses grands projets ? Serait-ce que l’expérience les contredisait ? Point du tout ; car ce que dit l’expérience comme extension a priori de sa connaissance des objets d’une expérience possible, en mathématiques comme en ontologie, ce sont des pas réels qui conduisent en avant, et qui font gagner du terrain à coup sûr. Non, ce sont de prétendues conquêtes entreprises dans le champ du sursensible, où il s’agit de la totalité absolue de la nature, qui n’est l’objet d’aucun sens, comme aussi de Dieu, de la liberté et de l’immortalité, principalement les trois derniers objets auxquels la raison attache un intérêt pratique, à l’égard desquels cependant toutes les tentatives d’extension restent impuissantes. Ce qu’on n’attribue sans doute pas à ce qu’une connaissance du sursensible plus profonde, comme métaphysique supérieure, enseigne peut-être le contraire de ces opinions, car nous ne pouvons comparer avec ce sursensible cette connaissance, parce qu’elle nous échappe dans son immensité (als ùberschwœnglich) ; mais c’est parce qu’il y a dans notre raison des principes qui opposent à une proposition extensive sur ces objets une autre proposition en apparence aussi fondamentale, et qu’ainsi la raison détruit elle-même ses tentatives.

Cette marche des sceptiques est naturellement quelque chose d’origine postérieure, mais cependant assez ancienne, et qui se rencontrera toujours dans de très bons esprits, quoiqu’un autre intérêt que celui de la raison pure force un grand nombre d’hommes à dissimuler en cela l’impuissance de la raison. On ne peut raisonnablement considérer comme une opinion sérieuse celle qui étend la doctrine du doute jusqu’aux principes de la connaissance du sensible, et à l’expérience même. Elle peut avoir eu lieu à quelque âge de la philosophie ; mais elle a été peut-être une sommation faite aux dogmatiques de prouver ces principes a priori sur lesquels même repose la possibilité de l’expérience ; et comme ils ne l’ont pas pu, l’expérience aussi leur aura été présentée comme douteuse.

Le troisième pas, le plus récent que la métaphysique ait fait, et qui doit décider de son sort, est la Critique de la raison pure même, par rapport à sa faculté d’étendre la connaissance humaine en général, à l’égard du sensible ou du sursensible. Si la Critique a tenu sa promesse, à savoir de déterminer la circonscription, la matière et les limites de cette faculté, si elle l’a fait en Allemagne, et même depuis Leibniz et Wolf, le problème de l’Académie des sciences serait résolu.

La philosophie avait donc à parcourir en métaphysique trois périodes : la première était celle du dogmatisme ; la seconde, celle du scepticisme ; la troisième, celle du Criticisme de la raison pure.

Cet ordre chronologique a sa raison dans la nature de l’intelligence humaine. Durant les deux premières périodes, l’état de la métaphysique peut chanceler pendant des siècles, passant d’une confiance illimitée de la raison en elle-même à une défiance sans bornes, et, à l’inverse, d’une défiance excessive à une confiance démesurée. Mais, par une critique de sa faculté même, la raison serait dans un état constant par rapport non seulement à l’externe, mais encore à l’interne, sans avoir besoin d’augmentation ni de diminution, et sans même en être capable.

TRAITÉ.


On peut réduire la solution du problème qui nous occupe à deux divisions, dont l’une a pour objet le formel du procédé de la raison, d’en faire comme une science théorique ; l’autre concerne le matériel, la fin que la raison se propose par la métaphysique, qu’elle soit atteinte ou non.

La première partie ne s’occupera donc que des acheminements à la métaphysique ; la seconde, des progrès de la métaphysique même dans le champ de la raison pure. La première contient le nouvel état de la philosophie transcendantale ; la seconde, celui de la métaphysique elle-même.


PREMIÈRE DIVISION.


Histoire de la philosophie transcendantale à notre époque.


Le premier pas fait dans cette recherche rationnelle est la distinction des jugements analytiques et des synthétiques en général. — Si elle eût été connue clairement du temps de Leibniz et de Wolf, nous la trouverions non seulement touchée, mais aussi traitée avec l’importance qu’elle mérite, dans une logique ou une métaphysique publiée depuis. La première espèce de ces jugements est toujours un jugement a priori, et accompagné de la conscience de sa nécessité. La seconde peut être empirique, et la logique peut ne pas remplir la condition sous laquelle un jugement synthétique aurait lieu a priori. Le second pas est d’avoir posé la question : Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles ? Car qu’il y en ait de tels, c’est ce que prouvent un grand nombre d’exemples de la physique générale, mais surtout des mathématiques pures. Hume a déjà le mérite d’avoir indiqué un cas, celui de la loi de causalité, et d’avoir embarrassé par là tous les métaphysiciens. Que serait-il arrivé si lui ou quelque autre les eût indiqués en général ! Toute la métaphysique eût été mise de côté jusqu’à ce que la question eût été résolue.

Le troisième pas est la question : « Comment une connaissance a priori est-elle possible par jugements synthétiques ? » Une connaissance est un jugement dont sort une notion qui a une réalité objective, c’est-à-dire à laquelle un objet correspondant peut être donné dans l’expérience. Or toute expérience se compose de l’intuition d’un objet, c’est-à-dire d’une représentation immédiate et unique par laquelle l’objet est donné pour la connaissance, et d’une notion, c’est-à-dire d’une représentation immédiate par un caractère qui est commun à plusieurs objets, et qui par conséquent sert à penser l’objet. — L’une quelconque des deux espèces de représentations ne constitue par elle seule aucune connaissance, et il doit y avoir des connaissances synthétiques a priori : de sorte qu’il doit y avoir aussi des intuitions aussi bien que des notions a priori dont la possibilité doit d’abord être expliquée, et alors leur réalité objective doit être prouvée par leur usage nécessaire pour la possibilité de l’expérience. Une intuition qui doit être possible a priori ne peut concerner que la forme sous laquelle l’objet est perçu, car percevoir quelque chose a priori, c’est s’en faire une représentation avant la perception, c’est-à-dire avant la conscience empirique, et indépendamment de cette conscience. Or l’empirique dans la perception, la sensation ou l’impression (impressio) est la matière de l’intuition, dans laquelle par conséquent l’intuition ne serait pas a priori. Une pareille intuition, qui ne regarde que la simple forme, prend le nom d’intuition pure, et, si d’ailleurs elle est possible, doit être indépendante de l’expérience.

Mais ce n’est pas la forme de l’objet, comme il est en soi, c’est, au contraire, celle du sujet, du sens, qui est capable de l’espèce de représentation qui rend possible l’intuition a priori. Car si cette forme devait être tirée des objets mêmes, il faudrait auparavant percevoir l’objet, et nous n’en pourrions avoir conscience que dans cette perception de sa qualité. Mais alors ce serait une intuition empirique a priori. Mais nous saurons bientôt si une pareille intuition, est possible ou non, en examinant si le jugement qui attribue cette forme à l’objet emporte ou non avec soi une nécessité, car s’il n’est pas nécessaire, il est purement empirique.

La forme de l’objet, tel seulement qu’il peut être représenté dans une intuition a priori, ne se fonde donc pas sur la propriété de cet objet en soi, mais sur la propriété naturelle du sujet capable d’une représentation intuitive de l’objet, et cet élément subjectif dans la propriété formelle du sens, comme capacité de l’intuition d’un objet, est la seule chose qui, étant a priori, c’est-à-dire précédant toute perception, rend possible une intuition a priori ; et alors se comprend très bien cette intuition et la possibilité des jugements synthétiques a priori par rapport à l’intuition.

On peut en effet savoir a priori comment et sous quelle forme les objets des sens seront perçus, à savoir comme le comporte la forme subjective de la sensibilité, c’est-à-dire de la capacité du sujet pour l’intuition de ces objets ; et l’on devrait, pour parler avec précision, ne pas dire que la forme de l’objet est représentée par nous dans l’intuition pure, mais que c’est simplement la condition formelle et subjective de la sensibilité, condition sous laquelle nous percevons a priori des objets donnés.

C’est donc la qualité propre de notre intuition (humaine) en tant que la représentation des objets ne nous est possible que comme à des êtres sensibles. Nous pourrions bien concevoir une espèce de représentation immédiate (directe) d’un objet, qui ne percevrait pas les objets d’après des conditions sensibles, mais par l’entendement. Nous n’en avons toutefois aucune notion fixe. Il est cependant nécessaire de la concevoir, cette notion, pour ne pas soumettre à notre forme intuitive tous les êtres capables de connaître. Il peut se faire en effet que des créatures puissent percevoir sous une autre forme les mêmes objets. Il est possible encore que cette forme soit précisément la même dans toutes les créatures, et cela nécessairement ; mais nous apercevons aussi peu cette nécessité que la possibilité d’un entendement suprême, qui dans sa connaissance, exempt de toute sensibilité, en même temps du besoin de connaître par des notions, connaît parfaitement les objets dans la simple intuition (intellectuelle).

Or la Critique de la raison pure prouve, par les représentations d’espace et de temps, que ce sont là des intuitions pures telles que nous avons demandé qu’elles fussent pour servir de fondement a priori à toute notre connaissance des choses, et je puis m’y rapporter avec confiance, sans me soucier des objections.

Seulement, je remarquerai encore que par rapport au sens interne, le double moi dans la conscience de moi-même, à savoir celui de l’intuition sensible interne et celui du sujet pensant, semble à beaucoup de gens supposer deux, sujets dans une seule personne.

_____________

Telle est donc la théorie, que l’espace et le temps ne sont que des formes subjectives de notre intuition sensible, et nullement des déterminations et des objets en soi, mais que c’est précisément par cette raison que nous pouvons caractériser a priori ces intuitions par la conscience de la nécessité des jugements dans leur détermination, par exemple en géométrie. Or déterminer c’est juger synthétiquement.

Cette théorie peut s’appeler la doctrine de l’idéalité de l’espace et du temps, parce qu’ils sont représentés comme quelque chose qui ne tient point aux choses en soi. Cette doctrine n’est pas une pure hypothèse destinée à faciliter l’explication de la possibilité de la connaissance synthétique a priori ; c’est une vérité démontrée, parce qu’il est absolument impossible d’étendre sa connaissance au-delà d’une notion donnée sans quelque intuition. Si cette extension doit avoir lieu a priori, sans la soumettre à une intuition a priori, c’est parce que une intuition a priori ne peut non plus se trouver que dans la qualité formelle du sujet, et non dans celle de l’objet, attendu que c’est sous la première de ces suppositions que tous les objets des sens sont représentés en intuition conformément à cette qualité, et doivent être connus a priori, et, suivant cette propriété, comme nécessaires ; au lieu que, suivant la seconde manière, les jugements synthétiques a priori seraient empiriques et contingents, ce qui répugne.

Cette idéalité de l’espace et du temps est aussi une doctrine de leur réalité parfaite par rapport aux objets des sens (de l’externe et de l’interne) comme phénomènes, c’est-à-dire comme intuitions, en tant que leur forme dépend de la propriété subjective des sens, dont la connaissance, par cela qu’elle se fonde sur des principes a priori de l’intuition pure, permet une science pure et démontrable ; tandis que l’élément subjectif, qui concerne la propriété de l’intuition sensible par rapport à sa matière, à savoir la sensation, par exemple celle d’un corps éclairé comme couleur, celle d’un corps sonore comme ton, d’un corps sapide comme amer, etc., restent purement subjectives, et ne donnent dans la représentation empirique aucune connaissance de l’objet, par conséquent aucune représentation valable pour chacun, et n’en peuvent donner aucun exemple, puisqu’elles ne contiennent pas, comme l’espace et le temps, des données pour les connaissances a priori, et ne peuvent pas même être regardées comme une connaissance des objets.

Il faut remarquer en outre qu’un phénomène, pris dans le sens transcendantal, quand on dit des choses qu’elles sont des phénomènes (phœnomena), est une notion qui signifie tout autre chose que quand je dis : Cette chose m’apparaît ainsi ou ainsi, ce qui doit indiquer le phénomène physique, et s’appeler une apparence ou semblance (Schein). Car dans le langage de l’expérience ce sont des objets des sens, parce que je ne puis les comparer qu’avec d’autres objets des sens. Par exemple, le ciel avec toutes ses étoiles, quoiqu’il ne soit qu’un phénomène, est conçu comme une chose en soi, et quand on dit, lorsqu’on en parle, qu’il a l’apparence d’une voûte, la semblance indique ici l’élément subjectif dans la représentation d’une chose qui peut faire qu’on le tient faussement pour objectif dans un jugement.

Et ainsi la proposition que, toutes les représentations des sens ne donnent à connaître que des objets comme phénomènes, n’est point du tout identique avec le jugement qu’elles ne contiennent que l’apparence des objets, comme le dirait l’idéaliste.

Dans la théorie de tous les objets des sens, comme simples phénomènes, rien n’est plus étonnant que de pouvoir se comparer, soi comme objet du sens intime, c’est-à-dire comme âme, avec soi-même comme phénomène, non pas quant à ce qu’on est comme chose en soi. Et cependant la représentation du temps, comme intuition purement formelle a priori, qui sert de fondement à toute connaissance de moi-même, ne me fournit aucun moyen d’expliquer la possibilité de reconnaître cette forme comme condition de la conscience.

Le subjectif dans la forme de la sensibilité, le subjectif qui est la raison de toute intuition des objets, nous a rendu possible une.connaissance a priori des objets, comme ils nous apparaissent. Maintenant nous rendrons cette expression encore plus précise, en expliquant ce subjectif comme le mode de représentation qui en est affecté, de la même manière que notre sens est affecté par les objets, par les externes ou par l’interne (c’est-à-dire par nous-mêmes), afin de pouvoir dire que nous ne les connaissons que comme des phénomènes.

J’ai conscience de moi-même est une pensée qui déjà comprend un double moi, le moi comme sujet et le moi comme objet. Il est absolument impossible d’expliquer, quoique le fait ne soit pas douteux, comment il est possible que je, le je qui pense, puisse être à moi-même un objet (de l’intuition), et me distinguer ainsi de moi-même ; mais cela indique une faculté si élevée au-dessus de toute intuition sensible, qu’elle a pour conséquence, comme principe de la possibilité d’un entendement, l’entière séparation de tout animal auquel nous n’avons pas de raison d’attribuer la faculté de se dire moi, et qui plonge par la pensée dans une infinité de représentations et de notions spontanées. Il n’y a cependant pas lieu pour cela d’admettre une double personnalité ; seulement le moi qui pense et « perçoit est la personne ; mais le moi de l’objet qui est perçu par moi est, comme d’autres objets hors de moi, la chose.

Tout ce que nous pouvons connaître du moi entendu dans le premier sens (du sujet de l’apperception), du moi logique, comme représentation a priori, c’est qu’il est un être, et quelle en est la nature ; c’est en quelque sorte comme le principe substantiel qui reste quand j’en ai séparé tous les accidents qui y adhèrent, mais qui ne peut absolument pas être plus approfondi, parce que les accidents étaient précisément ce en quoi je pouvais connaître sa nature.

Mais le moi, dans la seconde acception du mot (comme sujet de la perception), le moi psychologique comme conscience empirique, est capable de connaissances très diverses, entre lesquelles la forme de l’intuition interne, le temps, est celle qui sert de fondement a priori à toutes les perceptions et à leur liaison. L’appréhension (apprehensio) de cette liaison est conforme à la manière dont le sujet est affecté par là, c’est-à-dire à la condition du temps, puisque le moi sensible est destiné par le moi intellectuel à participer au temps dans la conscience.

Qu’il en soit ainsi, c’est ce que peut prouver et montrer en forme d’exemple toute observation interne, reconnue comme psychologique ; car il faut pour cela que par l’attention nous affections le sens intime, au moins jusqu’au degré de. la fatigue (car des pensées, comme déterminations factices de la faculté représentative, appartiennent également à la représentation empirique de notre état), pour avoir d’abord dans l’intuition de nous-mêmes une connaissance de ce que nous offre le sens intime, connaissance qui ne nous représente alors à nous-mêmes que comme nous nous apparaissons ; tandis que le moi logique montre le sujet tel qu’il est en soi à la vérité dans une conscience pure, non comme réceptivité, mais comme spontanéité pure, sans du reste être capable d’en connaître en aucune manière la nature.


Des notions à priori.


La forme subjective de la sensibilité, si elle est appliquée à des objets, comme à des formes de cette sensibilité, ainsi que cela doit être d’après la théorie des objets de cette capacité comme phénomènes, introduit dans sa détermination une représentation qui en est inséparable, à savoir celle du composé. Nous ne pouvons en effet nous représenter un espace déterminé qu’en l’étendant, c’est-à-dire en ajoutant un espace à un autre ; ce qui lui est commun avec le temps.

Or la représentation d’un composé, comme tel, il est pas une simple intuition ; elle exige au contraire la notion d’une composition, en tant que cette notion s’applique à l’intuition dans l’espace et dans le temps. Cette notion est donc (ainsi que celle de son contraire, du simple) une notion qui n’est pas tirée des intuitions, comme une représentation partielle qui y serait contenue ; c’est une notion fondamentale, et même a priori, enfin l’unique notion fondamentale a priori qui sert primitivement de base dans l’entendement à toutes les notions des objets des sens.

Il devrait donc y avoir dans l’entendement autant de notions a priori, sous lesquelles les objets sont donnés aux sens, qu’il y a d’espèces de composition (synthèse) avec conscience, c’est-à-dire qu’il y a d’espèces d’unité synthétique de l’apperception du divers donné en intuition.

Or ces notions sont les notions intellectuelles pures de tous les objets qui peuvent s’offrir à nos sens, et qui entremêlées par Aristote, sous le nom de catégories, et représentées avec les mêmes vices par les scolastiques sous le nom de prédicaments, auraient bien pu être réduites à une table systématiquement ordonnée, si ce que la Logique enseigne du divers dans la forme des jugements eut été auparavant présenté dans un enchaînement systématique.

L’entendement ne se montre comme faculté que dans les jugements qui ne sont autre chose que l’unité de la conscience dans le rapport des notions en général, sans décider si cette unité est analytique ou synthétique. — Or les notions intellectuelles pures des objets donnés en intuition en général, sont précisément les mêmes fonctions logiques, mais en tant seulement qu’elles représentent a priori l’unité synthétique de l’apperception du divers donné dans l’ intuition en général. La table des catégories pouvait donc très bien être esquissée parallèlement à cette table logique ; ce qui n’a pourtant pas été fait avant l’apparition de la Critique de la raison pure.

