Katia/VII

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Traduction par Auguste-Henri Blanc de La Nautte.
Didier (p. 177-213).
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VII


Notre course à Pétersbourg, une semaine de séjour à Moscou, nos visites à ses parents et aux miens, l’installation dans un nouvel appartement, le voyage, une ville nouvelle, de nouveaux visages, tout cela passa devant moi comme un songe. Tout cela était si varié, si neuf, si gai, tout cela était si chaudement, si vivement illuminé pour moi par sa présence, par son amour, que la vie paisible de la campagne m’apparut en ce moment comme quelque chose de bien lointain, comme une sorte de néant. À mon grand étonnement, au lieu de cet orgueil mondain, de cette froideur, que je m’attendais à rencontrer dans les personnes, tous m’accueillirent avec une amabilité si pleine de naturel (non-seulement les parents, mais même les inconnus), que, semblait-il, tous ne songeaient plus qu’à moi, tous ne m’avaient attendue que pour y trouver leur propre plaisir. De même, contre mon attente, dans les cercles du monde, et parmi ceux mêmes qui me paraissaient les plus distingués, je découvris à mon mari beaucoup de relations dont il ne m’avait jamais parlé, et souvent je trouvai étrange et même désagréable de lui entendre porter des jugements sévères sur quelques unes de ces personnes qui me semblaient si bonnes. Je ne pouvais comprendre pourquoi il les traitait si sèchement, ni pourquoi il s’efforçait d’éviter biens des connaissances d’une fréquentation flatteuse, à mon sens. J’aurais cru que plus on connaissait d’honnêtes gens, mieux cela valait, et tous étaient d’honnêtes gens.

— Voyons un peu comment nous arrangerons les choses, m’avait-il dit avant notre départ de la campagne : nous sommes ici de petits Crésus, et là-bas nous serons loin d’être bien riches ; aussi ne nous faut-il rester en ville que jusqu’à Pâques et ne pas aller dans le monde, ou autrement nous nous mettrions dans l’embarras ; et, pour toi, je n’aurais pas voulu…

— Pourquoi le monde ? avais-je répondu ; nous irons seulement voir les théâtres, nos parents, entendre l’opéra et de bonne musique, et même avant Pâques nous serons de retour à la campagne. Mais à peine fûmes-nous arrivés à Pétersbourg que tous ces beaux plans avaient été oubliés. J’avais été tout à coup lancée dans un monde si nouveau, si heureux, tant de plaisirs m’avaient circonvenue et tant d’objets d’un intérêt jusque là inconnu s’étaient offerts à moi, que d’un seul bond, et sans même en avoir conscience, je désavouai tout mon passé, je renversai tous les plans que ce passé avait vus naître. Ce n’avait jusque là vraiment été qu’une plaisanterie ; quant à la vie elle-même, elle n’avait pas encore commencé ; mais la véritable, c’était celle-là, et que serait-ce dans l’avenir ? pensais-je. Les soucis, les débuts de spleen qui me poursuivaient à la campagne, disparurent soudain et comme par enchantement. Mon amour pour mon mari devint plus calme, et, d’un autre côté, jamais dans ce nouveau milieu l’idée ne me vint qu’il m’aimât moins que jadis. Et, en effet, je ne pouvais douter de cet amour ; chacune de mes pensées était aussitôt comprise par lui, chacun de mes sentiments partagé, chacun de mes désirs accompli. Son inaltérable sérénité était évanouie ici, ou bien était-ce qu’elle ne me causait plus les mêmes irritations. Je sentais même qu’à côté de l’ancien amour qu’il m’avait toujours porté, il éprouvait ici un autre charme encore auprès de moi. Souvent, après une visite, après que j’avais fait une nouvelle connaissance, ou bien le soir chez nous où, tremblant intérieurement de commettre quelque bévue, j’avais rempli les devoirs d’une maîtresse de maison, il me disait :

— Allons, ma fille ! bravo, courage, c’est vraiment fort bien.

J’étais ravie.

