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Kermesses (Eekhoud)/Marcus Tybout

La bibliothèque libre.
Henry Kistemaeckers, éditeur (p. 154-186).

Marcus Tybout


(Kermesse rouge)

I


Un soir nous agitions l’éternelle question du Beau. À l’heure où l’arôme du Souchong se marie aux bleues volutes des cigarettes turques, on parla de Don Juan, cette figure impérissable ébauchée par Tirso de Molina, mise à la scène par Molière, en vers par Corneille, en musique par Mozart, reprise en sous-œuvre, étudiée, exaltée, commentée à l’envi par Byron, Musset, Mérimée et enfin Baudelaire qui la campa dans cinq strophes, mais cinq strophes valant tous les sixains de Namouna.

— Ceci vous surprendra sans doute, dit Charles T…, l’ami chez qui nous nous réunissions, — en chargeant sa pipe de Hollande, une véritable « Gouda », car il trouvait mièvre notre débauche de papier persan et d’orta — mais c’est à la campagne que je rencontrai le type réalisant le mieux ce personnage légendaire. S’il n’a pas été emporté par une statue de pierre comme Don Juan Tenorio, sa fin, vous en conviendrez quand je vous aurai raconté son histoire, ne le cède pas en horreur au classique dénouement.

Ai-je besoin de vous dire que mon Don Juan était un simple rural du Polder anversois, un illettré qui n’avait jamais pu se monter le coup en lisant de romanesques aventures ? Vous connaissez ma prédilection pour les gueux. Jamais je ne me fis aux façons de ces androïdes appelés bourgeois, portant le même habit noir, le même plastron blanc, suffisamment articulés pour répéter avec leur journal : « civilisation — progrès — hydre cléricale — spectre rouge » ; mais qui loin de posséder une âme, ne révèlent plus même l’instinct de l’animal à face humaine si magnifiquement décrit par La Bruyère.

De tout temps mes sympathies allèrent aux humbles, à leurs mœurs, à leurs pittoresques habitacles, à leur langage imagé, à leur costume plein de ragoût. En ville, au fond de ce rutilant quartier maritime, je m’accostai tour à tour des débardeurs et des gabariers herculéens semblant autant d’atlantes, des matelots et des bateliers moulés dans leurs grègues boucanées et leurs maillots de laine bleue et je recherchais même jusqu’au contact des irréguliers, des las-d’aller, des ratés du travail, trôlant, les mains en poche le long des quais, narguant les bons bouleux pliés sous le faix, ou appuyés contre les garde-fou des ponts-tournants, crachant dans le bac du passeur et bayant à la manœuvre des allèges. J’assistai à d’édifiantes contestations entre ces crânes, souvent des gamins dont les têtes imberbes sont déjà flétries, dont la bouche veule et détendue expectore le juron haut en couleur comme leurs trognes, la plaisanterie grasse comme leurs coiffes.

Mais le pacant, l’homme de la glèbe, membru, bien facé, carré d’épaules, largement croupé ; le savoureux pitaud fait de violents contrastes : farouche et brutal, placide et féroce, lascif et sentimental, cynique et dévot, eut plus que ses congénères urbains le don de me séduire. Ainsi mon regretté séjour à la campagne fut marqué par maint compagnonnage spontané. Grâce à cette fraternisation complaisante, je connus l’héroïque pendard dont s’agit.



II


L’estaminet Babylonia forme, du moins s’il existe encore, la dernière maison du village de Doersel-en-Campine, sur une des chaussées qui vont vers la Hollande. Une avenue, ou mieux, comme on dit dans ce pays, une drève d’ormes perpendiculaire à la grand’route le sépare de la propriété des comtes de V… à laquelle il sert de tourne-bride. Quatre arbres de la même essence que ceux de la drève, mais plus majestueux encore, masquent la maison peinte en blanc, percée de quatre croisées à volets verts, et adossés aux troncs rugueux et moussus des bancs également verts, appellent les passants fatigués.