Mais il faut bien remarquer que ces catégories, ou, comme on les appelle encore, ces prédicaments, ne supposent aucune espèce déterminée d’intuition (comme celle-là seule qui nous est possible, à nous autres humains), tels que l’espace et le temps, intuition qui est sensible ; elles ne sont que des formes de la pensée pour la notion d’un objet de l’intuition en général, quelle qu’en soit l’espèce, fût-elle une intuition sursensible, dont nous ne pouvons nous faire aucune notion spécifique. Car il faudrait toujours nous faire par l’entendement pur une notion d’un objet dont nous voulons juger quelque chose a priori, alors même que nous trouverions ensuite qu’il est transcendant (ueberschwaenglich), et qu’aucune réalité objective ne.peut lui être fournie ; en sorte que la catégorie en soi ne dépend pas des formes de là sensibilité, l’espace et le temps, mais qu’elle peut avoir aussi pour base d’autres formes que nous ne concevons pas du tout, si elles ne regardent que le subjectif qui précède a priori toute expérience, et rend possibles des jugements synthétiques à priori.

Appartiennent encore aux catégories, comme notions intellectuelles primitives, les prédicables, en tant que notions résultant de la composition des catégories, et par conséquent comme notions a priori dérivées, qu’elles soient des notions intellectuelles pures, ou des notions sensiblement conditionnées. L’existence comme quantité, c’est-à-dire la durée ou le changement, on l’existence avec déterminations opposées, est un exemple des premières ; la notion du mouvement, comme changement de lieu dans l’espace est un exemple de l’autre espèce ; toutes deux sont énumérées pleinement et représentées systématiquement dans une table.

____________

La philosophie transcendantale, c’est-à-dire de la possibilité de toute connaissance a priori en général, qui est la critique de la raison pure, dont les éléments sont pleinement exposés aujourd’hui, a pour but le fondement d’une métaphysique qui, à son tour, a pour fin la fin dernière même de la raison pure, son extension des limites du sensible jusqu’au domaine du sursensible ; ce qui est un enjambement qui, pour n’être pas un saut périlleux, sans être encore un progrès continuel dans le même ordre de principes, impose nécessairement un scrupule modérateur, lorsqu’on se trouve à la limite des deux domaines. De là la division des stades de la raison pure, en théorie de la science comme marche assurée, — en théorie du doute, comme état de repos, — en théorie de la sagesse, comme enjambement à la fin de la métaphysique ; en sorte que la première contiendra une doctrine théorico-dogmatique, la seconde une discipline sceptique, la troisième une discipline pratico-dogmatique.

SECONDE DIVISION.


De la circonscription de l’usage thèorico-dogmatique de la raison pure.


La matière de cette section est la proposition suivante : La circonscription de la connaissance théorique de la raison pure ne s’étend pas au-delà des objets des sens.

Cette proposition, comme jugement exponible, en contient deux :

1° La raison, comme faculté de connaître les choses a priori, s’étend aux objets des sens ;

2° Mais dans son usage théorique des notions, elle ne peut jamais être capable de la connaissance théorique de quelque chose qui ne puisse être aucun objet des sens.

La preuve de la première proposition comprend aussi l’explication de la manière dont une connaissance a priori des objets des sens est possible, parce qu’autrement nous ne serions pas bien sûrs si les jugements portés sur ces objets sont aussi dans le fait des connaissances. Mais quant à leur qualité d’être des jugements a priori, elle est révélée par la conscience même de leur nécessité.

Pour qu’une représentation soit une connaissance (j’entends toujours par là une connaissance théorique), il faut une notion et une intuition d’un objet réunies dans la même représentation ; en sorte que la notion est représentée comme contenant sous elle l’intuition. Si donc une notion est prise de la représentation sensible, c’est-à-dire si elle est une notion empirique, elle contient comme caractère, ou comme représentation partielle, quelque chose qui était déjà contenu dans l’intuition sensible, et qui ne se distingue de l’intuition des sens que par la forme logique, c’est-à-dire par la commune valeur, par exemple la notion de quadrupède dans la représentation de cheval.

Mais si la notion est une catégorie, une notion intellectuelle pure, elle est alors complètement en dehors de toute intuition ; et cependant l’intuition doit lui être subordonnée, lorsqu’elle (la notion) est employée à la connaissance. Et si cette connaissance doit être a priori, une intuition pure doit être subordonnée à la notion, et même, suivant l’unité svnthétique de l’apperception du divers de l’intuition, conçue par les catégories. C’est-à-dire que la faculté représentative doit soumettre à la notion intellectuelle pure un, schème a priori, sans qu’elle puisse avoir aucun objet, par conséquent sans pouvoir servir à une connaissance.

Or comme toute connaissance dont l’homme est capable, est sensible, et que son intuition a priori est l’espace ou le temps, mais que l’une et l’autre ne représentent les objets que comme objets des sens, et non comme des choses en général, notre connaissance théorique, quoiqu’elle puisse être une connaissance a priori, est cependant restreinte aux objets des sens, et peut sans doute procéder dogmatiquement dans les limites de cette sphère par des lois qu’elle impose a priori à la nature comme ensemble des objets des sens, mais elle ne peut jamais dépasser ce cercle, pour s’éteindre théoriquement encore avec ses notions.

La connaissance des objets des sens, comme tels, c’est-à-dire par des représentations empiriques dont on a conscience (par des perceptions réunies) est une expérience. Notre connaissance théorique ne dépasse donc jamais le champ de l’expérience. Et comme toute connaissance théorique doit s’accorder avec l’expérience, elle ne sera possible qu’à l’une de ces deux conditions : ou que l’expérience soit le principe de notre connaissance, ou que la connaissance soit le principe de l’expérience. Si donc il y a une connaissance synthétique a priori, il faut qu’elle contienne des conditions a priori de la possibilité de l’expérience en général. Mais alors elle contient aussi les conditions de la possibilité des objets de l’expérience en général, car ce n’est que par l’expérience qu’ils peuvent être des objets susceptibles d’être connus de nous. Or les principes a priori d’après lesquels seuls ; une expérience est possible, sont les formes des objets, l’espace et le temps, et les catégories, qui contiennent l’unité synthétique de la conscience a priori, en tant que des représentations empiriques peuvent leur être subsumées.

Le problème le plus élevé de la philosophie transcendantale est donc celui-ci : Comment une expérience est-elle possible ? Le principe que toute connaissance ne commence pas seulement par l’expérience, principe qui regarde une question de fait, n’a donc que faire ici, et le fait doit être reconnu sans hésiter. Mais la question de savoir si la connaissance doit aussi se tirer de l’expérience seule, comme principe suprême de la connaissance, est une question de droit, dont la réponse affirmative introduirait l’empirisme dans la philosophie transcendantale, et la négative, le réalisme.

L’empirisme implique contradiction, car si toute connaissance est d’origine empirique, alors, malgré la réflexion et son principe logique, d’après le principe de contradiction, réflexion qui peut être fondée a priori dans l’entendement, et qu’on peut toujours accorder, l’élément synthétique de la connaissance, élément qui constitue l’essentiel de l’expérience, et tout empirique, n’est possible que comme connaissance a posteriori, et la philosophie transcendantale elle-même est un non-être.

Cependant comme on ne peut disconvenir que les propositions qui prescrivent à l’expérience possible les règles a priori, comme, par exemple, tout changement a sa cause, n’aient leur universalité et leur nécessité strictes, et qu’elles ne soient néanmoins synthétiques malgré tout cela ; l’empirisme qui donne toute cette unité synthétique de nos représentations dans la connaissance pour une simple affaire d’habitude, est parfaitement insoutenable ; une philosophie transcendantale est fermement établie dans notre raison, quoiqu’on la concevant comme négative d’elle même, ou comme un autre problème parfaitement insoluble. Si l’enchaînement convient aux objets des sens, ainsi que la régularité de leur coexistence, c’est qu’il est possible à l’entendement de les comprendre sous des lois universelles, d’en trouver d’après les principes l’unité, que le principe de contradiction seul n’explique pas, puisqu’alors le rationalisme doit inévitablement se présenter.

Si donc nous nous trouvons forcés de rechercher un principe a priori de la possibilité de l’expérience même, la question est alors celle-ci : qu’est-ce qu’un pareil principe ? Toutes les représentations qui constituent une expérience se rapportent à la sensibilité, à l’exception d’-une seule, c’est-à-dire de celle du composé, comme tel.

La composition ne pouvant tomber sous les sens, mais devant être notre œuvre, elle n’appartient pas à la réceptivité de la sensibilité, mais bien à la spontanéité de l’entendement, comme notion a priori.

L’espace et le temps, considérés subjectivement, sont des formes de la sensibilité ; mais pour s’en faire une notion (sans laquelle nous n’en pourrions rien savoir), comme objets de l’intuition pure, il faut la notion a priori d’un composé, par conséquent de la composition (synthèse) du divers, et par conséquent aussi l’unité synthétique de l’apperception dans la liaison de cette diversité, unité de conscience qui exige, suivant la différence des représentations intuitives des objets dans l’espace et le temps, différentes fonctions pour les unir. Ces fonctions s’appellent catégories, et sont des notions intellectuelles a priori, qui par elles seules ne fondent encore aucune connaissance d’un objet (ce qui serait alors une expérience), mais sont cependant la raison de la connaissance de l’objet qui est donné dans l’intuition empirique. Mais l’empirique, c’est-à-dire ce par quoi un objet est représenté quant à son existence comme donné, s’appelle sensation (sensatio, impressio), et constitue la matière de la connaissance. Si elle est liée à la conscience, c’est une perception. Si à la perception s’ajoute encore la forme, c’est-à-dire l’unité synthétique de son apperception dans l’entendement, si par conséquent elle est conçue a priori, alors est produite une expérience, comme connaissance empirique. Mais pour que cette connaissance ait lieu, et parce que nous ne percevons pas immédiatement l’espace et le temps mêmes, comme milieux où chaque objet de la perception doit avoir sa place assignée par des notions, il faut que des principes a priori, rendus nécessaires par les notions intellectuelles, établissent la réalité de ces notions par l’intuition sensible, et, par leur union avec elle suivant la même forme donnée a priori, rendent une expérience possible, qui est alors une connaissance a posteriori tout à fait certaine.

Contre cette certitude de notre expérience s’élève un doute important, celui de savoir non pas si la connaissance des objets par l’expérience ne serait pas incertaine, mais si l’objet que nous posons hors de nous ne serait pas toujours en nous, et s’il est absolument impossible de connaître quelque chose hors de nous, comme tel, avec certitude. De ce qu’on laisserait cette question tout à fait indécise, la métaphysique ne perdrait rien de ses progrès, attendu que les perceptions qui nous servent, ainsi que la forme de l’intuition qu’elles revêtent, à constituer l’expérience suivant des principes, par le moyen des catégories, peuvent néanmoins être toujours en nous, et que la question de savoir si quelque chose d’extérieur leur correspond ou ne leur correspond pas, n’apporte aucun changement dans l’extension de la connaissance, puisque, à cette fin, nous pouvons sans cela nous en tenir non pas aux objets, mais uniquement à notre perception qui est toujours en nous.

De là le principe de la division de toute la métaphysique : Du sursensible, qui est l’affaire de la fonction spéculative de la raison, point de connaissance possible (Noumenorum non datur scientia).

Voilà ce qu’a été et ce qu’a dû être de notre temps la philosophie transcendantale, avant que la raison ait pu faire un pas dans la métaphysique proprement dite, ni même vers elle, pendant que la philosophie leibnizo-wolfienne continuait tranquillement son chemin en Allemagne, dans une autre partie, croyant avoir donné aux philosophes en possession du vieux principe péripatéticien de la contradiction une nouvelle boussole pour se diriger : d’une part, le principe de la raison suffisante servant à distinguer l’existence des choses de leur simple possibilité suivant des notions, et, d’autre part, le principe de la différence des représentations obscures, claires en soi, mais encore confuses, d’avec des représentations lucides, principe servant à distinguer l’intuition d’avec la connaissance par notions. Toutefois, malgré ce travail, la philoso{{{2}}}phîe dont nous parlons est toujours restée, sans qu’elle s’en soit doutée, dans le champ de la logique ; elle n’a pas fait un pas vers la métaphysique, bien moins encore y a-t-elle conquis le moindre terrain. Elle a donc prouvé par là qu’elle n’avait absolument aucune connaissance claire de la différence des jugements synthétiques et des analytiques.

La proposition : « Tout a sa raison, » proposition qui tient à cette autre : « Tout est une conséquence, » ne peut donc appartenir qu’à la logique, et la distinction des jugements, suivant qu’ils sont problématiquement connus, ou qu’ils doivent valoir assertoriquement, est purement analytique, puisque, si elle devait valoir pour les choses, en ce sens que toutes choses ne devraient être regardées que comme une conséquence de l’existence d’une autre, le principe de la raison suffisante sur lequel cependant on se fondait ne se rencontrerait nulle part. Pour prévenir cette absurdité, on se réfugiait dans le principe qu’une seule chose {ens a se) a bien toujours un principe de son existence, mais qu’elle l’a en soi, c’est-à-dire qu’elle existe comme conséquence d’elle-même. Alors, pour que l’absurdité ne fût pas évidente, le principe ne pouvait valoir des choses, mais des jugements seuls, et même des simples jugements analytiques. Par exemple, la proposition : « Tout corps est divisible » a certainement une raison, et même en soi, c’est-à-dire qu’il peut être regardé comme une conséquence du’prédicat déduit de la notion du sujet, suivant le principe de contradiction, par conséquent suivant le principe des jugements analytiques. Il est donc fondé uniquement sur un principe a priori de la logique, et n’avance en rien dans le champ de la métaphysique, où il s’agit de l’extension de la connaissance a priori, extension à laquelle ne contribuent point les jugements analytiques. Mais si le prétendu métaphysicien voulait introduire à côté du principe de contradiction le principe également logique de la raison suffisante, il n’aurait pas encore épuisé la modalité des jugements ; car il devrait encore ajouter le principe de l’exclusion d’un moyen entre deux jugements opposés entre eux contradictoirement, puisqu’alors il aurait établi les principes logiques de la possibilité, de la vérité ou de la réalité logique, et de la nécessité des jugements, suivant qu’ils sont problématiques, assertoriques et apodictiques. Mais alors ils sont tous soumis à un principe unique, celui des jugements analytiques. Cet oubli prouve que le métaphysicien n’était même pas en règle avec la logique, en ce qui regarde l’intégralité de la division.

Mais tandis que le principe de Leibniz touchant la différence logique de l’obscurité et de la clarté des représentations affirme que cette première espèce de représentation, que nous appelons simplement intuition, n’est proprement que la notion confuse de son objet, par conséquent une intuition qui ne diffère des notions des choses que par le degré de conscience, et non spécifiquement, en telle sorte, par exemple, que l’intuition d’un corps, avec conscience universelle de toutes les représentations y contenues, en donnerait la notion comme, d’un agrégat de monades, le philosophe critique remarquera, au contraire, que la proposition : « Les corps se composent de monades » pourrait résulter de l’expérience par la simple décomposition de la perception, si seulement nous avions la vue assez perçante (avec conscience suffisante des » représentations partielles). Mais comme la coexistence de ces monades n’est représentée comme possible que dans l’espace, notre métaphysicien de la vieille roche • doit considérer l’espace comme une représentation purement empirique et confuse de la juxtaposition du divers dont les éléments sont en dehors les uns des autres.

Mais comment est-il alors en mesure d’affirmer comme apodictique la proposition que l’espace a trois dimensions ? car il n’aurait pu déduire aussi par la plus claire conscience de toutes les représentations partielles d’un corps qu’il doit être ainsi, mais toul au plus qu’il est comme l’enseigne la perception. Mais s’il regarde l’espace avec sa propriété des trois dimensions comme nécessaire, et qu’il le donne pour fondement de toute représentation des corps, comment s’expliquera-t-il cette nécessité qu’il ne peut cependant pas obtenir par le raisonnement, puisque cette espèce de représentation, en ce qui regarde son affirmation propre, n’a qu’une origine tout empirique qui ne produit aucune nécessité ? Mais s’il veut passer sur cette exigence, et admettre l’espace avec sa propriété, malgré la prétendue obscurité de cette représentation, alors la géométrie, par conséquent la raison, lui prouve, non par des notions nébuleuses, mais par la construction des notions, que l’espace, et par conséquent ce qui le remplit, le corps, n’est absolument pas composé de parties simples, quoique, lorsqu’il s’agit de faire comprendre la possibilité des corps par de simples notions, nous commencions sans doute par des parties, et que nous allions de là aux composés, nous mettions en principe le simple ; ce qui force enfin la raison de reconnaître qu’une intuition (telle que la représentation de l’espace) et une notion sont spécifiquement des modes de représentation tout différents, et que la première ne peut être transformée en la seconde en faisant seulement disparaître l’obscurité de la représentation. Même chose en ce qui regarde la représentation du temps.


De la manière de donner une réalité objective aux notions de l’entendement et de la raison.


Représenter une notion pure de l’entendement i comme une expérience, comme concevable dans un objet d’une expérience possible, c’est lui donner Une réalité objective, et, en général, l’exposer. Quand la chose n’est pas faisable, la notion est vide, c’est-à-dire qu’elle ne suffit à aucune connaissance. Cette opération, quand elle donne directement {directe) la réalité objective à la notion par l’intuition qui lui correspond, c’est-à-dire quand cette notion est immédiatement exposée, s’appelle schématisme. Mais la notion peut n’être pas immédiatement exposée ; elle peut ne l’être que dans ses conséquences {indirecte) ; alors l’opération peut prendre le nom de symbolisation de la notion. Le schématisme a lieu avec les notions du sensible ; la symbolisation est une nécessité pour des notions du sursensible, qui par conséquent ne peuvent pas être exposées, à proprement parler, et ne peuvent être données en aucune expérience possible, mais "néanmoins appartiennent à une connaissance, ne fût-elle possible que d’une manière purement pratique.

Le symbole d’une Idée (ou d’une notion rationnelle) est une représentation de l’objet par analogie, c’est-à-dire suivant un rapport suffisant pour certaines conséquences, comme est celui qui est rapporté à l’objet en soi relativement à ses conséquences, quoique les objets soient d’une tout autre espèce, par exemple si je me représente certaines productions de la nature, telles que les choses organisées, animaux ou plantes, par rapport à leur cause, de la même manière que je me représente une horloge par rapport à l’homme comme horloger. Le rapport de la causalité en général, comme catégorie, est précisément le même dans les deux cas ; mais le sujet de ce rapport me reste inconnu quant à sa propriété interne. Le sujet peut donc seul être exposé, mais nullement la propriété.