Peu de temps après notre arrivée, il écrivit à sa mère, et quand il m’engagea à y ajouter quelque chose moi-même, il ne voulut alors pas me laisser lire ce qu’il avait écrit ; ce que là-dessus je prétendis faire, bien entendu, et ce que je fis en effet. « Vous ne reconnaîtriez pas Katia, avait-il écrit, et moi-même je ne la reconnais pas. Où a-t-elle pris cette charmante et gracieuse assurance, cette affabilité, même cet esprit du monde et cet air aimable ? Et cela toujours si simplement, si gentiment, avec tant de bonté. Tout le monde est dans le ravissement d’elle ; et moi non plus je ne me lasse pas de l’admirer, et, si cela était possible, je l’en aimerais davantage encore. »

« Voilà donc ce que je suis ! » pensai-je. Et cela me fit tant de plaisir et tant de bien qu’il me sembla l’aimer aussi davantage. Mes succès auprès de toutes nos connaissances furent une chose absolument inattendue pour moi. De tous les côtés on me disait : ici, que j’avais plu particulièrement à mon oncle ; là, que c’était une tante qui raffolait de moi ; celui-ci, qu’il n’y avait pas à Pétersbourg de femmes semblables à moi ; celle-là m’assurait qu’il ne dépendait que de moi de le vouloir pour être la femme la plus recherchée de la société. Il y avait surtout une cousine de mon mari, la princesse D., femme du grand monde, qui n’était plus jeune et qui, s’étant éprise de moi à l’improviste, me prodigua plus que toutes les autres les compliments les plus flatteurs et les mieux faits pour me tourner la tête. Quand, pour la première fois, cette cousine me proposa de venir à un bal et en témoigna le désir à mon mari, il se tourna vers moi, sourit imperceptiblement et non sans malice, et me demanda si je voulais y aller. Je fis avec la tête un signe d’assentiment et je me sentis rougir.

— On dirait une criminelle avouant ce dont elle aurait envie, remarqua-t-il en riant avec bonhomie.

— Tu m’as dit qu’il ne nous fallait pas aller dans le monde et que tu ne l’aimerais pas, repartis-je en souriant aussi et en lui jetant un regard suppliant.

— Si tu en as bien envie, nous irons.

— Vraiment, il vaut mieux que non.

— En as-tu envie, bien envie ? répétait-il.

Je ne répondis pas.

— Dans le monde en lui-même, là n’est pas encore le plus grand mal, poursuivit-il ; ce qui est mauvais, malsain, ce sont des aspirations mondaines non satisfaites. Très-certainement il faut y aller et nous irons, conclut-il sans hésiter.

— À te dire vrai, répliquai-je, il n’y a rien au monde dont j’aie plus envie que d’aller à ce bal.

Nous nous y rendîmes, et le plaisir qu’il me procura dépassa pour moi toute attente. Au bal plus encore qu’auparavant, il me sembla que j’étais le centre autour duquel tout se mouvait ; que c’était pour moi seule que cette grande salle était illuminée, que jouait la musique, que s’était réunie cette foule en extase devant moi. Tous, à commencer par le coiffeur et la femme de chambre, jusqu’aux danseurs et aux vieillards eux-mêmes, qui se promenaient à travers les salons, paraissaient me dire ou me donner à entendre qu’ils étaient fous de moi. L’impression générale que j’avais produite à ce bal, et que me communiqua ma cousine, se résumait à dire que je ne ressemblais en rien aux autres femmes, qu’il y avait en moi quelque chose de particulier qui rappelait la simplicité et le charme de la campagne. Ce succès me flatta tellement que j’avouai avec franchise à mon mari combien je désirerais, dans le cours de cet hiver, aller encore à deux ou trois bals, « et cela, » ajoutai-je en parlant un peu contre ma conscience, « afin de m’en rassasier une bonne fois. »

Mon mari y consentit volontiers et m’y accompagna, dans les premiers temps, avec un visible plaisir, joyeux de mes succès et oubliant complètement, paraissait-il du moins, ou désavouant ce qu’il avait jadis établi en principe. Plus tard, il commença à s’ennuyer évidemment et à se fatiguer de ce genre de vie que nous menions. Mais ce n’était cependant pas assez clair encore à mes yeux pour que, si je venais à remarquer le regard d’attention sérieuse qu’il dirigeait parfois sur moi, j’en comprisse la signification. J’étais tellement enivrée par cet amour qu’il me semblait avoir si subitement éveillé chez tant d’étrangers, par ce parfum d’élégance, de plaisir et de nouveautés que je respirais ici pour la première fois ; l’influence morale de mon mari, qui jusque-là m’avait comme écrasée, s’était si soudainement évanouie ; il m’était si doux, non-seulement de marcher dans ce monde de pair avec lui, mais même de m’y sentir placée plus haut que lui, et ensuite de ne l’en aimer qu’avec plus de force et d’indépendance qu’autrefois, que je ne pouvais comprendre que ce fût avec déplaisir qu’il me vît jouir de cette vie mondaine.