Les dimanches d’été et les jours fériés en général, principalement à l’époque de la chasse, le cabaret In Babylonia présente une turbulente animation contrastant avec son calme habituel, car il est isolé du noyau du village. Les voitures du château qui ont pris ou reconduit à la gare les invités de M. le comte, aussi les équipages desdits invités arrêtent à Babylonia. La salle basse retentit de braillements et de chamaillis d’écurie. Dans le clair-obscur, les brûle-gueule ardent avec des intermittences. Au dehors, les carrossiers soufflent et piaffent éprouvant la patience du gamin qui les émouche, une branche feuillue à la main.

Vers les 187… lorsque j’habitais Doersel, l’estaminet était tenu par baes Nikkel Tybout, ou mieux par Léna, sa baezine, et leur fille Jo, car lui, maître-charpentier, menuisier et ébéniste à l’occasion, travaillait de son côté, avec leurs quatre garçons : Suss, Jaak, Tône et Marcus, tantôt dans l’atelier joignant la salle d’estaminet, tantôt sur le chantier même de la bâtisse entreprise.

Babylonia devint bientôt ma promenade favorite. Je mettais une demi-heure à faire la route. C’était généralement vers le soir. Arrivé, j’oubliais le temps si je goûtais la bière ou si Jô, la blonde boulotte, me la pompait, mais je touchais à peine barre si le breuvage manquait de transparence ou si la vieille baezine me le présentait. Dans ce dernier cas j’enfilais la drève ombreuse, je gagnai la campagne recueillie et je rentrais au gîte après avoir décrit, en cheminant derrière le village, un grand arc de cercle à travers le Polder.

L’hiver, je pris l’habitude de jouer au billard.

Aux jours les plus courts, les Tybout quittaient le chantier dès quatre heures. Dans nos villages les artisans travaillent rarement à la lumière. Alors commençaient sous les yeux de Jô, notre « marqueur », de longs tournois de carambolage où les mêmes maladresses provoquaient les mêmes lazzis et où la mâtine, juge en cas de différends, prenait outrageusement parti pour les siens et riait de mon air dépité.

Le baes, l’un ou l’autre de ses aînés, souvent les trois, faisaient ma partie. Marcus, le cadet, assistait moins régulièrement à ces séances ; cela à mon regret, car il représentait de loin le plus intéressant des mâles de la maisonnée, gens flegmatiques et cagnards. Baes Nikkel, le métier toujours battant, mettait chaque année un joli denier à rémotis. Il fatiguait encore, malgré ses soixante ans, et tenait la bride haute à ses fils.

Marcus venait de servir trois ans dans un régiment de lanciers, et tout ce que l’habitude d’un coquet uniforme, le port du sabre, le frottement de la garnison, le contact des citadins, la fréquentation des tavernes et des musicos et surtout les faveurs du sexe peuvent donner de désinvolture et de loquèle à un maraud intelligent, pas mal fait de sa personne, il le rapportait dans son terroir. La casquette, posée sur l’oreille, rappelait le bonnet de police à floche blanche ; son dos se redressait, son torse se cambrait aussi fièrement dans sa veste de travail que dans le dolman à brandebourgs, la main à la ceinture il jouait avec les cordons de son tablier ou sa poche d’outils comme avec la dragonne de son sabre et dans sa marche, les cuisses un peu arquées, les talons au dehors, un certain dandinement des hanches, on reconnaissait l’homme habitué à chausser les éperons et à presser un cheval entre ses genoux. Il était blond avec de profonds yeux bleus, et ressemblait à Jo par les traits.

Les jours ouvrables le gaillard reconquis au métier paternel, abattait la besogne avec une vivacité merveilleuse. Sifflotant entre ses dents, comme jadis au pansage, les sonneries du régiment, il se servait aussi rudement du rabot que de l’étrille ; semblait bouchonner son établi et chassait les clous comme dans le sabot de son bidet. Mais au baisser du soleil, débarrassé de l’outil, le temps d’abandonner le long tablier de toile grise, fleurant le bois varlopé et l’encaustique pour endosser le sarrau bleu, — bonsoir la compagnie — il s’éclipsait. Lorsque je m’informais de lui, ses frères haussaient les épaules d’un air de supériorité de gens émoussés aux fredaines de la jeunesse ; la gentille Jô rougissait comme une pomme de « belle-fleur », quant au père, il grommelait entre ses dents des choses peu obligeantes pour les paroissiennes de Doersel assotées de son garnement de culot. Cependant, pourvu que la besogne ne souffrît pas, le vieux Tybout laissait pleine liberté au gars de courir le guilledou ; il le préférait paillard qu’ivrogne. En effet, Mark ne buvait guère ; la femme seule le grisait et le plus clair de son argent de poche passait lors des kermesses à payer des tours de valse et des colifichets à ses amies.

