Kaschmir, jardin du bonheur/Préface

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Les Éditions Henry-Parville (p. 7-10).

PRÉFACE



Notre époque agrandit le monde. Je veux dire que personne, désormais, ne peut ignorer qu’au delà de la ville, du département, des frontières — bornes morales et intellectuelles d’antan — des humanités vivent, aussi utiles à l’ordre souverain du cosmos que la nôtre, sans doute, en tout cas égales en dignité.

Ce sentiment est récent. Il lie toutefois par des fils, ténus encore, mais que le temps consolidera, les diverses qualités et couleurs d’hommes habitant la planète.

Là où les cartes de jadis portaient des taches mystérieuses, chacun sait donc que règnent les mêmes désirs, les mêmes passions, les mêmes joies et les mêmes douleurs qui nous entourent. Peu importe le degré de savoir scientifique appliqué dont témoignent ici et là les formes sociales. Ce qui est proprement humain, c’est le fond des âmes, et nul ne voudrait désormais ignorer qu’il est partout des âmes agitées par nos fièvres, nos plaisirs et nos soucis.

Déjà, toute une littérature s’est emparée des régions immédiatement accessibles, pour y situer des romans, en analyser les spécificités psychologiques et en décrire les perspectives délicates ou brutales. L’Afrique, littérairement, est conquise, mais l’Amérique se défend et l’Asie reste mystérieuse. On a, de celle-ci, étudié une petite frange. Elle n’explique vraiment pas les secrets de cet immense et puissant continent.

Je ne prétends point raconter ici l’Asie. Il y faudra deux siècles et plusieurs titans de génie. Mais je veux offrir au lecteur la vision originale d’un coin du Thibet qui n’est pas encore pollué par l’encre stylographique. C’est pourtant un terroir illustre entre tous que cette patrie de Kaschmir. Depuis Bernier qui vécut sous Louis XIV et la visita, nul ami des périples émouvants de jadis n’ignore même le nom de la « Vallée du Bonheur ». Bien des Anglais du Dominion Gangétique y furent aussi depuis un siècle, soigner des poumons mal préparés par le « fog » londonien à l’atmosphère des grandes Indes. Nul Kipling, pourtant, ne s’est avisé de conter — par pudeur peut-être — les mœurs du dernier coin terrestre où la gynocratie règne, où la femme possède plusieurs époux, où le mot honni : « polyandrie » reste encore celui des mœurs sociales. Ce vocable et la chose qu’il désigne sont au demeurant d’une moralité égale à celle qui règne aux pays où les rapports de sexes reposent sur la seule maîtrise des mâles. Il y a pourtant au fond un redoutable écart…

Une parenté proche me lie à l’un des hommes de France qui connaissent sans doute le mieux la Boukharie, le pays Afghan ainsi que ces terres bondées de richesses et convoitées par toutes les nations qui bordent l’immense empire britannique des Indes. C’est de lui que je tiens tous les détails de cette histoire, et de l’étrange tragédie galante, fort invraisemblable, certes, pour nous Occidentaux, qui s’y déroule. La part de mon imagination est donc nulle en ce livre, hors la mise sous forme littéraire d’un drame vécu, dont le vrai héros, d’ailleurs, repose à jamais sous les eaux lumineuses et secrètes du lac Dahal.

R. D.