Je ressentais en moi-même un nouveau sentiment d’orgueil et de satisfaction intime quand, en entrant au bal, tous les yeux se tournaient vers moi, et que lui-même, comme s’il avait eu conscience d’arborer devant la foule ses droits de possession sur ma personne, se hâtait de me quitter et allait se perdre dans la masse des habits noirs. « Attends ! pensais-je souvent en cherchant des yeux au fond de la salle sa figure presque inaperçue et quelquefois très-ennuyée ; attends ! quand nous rentrerons à la maison, tu sauras et tu verras pour qui j’ai cherché à être si belle et si brillante, tu sauras qui j’aime au-dessus de tout ce qui m’entourait ce soir. » Il me semblait très-sincèrement que mes succès ne me réjouissaient que pour lui, et aussi parce qu’ils me permettaient de les sacrifier à lui seul. Une seule chose, pensais-je encore, pouvait m’offrir des dangers dans cette vie mondaine : c’était que l’un de ceux qui me rencontraient dans le monde conçût de l’entraînement pour moi et que mon mari vînt à en concevoir de la jalousie ; mais il avait tant de confiance en moi, il paraissait si calme et si indifférent, et tous ces jeunes gens me paraissaient, à moi, si nuls en comparaison de lui, que ce péril, le seul à mon sens que pût m’offrir la vie du monde, ne m’effrayait aucunement. Et, malgré tout, l’attention que tant de personnes m’accordaient dans les salons me procurait un plaisir, une satisfaction d’amour-propre, qui me faisaient trouver quelque mérite à mon amour lui-même pour mon mari, tout en imprimant à mes rapports avec lui plus d’assurance et en quelque façon plus de laisser-aller.

— J’ai remarqué que tu causais d’une manière bien animée avec N. N., dis-je un jour au retour d’un bal, en le menaçant du doigt et en lui nommant une des dames les plus connues de Pétersbourg, avec qui il s’était effectivement entretenu ce soir-là. Je voulais par là l’agacer un peu, car il était en ce moment particulièrement silencieux et avait l’air très-ennuyé.

— Ah ! pourquoi dire semblable chose ? Et c’est toi qui l’as dite, Katia ! laissa-t-il échapper, les lèvres serrées et en fronçant le sourcil, comme s’il eût ressenti quelque douleur physique. Cela convient bien peu de ta part et vis-à-vis de moi ! Laisse ces discours aux autres ; de mauvais propos de cette espèce pourraient altérer tout à fait notre bonne entente, et j’espère encore que cette bonne entente reviendra.

Je me sentis confuse et je gardai le silence.

— Reviendra-t-elle, Katia ? Que t’en semble ? me demanda-t-il.

— Elle n’est pas altérée et ne s’altérera point, dis-je ; et alors, en effet, j’en étais convaincue.

— Que Dieu le permette, ajouta-t-il, mais il est temps que nous retournions à la campagne.

Ce fut toutefois la seule occasion où il me parla ainsi, et le reste du temps il me paraissait toujours que tout marchait pour lui aussi bien que pour moi, et pour moi j’étais si gaie, si joyeuse ! Si parfois il venait à s’ennuyer, je me consolais en pensant que longtemps, pour lui, je m’étais ennuyée à la campagne ; si nos rapports éprouvaient quelque changement, je pensais qu’ils reprendraient tout leur charme dès que, l’été, nous nous retrouverions seuls dans notre maison de Nikolski.