De cette manière, je ne puis avoir, il est vrai, aucune connaissance théorique proprement dite du sursensible, par exemple de Dieu ; mais je puis cependant en avoir une connaissance par analogie, et que la raison pense même nécessairement. Les catégories sont la base de cette conception, parce qu’elles font nécessairement partie de la forme de la pensée, que la pensée ait pour objet le sensible ou le sursensible, quoiqu’elles ne puissent, et justement parce qu’elles ne peuvent par elles-mêmes déterminer aucun objet, former aucune connaissance.


De la tentative illusoire de donner une réalité objective aux notions intellectuelles, sans la sensibilité.


D’après les pures notions de l’entendement, il y a contradiction à concevoir deux choses en dehors l’une de l’autre [distinctes], quand d’ailleurs elles sont parfaitement identiques par rapport à toutes leurs-déterminations internes (la quantité et la qualité) ; ce n’est jamais qu’une seule et même chose conçue deux fois (une seule chose numériquement).

C’est la proposition leibnizienne de l’indiscernable, à laquelle il n’attache aucune importance, mais qui. choque cependant très fort la raison, parce qu’on ne comprend pas pourquoi une goutte d’eau en un lieu devrait empêcher qu’une autre goutte parfaitement semblable se trouvât en un autre lieu. Mais cette contrariété prouve seulement que pour être connues, des choses dans l’espace ne doivent pas seulement être représentées par des notions intellectuelles.comme des choses en soi, mais aussi quant à leur intuition comme des phénomènes ; que l’espace n’est pas une qualité ou un rapport des choses en soi, comme Leibniz l’admettait, et que des notions purement intellectuelles ne donnent par elles seules aucune connaissance.


TROISIÈME DIVISION.


De ce qui a été fait depuis l’époque de Leibniz et Wolf, par rapport à l’objet de la Métaphysique, c’est-à-dire à sa fin suprême.


On peut diviser les progrès de la métaphysique, pendant cette période, en trois stades : premièrement, celui du progrès théorico-dogmatique ; deuxièmement, celui du repos sceptique ; troisièmement, celui de l’achèvement pratico-dogmatique, et du succès de la métaphysique. Le premier stade est exclusivement compris dans les limites de l’ontologie ; le second dans celles de la cosmologie transcendantale ou pure, qui, comme théorie de la nature encore, c’est-à-dire comme cosmologie appliquée, a pour objet la métaphysique de la nature corporelle et celle de la nature pensante, la première comme objet des sens extérieurs, la seconde comme objet du sens intime (physica et psychologia rationalis), quant à ce qui peut se connaître en eux a priori. Le troisième stade est celui de la théologie, avec toutes les connaissances a priori qui s’y rapportent, et qui la rendent nécessaire. Une psychologie empirique qui, suivant l’usage de l’université, est épisodiquement introduite dans la métaphysique, est ici justement écartée.


PREMIER STADE DE LA MÉTAPHYSIQUE
dans le temps et le pays indiqués.


En ce qui regarde la décomposition des notions intellectuelles pures et des principes a priori employés dans la connaissance expérimentale, comme fonds de l’ontologie, on ne peut disconvenir que nos deux philosophes, surtout le célèbre Wolf, n’aient rendu le grand service d’avoir traité la métaphysique avec plus de clarté, de précision et de tendance à la profondeur démonstrative qu’on ne l’avait fait avant eux, même en dehors de l’Allemagne. Mais, sans parler du défaut d’intégralité, puisque aucune critique n’avait encore dressé une table des catégories suivant un principe fixe, le défaut de toute intuition a priori, intuition qu’on ne connaissait pas du tout comme principe, que Leibniz intellectualisait plutôt, c’est-à-dire convertissait en notions simplement confuses, devint cependant la cause que ce qu’il ne pouvait pas rendre représentable par de simples notions intellectuelles fut regardé par * lui comme impossible, et qu’il établit ainsi des principes qui n’apportent aucune autorité à l’entendement humain, et ne lui donnent aucune fermeté. Ce qui suit donne des exemples de la marche erronée qui fut la conséquence de ces principes.

1° Le principe de l’identité de l’indiscernable (principium ideniitatis indiscernibiliwm) que si nous nous faisons de A et de B, qui sont tout à fait identiques par rapport à toutes leurs déterminations internes (de qualité et de quantité), une notion comme de deux choses, nous nous trompons, et que nous devons les regarder comme une seule et même chose (numero eadem). Il ne pouvait pas admettre que nous pouvons cependant les distinguer par les lieux dans l’espace, parce que des espaces tout à fait semblables et égaux peu vent être représentés en dehors les uns des autres sans qu’on puisse dire pour cela qu’il n’y a qu’un seul et même espace, attendu qu’autrement nous pourrions réduire l’espace infini à un pouce cube, et même à moins ; car il n’accordait qu’une distinction par notion, et n’admettait pas de mode de représentation qui en fut spécifiquement distinct, à savoir une intuition, même a priori. Il croyait plutôt devoir la résoudre en pures notions de coexistence ou de succession, et donna par là un démenti à l’entendement humain, qui ne se laissera jamais persuader que si une goutte est en un lieu, elle soit un obstacle à ce qu’une autre goutte d’eau toute pareille soit en un autre lieu.

2° Son principe de la raison suffisante, auquel il ne crut pas pouvoir subordonner une intuition a priori, mais dont au contraire il ramena la représentation à de pures notions a priori, eut pour conséquences : de faire considérer toutes les choses, métaphysiquement conçues, comme composées de réalité et de négation, d’existence et de non-existence, de même que tout, suivant Démocrite, se composait, dans l’espace cosmique, d’atomes et de vide, et de donner pour raison d’une négation qu’il n’y a pas de raison de poser quelque chose, qu’il n’y a pas de réalité. De cette manière il tira de tout le mal appelé métaphysique, réuni au bien de cette espèce, un monde de lumière et d’ombres, sans songer que pour placer un espace dans les ténèbres, il faut qu’il y ait un corps, par conséquent quelque chose de réel qui empêche la lumière de pénétrer dans l’espace. Suivant lui la douleur ne serait que la privation du plaisir, le vice que l’absence de mobiles vertueux, et le repos d’un corps que le défaut de force motrice, parce que d’après les simples notions, une réalité = a ne peut être opposée à la non-réalité = b, mais seulement à la privation = 0, Il ne fait pas attention que dans l’intuition extérieure, par exemple a priori, c’est-à-dire dans l’espace, une opposition du réel (de la force motrice) contre un autre réel, à savoir une force motrice agissant en sens contraire, et de même par analogie dans l’intuition in< « terne, des mobiles réels opposés entre eux peuvent se rencontrer dans un même sujet, et que la conséquence de ce conflit des réalités, susceptible d’être connue a priori, peut être une négation. Mais il eût certainement dû admettre, en conséquence, des’directions respectivement contraires, qui ne sont représentables que dans l’intuition, non dans les simples notions ; et alors disparaissait le principe qui choque le bon sens, et même la morale, à savoir que tout mal, comme cause = 0, c’est-à-dire est un simple phénomène, ou, comme disent les métaphysiciens, le formel des choses. Comme il plaçait son principe de la raison suffisante dans une simple notion, il n’en tira pas le moindre parti pour suppléer au principe des jugements analytiques, le principe de contradiction, et s’étendre synthétiquement a priori par la raison.

3° Son système de l’harmonie préétablie, quoiqu’il fût proprement destiné à expliquer le commerce entre lame et le corps, devait néanmoins avoir un but supérieur et général : l’explication de la possibilité du commerce entre différentes substances qui composent un tout ; et l’on y arrivait inévitablement, parce que des substances doivent déjà se concevoir comme parfaites, isolément prises, si rien autre d’ailleurs ne leur convient ; car par le fait qu’aucun accident, qui a sa raison dans une autre substance, ne peut adhérer à chacune d’elles par sa propre substance, mais, au contraire, ne doit dépendre en rien d’autres substances, alors même qu’elles existeraient, et quoiqu’elles relevassent toutes d’une troisième (l’être primitif) comme effets de leur cause ; il n’y a pas de raison pour que les accidents d’une substance doivent se fonder sur une autre substance extérieure de même espèce par rapport à leur état. Si donc elles doivent néanmoins, comme substances cosmiques, être en commerce, ce commerce ne peut qu’être idéal, et aucune influence réelle (physique) n’est possible, parce qu’elle suppose la possibilité de l’action mutuelle, comme si elle s’entendait de leur seule existence (ce qui n’est cependant pas). C’est-à-dire qu’il faut regarder l’auteur de l’existence comme un artiste qui a modifié ou arrangé dans le temps, ou même dès le commencement du monde, ces substances parfaitement isolées en soi, de telle façon qu’elles fussent entr’elles en parfaite harmonie, comme si, par suite du rapport de causalité, elles agissaient réellement les unes sur les autres. Le système des causes occasionnelles ne paraissant pas être aussi propre à l’explication par. un principe unique que celui-ci, le systema harmoniœ stabilitœ, la plus merveilleuse fiction qu’ait imaginée jamais la philosophie, dut donc céder la place, par la raison que tout devait être expliqué et défini par des notions.

Si l’on admet, au contraire, l’intuition pure de l’espace, comme il est a priori au fondement de toutes les relations extérieures, et n’est qu’un seul espace, toutes les substances se trouvent par là reliées dans des rapports qui rendent possible l’influence physique et forment un tout ; en sorte que tous les êtres, comme choses dans l’espace, ne constituent qu’un seul monde, et ne peuvent être plusieurs mondes en dehors les uns des autres. Cette proposition de l’unité du monde, lorsqu’elle ne se compose que de simples notions, sans une intuition qui en soit la base, ne peut absolument pas être prouvée.

4° Sa monadologie. Suivant les simples notions, toutes les substances du monde sont ou simples ou composées de simples, car la composition n’est qu’un rapport sans lequel elles conserveraient nécessairement encore leur existence comme substances. Or ce qui reste, après avoir supprimé la composition, c’est le simple. Tous les corps, si on les conçoit simplement comme agrégats de substances, se composent donc de substances simples. Or toutes les substances doivent avoir, outre leur rapport entre elles et les forces par lesquelles elles peuvent agir les unes sur les autres, certaines déterminations réelles qui s’attachent à elles ; c’est-à-dire qu’il ne suffit pas de leur attribuer des accidents qui ne consistent que dans des rapports extérieurs, mais qu’on doit leur attribuer aussi des accidents qui se rapportent simplement aux sujets, c’est-à-dire qui sont internes.

Mais nous ne connaissons pas d’autres déterminations réelles de l’ordre interne qui puissent être rapportées à quelque chose de simple que des représentations, et ce qui en dépend. Et si l’on ne peut pas les rapporter aux corps, il faut bien les attribuer à leurs parties simples, si on ne veut pas les regarder comme des substances intrinsèques dépourvues de toute réalité. Or des substances qui possèdent la faculté des représentations sont appelées par Leibniz des monades. Les corps se composent donc de monades comme de miroirs de l’univers, c’est-à-dire douées de facultés représentatives qui ne se distinguent de celles des substances pensantes que par le défaut de conscience, et sont par cette raison appelées monades endormies, dont nous ignorons si le sort ne doit pas les réveiller un jour. Peut-être ont-elles déjà passé successivement une infinité de fois du sommeil à la veille, de la veille au sommeil, pour de nouveau s’éveiller et s’élever insensiblement sous forme d’animal à la condition d'âmes humaines, et de là plus haut encore ; sorte de monde enchanté auquel cet homme illustre n’a pu être conduit que parce qu’il n’a pas admis des représentations sensibles comme phénomènes, ainsi qu’il aurait dû faire, comme un mode de représentation différent de toutes les notions, c’est-à-dire comme une intuition, mais, au contraire, seulement comme une connaissance par les notions qui ont leur siège dans l’entendement, et non dans la sensibilité.

La proposition de l’Identité de l’indiscernable, celle de la Raison suffisante, le système de l’Harmonie préétablie, enfin la Monadologie constituent la nouveauté que Leibniz et Wolf après lui, dont le mérite métaphysique dans la philosophie pratique a été bien supérieur, ont essayé d’introduire dans la métaphysique de la philosophie théorique. Ceux qui ne s’en laissent pas imposer par de grands noms pourront dire, à la fin de ce stade, si ces tentatives de Leibniz et de Wolf méritent le nom de progrès, bien qu’on ne puisse disconvenir qu’elles peuvent bien y avoir contribué.

____________________________

La partie théoriquement dogmatique de la métaphysique comprend aussi la physique rationnelle, c’est-à-dire la philosophie pure sur des objets des sens, — des sens externes, c’est-à-dire la théorie rationnelle des corps et celle du sens intime, ou la théorie rationnelle de l’âme, — théories qui servent à l’application des principes de la possibilité d’une expérience en général à une double espèce de perception, sans, du reste, leur donner pour base quelque chose d’empirique, par exemple qu’il y a de tels objets. — Dans les deux cas, la science n’y peut être qu’une sorte de mathématique appliquée, c’est-à-dire une construction des notions ; par conséquent l’étendue en espace des objets de la physique a plus de portée a priori que la forme du temps qui sert de base à l’intuition par le sens intime, intuition qui n’a qu’une seule dimension.

Les notions d’espace plein ou vide, de mouvement et de forces motrices, peuvent et doivent être ramenées, dans la physique rationnelle, à leurs principes a priori, tandis que la psychologie rationnelle ne comprend que la notion de l’immatérialité d’une substance pensante ; la notion de son changement et celle de l’identité de la personne représentent, avec les changements seuls, des principes a priori : tout le reste n’est que de la psychologie empirique, ou plutôt de l’anthropologie seulement, parce qu’il peut être prouvé qu’il nous est impossible de savoir si et ce que le principe de vie dans l’homme (l’âme) peut penser sans le corps, et que tout ici n’est que connaissance empirique, c’est-à-dire une connaissance que nous pouvons acquérir dans la vie, par conséquent dans la liaison de l’âme et du corps, et ainsi n’est pas d’accord avec la fin suprême de la métaphysique, la tentative de passer du sensible au sursensible. Ce pas doit se rencontrer dans la deuxième époque de la tentative de la raison pure en philosophie, dont nous allons parler.


DEUXIÈME STADE DE LA MÉTAPHYSIQUE.


Dans le premier stade de la métaphysique, appelé stade de l’ontologie parce qu’il n’enseigné pas à rechercher l’essentiel de nos notions des choses en résolvant ces notions en leurs caractères, ce qui est l’affaire de la logique, mais parce qu’elle a pour objet d’examiner comment nous nous formons a priori des notions, et quelles notions nous nous faisons des choses, pour y subordonner ce qui peut nous être donné dans l’intuition en général ; ce qui ne pouvait, à son tour, avoir lieu qu’autant que la forme de l’intuition a priori nous rend ces objets connaissables dans l’espace et dans le temps, simplement comme phénomènes, et non comme choses en soi. — Dans le stade précédent la raison se voit portée, dans une série de conditions subordonnées entre elles, qui sont constamment et sans fins conditionnées, à marcher sans relâche vers l’inconditionné, parce que chaque espace et chaque temps ne peut jamais être représenté autrement que comme une partie d’un espace ou d’un temps encore plus grand, dans lesquels néanmoins doivent être cherchées les conditions de ce qui nous est donné dans chaque intuition, pour parvenir à l’inconditionné.

Le second grand pas qui est à présent demandé à la métaphysique, est celui qui doit la conduire du conditionné dans des objets d’une expérience possible à l’inconditionné, et d’étendre sa connaissance jusqu’à l’intégralité de cette série par la raison (car ce qui était arrivé jusque-là avait eu lieu par l’entendement et le jugement) ; et le stade qu’elle doit maintenant parcourir pourra en conséquence s’appeler celui de la cosmologie transcendantale, parce que l’espace et Le temps doivent être considérés dans toute leur étendue comme ensemble de toutes les conditions et représentés comme les réceptacles de toutes les réalités réunies, et le tout de ces réalités, en tant qu’il remplit l’espace et le temps être conçu sous la notion d’un monde.

Les conditions synthétiques (principia) de la possibilité des choses, c’est-à-dire leur principe de détermination (principia essendi), sont ici cherchées, — même dans la totalité de la séi’ie ascendante dans laquelle elles sont subordonnées les unes aux autres, — par rapport au conditionné (aux principiatis), pour parvenir à l’inconditionné (principium quod non est principiatum). Ce que demande la raison pour sa propre satisfaction. La série descendante de la condition au conditionné n’est pas nécessaire, car elle n’exige aucune totalité absolue, et cette totalité peut rester comme une suite toujours inachevée, parce que les conséquences sortent d’elles-mêmes, pourvu seulement que la raison suprême dont elles dépendent soit donnée.

Or il arrive que dans l’espace et le temps tout est conditionné, et que l’inconditionné dans la série ascendante des conditions est absolument inaccessible. Il y a contradiction à concevoir la notion d’un tout absolu de choses purement conditionnées, comme quelque chose d’inconditionné ; l’inconditionné ne peut donc pas être considéré comme un membre de la série qui la termine, comme un principe qui n’est pas lui-même une conséquence d’aucun autre principe ; et l’impénétrabilité qui échappe à toutes les classes de catégories, entant qu’elles sont appliquées au rapport des conséquences à leurs principes, est ce qui jette la raison dans une contradiction sans fin avec elle-même, tant que les objets qui occupent l’espace et le temps sont pris pour des choses en soi, et non pour de simples phénomènes ; ce qui était inévitable avant l’ère de la critique rationnelle pure. En sorte que thèse et antithèse se détruisaient toujours réciproquement, et devaient précipiter la raison dans le scepticisme le plus désespéré, et funeste à la métaphysique, qui, ne pouvant pas même satisfaire ses exigences par rapport aux objets des sens, ne pouvait pas songer à passer au sursènsible, qui est cependant sa fin dernière (1)[1].