Jamais moineau ne picora tant de cerises mûrissantes que cet entreprenant compagnon becqueta de vermeilles pucelles. Il ne s’amusait pas à la bagatelle et se moquait de ces dadais qui, après un langoureux pèlerinage d’herberge en herberge, reconduisent chez elles au temps des poules et sans les chiffonner un brin, les jeunes dirnes asticotées par leurs illusoires déclarations. Ah ! lui n’était pas de ces chapons roucouleurs dont les filles désabusées se vengent chez nous en les souffletant en public. Et personne ne se trompant sur la signification de cette caresse, le vantard trouvera difficilement une commère s’accommodant de son platonisme.



III


Marcus, l’enragé chasseur, étendait la région de ses exploits. Il battit les environs de Doersel dans un rayon de plusieurs lieues. En même temps qu’il dénichait les oiselles du Polder, grassouillettes comme des cailles, les pauvres filles de la Bruyère, gibier sauvage, farouche au fumet plus irritant, se prenaient dans ses lacs. Il menait de front plusieurs intrigues ; je lui connus simultanément quatre maîtresses : la pachteresse de Crandoren ; une svelte et agaçante vachère de la Carte dans les Dunes ; une maraîchère de Zélem ; puis la camérière de la comtesse de V… Et l’on allait jusqu’à prétendre que la comtesse partagea longtemps avec la soubrette les faveurs de ce manant dégrossi.

D’abord il parut jouir de toutes les immunités. Les abandonnées lui pardonnaient. Il ne les quittait pas sans espoir de retour. Ses revenez-y, ses regains de tendresse furent souvent plus passionnés que ses primes liaisons.

À la longue, toutes n’ayant pas la même patience et la même abnégation, les affaires commencèrent à se gâter. Des filles-mères entendirent assez logiquement endosser leurs poupons au plus vigoureux de leurs dompteurs. Le cabaret des Tybout retentit des giries des délaissées, des menaces de leurs protecteurs naturels. En vain le vieux Tybout, fatigué de ces criailleries, la pauvre menuisière, inquiète pour le larron d’honneur, l’engageaient-ils à suivre l’exemple de ses aînés, successivement appariés et établis. Lorsqu’on entamait ce chapitre, il sifflotait un refrain de la dernière foire de Putte en battant la mesure sur la vitre, ou, si les exhortations le relançaient à l’atelier, il tirait du rabot et de la scie des grincements et des plaintes si épouvantables que l’admonesteur fuyait en se bouchant les oreilles.

Pourtant un matin, sa mère parvint à le fléchir et, résolu à en finir avec sa vie de coucou, il se rendit à la cure en compagnie de sa dernière, conquête, la gente Siska du cordonnier Simons.

Le curé ne fut pas médiocrement ébaubi en voyant entrer chez lui ce grand retrousseur de cottes. Mais l’ébahissement du saint homme devint de la stupeur lorsque Mark lui eut exposé le but de cette démarche.

— Quoi ? Vous voulez vous marier, vous ? Le plus mauvais sujet de la paroisse ! Le monde s’abîme pour sûr. Pareil prodige annonce au moins la venue de l’Antechrist. Voyons, ami Tybout, reprenez vos sens ou rendez-moi les miens. L’un de nous rêve en ce moment. Et vous, Siska, mon enfant, connaissez-vous le cadet qui vous courtise ?

— Nous sommes d’accord, Monsieur le curé. Pas vrai, Siska ? fit Mark sans se laisser démonter.