C’est ainsi que l’hiver s’écoula pour moi sans que je m’en aperçusse, et en dépit de tous nos plans nous restâmes à Pétersbourg, même pendant les fêtes de Pâques. Le dimanche suivant, quand nous nous préparâmes enfin à partir, tout étant empaqueté, mon mari, qui avait terminé les emplettes pour cadeaux, fleurs, effets de toute sorte concernant notre vie à la campagne, se retrouva dans les dispositions d’esprit les plus tendres et les plus joyeuses. Là-dessus notre cousine vint inopinément nous voir et nous demander de prolonger encore jusqu’au samedi, afin de pouvoir aller au raout de la comtesse R. Elle me dit que la comtesse R. m’avait souvent invitée déjà, que le prince M., en ce moment à Pétersbourg, avait encore témoigné au dernier bal le désir de faire ma connaissance, que ce serait dans ce but qu’il viendrait au raout et qu’il disait partout que j’étais la plus jolie femme de la Russie. Toute la ville devait y être, et en un mot cela ne ressemblerait à rien si je n’y allais pas.

Mon mari était à l’autre bout du salon, causant avec je ne sais qui.

— Ainsi donc vous y viendrez, Katia ? dit ma cousine.

— Nous voulions partir après-demain pour la campagne, répondis-je avec hésitation en regardant du côté de mon mari. Nos yeux se rencontrèrent et il se retourna vivement.

— Je lui persuaderai de rester, dit ma cousine, et nous irons samedi faire tourner les têtes. N’est-ce pas ?

— Cela dérangerait tous nos plans, et nous avons déjà fait nos paquets, repris-je, commençant à me rendre.

— Ce serait bien mieux encore qu’elle allât, ce soir même faire sa révérence au prince, dit alors mon mari de l’autre bout de la chambre, avec irritation et d’un ton catégorique que je ne lui avais jamais entendu.

— Allons, voilà qu’il devient jaloux ; c’est la première fois que je le vois ainsi, s’écria ma cousine avec ironie. Ce n’est pas pour le prince seulement, Serge Mikaïlovitch, mais pour nous tous que je l’engage. C’est comme cela que la comtesse R. entend bien la prier.

— Cela dépend d’elle, conclut froidement mon mari, et il s’en alla.

J’avais bien vu qu’il était plus agité que d’ordinaire ; cela m’avait tourmentée et je ne donnai aucune réponse à ma cousine. Aussitôt qu’elle fut partie, j’allai trouver mon mari. Il arpentait soucieusement sa chambre dans tous les sens, et il ne me vit ni ne m’entendit quand j’entrai sur la pointe des pieds.

Il se représente sa chère maison de Nikolski, pensai-je en le regardant ; il se figure en imagination son café du matin dans le salon bien lumineux, et ses champs, ses paysans, et la soirée dans le salon, et le souper mystérieux de la nuit. Non ! décidai-je en moi-même, je donnerais tous les bals du monde et les flatteries de tous les princes de l’univers pour retrouver sa joyeuse animation et ses douces caresses. Je voulais lui dire que je n’irais pas à ce raout et que je n’en avais plus envie, quand il regarda tout à coup derrière lui. À ma vue il fronça le sourcil, et l’expression doucement rêveuse de sa physionomie changea entièrement. De nouveau reparut sur son visage l’empreinte d’une sagesse pleine de pénétration et d’une tranquillité toute protectrice. Il ne voulait pas laisser voir en lui la simple nature humaine : il lui fallait demeurer pour moi le demi-dieu sur son piédestal.

— Qu’as-tu, mon amie ? me demanda-t-il en se retournant négligemment et paisiblement de mon côté.

Je ne répondis pas. J’éprouvais du dépit qu’il se cachât de moi et qu’il ne voulût pas rester à mes yeux tel que je l’aimais.

— Tu veux donc aller samedi à ce raout ? me demanda-t-il.

— J’en avais envie, répondis-je, mais cela ne t’a pas convenu. Et puis tout est emballé, ajoutai-je.

Jamais il ne m’avait regardée aussi froidement ; jamais aussi froidement il ne m’avait parlé.

— Je ne partirai pas avant mardi et j’ordonnerai de déballer les effets, reprit-il ; par conséquent, nous ne partirons que quand tu le voudras. Fais-moi donc la grâce d’aller à cette soirée. Pour moi, je ne partirai pas.