Si donc nous nous élevons dans la série ascendante du conditionné aux conditions dans un tout cosmique, pour arriver à l’inconditionné, alors se présentent les contradictions suivantes, contradictions vraies ou simplement apparentes de la raison avec elle-même dans la connaissance théoriquement dogmatique d’un tout cosmique donné : cl’abord quant aux Idées mathématiques de la composition ou de la division de l’homogène ; secondement quant aux Idées dynamiques du fondement de l’existence du conditionné sur l’existence inconditionnée. I. Par rapport à la grandeur extensive du monde dans sa mesure, c’est-à-dire par rapport a l’addition de l’unité homogène et égale, comme unité de mesure, pour avoir une notion déterminée,

a) de sa grandeur dans l’espace, et

b) de sa grandeur dans le temps,


en tant que l’une et l’autre sont données et dont la dernière par conséquent doit mesurer le temps écoulé de la durée du monde. La raison affirme de l’une et de l’autre avec une égale autorité qu’elle est infinie, et qu’elle n’est cependant pas infinie, par conséquent qu’elle est finie. Mais la preuve de ces deux propositions, chose remarquable, ne peut se faire directement ; elle n’est possible qu’apagogiquement, c’est-à-dire par une réfutation du contraire. Donc :

a) Thèse : le monde est infini quant à son étendue dans l’espace ; car, s’il était fini, il serait limité par l’espace vide, qui est lui-même infini, mais qui n’est rien en soi d’existant, et qui suppose cependant l’existence de quelque chose comme objet d’une perception possible, à savoir l’espace d’un espace, qui ne renferme rien de réel, et qui cependant suppose l’existence de quelque chose comme objet de la perception possible, c’est-à-dire l’objet d’un espace qui ne contient rien de réel, et qui contient néanmoins, comme limites du réel, c’est-à-dire comme la dernière condition à remarquer de ce qui se limite réciproquement dans l’espace ; ce qui est contradictoire, car l’espace vide ne peut être perçu, ni emporter avec soi une existence (qu’on puisse signaler). b) Antithèse : le monde est aussi infini quant à la durée passée ; car s’il avait un commencement, un temps vide se serait écoulé avant celui-là, temps qui néanmoins faisait l’objet d’une expérience possible, la naissance du monde, par conséquent de rien qui eût précédé. Ce qui est contradictoire.

II. Par rapport à la quantité intensive, c’est-à-dire au degré suivant lequel cette quantité remplit l’espace et le temps, se révèle l’antinomie suivante :

a) Thèse : les choses corporelles dans l’espace se composent de parties simples ; car si l’on suppose le contraire, les parties seraient, à la vérité, des substances ; mais si toute leur composition s’évanouissait, comme une simple relation, il ne resterait que le simple espace comme unique sujet de toutes les relations. Les corps ne seraient donc pas composés de substances. Ce qui contredit la supposition.

b) Antithèse ; Les corps ne se composent pas de parties simples.

La première antinomie tient à ce que, dans la notion de la grandeur des choses du monde, tant dans l’espace que dans le temps, nous pouvons nous élever des parties données d’une manière absolument conditionnée au tout inconditionné dans la composition, ou descendre, par une division, du tout donné aux parties conçues sans condition. — Que l’on admette, en ce qui regarde la première sorte d’antinomie, que le monde est infini quant à l’espace et au temps, ou qu’il est fini, on tombe inévitablement dans des contradictions. Car si le monde, comme l’espace et le temps écoulé qu’il occupe, est considéré comme une quantité infinie donnée., c’est alors une quantité donnée, qui ne peut jamais être entièrement donnée ; ce qui se contredit. — Si chaque corps ou chaque temps, dans le changement d’état des choses, se compose de parties simples, il faut, puisque l’espace et le temps sont divisibles à l’infini (ce que les mathématiques démontrent), qu’une multitude infinie soit donnée, quand cependant, d’après sa notion même, elle ne peut jamais être donnée. Ce qui est également contradictoire.

Il en est de même avec la seconde classe des Idées de l’inconditionné dynamique. Cela revient à dire, en effet, d’un côté, qu’il n’y a pas de liberté, et que tout dans le monde arrive suivant une nécessité physique. Car dans la série des effets par rapport aux causes, le mécanisme de la nature domine absolument ; c’est-à-dire T que tout changement est prédéterminé par l’état antérieur. D’un autre côté, à cette affirmation universelle s’oppose l’antithèse : quelques événements doivent être conçus comme possibles par liberté, et ils ne sauraient être soumis à la loi de la nécessité physique, parce qu’autrement tout n’arriverait que conditionné, et rien d’inconditionné ne se rencontrerait dans la série des causes. Mais admettre une totalité des conditions dans une série de choses purement conditionnées est une contradiction.

Enfin la proposition appartenant à la classe dynamique, qui est d’ailleurs suffisamment claire, à savoir que dans la série des causes tout n’est pas contingent, qu’au contraire il peut y avoir un être nécessairement existant, d’une nécessité absolue, se trouve justement contredite par l’antithèse qu’aucun être à nous toujours concevable ne peut être pensé comme cause absolument nécessaire d’autres êtres cosmiques, parce qu’alors il ferait partie, comme membre de la série ascendante des effets et des causes, des choses, du monde, série qui ne comprend aucune causalité inconditionnée, mais qui doit cependant être admise ici comme inconditionnée. Ce qui est contradictoire.

Observation. Si la proposition : Le monde est infini en soi doit signifier qu’il est plus grand que tout nombre (en comparaison avec une mesure donnée), alors la proposition est fausse, car un nombre infini est une contradiction. Si cela signifie qu’il n’est pas infini, c’est bien vrai, mais on ne sait pas alors ce qu’il est. Si je dis : il est fini, cela est faux également, car sa limite n’est pas un objet d’expérience possible. Je dis donc, en ce qui concerne soit un espace donné, soit un temps écoulé, qu’il n’est exigé que par opposition. Les deux choses sont donc fausses parce qu’une expérience possible n’a pas de limite, sans cependant pouvoir être infinie, et que le monde, comme phénomène, n’est que l’objet d’une expérience possible.

Les observations qui suivent trouvent donc ici leur place.

Premièrement. La proposition que : À tout conditionné doit être donné un absolument inconditionné vaut comme principe de toutes choses, comme sa liaison par raison pure, c’est-à-dire comme liaison de pensée des choses en soi. D’où il arrive que cette proposition ne peut, sans contradiction, être appliquée aux objets dans l’espace et le temps, et qu’on ne peut échapper à cette contradiction qu’en admettant que les objets dans l’espace et le temps, comme objets d’une expérience possible, ne doivent pas être regardés comme des choses en soi, mais comme de simples phénomènes dont la forme repose sur la propriété subjective de notre manière de les percevoir.

L’antinomie de la raison pure revient donc inévitablement à cette limitation de notre connaissance, et ce qui a d’abord été prouvé dogmatiquement a priori dans l’analytique, se trouve également confirmé dans la dialectique par une expérimentation de la raison qu’elle institue dans sa propre faculté. L’inconditionné dont la raison a besoin ne peut se trouver dans l’espace et le temps, et cette faculté est réduite à espérer le progrès incessant dans les conditions, sans pouvoir l’achever.

Deuxièmement. Le conflit de ces propositions n’est pas purement logique, — celui d’une opposition analytique (contradictorie oppositorum), c’est-à-dire une simple contradiction, car il arriverait alors que si l’une d’elles était vraie l’autre devrait être fausse, et réciproquement ; par exemple la proposition : Le monde est infini quant à l’espace, comparée avec la proposition : Le monde n’est pas infini dans l’espace, — mais il est transcendantal, c’est-à-dire celui d’une opposition synthétique (contrarie oppositorum), par exemple, le monde est fini quant à l’espace, proposition qui dit plus qu’il ne faut pour qu’il y ait opposition logique, puisqu’elle ne dit pas simplement que l’inconditionné n’est pas trouvé dans le progrès de conditions en conditions, mais encore que cette.série des conditions subordonnées entre elles est cependant un tout absolu ; deux propositions qui peuvent être également fausses, — comme en logique deux jugements qui sont opposés entre eux par des affirmations incompatibles (contrarie opposita), — et le sont en réalité, parce qu’il est parlé de phénomènes comme de choses en soi.

Troisièmement. La thèse et l’antithèse peuvent aussi contenir moins que ne l’exige l’opposition logique, et être ainsi toutes deux vraies, — comme en logique deux jugements opposés entre eux par la simple différence des sujets (judicia subcontraria), ainsi qu’il arrive dans l’antinomie des principes dynamiques, quand le sujet des jugements opposés est pris ici et là dans deux sens différents. C’est ainsi, par exemple, que la notion de cause, comme causa phœnomenon, dans la proposition : Toute causalité des phénomènes dans le monde sensible est soumise au mécanisme de la nature, semble être en contradiction avec l’antithèse : Quelques causalités de ces phénomènes ne sont pas soumises à cette loi ; mais la contradiction ne se rencontre pas ici nécessairement ; car dans l’antithèse le sujet peut avoir un autre sens que dans la thèse, parce qu’il peut être conçu comme causa noumenon ; et alors les deux propositions peuvent être vraies, et le même sujet peut, comme chose en soi, être affranchi de la nécessité physique, et par conséquent être libre par rapport à la même action. Même chose avec la notion d’un être nécessaire.

Quatrièmement. Cette antinomie de la raison pure, qui semble nécessairement aboutir au repos sceptique de la raison, pure, finit par conduire, au moyen de la Critique, au progrès dogmatique de cette raison, s’il est prouvé que ce noumène, comme chose en soi, est réellement susceptible d’être connu, et même quant à ses lois, du moins dans le sens pratique du mot, quoiqu’il soit sursensible.

La liberté de l’arbitre est ce sursensible qui est déterminant par des lois morales, non seulement comme réelles dans un sujet donné, mais aussi au point de vue pratique, par rapport à l’objet, qui ne serait absolument pas susceptible d’être connu spéculativement, connaissance qui est cependant le but propre de la métaphysique.

La possibilité de ces progrès de la raison par les idées dynamiques se fonde sur ce qu’en elles la composition de la liaison propre de l’effet à la cause, ou du contingent avec le nécessaire, ne peut pas être une liaison de l’homogène, comme dans la synthèse mathématique, mais que principe et conséquence, la condition et le conditionné peuvent être d’espèce différente, et qu’ainsi dans la progression du conditionné à la condition, du sensible au sursensible, comme à la condition suprême, un enjambement peut s’accomplir suivant des principes.


Les deux antinomies dynamiques disent moins que ne l’exige l’opposition, par exemple comme deux propositions particulières. Elles peuvent donc être vraies toutes les deux.

Dans les antinomies dynamiques, quelque chose d’hétérogène peut être pris pour condition. — On a là encore quelque chose par quoi le sursensible (Dieu, fin par excellence) peut être connu, parce qu’une loi de la liberté est donnée comme sursensible.

La fin dernière va au sursensible dans le monde (la nature spirituelle de l’âme) et à ce qui est en dehors du monde (Dieu), par conséquent à l’immortalité et à la théologie.


TROISIÈME STADE DE LA MÉTAPHYSIQUE.
Passage pratico-dogmatique au sursensible.


Ayant tout il ne faut pas perdre de vue que, dans ce traité, où l’on s’est conformé au programme de l’Académie, la métaphysique est uniquement envisagée comme une science théorique, ou, suivant une dénoi mination habituelle encore, comme une métaphysique de la nature. Sa marche vers le sursensible ne doit donc pas être entendue comme un acheminement à une science rationnelle, moralement pratique, qu’on peut appeler une métaphysique des mœurs, puisque ce serait confondre des choses d’ordres tout différents (μετάβασιζ είζ άλλο γένοζ), quoique la dernière métaphysique ait aussi pour objet quelque chose de sursensible, la liberté, non quant à ce qu’elle a de naturel, mais par rapport à ce qui sert en elle de fondement pratique à l’action et à l’omission.

Or l’inconditionné, suivant toutes les investigations du deuxième stade, ne peut absolument pas se trouver dans le monde sensible, quoiqu’il doive nécessairement être admis. Mais il n’y a point de connaissance théorico-dogmatique du sursensible (noumenorum non datur scientia). Un progrès pratico-dogmalique de la métaphysique semble donc contradictoire, et ce troisième stade être impossible.

Mais parmi les notions relatives à la connaissance de la nature, quelle qu’en soit l’espèce, nous en trouvons une d’un caractère particulier : c’est que nous pouvons concevoir par la raison que quelque chose est dans l’objet, mais cela seulement que nous avons mis dans la notion, qui n’est pas à proprement dire une partie constitutive de la connaissance de l’objet, mais cependant un moyen ou fondement de connaissance donné par la raison. Ce moyen sert donc bien à la connaissance spéculative, à la condition seulement qu’elle ne soit pas dogmatique. Telle est la notion d’une finalité de la nature, qui peut être aussi un objet de l’expérience. C’est donc une notion immanente, et non une notion transcendante comme celle de la structure des yeux et des oreilles, mais dont, en ce qui regarde l’expérience, il n’y a pas de connaissance plus étendue que celle qui était reconnue par Epicure, à savoir que la nature ayant fait des yeux et des oreilles nous nous en servons pour voir et pour entendre, mais que ce n’est pas une preuve que la cause même qui les a produits ait eu le dessein de former cette structure d’après le but indiqué, dessein qu’en effet on ne perçoit pas, que nous ne supposons dès lors que par voie de raisonnement, afin seulement de reconnaître une finalité dans de tels objets.

Nous avons donc une notion d’une téléologie de la nature, et même a priori, parce que nous ne l’introduisons pas d’ailleurs dans notre représentation des objets naturels, mais parce que nous avons dû la tirer uniquement de cette intuition empirique. La possibilité a priori de ce mode de représentation, qui n’est cependant pas encore une connaissance, se fonde donc sur ce que nous constatons en nous-mêmes une faculté de liaison suivant des fins (nexus finalis).

Quoique les doctrines physico-théologiques (des fins naturelles) ne soient jamais dogmatiques, et puissent moins encore fournir la notion d’une fin suprême, c’est-à-dire de l’inconditionné dans la série des fins, reste cependant la notion de liberté, telle qu’elle se présente dans la cosmologie, comme causalité inconditionnée sensiblement même, notion qui a été attaquée par le scepticisme, mais pas réfutée cependant, et avec elle la notion d’une fin. Celle-ci a même une valeur moralement pratique inévitable, quoique sa réalité objective, comme en général celle de toute finalité d’objets donnés ou conçus, ne puisse pas être affirmée théoriquement d’une manière dogmatique.

Cette fin suprême est le souverain bien de la raison 1 pratique, en tant qu’il est possible dans le monde. Mais il ne doit pas être cherché uniquement dans ce que la nature peut procurer, dans le bonheur (qui est la plus grande somme possible de jouissance), mais dans ce qui est le plus nécessaire, à savoir la condition sous laquelle seule la raison peut reconnaître le bonheur à des êtres raisonnables, c’est-à-dire aussi dans leur conduite la plus conforme à la morale.

Cet objet de la raison est sursensible ; c’est un devoir d’y marcher comme à une fin dernière. Il est indubitable qu’il doit y avoir un stade de la métaphysique pour ce passage, et dans ce passage un progrès. Cependant c’est chose impossible sans théorie, car la fin n’est pas entièrement eu notre pouvoir ; nous devons donc nous faire une notion théorique de la source d’où elle peut provenir. Une théorie de ce genre ne peut cependant avoir lieu d’après ce que nous connaissons dans les objets, mais en tout cas d’après ce que nous y mettons, parce que l’objet est sursensible. — Cette théorie n’est donc possible qu’au point de vue pratico-dogmatique, et ne peut garantir à l’Idée de fin dernière qu’une réalité objective suffisante à cet égard.

Quant à la notion de fin elle est toujours de notre façon, et celle de fin dernière doit être donnée a priori par la raison.

Trois de ces notions factices, ou plutôt théoriques, sont des Idées transcendantes, quand on les traite par la méthode analytique, à savoir le sursensible en nous, au-dessus de nous, et après nous.

1°. La liberté, dont le commencement doit exister parce que nous ne connaissons (a priori, par conséquent dogmatiquement, mais seulement dans un but pratique, qui seul rend la fin dernière possible) de ce sursensible des êtres cosmiques, que les lois, sous le nom de lois morales, suivant lesquelles l’antinomie de la raison pratique pure doit être en même temps reconnue comme autocratie, c’est-à-dire comme faculté d’accomplir encore ici-bas ces lois (ce qui concerne la condition formelle de cette faculté, la moralité), malgré tous les obstacles que les influences de la nature peuvent exercer sur nous comme êtres sensibles, mais grâce à notre condition d’êtres intelligibles que nous sommes en même temps. Cette faculté est la foi en la vertu comme principe propre à nous conduire au souverain bien en nous.

2° Dieu, le principe universellement suffisant du souverain bien au-dessus de nous, qui, à titre d’auteur du monde moral, subvient aussi à notre impuissance par rapport à la condition matérielle de cette suprême fin d’une félicité d’accord avec la moralité dans le monde.

3° L’immortalité, c’est-à-dire la continuation de notre existence après nous, comme enfants de la terre, avec les conséquences physiques et morales à l’infini « qui résultent de leur conduite morale.

Ces moments de la connaissance pratiquement dogmatique du sursensible, établis d’après une méthode synthétique, ont tout juste leur point de départ dans le possesseur illimité du souverain bien primitif ; ils s’avancent (par liberté) au dérivé dans le monde sensible. et finissent avec les conséquences de cette fin Objective dernière des hommes dans un futur monde intelligible, sont donc systématiquement liés dans cet ordre : Dieu, le libre arbitre et l’immortalité.

Quant à l’intérêt de la raison humaine dans la détermination de ces notions par rapport à une connaissance réelle, il n’a besoin d’aucune preuve, et la métaphysique qui n’est devenue une question nécessaire que pour y répondre n’a besoin d’aucune justification pour y avoir travaillé sans relâche. — Mais à l’égard de ce sursensible, dont la connaissance est sa fin dernière, a-t-elle fait, depuis Leibniz et Wolf, quelque chose, qu’est-ce qu’elle a fait, et que peut-elle faire en général ? Telle est la question à laquelle il s’agit de répondre, si elle a pour but l’accomplissement de la fin essentielle d’une métaphysique en général.


SOLUTION DU PROBLÈME ACADÉMIQUE.


I.
Quel progrès peut faire la Métaphysique par rapport au sursensible ?


La Critique de la raison pure a suffisamment prouvé qu’en dehors des objets des sens il ne peut point y avoir de connaissance théorique ; que tout devant être alors connu a priori par notions, il ne peut y avoir aucune connaissance théorico-dogmatique ; et que, par la simple raison qu’une intuition doit pouvoir être soumise à toutes les notions, elle leur donne par le fait une réalité objective, Or toutes nos intuitions sont sensibles. En d’autres termes, nous ne pouvons absolument rien connaître de la nature d’objets sursensibles, de Dieu, de notre propre liberté, de notre âme (séparée du corps). Que pourrions-nous savoir de ce principe interne de tout ce qui fait partie de l’existence de ces choses, des conséquences et des effets par lesquels leurs phénomènes, leur principe, l’objet même, ne nous sont que très peu explicables !

Il ne s’agit donc plus que de savoir si, malgré cela, il ne peut y avoir de ces objets sursensibles une connaissance pratiquement dogmatique, qui serait le troisième stade de la métaphysique et en remplirait tout le but.

Dans ce cas nous pourrions admettre la chose sursensible, non comme elle est en soi, mais seulement comme nous la concevons avec ses propriétés, pour être d’accord avec l’objet pratiquement dogmatique du principe moral pur, à savoir la fin dernière, qui est notre souverain bien. Nous ne rechercherions pas alors quelle peut être la nature des choses que nous nous faisons à nous-mêmes, par pur intérêt pratique encore, et qui n’ont peut-être aucune existence en dehors de l’Idée, qui ne sont peut-être pas possibles (quoiqu’elles n’impliquent d’ailleurs aucune contradiction) parce que nous ne pourrions que nous égarer dans l’immensité. Nous nous contentons de savoir, ce qui est conforme à cette Idée que la raison conçoit nécessairement, que ces choses président aux principes moraux des actions. C’est une connaissance et un savoir pratiquement dogmatique delà qualité de l’objet, avec entier désistement de connaissance théorique (suspensio judicii). Il ne s’agit presque uniquement que du nom à donner à cette modalité de notre croyance, de manière qu’il ne dise pas moins (comme dans la simple opinion), ni pas plus (comme dans la vraisemblance), qu’il ne convient pour le but proposé, et ne donne gain de cause au scepticisme.

Mais une persuasion qui est une vraisemblance dont on ne peut décider en soi-même si elle repose sur des raisons purement subjectives, ou sur des raisons objectives, est opposée à la persuasion purement sentie, dans laquelle le sujet croit en avoir conscience et l’estime suffisante, quoi qu’il ne puisse pas la nommer ni par conséquent s’en expliquer clairement la liaison avec l’objet. Ni l’une ni l’autre ne peuvent être regardées comme appartenant à la modalité de la vraisemblance dans la connaissance dogmatique, que cette » connaissance soit théorique ou pratique, parce que la connaissance dogmatique doit avoir lieu par principes, et par conséquent être susceptible d’une représentation claire, intelligible et communicable.

Le mot foi peut donc convenir pour rendre cette croyance de l’opiner et du savoir comme fondée sur un jugement critique dans un but théorique, si par foi l’on entend une supposition (hypothesis) qui n’est nécessaire que comme base d’une règle pratique, objective, de la conduite. Nous voyons la possibilité de l’exécution et de l’objet en soi qui en résulte ; et quoique cette connaissance ne soit pas théorique, nous y reconnaissons subjectivement la seule manière d’approprier l’exécution à la fin dernière. Cette foi est la croyance à une proposition théorique par la raison pratique, par exemple : Il est un Dieu. Et alors, comme la fin dernière est la tendance de nos forces au souverain bien, sous une règle pratique absolument nécessaire, la règle morale, dont nous ne pouvons concevoir l’effet possible que sous la supposition de l’existence d’un souverain bien primitif, nous sommes obligés a priori par la raison pratique pure d’admettre pratiquement ce bien.

Pour la partie du public qui n’a pas à s’occuper de la grèneterie, la prévision d’une mauvaise récolte est une simple opinion, lorsque la sécheresse a régné tout le printemps ; mais la connaissance certaine de cette sécheresse est pour le marchand, qui a pour but et pour intérêt de, s’enrichir par ce commerce, une croyance que la récolte sera mauvaise, qu’il doit par conséquent ménager ses provisions, parce qu’il doit conclure qu’il y a là quelque chose à faire. Mais son intérêt, ses affaires exigent que la nécessité d’une détermination prise d’après les règles de la prudence ne soit que conditionnelle, tandis que celle qui suppose une maxime morale repose nécessairement sur un principe qui est absolument nécessaire.

La foi, au point de vue moralement pratique, a donc une valeur morale encore, parce qu’elle renferme une libre adhésion. Le Credo des trois articles de foi de la raison pratique pure : Je crois en un seul Dieu, comme source de tout bien dans le monde, comme sa fin dernière ; — je crois à la possibilité de. l’accord de cette fin dernière avec le souverain bien dans le monde, autant qu’il est dans l’homme ; — je crois à une vie future éternelle, comme à la condition d’une approximation incessante du monde à l’égard du souverain bien possible en lui ; — ce Credo, dis-je, est une libre croyance sans laquelle il n’y aurait aucune valeur morale. Il ne permet donc aucun impératif (aucun Credo), et le fondement de sa justesse n’est pas une preuve de la vérité de ces propositions considérées comme théoriques. Ce n’est pas un enseignement objectif de la réalité de leurs objets, réalité impossible, en effet, par rapport au sursensible ; ce n’est qu’un enseignement subjectif, d’une valeur pratique, il est vrai, et qui suffit à cet égard. Il apprend à agir comme si nous savions que ces objets sont réels. Mode de représentation qui ne doit pas non plus être ici considéré comme nécessaire au point de vue techniquement pratique, comme théorie de la prudence (d’admettre plutôt trop que trop peu), parce qu’autrement elle ne serait pas sincère ; elle n’est nécessaire qu’au point de vue moral à l’égard de ce que nous sommes déjà obligés par nous-mêmes de pratiquer, à savoir de tendre à l’accomplissement progressif du souverain bien dans le monde, d’ajouter en tout cas par des idées toutes rationnelles un supplément à la théorie de la possibilité de ce bien, puisque nous ne nous donnons ces objets, Dieu, la liberté et l’immortalité, que comme une conséquence de l’exigence des lois morales en nous, et que nous leur accordons spontanément une réalité objective, avec l’assurance qu’il ne peut se rencontrer dans ces idées aucune contradiction. La réaction qui résulte de leur croyance sur les principes subjectifs de la moralité et sur leur autorité, par conséquent sur l'action et l’omission, est aussi morale par l’intention.

Mais ne doit-il pas aussi y avoir des preuves théoriques de la vérité de ces croyances, des preuves telles qu’on puisse dire en conséquence qu’il est vraisemblable qu’il y a.un Dieu, qu’il y a dans le monde un rapport moral conforme à la volonté de ce Dieu, d’accord avec l’idée du souverain bien, et une vie future pour chaque homme ? — La réponse est que l’expression de vraisemblable est parfaitement absurde dans l’espèce. Car est vraisemblable {probabile) ce qui a pour soi un motif de crédibilité plus grand que la moitié de la raison suffisante ; ce qui a par conséquent une détermination mathématique de la moralité de la croyance, où ces moments doivent être pris comme uniformes, et où par conséquent il est possible d’approcher de la certitude. Le principe du plus ou moins apparent (vero simile) peut, au contraire, se composer aussi de motifs hétérogènes, et dont par conséquent le rapport à la raison suffisante ne peut être connu.

Or il faut distinguer, même quant à l’espèce (toto genere), le sursensible de ce qui peut être sensiblement connu, parce qu’il est au-dessus de toute connaissance possible. Il n’y a donc pas de voie qui y conduise par là, et sur laquelle nous puissions espérer d’arriver à la certitude dans le champ du sensible. Il u’y a donc aucune approximation de la certitude, aucune croyance qui puisse avoir une vraisemblance de quelque valeur logique. Au point de vue théorique, nous ne pouvons pas le moins du monde arriver par les plus grands efforts de la raison à la persuasion de l’existence de Dieu, de l’existence du souverain bien, et d’une prochaine vie future, car il n’y a pour nous aucune connaissance possible dans la nature des objets sursensibles. Mais au point de vue pratique nous nous faisons ces objets mêmes, comme nous jugeons leurs idées, utiles à la fin dernière de notre raison pure. Cette fin, parce qu’elle est nécessairement morale, peut bien causer l’illusion de faire regarder ce qui a une réalité subjective, à savoir pour l’usage de la liberté de l’homme (parce qu’il lui est présenté dans des actions qui sont conformes à la loi morale) comme une connaissance de l’existence de l’objet qui correspond à cette forme.

Il s’agit maintenant d’esquisser le troisième stade de la métaphysique dans les progrès de la raison pure • vers sa fin dernière. — Il forme ira cercle dont la limite revient sur elle-même, et renferme un tout de connaissance sursensible en dehors duquel il n’y a plus rien de cette sorte, et qui comprend néanmoins tout ce qui peut satisfaire le besoin de cette raison. — Après donc s’être affranchie de tout ce qui est empirique, dont elle s’était toujours embarrassée dans les deux premiers stades, ainsi que des conditions de l’intuition sensible qui ne lui présentent les objets que dans le phénomène, et s’être placée au point de vue des idées d’où elles sont aperçues comme leurs objets en eux-mêmes, elle décrit son horizon qui, procédant d’une manière théorico-dogmatique, part de la liberté, comme sursensible, mais comme faculté connaissable par le canon de la morale, revient au point de vue qui a pour objet la fin dernière, le souverain bien à réaliser dans le monde, et dont la possibilité est complétée par les idées de Dieu et de l’immortalité, et finit par la confiance qu’inspire la moralité même d’y réussir. De cette manière cette notion reçoit une réalité objective, mais pratique.

Vouloir prouver théorico-dogmatiquement ces propositions : Il y a un Dieu ; il y a dans la nature du monde une disposition primitive, quoique incompréhensible, à l’accord avec la finalité morale ; il y a enfin dans l’âme humaine une disposition qui la rend capable d’un progrès constant dans cette voie ; vouloir prouver ces propositions, disons-nous, c’est se jeter dans l’infini, quoiqu’en ce qui regarde la deuxième proposition, l’explication qu’on en donne par la finalité physique qui se rencontre dans le monde puisse être très favorable à une finalité morale. Il faut en dire autant de la modalité de la croyance, de la connaissance et du savoir présumé, en quoi l’on oublie’que ces idées, œuvre arbitraire de nous-mêmes, et nullement dérivées des objets, n’aboutissent qu’à légitimer théoriquement la croyance (Annehmen) de la finalité rationnelle, et même à l’affermir au point de vue pratique.

De là aussi la conséquence remarquable que le progrès de la métaphysique dans son troisième stade, dans le champ de la théologie, est le plus facile de tous, par la raison qu’il tend au but final. Et quoiqu’ici la métaphysique s’occupe du sursensible, elle n’est cependant pas transcendante (ueberschwaenglich) ; elle est, au contraire, aussi accessible au sens commun qu’aux philosophes ; à tel point que ceux-ci sont obligés de s’orienter sur celui-là, pour ne pas s’égarer dans le transcendant (Ueberschioaengliche). La philosophie a cet avantage, comme théorie de la sagesse, sur elle-même, comme science spéculative, de ne procéder que de la raison pratique pure, c’est-à-dire de la morale, en tant qu’elle part de la notion de liberté, comme d’un principe sursensible, il est vrai, mais pratique et connaissable a priori.

La vanité de toutes les tentatives de la métaphysique pour s’étendre théorico-dogmatiquement dans ce qui regarde sa fin suprême, le sursensible : premièrement, par rapport à la connaissance de la nature divine, comme souverain bien originaire ; secondement, par rapport à la connaissance de la nature dans le monde, où et par lequel le souverain bien dérivé doit être possible ; troisièmement, par rapport à la connaissance de la nature humaine, en tant qu’elle est naturellement appropriée à ce progrès d’accord avec la suprême fin : la vanité, dis-je, de toutes les tentatives de ce genre jusqu’à la fin de la période de Leibniz et de Wolf ; l’insuccès nécessaire de toutes les tentatives de ce genre qui pourraient être faites encore, doit prouver maintenant qu’il n’y a pas de salut pour la métaphysique par la méthode théorico-dogmatique ; qu’elle n’atteindra pas ainsi sa fin suprême, et que toute connaissance soi-disant transcendante dans ce champ, est par conséquent tout à fait vaine.


Théorie transcendante.


La raison veut, en métaphysique, se faire une notion de rorigine de toutes choses, de l’être premier (ens originarium), et de ses qualités intrinsèques. Elle commence subjectivement par la notion primitive (conceptus originarius) de quelque chose en général (realitatis), c’est-à-dire de ce dont la notion en soi représente un être, à la différence de ce dont la notion représente un non-être. Seulement, pour concevoir objectivement aussi l’inconditionné dans cet être premier, elle se représente celui-ci comme contenant le tout (omnitudo) de la réalité (ens realissimum.). Elle en détermine ainsi la notion universellement ; ce que ne peut faire aucune autre notion. Quant à la possibilité d’un tel être, elle ne fait, ajoute Leibniz, aucune difficulté de la prouver, parce que des réalités, comme pures affirmations, ne peuvent se contredire, et que ce qui est concevable, c’est-à-dire tout ce dont on a la notion est aussi une chose possible, par le fait que la notion n’est pas contradictoire. Sur quoi cependant la raison, conduite par la Critique, pourrait bien hésiter.

La métaphysique a bien du bonheur si par hasard ëlle ne prend pas ici de simples notions pour des •choses, et des choses, ou plutôt leurs noms, pour, ! i des notions, et si, par le fait, elle ne raisonne pas entièrement dans le vide.

A la vérité, quand nous voulons nous faire une notion a priori d’une chose en général, une notion ontologique par conséquent, nous mettons toujours en principe, dans notre pensée, comme notion première, celle d’un être universel, l’être le plus réel de tous ; car une négation, comme détermination d’une chose, n’est jamais qu’une représentation’dérivée, parce qu’on ne peut la concevoir comme retranchement (remotio) sans avoir auparavant conçu la réalité qui lui est contraire comme quelque chose qui est posé (positio, seu reale). Ainsi quand nous convertissons cette condition subjective de la pensée en condition objective de la possibilité des choses mêmes, toutes les négations doivent être considérées comme de simples limites de la notion universelle {Allinbegriffes) des réalités ; toutes les choses, à l’exception de celle-là seule qui est la raison de leur possibilité, ne doivent donc être regardées que comme dérivées de cette dernière.

Celle-ci seule, dont on s’étonne que la métaphysique se soit ensorcelée à ce point, est le souverain bien métaphysique. Elle contient la matière propre à faire toutes les autres choses possibles, comme le bloc de marbre sert à faire des statues de toutes sortes, qui ne sont toutes possibles que par limitation (séparation de tout le reste d’avec une certaine partie du tout, par conséquent par négation). Ainsi le mal moral ne se distingue du bien dans le monde que comme l’élément formel des choses, de même que les ombres dans la lumière solaire qui inonde l’univers, et les êtres qui composent le monde ne sont mauvais que parce qu’ils ne sont que des parties et non le tout. Mais ils sont en partie réels, en partie négatifs. Par cette construction d’un monde, ce Dieu métaphysique (le realissimum) semble bien être identique avec le monde (malgré toutes les protestations contre le spinozisme) comme un être tout existant.

Mais passons sur toutes ces objections, et voyons les prétendues preuves de l’existence d’un tel être, qui par cette raison peuvent être appelées ontologiques.

Il n’y a que deux arguments ; il ne peut y en avoir davantage. — Ou l’on conclut de la notion de’être souverainement réel à son existence, ou de l’existence nécessaire de quelque chose à une notion déterminée que nous avons à nous en faire.

Le premier argument conclut ainsi : un être souverainement parfait métaphysiquement doit nécessairement exister, car s’il n’existait pas il lui manquerait une perfection, l’existence.

Le second argument conclut à l’inverse : un être qui existe comme être nécessaire doit avoir toute perfection, car s’il n’avait pas en soi toute perfection (réalité), il ne serait pas universellement déterminé a priori par sa notion, et, en conséquence, ne pourrait pas être conçu comme être nécessaire.

Le défaut de solidité de la première preuve, dans laquelle l’existence est conçue comme une détermination particulière en dehors de la notion d’une chose et ajoutée à cette chose, quand cependant la simple position de la chose avec toutes ses déterminations, en quoi cette notion n’est par conséquent pas étendue, — ce défaut de solidité, dis-je, est si frappant que l’on ne peut se tenir à cette preuve, qui d’ailleurs semble déjà être abandonnée par les métaphysiciens comme insoutenable.

La conclusion de la seconde preuve est plus spécieuse en ce qu’elle essaie d’étendre la connaissance non par de simples notions a priori, mais par expérience, quoique par expérience en général seulement : il existe quelque chose. Et comme toute existence doit être ou nécessaire ou contingente, et que l’existence contingente suppose toujours une cause qui ne peut avoir sa pleine raison que dans un être non contingent, par conséquent dans un être nécessaire, il existe donc quelque être de cette dernière espèce.

Or comme nous ne pouvons connaître la nécessité de l’existence d’une chose, comme en général toute nécessité, qu’à la condition d’en dériver l’existence de i » notions a priori, et que la notion de quelque chose d’existant est celle d’une chose universellement déterj minée, la notion d’un être nécessaire est celle qui contient en même temps l’universelle détermination de cette chose. Or nous n’avons qu’une seule notion de ce genre, celle de l’être souverainement réel (allerrealesten). Donc l’être nécessaire est celui qui contient toute réalité, que ce soit comme principe ou comme ensemble.

C’est un progrès de la métaphysique par la porte de derrière. Elle veut démontrer a priori, et cependant elle met en principe une donnée empirique, qu’elle emploie comme Archimède son point fixe en dehors de la terre (mais ici il est sur la terre) pour y appuyer son levier, et élever la connaissance jusqu’au sursensible.

Mais si l’on accorde la proposition qu’il existe quelque chose d’absolument nécessaire, quoiqu’il soit certain que nous ne nous faisons aucune notion d’une chose existant à ce titre, et qu’ainsi nous ne puissions point la déterminer comme telle par rapport à sa qualité naturelle (car les prédicats analytiques, c’est-à-dire ceux qui sont identiques à la notion de nécessité, par exemple l’immuabilité, l’éternité, et même la simplicité de la substance, ne sont pas des déterminations, et l’unité d’un tel être ne peut par conséquent pas être démontrée) ; — si, dis-je, l’on se tient mal à propos à la tentative de s’en faire une notion, la notion de ce Dieu métaphysique n’est toujours qu’une notion vide et vaine.

Or il est absolument impossible de donner une notion déterminée d’un être qui soit de telle nature qu’il y ait contradiction si je le fais disparaître par la pensée, encore bien que je le considère comme le tout de la réalité. Car une contradiction n’a lieu dans un jugement qu’autant que j’y retranche un prédicat, tout en maintenant dans la notion du sujet quelque chose qui est identique au prédicat retranché ; ce qui n’arrive jamais si je supprime la chose avec tous ses prédicats, et que je dise, par exemple : Il n’y a pas d’être souverainement réel.