Comme toujours quand il était livré à quelque agitation, il se promenait dans la chambre d’un pas inégal et sans me regarder.

— Décidément, je ne te comprends pas, dis-je en me mettant sur son passage et le suivant des yeux. Pourquoi me parler d’une façon si singulière ? Je suis toute prête à te sacrifier ce plaisir, et toi, avec une ironie que je ne t’ai jamais connue envers moi, tu exigés que je m’y rende !

— Allons, bon ! Tu te sacrifies (et il accentua fortement ce mot), et moi aussi je me sacrifie, quoi de mieux ! Combat de générosité. Voilà, j’espère, ce qu’on peut appeler le bonheur en famille !

C’était la première fois que j’entendais sortir de sa bouche des paroles si dures et si railleuses. Sa raillerie ne m’atteignit pas et sa dureté ne m’effraya point, mais elles me devinrent contagieuses. Était-ce bien lui, toujours si ennemi des phrases dans nos rapports mutuels, toujours si franc et si simple, qui me parlait ainsi ? Et pourquoi ? Précisément parce que j’avais voulu me sacrifier à son plaisir, au-dessus duquel je ne pouvais envisager aucune autre chose ; parce que, à cet instant même, devant cette pensée, j’avais compris combien je l’aimais. Nos rôles étaient renversés ; c’était lui qui avait déserté toute franchise et toute simplicité, et moi qui les avais recherchées.

— Tu es bien changé, dis-je soupirant. De quoi suis-je coupable à tes yeux ? Ce n’est pas ce raout, mais quelque vieux péché que tu élèves contre moi dans ton cœur. Pourquoi n’y point mettre plus de sincérité ? Jadis tu ne la craignais pas autant avec moi. Parle net, qu’as-tu contre moi ?

N’importe ce qu’il me dira, pensais-je en recueillant mes souvenirs avec un secret contentement de moi-même : il n’a le droit de rien me reprocher de tout cet hiver.

J’allai me placer au milieu de la chambre, pour qu’il fût obligé de passer auprès de moi, et je le regardai. Je me disais : Il s’approchera de moi, m’embrassera et tout sera fini : cette idée me traversa l’esprit, et cela me coûtait même un peu de n’avoir pu lui prouver qu’il était dans son tort. Mais il s’arrêta à l’extrémité de la pièce et, me regardant :

— Tu ne comprends toujours pas ? me dit-il.

— Non.

— Cependant…… comment te dire cela ?… J’ai horreur, pour la première fois, j’ai horreur de ce que j’éprouve et que je ne puis pas ne point éprouver. Il s’arrêta, évidemment effrayé de la rude intonation de sa voix.

— Que veux-tu dire ? lui demandai-je avec des larmes d’indignation dans les yeux.

— J’ai horreur que, le prince t’ayant trouvée jolie, tu aies, après cela, voulu courir au devant de lui, oubliant ton mari, toi-même, ta dignité de femme, et que tu ne veuilles pas comprendre ce que ton mari doit ressentir à ta place, puisque tu n’as pas toi-même ce sentiment de ta dignité ; bien loin de là, tu viens déclarer à ton mari que tu veux te sacrifier, ce qui revient à dire : « Plaire à Son Altesse serait mon plus grand bonheur, mais j’en fais le sacrifice. »

Plus il parlait et plus il s’animait du son de sa propre voix, et cette voix résonnait mordante, dure, violente. Je ne l’avais jamais vu et je ne me serais jamais attendu à le voir ainsi ; mon sang refluait vers le cœur ; j’avais peur, mais, tout en même temps, le sentiment d’une honte imméritée et d’un amour-propre offensé me remuait profondément, et j’aurais eu envie de me venger de lui.

— Il y a longtemps que j’attendais cet éclat, dis-je ; parle, parle.

— Je ne sais à quoi tu t’attendais, poursuivit-il ; moi, je pouvais attendre pis encore en te voyant chaque jour tremper dans cette fange, cette oisiveté, ce luxe, cette stupide société ; et j’attendais… j’attendais ce qui aujourd’hui me couvre d’une honte et m’abreuve d’une douleur comme je n’en ai jamais éprouvées ; de honte sur moi-même quand ton amie, fouillant dans mon cœur avec ses mains salies de boue, a parlé de ma jalousie, et de ma jalousie envers qui ? envers un homme que ni moi ni toi nous ne connaissons. Et toi, comme à dessein, tu veux ne pas me comprendre, tu veux me sacrifier qui ? grand Dieu !… Honte sur toi, honte sur ton abaissement !… Sacrifice ! répéta-t-il encore.

— Ah ! voilà donc ce que c’est que l’autorité d’un mari, pensai-je. Offenser et humilier sa femme, qui n’est coupable en n’importe quelle chose au monde. Voilà en quoi consistent les droits d’un mari ; mais à cela jamais je ne me soumettrai.

— Non, je ne te sacrifie rien, repris-je à haute voix, sentant mes narines se dilater démesurément et le sang abandonner mon visage. J’irai samedi au raout, bien certainement j’irai.

— Et Dieu t’y donne beaucoup de plaisir ! Seulement, entre nous tout est fini, s’écria-t-il dans un transport de rage qu’il ne pouvait plus contenir. Du moins tu ne me mettras pas plus longtemps au martyre. J’étais un fou qui …

Mais ses lèvres tremblaient, et il fit un effort visible pour se retenir et ne pas achever de dire ce qu’il avait commencé.

Je le craignais et je le haïssais dans ce moment-là. J’aurais voulu lui dire beaucoup de choses encore et me venger de toutes ses injures ; mais si j’avais seulement ouvert la bouche, je n’aurais pu arrêter mes larmes et j’aurais compromis devant lui ma dignité. Je quittai la chambre silencieusement. Mais à peine eus-je cessé d’entendre ses pas, que je fus tout à coup saisie d’effroi à la pensée de ce que nous avions fait. Il me sembla horrible que, peut-être pour la vie, se fût détruit ce lien qui constituait tout mon bonheur, et je voulais revenir sur mes pas. Mais serait-il suffisamment apaisé pour me comprendre quand je lui tendrais la main sans rien dire et que je le regarderais ? Comprendrait-il ma générosité ? Et s’il allait traiter ma douleur sincère de dissimulation ? Ou bien, en retour de ma droiture, m’accueillerait-il par ce qu’il eût appelé mon repentir ? N’accorderait-il pas mon pardon avec une orgueilleuse tranquillité ? Et pourquoi, lui que j’avais tant aimé, m’avait-il à un tel point offensée ?

Je n’allai point chez lui, mais bien dans ma chambre, où je restai longtemps seule, assise et à pleurer, me rappelant avec terreur chaque mot de ce dernier entretien, y substituant en pensée d’autres paroles, en ajoutant d’autres meilleures, puis me, rappelant de nouveau, et avec un effroi mélangé du sentiment de mon outrage, ce qui s’était passé. Quand, le soir, je vins au thé et qu’en présence de C., qui se trouvait chez nous, je me rencontrai avec mon mari, je compris qu’à dater de ce jour tout un abîme s’était ouvert entre nous. C. me demanda quand nous partirions. Je ne parvins pas à lui répondre.

— Mardi, répliqua mon mari, nous irons encore au raout de la comtesse R. Tu y viendras sans doute ? continua-t-il en se tournant vers moi.

Je fus effrayée du son de cette voix dont l’intonation semblait cependant tout ordinaire, et je regardai timidement mon mari. Ses yeux me fixaient en face, son regard était plein de malice et d’ironie, son accent mesuré et froid.

— Oui, répondis-je.

Le soir, quand nous nous retrouvâmes seuls, il s’approcha de moi et me tendant la main :

— Oublie, je te prie, ce que je t’ai dit.

Je lui pris la main, un sourire rempli de frissons effleura mon visage, et les larmes furent prêtes à jaillir de mes yeux ; mais lui, retirant sa main et comme s’il eût craint quelque scène de sentiment, s’assit sur un fauteuil assez loin de moi. « Est-il possible qu’il se croie encore avoir raison ? » pensai-je ; et j’avais sur le bord des lèvres une explication cordiale et la demande de ne point aller au raout.

— Il faut écrire à maman que nous avons différé notre départ, dit-il, sans cela elle serait inquiète.

— Et quand comptes-tu partir ? demandai-je encore.

— Mardi, après le raout.