Nous ne pouvons donc nous faire absolument aucune notion d’une chose rigoureusement nécessaire comme telle. (La raison en est que c’est une simple notion de modalité, qui ne contient pas le rapport à l’objet comme propriété de la chose, mais uniquement la liaison de sa représentation avec la faculté, de connaître.) Nous ne pouvons donc pas du tout conclure de son existence supposée aux déterminations qui en étendent notre connaissance plus loin que la représentation de son existence nécessaire, et qui puissent par là fonder une espèce de théologie.

La preuve appelée cosmologique par quelques-uns, mais transcendantale en réalité (quoiqu’elle admette l’existence d’un monde), quoiqu’elle puisse être ramenée à l’ontologie, retombe dans le néant, comme la précédente, puisqu’elle ne veut rien conclure de la propriété d’un monde, mais seulement de la supposition de la notion d’un être nécessaire, par conséquent d’une notion rationnelle pure a priori.


Progrès de la Métaphysique vers le sursensible depuis le temps de Leibniz et de Wolf.


Le premier pas du progrès de la métaphysique vers le sursensible qui est le fondement de la nature, comme condition suprême de tout ce qui est conditionné en elle, est donc la base de la théorie. Il conduit à la théologie, c’est-à-dire à la connaissance de Dieu, quoique d’après l’analogie de la notion de Dieu avec celle d’un être intelligent comme principe premier de toutes choses essentiellement distinct du monde. Cette théorie procède de la raison, non pas dans le sens théorico-dogmatique, mais uniquement dans le sens purement pratico-dogmatique, c’est-à-dire subjectivement moral, ce qui veut dire qu’elle n’est pas destinée à servir de base aux lois de la moralité, ni même à donner un fondement a sa fin dernière, car la moralité subsiste par elle-même, mais qu’elle sert à concevoir l’idée du souverain bien possible dans un monde, bien qui, considéré objectivement et théoriquement, dépasse notre faculté d’atteindre une réalité à cet égard, par conséquent au point de vue pratique. En ce sens, la simple possibilité de concevoir un tel être suffit, et un progrès vers ce sursensible est une connaissance qu’on peut en avoir, mais au point de vue pratico-dogmatique.

C’est donc un argument qui suffit à prouver l’existence de Dieu, comme être moral, et pour le faire accepter par la raison humaine, en sa qualité de raison moralement pratique. Il peut fonder une théorie du sursensible, mais seulement comme acheminement pratico-dogmatique à ce terme. Ce n’est donc pas proprement une preuve de l’existence de Dieu dans le sens absolu du mot (simpliciter), mais seulement à certain égard (secundum quid), à savoir par rapport à la fin suprême de l’homme moral. Il est donc tout simplement raisonnable de l’admettre si l’homme, en conséquence d’une idée qu’il se fait à lui-même par suite de ses principes moraux, tout comme s’il la tirait d’un objet donné, a le droit d’avoir une influence sur ses résolutions.

Cette théologie n’est sans doute pas une théosophie, c’est-à-dire une connaissance de la nature divine, qui est inaccessible, mais c’est une connaissance d’un principe de détermination inscrutable de notre volonté, principe que nous ne trouvons pas suffisant en nous seuls pour sa fin suprême, et qu’en conséquence nous admettons dans un autre au-dessus de nous, l’être m suprême, pour lui donner par l’idée d’une nature sursensible, en vue de l’accomplissement de ce qui lui est prescrit par la raison pratique, le complément de la théorie encore défectueuse.

L’argument moral pourrait donc s’appeler argumentum κατ’ανθρώπιον valable pour des hommes, comme êtres raisonnables en général, et non à titre de façon de penser, éventuellement admis pour tel ou tel homme. Il doit donc se distinguer de l’argument théorico-dogmatique κατ’αλήθειαν qui affirme assurément plus, comme certain, qu’il n’est donné à l’homme de savoir.


II.


Prétendu progrès théorico-dogmatique en théologie morale pendant la période de Leibniz et de Wolf.


Aucune division particulière n’a été faite, il est vrai, pour ce degré du progrès de la métaphysique dans cette partie de la philosophie ; il se rapporte tout entier à la théologie et au chapitre de la théologie qui traite de la fin dernière de la création, fin qui est, dans ce système, la gloire de Dieu. Or, on ne peut entendre par là qu’une liaison finale dans le monde réel, qui, prise dans son ensemble, est le. plus grand bien possible dans un monde, la suprême condition téléologique de son existence, et qui le rend digne d’une divinité, comme auteur moral du monde.

Or la suprême, sinon l’entière condition de la perfection du monde, est la moralité des êtres raisonnables. Cette moralité tient à son tour à la notion de T liberté dont ces êtres doivent avoir conscience, comme d’une spontanéité inconditionnée, pour qu’ils puissent a • être moralement bons. Or il est absolument impossible, sous cette condition, de les admettre théoriquement, d’après cette finalité, comme êtres créés, soumis par conséquent à la volonté d’un autre, comme on peut attribuer des êtres naturels privés de raison à une cause distincte du monde, et par conséquent concevoir cette cause comme douée d’une perfection physico-téléologique intimement diversifiée. Au contraire, la cause moralement téléologique, qui doit avoir originairement sa raison dans l’homme même, ne peut être l’effet, ni par conséquent la fin qu’un autre peut se proposer.

L’homme ne peut donc point s’expliquer théorico-dogmatiquement la possibilité de la fin dernière à laquelle il doit tendre, mais qu’il n’a pas entièrement à sa puissance, puisqu’en donnant la réalisation physique de cette fin pour base à cette théologie, il fait disparaître la moralité, qui est cependant la principale affaire dans cette fin dernière. Mais s’il donne une base morale à tout ce qui est fin dernière, ce qui fait que la liaison du physique avec le souverain bien, qui ; en est la fin suprême/ne peut être dissoute, il regrette ce qui pourrait subvenir à l’impuissance où il se trouve de réaliser cette fin. Il lui reste cependant un principe pratiquement dogmatique pour s’élever à ce* idéal de la perfection cosmique ; c’est, malgré l’objection tirée du cours du monde comme phénomène contre ce progrès, d’y admettre, comme objet en soi, une liaison moralement téléologique, qui tend à la fin dernière, comme au terme sursensible de sa raison pratique, le souverain bien conçu d’après un ordre naturel qu’il ne comprend pas.

Aucune théorie ne l’autorise à admettre que le monde, en somme, va toujours au meilleur. Il doit cette croyance à la raison pratique qui prescrit dogmatiquement d’agir suivant cette hypothèse, et qui se fait, en conséquence de ce principe, une théorie à laquelle il ne peut subordonner à cet égard que la pensée (Denkbarkeit). Ce qui ne suffit pas théoriquement pour prouver la réalité objective de cet idéal, tant s’en faut ; mais au point de vue moralement pratique, la raison s’en contente.

Ce qui est impossible théoriquement, à savoir le progrès de la raison jusqu’au sursensible du monde où nous vivons (mundus noumenon), jusqu’au souverain bien dérivé, est donc réel au point de vue pratique pour donner à la conduite de l’homme ici-bas comme une direction vers le ciel, c’est-à-dire que le monde peut et doit être conçu par analogie d’accord avec la téléologie physique que la nature nous fait observer (indépendamment aussi de cette perception) a priori, comme déterminé ; d’accord avec l’objet de la téléologie morale, à savoir la fin dernière de toutes choses suivant les lois de la liberté, pour s’élever à l’idée du souverain bien. Ce bien, comme produit moral, veut que l’homme même en soit l’auteur (dans les limites de son pouvoir). Sa possibilité ne s’explique pas théoriquement, comme le croyaient Leibniz et Wolf, ni par la création qui suppose un auteur extérieur, ni par une connaissance de la faculté qu’aurait l’homme de se conformer à cette fin ; c’est une notion transcendantale (ueberschwaenglicher), mais réelle au point de vue pratico-dogmatique, et sanctionnée par la raison pratique pour notre devoir.


III.


{{c|Prétendu progrès théorico-dogmatique de la métaphysique en psychologie pendant la période Leibnizo-Wolfieime.


La psychologie n’est et ne peut être pour l’esprit humain que de l’anthropologie, c’est-à-dire qu’une connaissance de l’homme, restreinte à la condition qu’il soit un objet du sens intime. Mais il a également conscience d’être un objet des sens externes, c’est-à-dire d’avoir un corps auquel est uni l’objet du sens intime qu’on appelle l’âme de l’homme.

On prouve rigoureusement qu’il n’est pas tout entier corporel, si ce phénomène est considéré comme une chose en soi, parce que l’unité de la conscience qui doit nécessairement se rencontrer dans toute connaissance (par conséquent aussFen soi-même), ne permet pas que des représentations qui seraient distribuées entre plusieurs sujets constituent l’unité de la pensée. Le matérialisme ne peut donc jamais servir de principe pour expliquer la nature de notre âme.

Mais si nous ne considérons des corps et des âmes que comme des phénomènes, ce qui n’est pas impossible, puisque ce sont deux objets des sens, et que nous fassions attention que le noumène, qui sert de fondement à tout phénomène, c’est-à-dire l’objet extérieur comme chose en soi, peut être un être simple…[2].

Mais si l’on passe sur cette difficulté, c’est-à-dire si âme et corps sont admis comme deux substances spécifiquement différentes, il est impossible à la philosophie, surtout à la métaphysique, de décider de la part et de l’étendue de cette part qui revient à l’âme ou au corps dans les représentations du sens intime ; et même dans le cas où l’une de ces substances serait séparée de l’autre, l’âme ne perdrait pas absolument toute espèce de représentations (intuition, sensation et pensée).

Il est donc absolument impossible de savoir si, après la mort de l’homme, lorsque son corps est décomposé, l’âme, malgré la permanence de sa substance, peut continuer de vivre, c’est-à-dire de penser et de vouloir ; c’est-à-dire encore si elle est un esprit (car on entend par ce mot un être capable d’avoir conscience de soi-même et de ses représentations sans un corps) ou si elle ne l’est pas. La métaphysique de Leibniz et de Wolf a prétendu sans doute nous démontrer là-dessus d’une manière ! théorico-dogmatique beaucoup de choses, c’est-à-dire non seulement la vie future. de l’âme,.mais jusqu’à l’impossibilité de la perdre par la mort de l’homme, c’est-à-dire encore son immortalité ; mais elle n’a convaincu personne. On voit plutôt a priori qu’une telle preuve est impossible, parce que l’expérience interne est ce par quoi seul nous pouvons nous connaître nous-mêmes, et que toute expérience ne peut être conçue que dans la vie, c’est-à-dire si lame et le corps sont encore unis. Nous ignorons donc absolument ce que nous pourrons être et faire après la mort ; nous ne pouvons point connaître la nature de l’âme séparée. Si donc on croyait pouvoir essayer de mettre par la pensée hors du corps l’âme qui l’anime encore, on ne ressemblerait pas mal à quelqu’un qui prétendait se voir dans une glace les yeux fermés, et qui répondit à un curieux qui lui demandait ce qu’il entendait faire parla : Je voulais seulement savoir comment je vois quand je dors.

Mais au point de vue moral, nous ayons une raison suffisante d’admettre la vie de l’homme après la mort (là-fin de la vie terrestre), même pour l’éternité, par conséquent l’immortalité de l’âme ; et cette doctrine est un pas vers le sursensible, c’est-à-dire vers ce qui n’est qu’une simple idée, et qui ne peut être un objet de l’expérience, mais une idée objective, quoiqu’elle n’ait de réalité valable qu’au point de vue pratique. L’aspiration, au souverain bien, comme fin dernière,

porte à croire une durée proportionnée à cette infinité, et tient insensiblement lieu de ce qui manque à la preuve théorique ; si bien que le métaphysicien ne s’aperçoit pas de l’insuffisance de sa théorie, parce que l’influence morale lui dissimule secrètement le défaut d’une connaissance qu’il croit tirée de la nature des choses, et qui est impossible dans ce cas.

___________

Tels sont donc les trois degrés de la marche de la métaphysique vers le sursensible, qui en est la fin par l’excellence. Elle s’est donné jusqu’ici la peine inutile | de vouloir l’atteindre par la voie de la spéculation et de la connaissance théorique, et cette science a été le tonneau sans fond des Danaïdes. Ce n’est qu’après que les lois morales ont eu dévoilé’le sursensible dans l’homme, la liberté, dont aucune raison ne peut expliquer la possibilité, mais dont la réalité peut être prouvée dans les théories pratico-dogmatiques ; ce n’est que depuis lors, dis—je, que la raison a pu justement prétendre à une connaissance du sursensible, mais dans les limites de l’usage indiqué par une certaine organisation de la raison pratique pure, Alors le sujet de la législation universelle, comme auteur du monde, d’une part, l’objet de la volonté des êtres cosmiques, comme fin dernière conforme à cette volonté, d’autre part ; en troisième lieu, l’état de ces êtres, où « seulement ils pourront atteindre ce souverain bien, sont des idées pratiquement spontanées, mais qu’il ne faut pas du tout établir théoriquement, parce qu’au— autrement elles font de la théologie une théosophie, de la téléologie morale une mystique, et de la psychologie une pneumatique, et qu’ainsi des choses dont nous pourrions cependant tirer quelque profit, au point de vue pratique, pour la connaissance, se perdent dans un indéfini (Ueberschwaengliche), où elles sont et restent complètement inaccessibles à notre raison.

La métaphysique n’est donc en cela même que l’idée d’une science comme système qui peut et doit être construit après l’exécution de la critique de la raison pure, dont on a maintenant les matériaux et le plan : c’est un tout qui, pareil à la logique pure, n’est susceptible d’aucun accroissement et n’en a pas besoin. C’est un lieu qui doit toujours être habité et tenu proprement, si des araignées et des sylvains, qui ne manquent jamais d’y chercher place, ne paryiennent pas à s’y nicher, et à le rendre inhabitable à la raison.

Cet édifice n’est pas non plus très spacieux ; mais on aurait besoin, pour l’élégance, qui consiste ici dans la précision, sans préjudice pour la clarté, de la’i’réunion des efforts et du jugement de différents artistes, pour lui donner une forme éternelle et immuable. Ainsi se trouverait pleinement résolu le problème de l’Académie royale, non seulement d’énumérer les progrès de la métaphysique, mais d’en mesurer encore le stade parcouru dans la nouvelle époque critique


APPENDICE
en guise de coup d’œil général.


Si un système est tel, premièrement, que chacun de ses principes y soit démontrable en soi ; secondement, que, si l’on prend même soin de sa régularité, il conduise aussi, et inévitablement, comme simple hypothèse, à tous ses autres principes, comme conséquences , on ne peut rien désirer de plus pour en connaître la vérité.

Or c'est ce qui arrive réellement avec la métaphysique, quand la critique de la raison en observe soigneusement tous les pas, et qu’elle se demande où ils aboutissent.il y a deux pivots autour desquels elle tourne : premièrement, la théorie de l’idéalité de l’espace et du temps, qui vise, par rapport à la théorie i des principes, au sursensible, mais pour nous le montrer comme simplement en dehors de notre connaissance possible, tandis qu’elle est théorico-dogmatique en restant sur la voie qui la conduit au but, où il s’agit pour elle de la connaissance a priori des objets des sens ; secondement, la théorie de la réalité de la notion de liberté, comme notion d’un sursensible susceptible d’être connu ; en quoi la métaphysique n’est cependant que pratiquement dogmatique. Mais ces deux pivots sont comme enfoncés dans le poteau de la notion rationnelle de l’inconditionné dans la totalité de toutes les conditions coordonnées entre elles, où doit s’évanouir l’apparence qui opère une antinomie de la raison pure par la confusion des apparences avec les choses en soi, et contient dans cette dialectique même une direction pour le passage du sensible au sursensible.


_____________________________


FRAGMENTS
______


N° i.
Commencement de cet écrit d’après le troisième manuscrit.


INTRODUCTION.


Le problème de l’Académie royale des sciences en contient implicitement deux :

1° Si la métaphysique, jusqu’à la fin des temps de Leibniz et de Wolf, n’a fait en général qu’un pas dans ce qui constitue son but essentiel et le fondement de son existence ; car ce n’est qu’à cette condition qu’on peut s’enquérir d’un autre progrès, celui qu’elle pourrait avoir fait depuis un certain temps.

2° La seconde question est de savoir si ces prétendus progrès sont réels.

Ce qu’on appelle métaphysique (car je n’en ai pas encore une définition déterminée) doit certainement avoir été en possession (Besitze) de quelque chose, à quelque époque que ce soit, dès qu’on lui eut donné un nom. Mais la possession qu’on lui destinait en la constituant, et qui ne regarde que son but, et non celle qui a pour objet les moyens de l’atteindre, est celle dont on demande compte aujourd’hui, lorsque l’Académie veut savoir : Si cette science a fait des progrès réels.

La métaphysique contient dans l’une de ses parties (l’ontologie) des éléments de la connaissance humaine a priori tant en fait de notions que de principes, et doit, d’après le but qu’elle se propose, les contenir. Mais sa partie de beaucoup la plus considérable trouve son application dans les objets d’une expérience possible ; telle est, par exemple, la notion d’une cause, et le principe du rapport de tout changement à cette cause. Mais jamais on n’entreprit dans l’intérêt de la connaissance de ces objets de l’expérience, une métaphysique où ces principes soient bien expliqués, quoique souvent ils soient si mal prouvés par des principes a priori, que si l’inévitable procédé de l’entendement d’après ces principes toutes les fois que nous jugeons en matière expérimentale, et si une expérience qui leur donne continuellement raison, ne faisaient pas mieux, on aurait mauvaise opinion de ce principe par preuves rationnelles. On se sert toujours de ces principes en physique (si l’on entend par là, en prenant le mot dans son acception la plus générale, la science de la connaissance rationnelle de tous les objets de l’expérience possible), comme s’ils rentraient dans la circonscription (de la physique), sans les en séparer, sous prétexte qu’ils sont des principes a priori, et sans en faire une science particulière, parce que le but qu’on se proposait en les étudiant ne se rattachait qu’aux objets de l’expérience, à l’égard desquels seulement ils pouvaient nous être expliqués ; mais ce n’était pas là le but propre de la métaphysique. On n’aurait donc jamais songé, pour cet usage de la raison, à une métaphysique comme science distincte, si la raison n’y avait attaché un intérêt supérieur. À cet égard, la recherche et la liaison systématique de toutes les notions élémentaires qui servent de fondement à notre connaissance a priori des objets de l’expérience, n’était qu’une préparation.