— J’espère que ce n’est pas pour moi, dis-je en le regardant dans les yeux, mais les siens se bornèrent à me regarder aussi et ne me dirent rien, comme entraînés loin de moi par une force secrète. Son visage me parut tout à coup vieilli et déplaisant.

Nous allâmes au raout, et en apparence nos rapports étaient redevenus bons et affectueux ; mais, au fond, ces rapports étaient tout autres que ceux du passé.

Au raout, j’étais assise au milieu d’un cercle de femmes quand le prince s’approcha de moi, si bien que je dus me lever pour lui parler. Une fois levée, je cherchai involontairement des yeux mon mari, et je le vis me regarder de l’autre bout de la salle, puis se détourner. Je fus envahie tout à coup par tant de honte et de douleur, que j’en éprouvai un trouble maladif et que je sentis mon visage et jusqu’à mon cou rougir sous les regards du prince. Mais je dus rester là et écouter ce qu’il me disait, tout en m’examinant du haut en bas. Notre entretien ne fut pas long, il n’y avait place nulle part pour qu’il pût s’asseoir près de moi, et il comprit assurément que je me sentais mal à l’aise avec lui. Nous parlâmes du dernier bal, de l’endroit où je passais l’été, etc. En me quittant il témoigna le désir de faire la connaissance de mon mari, et je vis ensuite qu’ils se rencontrèrent et causèrent ensemble à l’autre bout de la salle. Le prince lui dit probablement un mot sur moi, car au milieu de la conversation il sourit en regardant de mon côté.

Mon mari rougit aussitôt, salua profondément et quitta le prince le premier. Je rougis aussi, et j’eus honte de l’idée que le prince avait dû concevoir de moi, et en particulier de mon mari. Il me sembla que tout le monde avait remarqué mon timide embarras pendant le temps que j’avais parlé au prince, et remarqué également sa singulière démarche ; Dieu sait, me disais-je, comment on aura pu l’interpréter ; ne saurait-on pas par hasard ma discussion avec mon mari ? Ma cousine me reconduisit à la maison, et en chemin nous causâmes de lui toutes deux. Je ne pus m’empêcher de lui raconter tout ce qui s’était passé entre nous à l’occasion de ce malheureux raout. Elle me tranquillisa en me disant que c’était une de ces querelles fréquentes qui ne signifient rien et qui ne laissent aucune suite ; en m’expliquant à son point de vue le caractère de mon mari, elle me dit qu’elle le trouvait très-peu communicatif et très-orgueilleux ; j’en tombai d’accord avec elle, et il me sembla après cela mieux comprendre son caractère, et le comprendre avec plus de calme.

Mais ensuite, quand nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, mon mari et moi, ce jugement que j’avais porté sur son compte me parut un véritable crime qui me pesait sur la conscience, et je sentis que l’abîme qui s’était creusé de lui à moi s’élargissait de plus en plus entre nous deux.

À dater de ce jour, notre vie et nos rapports réciproques subirent un changement complet. Le tête-à-tête ne nous parut pas si bon qu’auparavant. Il y avait des questions que nous évitions de traiter, et il nous était plus facile de causer en présence d’une tierce personne qu’en face l’un de l’autre. Dès que la conversation faisait la moindre allusion, soit à la vie de campagne, soit à un bal, il s’élevait comme des feux follets qui nous papillotaient dans les yeux et nous éprouvions de l’embarras seulement à nous regarder ; nous semblions comprendre tous deux sur quel point l’abîme nous séparait et craindre de nous en approcher. J’étais persuadée qu’il était orgueilleux et emporté, et qu’il me fallait être très-circonspecte pour ne pas heurter ses faiblesses. Et lui il était convaincu que je ne pouvais vivre loin de la vie du monde, que celle de la campagne ne me convenait pas, et qu’il fallait se résigner à ce goût malheureux. Aussi évitions-nous, chacun de notre côté, tout entretien direct sur ces sujets, et nous jugions-nous l’un l’autre avec toute fausseté. Nous avions cessé depuis longtemps d’être respectivement, à nos propres yeux, les êtres les plus parfaits de ce monde, établissant au contraire de réciproques comparaisons avec ceux qui nous entouraient et de secrètes appréciations de nos caractères.