Le vieux nom de cette science μετὰ τὰ φυσικά, est déjà un signalement du genre de connaissance auquel elle visait. On veut par son moyen s’élever au-dessus : de tous les objets d’une expérience possible (trans physicam), pour connaître, si faire se peut, ce qui n’en peut absolument pas être un objet. La définition de la métaphysique, suivant le but proposé, qui contient la recherche et une science de cette nature serait donc : Une science de s’élever de la connaissance du sensible à celle du sursensible (je n’entends ici par sensible que ce qui peut être un objet de l’expérience). On fera voir plus tard que tout ce qui est sensible est pur phénomène, et non l’objet de la représentation en soi. Or comme le fait n’est possible que par des principes empiriques de connaissance, la métaphysique contiendra des principes a priori, quoique les mathématiques en aient également, mais qui ne se rapportent jamais qu’à des objets d’une intuition sensible, possible (ou réelle), qui ne peut pas servir à s’élever au sursensible. De sorte que la métaphysique diffère des mathématiques en ce qu’elle est considérée comme une science philosophique qui est un ensemble de la connaissance rationnelle par notions a priori (sans leur construction). Comme enfin, pour étendre la connaissance au-delà des limites du sensible, il faut avant tout une pleine connaissance de tous les principes a priori qui sont appliqués au sensible, la métaphysique, si l’on veut la caractériser, non pas tant par son but que par les moyens d’arriver à une connaissance en général par des principes a priori, c’est-à-dire d’après la simple forme de son procédé, doit être définie le : système de toute connaissance rationnelle pure des choses par des notions.

Or, on peut prouver avec une entière certitude que jusqu’à Leibniz et Wolf inclusivement, la métaphysique n’a pas fait la moindre acquisition par rapport à son but essentiel, pas même celle de la simple notion de quelque objet sensible, au point d’avoir pu prouver en même temps théoriquement la réalité de cette notion, ce qui eût été le plus petit progrès possible vers le sursensible, auquel cependant eût toujours manqué la connaissance de cet objet en dehors de toute expérience possible. Quoique la philosophie transcendantale, en ce qui regarde ses notions a priori (qui valent pour des objets d’expérience), eût reçu par-ci par-là quelque extension, comme cette extension n’est pas celle qu’ambitionne la métaphysique, on ne peut dire avec raison que cette science ait fait jusqu’à cette époque quelque progrès dans le sens de sa destination.

Nous savons donc de quels progrès de la métaphysique il s’agit dans la pensée de l’Académie, et nous pouvons distinguer la connaissance a priori dont l’examen n’est qu’un moyen, — celle, à savoir, qui, toute fondée qu’elle est a priori, peut cependant trouver dans l’expérience les objets de ses notions, qui dès lors ne comprend pas la fin de la métaphysique, — par opposition à celle qui constitue cette fin, ou dont l’objet dépasse toutes les bornes de l’expérience, et à laquelle la métaphysique, commençant par la première, conduit moins encore qu’elle ne la veut dépasser, puisqu’elle en est séparée par un abîme immense. Aristote, avec ses Catégories, se tient presque uniquement à la première, Platon, avec ses Idées, tend à la seconde. Mais, après cet examen préliminaire de la matière dont s’occupe la métaphysique, la forme qu’elle doit suivre doit aussi nous occuper.

La seconde chose demandée implicitement par la question de l’Académie royale, c’est de prouver que les progrès que la métaphysique peut se flatter d’avoir faits sont réels. Dure exigence, qui ne peut que mettre dans l’embarras les nombreux soi-disants conquérants dans cette région, s’ils veulent la comprendre et y réfléchir.

En ce qui concerne la réalité des notions élémentaires de toute connaissance a priori qui peuvent trouver leurs objets dans l’expérience, ainsi que les principes par lesquels ces objets peuvent être subsumés à, ces notions, l’expérience même peut servir de preuve à leur réalité, quoiqu’on ne voie pas comment, sans être dérivées de l’expérience, elles peuvent avoir leur origine dans l’entendement pur, par conséquent a priori ; par exemple, la notion d’une substance, et la proposition que dans tous les changements la substance reste, que les accidents seuls arrivent ou passent. Le physicien admet sans hésiter que ce pas de la métaphysique est réel, et non purement imaginé, car il en fait usage avec un entier succès dans toute contemplation de la nature, procédant par expérience, assuré qu’il est de n’être contredit par aucun fait, non point parce qu’une expérience ne lui a jamais donné de démenti jusqu’ici, quoiqu’il ne puisse pas prouver non plus comment ce principe doit se rencontrer a priori dans l’entendement, mais parce que c’est un fil conducteur dont l’entendement ne peut se passer pour établir une expérience.

Mais ce qui fait que le propre de la métaphysique est de trouver une pierre de touche pour éprouver la notion de ce qui sort du champ de l’expérience possible, de ce qui étend la connaissance par cette notion, quand cette connaissance est réelle ; cela, dis-je, pourrait presque désespérer le métaphysicien le plus résolu, pourvu seulement qu’il entendît ce qu’on lui demande. Car s’il s’élève au-dessus de la notion par laquelle il peut simplement concevoir des objets mais sans pouvoir les prouver par aucune expérience possible, et si cette pensée n’est possible que parce qu’elle saisit la notion de telle sorte qu’elle ne s’y contredit point ; alors il peut concevoir tout ce qu’il voudra, avec la certitude qu’il ne rencontrera aucune expérience qui le contredise, parce qu’il a imaginé un objet, par exemple un esprit, avec une détermination telle qu’il ne peut être absolument aucun objet de l’expérience. En effet, peu lui importe qu’aucune expérience particulière ne confirme son idée, puisqu’il a voulu concevoir une chose avec des déterminations qui s’élèvent au-dessus de toutes les bornes de l’expérience. De pareilles notions peuvent donc être tout à fait vaines, et par conséquent les propositions qui en admettent les objets comme réels entièrement erronées ; et il n’y a cependant aucune pierre de louche propre à découvrir cette erreur.

La notion même du sursensible, à laquelle la raison s’intéresse à tel point que la métaphysique n’existe en général, au moins comme tentative, qu’à cause d’elle, a toujours été et sera toujours. Cette notion est-elle une réalité objective, ou une simple fiction, c’est ce qui, par la même raison, ne peut se décider théoriquement par aucune épreuve ou critère. Car si, à la vérité, on n’y trouve pas de contradiction, mais si, i• d’un autre côté, tout ce qui est et qui peut être n’est pas non plus un objet de l’expérience possible, on ne saurait établir ou contredire par aucune preuve que cette notion du sursensible soit capable de fonder qu’elle ne soit pas en général parfaitement vide, et que le prétendu passage du sensible au sursensible n’en soit par conséquent pas trop éloigné pour qu’on puisse le réputer réel. Mais avant que la métaphysique soit parvenue à faire cette distinction, elle confond des Idées qui peuvent avoir seulement pour objet le sursensible, avec des notions a priori, avec lesquelles cependant les objets de l’expérience sont d’accord, puisqu’elle n’a pas eu la pensée que l’origine de ces Idées pouvait être différente d’autres notions pures a priori. D’où il est arrivé une chose particulièrement remarquable dans l’histoire des aberrations de la raison humaine, c’est que cette raison s’étant reconnue capable d’acquérir une grande étendue de connaissances a priori de ce qui peut être un objet d’une expérience possible (non seulement en physique, mais aussi en mathématiques), et qu’ayant démontré par le fait la réalité de ces progrès, elle n’ait pu voir pourquoi elle ne peut pénétrer avec bonheur plus avant à l’aide de ses notions a priori, c’est-à-dire jusqu’aux choses ou à leurs propriétés.

Mais un autre phénomène remarquable a dû enfin tirer la raison du sommeil auquel elle se livrait sur l’oreiller d’un savoir qu’elle croyait étendre par des Idées en dehors de toutes les bornes d’une expérience possible ; c’est la découverte que les propositions a priori qui se bornent à l’expérience, non seulement forment un tout d’un bel ensemble, mais constituent également un système de la connaissance de la nature a priori, tandis que celles qui dépassent les limites de l’expérience, quoiqu’à la vérité elles semblent être i d’une origine semblable, sont en partie opposées entre elles, en partie contraires à celles qui se rapportent à la connaissance de la nature, et se détruisent les unes les autres ; elles semblent ainsi enlever à la raison toute confiance en matière théorique, et introduire un scepticisme illimité.

À ce mal pas donc d’autre remède que de soumettre la raison pure elle-même, c’est-à-dire la faculté générale de connaître quelque chose a priori, à une critique précise et détaillée, de telle façon que la possibilité d’une véritable extension de la connaissance par cette faculté, en ce qui regarde le sensible, soit reconnue et qu’il en soit de même pour le sursensible ; ou, si l’extension de la connaissance à cet égard ne devait pas être possible ici, que la limitation soit établie, et qu’en ce qui touche l’intelligible comme fin de la métaphysique, la possession dont elle est capable ne soit pas assurée par des preuves qui se sont trouvées si souvent trompeuses, mais par une déduction du droit de la raison à l’égard de ces déterminations, Les mathématiques et la physique, autant qu’elles contiennent une connaissance pure de la raison, n’ont besoin d’aucune critique de la raison humaine en général. En effet, l’épreuve de la vérité de leurs propositions est en elles-mêmes, parce que leurs notions ne vont pas au-delà des objets correspondants qui peuvent être donnés par l’expérience, au lieu qu’en métaphysique elles sont destinées à un usage qui doit dépasser ces limites, et s’étendre à des objets qui ne peuvent absolument pas, du moins dans la mesure de l’usage ambitionné pour la. notion, être donnés en accord avec elle,

TRAITÉ.


La métaphysique se distingue nettement de toutes les autres sciences, en ce qu’elle est la seule qui puisse être exposée complètement, de manière à ne rien laisser à faire à la postérité, à ce qu’elle ne puisse être étendue quant à sa matière, et que même si de son Idée ne sort pas systématiquement le tout absolu, la notion qu’on s’en fait ne peut être regardée comme justement conçue, La cause en est à ce que sa possibilité suppose une critique de toute la faculté rationnelle dans laquelle cette faculté est pleinement épuisée a priori par rapport aux objets d’une expérience possible ; ou ce qui revient au même (comme 011 le fera voir par la suite), dans laquelle ce qu’elle peut fournir par rapport aux principes a priori de la possibilité d’une expérience en général, par conséquent pour la connaissance du sensible, peut être entièrement déterminé. Mais ce qu’elle réclame impérieusement par la seule nature de la raison pure à l’égard du sursensible, n’est peut-être qu’une question, peut-être aussi est-il l’objet d’une connaissance possible. En tout cas, il peut et doit être donné nettement par la propriété et l’unité de cette faculté pure de connaître. De là, et de ce qu’on peut déterminer en même temps a priori par l’Idée d’une métaphysique, tout ce qui peut et doit y entrer, ce qui en constitue toute la matière possible ; on peut savoir quel est à l’égard du tout l’acquis réel de cette science dans un temps, dans un pays, par rapport à son acquis dans un autre 1 temps et dans un autre pays, ainsi que par rapport au défaut de la connaissance qu’on y cherche. Et comme il ne peut y avoir de différence nationale en ce qui regarde le besoin de la raison pure, on peut, par l’exemple de ce qui est arrivé, de ce qui a manqué ou réussi chez un peuple, juger d’une manière certaine du retard ou du progrès de la science en général pour chaque temps et chaque peuple, et résoudre ainsi le problème comme une question qui touche la raison humaine en général.

C’est donc la pauvreté de la science seulement, et les bornes étroites où elle se trouve renfermée qui font qu’on peut l’exposer tout entière dans une courte esquisse, et de manière cependant à pouvoir juger de tout son légitime acquis. Mais la diversité comparativement grande des conséquences par rapport au petit nombre de principes auxquels la critique conduit la raison pure, rend au contraire très difficile la tentative d’établir pleinement mais brièvement cet acquis, comme le demande l’Académie ; car l’examen partiel ne prouve rien en métaphysique, tandis que le rapport de chaque proposition au tout de l’usage rationnel pur est la seule chose qui puisse garantir la réalité de ces progrès. Une concision féconde et sans obscurité demandera donc presque plus de soin attentif dans le traité qui va suivre, que la difficulté de répondre à une question qui doit être maintenant résolue.

PREMIÈRE SECTION.


Du problème général de la raison qui se soumet elle-même à une Critique.


Ce problème se trouve compris dans la question : Comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles.

Des jugements sont analytiques quand leur prédicat ne représente clairement {explicite) que ce qui était pensé, quoique obscurément {implicite) dans la notion du sujet. Si l’on voulait appeler identiques ces sortes de jugements, on n’arriverait qu’à la confusion, car des jugements identiques ne contribuent en rien à la lucidité de la notion, ce qui doit cependant être le but de tout jugement, et s’appellent en conséquence vides ; tel est, par exemple, le jugement : Tout corps est un être corporel (ou avec un autre mot, matériel). Des jugements analytiques se fondent, il est vrai, sur l’identité, et peuvent y être ramenés, mais ils ne sont pas identiques, car ils ont besoin d’une analyse, et servent ainsi à expliquer la notion, lorsqu’au contraire par les identiques on explique idem per idem ; ce qui veut dire qu’on n’explique pas du tout.

Des jugements synthétiques sont ceux qui par leur prédicat dépassent la notion du sujet, puisque le prédicat renferme quelque chose qui n’est pas pensé du tout dans la notion du sujet : par exemple, tous les corps sont pesants. Il ne s’agit point ici de savoir si le prédicat est ou n’est pas toujours lié & la notion du sujet, mais on dit seulement qu’il n’est pas pensé dans cette notion, quoiqu’il doive nécessairement lui convenir. Ainsi la proposition : Toute figure à trois côtés est triangulaire (figura trilatera est triangula), est une proposition synthétique. Car bien que, en concevant trois lignes droites comme renfermant un espace, il soit impossible qu’il n’y ait pas en même temps trois angles, je ne pense cependant pas du tout dans t 1 la notion de trois côtés l’inclinaison de ces trois côtés entr’eux ; c’est-à-dire que la notion d’angle n’y est réellement pas conçue.

Tous les jugements analytiques sont des jugements a priori, et sont en conséquence d’une valeur universelle et d’une nécessité absolue, parce qu’ils se fondent entièrement sur le principe de contradiction. Mais des jugements synthétiques peuvent aussi être des jugements d’expérience, qui nous apprennent, il est vrai, comment sont faites certaines choses, mais jamais qu’elles doivent être nécessairement ainsi, qu’elles ne peuvent pas être autrement, par exemple, tous les corps sont pesants ; alors leur universalité n’est en effet que comparative : Tous les corps, tous ceux que nous connaissons, sont pesants. Nous, poumons appeler empirique cette universalité, pour la distinguer de l’universalité rationnelle qui est stricte, comme connue a priori. Si donc il y avait des propositions synthétiques a priori, elles ne reposeraient pas sur le principe de contradiction, et, en ce qui les regarde, la question ci-dessus : Comment les propositions synthétiques a priori sont-elles possibles, n’aurait pas encore été posée, et moins encore résolue. Le présent traité montrera surabondamment par la suite qu’il y a cependant des propositions synthétiques a priori et que la raison ne sert pas seulement à expliquer analytiquement des notions tout acquises (œuvre très nécessaire pour bien se comprendre soi-même tout d’abord), mais qu’elle est aussi capable d’étendre synthétiquement son acquis a priori, et que la métaphysique, en ce qui regarde les moyens dont elle se sert, repose sur les premières, mais qu’en ce qui regarde le but qu’elle se propose, elle se fonde entièrement sur cette dernière espèce d’opération. Mais comme les progrès que la métaphysique prétend avoir faits peuvent encore être l’objet d’un doute, alors s’offre la figure imposante des mathématiques pures pour prouver la réalité de connaissances étendues parla seule raison pure, malgré les attaques du douteur le plus résolu. Et quoiqu’elles n’aient nul besoin, pour garantir la légitimité de leurs décisions, d’une critique de la raison pure elle-même, et qu’elles se justifient par leurs propres œuvres, elles sont cependant un exemple certain qui prouve du moins la réalité du problème le plus élevé de la métaphysique : Comment des propositions synthétiques a priori sont-elles possibles ?

Il prouve plus que tout autre comment l’esprit philosophique de Platon, mathématicien distingué, put être si émerveillé, en voyant la raison pure côtoyer l’entendement avec des principes supérieurs et inattendus en géométrie, qu’il alla jusqu’à cette pensée extravagante què toutes ces connaissances ne sont pas des acquisitions faites nouvellement pendant la vie terrestre, mais un simple souvenir d’idées antérieures dont la raison ne peut être que le commerce avec l’entendement divin. Ces produits de la raison auraient porté, dit-on, un pur mathématicien à sacrifier un hécatombe ; mais leur possibilité ne le ravit point d’admiration, par la raison qu’il ne s’occupait que de son objet, et que le sujet, comme capable de le connaître à ce point de profondeur, ne donnait aucune occasion de méditer et de s’enthousiasmer sur ce point. Un simple philosophe tel qu’Aristote, au contraire, n’aurait pas assez remarqué la différence infinie de la raison pure, en tant qu’elle s’étend d’elle-même, s’avançant par raisonnements de ce qui est dérivé de principes empiriques à quelque chose de plus général, et n’aurait par conséquent pas éprouvé cette admiration. Ne regardant la métaphysique que comme une physique s’élevant à des degrés supérieurs, il n’aurait rien trouvé d’étonnant ni d’incompréhensible dans sa prétention de s’élever au sursensible ; seulement la difficulté d’en trouver le secret devait présenter la difficulté qu’on rencontre en effet.


SECONDE SECTION.


Détermination du problème en question relativement aux facultés de connaître qui constituent la raison pure en nous.


Cette question ne peut se résoudre qu’à la condition de la considérer d’abord à l’égard de la faculté que l’homme possède d’étendre sa connaissance a priori, et quelle connaissance peut produire en lui ce qu’on appelle spécifiquement sa raison pure. Car si, par une raison pure d’un être en général, nous entendons la faculté de connaître les choses indépendamment de l’expérience, c’est-à-dire sans des représentations sensibles, on ne décidera point par là de quelle manière en général une semblable connaissance est possible en lui (par exemple en Dieu ou dans quelque autre esprit au-dessus de l’homme), et le problème reste alors indéterminé.

Au contraire, en ce qui regarde l’homme, toute sa connaissance a lieu par notions et intuitions. Chacune de ces deux choses est à la vérité une représentation, mais pas encore une connaissance. Se représenter quelque chose par des notions, c’est-à-dire en général, s’appelle penser, et la faculté de penser est l’entendement. La représentation immédiate du particulier est l’intuition. La connaissance par notions s’appelle discursive ; par intuition elle est intuitive. En fait, une connaissance requiert ces deux choses réunies, mais elle prend son nom de ce qui provoque dans chaque cas davantage l’attention, comme son principe de détermination. La propriété spécifique de la faculté de connaître, faculté que nous étudierons bientôt plus spécialement, permet de dire si ces deux sortes de connaissances sont empiriques, ou si elles peuvent être aussi des modes de représentation pures. Car l’intuition conforme à une notion donne l’objet ; sans elle l’objet est simplement pensé. Par cette simple intuition sans notion, l’objet est à la vérité donné, mais il n’est pas pensé ; par la notion sans intuition correspondante, il est pensé, mais il n’est pas donné ; dans les deux cas il n’est donc pas connu. Si l’intuition a priori correspondant à une notion peut être donnée conjointement, on dit alors que cette notion est construite ; si ce n’est qu’une intuition empirique, on l’appelle un simple exemple de notion. Le fait d’ajouter l’intuition à la notion s’appelle dans les deux cas exposition (exhibitio) de l’objet ; sans elle (qu’elle soit médiate ou médiate) il ne peut y avoir de connaissance.

La possibilité d’une pensée ou d’une notion repose sur le principe de contradiction, par exemple la notion d’un être pensant incorporel (d’un esprit). La chose dont la simple pensée est impossible (c’est-à-dire la notion contradictoire) 3 est elle-même impossible. Mais la chose dont la notion est possible n’est pas pour cela une chose possible. La première possibilité peut s’appeler logique ; la seconde, réelle. La preuve de la dernière est la preuve de la réalité objective delà notion, preuve qu’on a toujours le droit d’exiger. Mais elle ne peut être donnée que par l’exposition de l’objet correspondant à la notion, car autrement il ne reste jamais qu’une pensée qui, si elle a un objet correspondant, ou si elle est vide, c’est-à-dire si elle ne peut servir à la connaissance en général, reste incertaine jusqu’à ce que cet objet soit montré en exemple (1)[3].

N° 2.


DEUXIÈME STADE DE LA MÉTAPHYSIQUE


Son repos dans le scepticisme de la raison pure.


Quoique l’immobilité ne soit pas un progrès, et qu’il ne puisse par conséquent pas s’appeler proprement non plus un stade accompli, cependant, si le progrès dans une certaine direction a pour suite inévitable une rétrogradation proportionnée, la conséquence de cela serait précisément la même que si l’on ne sortait pas de l’endroit.

L’espace et le temps contiennent des rapports du conditionné à ses conditions : par exemple la grandeur déterminée d’un espace n’est possible qu’à la condition qu’il renferme un autre espace. De même un temps déterminé n’est possible qu’autant qu’il est représenté comme la partie d’un temps encore plus grand. Il en est ainsi de toutes les choses données comme phénomènes. Mais la raison veut connaître l’inconditionné, et avec lui la totalité de toutes les conditions, car autrement elle ne cesserait de questionner, tout comme si l’on n’avait rien répondu. rl Or ceci, en soi seul, ne troublerait pas encore la raison ; que de fois en effet ne demande-t-on pas vainement en physique le pourquoi d’une chose, et ne se contente-t-on pas d’une excuse fondée sur l’ignorance, parce que cette réponse vaut mieux, après tout, qu’une erreur ! Mais la raison s’égare en ce que, conduite par les principes les plus sûrs, elle croit avoir trouvé l’inconditionné d’un côté, tandis qu’elle est portée par d’autres principes aussi certains à croire qu’il doit être cherché du côté opposé.

Cette antinomie de la raison non seulement la place dans un doute de défiance à l’égard de ses deux affirmations ; ce qui cependant permet encore l’espoir d’un jugement décisif dans un sens ou dans un autre ; mais le désespoir où se trouve la raison de donner à ses assertions une base certaine, est ce qu’on peut appeler l’état de scepticisme dogmatique.

Ce conflit de la raison avec elle-même a cela de particulier, qu’elle le conçoit comme un duel où elle est sûre de battre l’adversaire si elle attaque, mais où elle sera certainement battue si elle est obligée de se défendre. En d’autres termes : elle peut se déterminer moins à prouver ses assertions qu’à réfuter celles de l’adversaire ; ce qui n’est pas absolument sûr, puisque tous deux pourraient bien juger faussement, ou même avoir raison si seulement ils commençaient par s’entendre sur le sens de la question.

Cette antinomie partage les combattants en deux classes, dont l’une cherche l’inconditionné dans la composition de l’homogène, et l’autre dans la composition de cette diversité qui peut être aussi hétérogène. La première est mathématique, et va des parties d’une quantité homogène, par l’addition, au tout absolu, ou du tout aux parties, dont aucune n’est à son tour un tout. La seconde est dynamique, et va des conséquences au principe synthétique suprême, qui est par conséquent quelque chose de réellement différent de la conséquence, ou au principe déterminant suprême de la causalité, ou à celui de l’existence de cette chose même.

Or les oppositions de la première classe, comme on l’a dit, sont de deux sortes. Celle qui va des parties au tout : Le monde a un commencement, et celui-ci : Le monde na pas de commencement, sont toutes deux également fausses. Celle qui va des conséquences aux principes, et celle qui rétrograde synthétiquement peuvent être toutes deux vraies, quoique opposées entre elles, parce qu’une conséquence peut avoir plusieurs principes, et même d’une différence transcendantale, suivant que le principe est ou un objet de la sensibilité ou un objet de la raison pure, objet dont la représentation dans ce dernier cas ne peut être donnée empiriquement ; par exemple tout est nécessité naturelle, et, partant, pas de liberté ; — proposition dont l’antithèse est qu’il y a une liberté, et que tout n’est pas une nécessité naturelle ; — position sceptique qui produit une immobilité de la raison.

En effet, dans la première espèce d’antinomie, deux jugements opposés contrairement entre eux, parce que l’un dit plus qu’il n’est nécessaire pour qu’il y ait opposition, peuvent, exactement comme en logique, être faux tous les deux, en métaphysique également. Ainsi : si la proposition : Le monde n’a pas de commencement, a pour opposée : Le monde a un commencement, elles ne contiennent l’une et l’autre que tout juste ce qu’il faut pour que si l’une des deux devait être vraie, l’autre dût être fausse. Mais si je dis : Le monde n’a pas de commencement, il est de toute éternité, je dis plus qu’il ne faut pour qu’il y ait opposition. Car outre ce que n’est pas le monde, je dis encore ce qu’il est. Mais si le monde est considéré comme un tout absolu, il est conçu comme un noumène, et cependant comme un phénomène quant au commencement ou au temps infini. Si maintenant je proclame cette totalité intellectuelle du monde, ou que je lui assigne des limites comme phénomène, les deux propositions sont également fausses. En effet, avec la totalité absolue des conditions dans un monde sensible, c’est-à-dire dans le temps, je tombe en contradiction avec moi-même, de quelque manière que je puisse me le représenter en intuition, c’est-à-dire comme infini ou comme limité.

Au contraire, de même qu’en logique des jugements subcontraires entre eux peuvent être vrais l’un et l’autre, parce que chacun d’eux dit moins qu’il ne faut pour qu’il y ait opposition, ainsi, en métaphysique, deux jugements synthétiques, qui se rapportent à des objets des sens, mais qui ne concernent que I le rapport de conséquence à principes, peuvent être vrais tous les deux, parce que la série des conditions est envisagée de deux manières différentes, à savoir comme un objet de la sensibilité ou comme un objet de la simple raison. En effet les conséquences conditionnées sont données dans le temps ; mais on leur i conçoit des causes ou des conditions, et qui peuvent être de toutes sortes. Si donc ie dis : Tous les v événements du monde sensible arrivent par des causes naturelles, je donne des phénomènes pour conditions. Si l’adversaire dit : Tout n’arrive pas par dès causes naturelles (causa phœnomenon), la première proposition devrait être fausse. Mais si je dis : Tout n’arrive pas par des causes simplement naturelles ; il peut arriver aussi quelque chose en même temps par des raisons sursensibles (causa noumenon), je dis alors moins qu’il ne faut pour qu’il y ait opposition à l’égard de la totalité des conditions dans le monde sensible, car j’admets une cause qui n’est pas limitée à la première espèce de conditions, ou à celle du monde sensible ; elle ne répugne donc pas aux conditions de cette espèce, puisque je me représente simplement le monde intelligible, dont la pensée est déjà dans la notion d’un mundi phœnomenon, où tout est conditionné ; la raison ne contredit donc pas ici la totalité des conditions.

Cet état de tranquillité sceptique, qui ne contient pas de scepticisme, c’est-à-dire aucune renonciation en la certitude à l’extension de notre connaissance ra— * tiônnelle au-delà des limites d’une expérience possible, est donc très salutaire, puisque sans elle nous aurions dû ou renoncer à la plus grande affaire de l’homme, qui est la fin suprême de la métaphysique, et réduire l’usage de la raison au pur sensible, ou arrêter l’investigateur à des illusions de connaissances sans fondement, comme on l’a fait pendant si longtemps jusqu’à ce que la Critique de la raison pure fût intervenue, et, par la division de la métaphysique législative en deux chambres, ait remédié et au despotisme de l’empirisme, et à l’anarchie d’une philodoxie sans limites.


______________________


N° 3.


NOTES MARGINALES.


La possibilité aussi bien que l’impossibilité conditionnée de la non-existence d’une chose sont des représentations transcendantales qui ne peuvent se concevoir, parce que nous n’avons pas de raison de poser ni.d’exclure quelque chose sans condition. La proposition qu’une chose existe d’une manière absolument contingente, ou qu’elle est absolument nécessaire est donc toujours sans raison d’un côté comme de l’autre. La proposition disjonctive n’a donc pas d’objet. C’est tout comme si je disais : Chaque chose est ou x ou non-x, et que je ne connusse pas cet x.

_____________

Tout le monde a quelque métaphysique pour fin de la raison, et cette métaphysique, jointe à la morale, constitue la philosophie proprement dite.

_____________
Les notions de nécessité et de contingence ne semblent pas aboutir à la substance. Aussi ne demande-t-on pas la cause de l’existence d’une substance, parce qu’elle est ce qu’elle a toujours été, ce qu’elle doit toujours être, et sur quoi, comme substratum, ce qui change établit ses rapports. À la notion de substance s’arrête la notion de cause. Elle est même une cause, mais pas un effet. Comment donc quelque chose peut-il être cause d’une substance hors de soi, de telle sorte que cette substance, en vertu de cette cause, continue sa force ? Car alors les conséquences de la substance ne seraient que de purs effets de la cause, et cette substance ne serait pas même un sujet dernier.
_______________

La proposition : Tout ce qui est contingent a une cause, devrait donc S’énoncer ainsi : Tout ce qui ne peut exister que d’une manière conditionnée a une cause.

Pareillement la nécessité de Yeniis orïginarii n’est que la représentation de son existence inconditionnée. — Mais nécessité indique de plus que l’on ne peut connaître, et même par sa notion, qu’il existe.

_______________

Le besoin de la raison de s’élever du conditionné à l’inconditionné, concerne aussi les notions elles-mêmes ; car toutes les choses contiennent une réalité, et même un degré de réalité. Ce degré n’est jamais regardé que comme conditionnellement possible, à savoir si je suppose une notion du realissimo dont ce degré ne contient qu’une limitation.

Tout conditionné est contingent, et réciproquement.

_______________

L’être primitif, comme être suprême (realissimum), peut être conçu comme contenant en soi toute réalité à titre de détermination. — Si cet être n’est pas réel pour nous, puisque nous ne connaissons pas toute la réalité pure, au moins ne pouvons-nous pas apercevoir qu’avec sa grande différence elle ne puisse se rencontrer que dans un seul être. Nous admettrons donc qu’il y a un ens realissimum comme principe, et qu’il ne peut par conséquent pas être représenté comme un être qui est tout à fait inconnaissable par rapport à ce qu’il contient.

_______________

L’illusion capitale en cela, c’est que, parce qu’en théologie transcendantale on désire connaître l’objet inconditionnellement existant, par la raison qu’il peut seul être nécessaire, on pose tout d’abord en principe la notion inconditionnée d’un objet. Ce qui fait que toutes les notions d’objets limités, comme tels, sont dérivées, c’est-à-dire formées par négations inhérentes ou défauts, et que la notion du realissïmi, c’est-à-dire de l’être en ce que tous les prédicats sont réels, est simplement un conceptus logice originarius (inconditionné). On tient cela pour une preuve qu’il ne saurait nécessairement y avoir qu’un seul ens realissimum, ou, réciproquement, que l’absolument nécessaire est ens realissimum. On veut éviter la preuve que l’ens realissimum existe nécessairement, et Ton prouve plus volontiers que si an tel être existe, ce doit être un ens realissimum (il faudrait donc prouver maintenant qu’un seul être entre tout ce qui est existe d’une existence absolument nécessaire, et cela se peut également). Mais la preuve n’aboutit qu’à ceci, c’est que nous n’avons absolument aucune notion de ce qui peut convenir comme propriétés à un être nécessaire comme tel, si ce n’est que son existence est inconditionnée. Mais que faut-il lui attribuer en outre, nous ne le savons pas. Au nombre de nos notions de choses est la notion logiquement inconditionnée, mais cependant universellement indéterminée, celle du realissimi. Si donc nous pouvions aussi donner à cette notion un objet correspondant, ce serait l’ens realissimum. Mais nous n’avons pas le droit d’admettre aussi pour notre simple notion un pareil objet.

A l’hypothèse que quelque chose existe se trouve soumise la conséquence que quelque chose aussi existe nécessairement ; mais on ne peut cependant savoir simplement et sans condition que quelque chose existe nécessairement. La notion d’une chose, quant à ses prédicats internes, peut encore être admise à volonté, mais il peut être prouvé que cette chose est absolument impossible. J’ai donc conclu à la notion d’un être de la possibilité duquel personne ne peut se faire une notion.

Mais pourquoi conclus-je à l’inconditionné ? Parce qu’il doit contenir le principe suprême du conditionné. Le raisonnement est donc : 1° si quelque chose existe, il existe aussi quelque chose d’inconditionné ; 2° ce qui existe d’une manière inconditionnée, existe comme être absolument nécessaire. Ce dernier point n’est pas une conséquence nécessaire, car l’inconditionné peut être nécessaire pour une série, mais lui-même et la série peuvent toujours être contingents. Ceci n’est pas un prédicat des choses (à savoir si elles sont conditionnées ou si elles ne le sont pas) ; il regarde l’existence des choses avec tous leurs prédicats, à savoir si elle est nécessaire en soi ou si elle ne l’est pas. C’est donc un simple rapport de l’objet à notre notion.

Toute proposition concernant l’existence est synthétique, par conséquent aussi la proposition ; Dieu existe. Pour qu’elle fût analytique, il faudrait que l’existence pût être tirée de la simple notion d’un tel être possible. Or on l’a tenté de deux manières : 1° Dans la notion de l’être souverainement réel se trouve comprise son existence, car l’existence est une réalité. 2° La notion d’un être nécessairement existant comprend celle de réalité suprême, comme unique manière dont l’absolue nécessité d’une chose (nécessité qui doit être admise si quelque chose existe) peut être conçue. Si donc un être nécessaire devait renfermer déjà dans sa notion la suprême réalité, mais que cette réalité (comme le dit le n° 1) n 3 dût pas renfermer la notion d’une nécessité absolue, les notions ne seraient pas réciproques ; la notion du realissimi serait un conceptus latior par rapport à la notion du necessarii, c’est-à-dire que d’autres choses encore que le realissimum pourraient être des entia necessaria. Or cette preuve est arrivée à ce point, que l’ens necessarium ne peut être établi que d’une seule manière, etc.

Le πρώτον ψεύδοζ consiste proprement à dire : le necessarium contient dans sa notion l’existence (par conséquent d’une chose), comme omnimoda determinatio. Par conséquent cette omnimoda determinatio peut se dériver (non simplement conclure) de la notion du necessarium ; ce qui est faux, car il est seulement prouvé que si cette notion devait être dérivée d’une autre, ce serait de celle du realissimi (la seule qui contienne en même temps la détermination universelle (1)[4]. Ce qui veut dire par conséquent que si nous devions reconnaître l’existence d’un être nécessaire comme tel, c’est que nous serions obligés de dériver de quelque notion l’existence d’une chose, c’est-à-dire l’omnimodam determinationem. Mais c’est ici la notion d’un realissimi. Nous devrions donc pouvoir dériver l’existence d’un necessarii de la notion du realissimi ; ce qui est faux. Nous ne pouvons pas dire qu’un être possède les propriétés sans lesquelles je connaîtrais pas par notions son existence comme nécessaire, quoique ces propriétés ne soient pas admises comme produits constitutifs de la première de ces notions, mais seulement comme conditio sine qua non.

____________


Le principe de la connaissance synthétique a priori veut que la composition soit l’unique chose a priori qui soit à faire pour nous, si elle a lieu en général suivant l’espace et le temps. Or la connaissance expérimentale contient le schématisme, qui est ou réel (transcendantal), ou par analogie (symbolique). — La réalité objective des catégories est théorique, celle de l’idée n’est que pratique : nature et libre arbitre.








____________________








Notes[modifier]

    nécessaire, dont l’existence nous serait assurée parce que la cause dernière doit être absolument un être nécessaire, et qu’ainsi la réalité objective de cette notion peut être prouvée sans cependant que nous ayons besoin à’avoir eu quelque exemple d’une intuition qui lui corresponde. Mais la notion d’un être nécessaire n’est pas du tout encore la notion d’une chose déterminée d’une manière quelconque ; car l’existence n’est pas une détermination d’une chose, et Tonne peut absolument pas connaître par sa simple existence, qu’elle soit admise nécessairement ou non, quels prédicats internes conviennent à une chose par la raison qu’on l’admet comme une chose dont l’existence est indépendante.

  1. (1) La proposition : L’ensemble de toutes les contradictions dans le temps et l’espace est inconditionné> est fausse. Car si tout est conditionné dans l’espace et le temps (intérieurement), aucun tout n’en est possible. Ceux-là donc qui admettent un tout absolu de conditions purement conditionnées, qu’elles soient limitées (finies) ou illimitées (infinies), se contredisent ; et cependant l’espace doit être regardé comme un tout de cette nature^ ainsi que le temps écoulé.
  2. Place restée en blanc dans le manuscrit.
  3. (1) Un certain auteur voudrait échapper à cette exigence, par un cas qui, en fait, est unique dans son espèce, à savoir la notion d’un être
  4. (1) Ce passage nous semble littéralement inadmissible, inintelligible même. Nous en forçons donc un peu le sens. — T.