La Siska rougissante répondit par un faible oui…

— Eh bien, reprit le curé, dans ce cas, nous aviserons. Inutile pourtant de précipiter les affaires. Revenez me voir tous deux dans huit jours.

Une semaine se passa. Le terme arrivé, nouveau coup de sonnette au presbytère, nouvelle entrée de Marcus Tybout, endimanché et presque solennel, poussant devant lui une jeune fille gauche et confuse.

— Mais, s’exclama le curé en dévisageant la belle, que signifie ceci, garçon ? Je n’ai pas la berlue que je sache et cependant je reconnais, ici présente, Mietje Purss, la nièce de boer Nagels, alors que l’autre fois vous m’aviez amené Siska Simons ?

— J’ai réfléchi, Monsieur le curé. Décidément celle-ci me botterait mieux. El si vous vouliez publier nos bans…

Le pasteur faillit se fâcher, car tout cela ressemblait furieusement à la gageure d’un plaisantin sans vergogne, mais en scrutant la physionomie du menuisier, il y trouva un air si franc et si candide que la colère fit place chez le digne prêtre à un conciliant éclat de rire.

— Écoutez, mon fils, dit-il à Mark en reprenant difficilement son sérieux, comme vous vous êtes bien trouvé de mon conseil lors de votre première visite, vous suivrez un nouvel avis. Attendez huit jours encore, et si votre attachement pour Mietje résiste a ce délai, je vous promets de publier vos bans.

Au doute exprimé par le prêtre, Mark, comme pour protester, pressa tendrement la main potelée de la brunette et mit dans son long regard de velours la promesse d’une passion éternelle.

— Heu, heu ! dit le bonhomme, ne vous fiez pas trop à l’enjôleur, la dernière fois il faisait les mêmes yeux à l’autre.

Et il connaissait son bélier, le pasteur de Doersel !

Avant les huit jours révolus, Marcus remplaçait par la blonde Véva Mollendraf ses deux premières accordées et toutes ses précédentes amoureuses. Aussi jugea-t-il inutile de faire une troisième tentative auprès du curé. Il n’était pas de la farine dont on pétrit les maris.

Malheureusement, aller à la maraude devenait périlleux.

Tant que mon braconnier n’avait englué que des faneuses et des vachères, les notables paroissiens se gaussèrent des victimes, une espèce peu intéressante, des coureuses à qui Marcus faisait beaucoup d’honneur. Mais du moment que les juvéniles héritières des gros terriens, leurs baezines, leurs sœurs, leurs promises se compromirent avec ce cochet comme la plus infime des filles de basse-cour, on ne badina plus. Les rivaux évincés, les époux dépossédés de leur privilège, s’ameutèrent contre ce suborneur. Il se mit à dos les porte-culottes pour ne pas dire les mâles de toute la région. Ce n’était qu’un cri après lui. Pas plus qu’il n’avait eu cure des médisances cornées dans le village, il ne prit peur de cette ligue de lymphatiques soupirants et d’impuissants barbons ! Ils endévaient ? Tant mieux !

Cependant ses ennemis ne s’en tenaient plus aux menaces.

S’il s’anuitait, des hommes embusqués au bord de la route se précipitaient sur lui et c’était alors un massacre dans lequel il rendait royalement les gourmades mais où, ayant affaire à forte partie, il finissait par avoir le dessous. Il rentrait alors à Babylonia, fait comme un brûleur de maisons, le bienvoulu des femmes de Doersel : les yeux pochés, les joues traversées d’éraflures, des contusions par tout le corps.

Le vieux Tybout hochait la tête en prédisant des malheurs, la mère et la sœur suppliaient leur Marcus affectionné de renoncer pour l’amour d’elles à ces sanglantes compétitions, les frères reniaient ce libertin incorrigible traînant le nom des Tybout à travers le scandale et l’esclandre. Les dégelées ne l’entamaient pas : le coffre restait bon et la chair exigeante. Ces batteries où il tenait tête à toute une bande d’assommeurs le rendaient plus intéressant que jamais aux yeux des commères.

À l’époque de sa liaison avec Genovéva Mollendraf, fille d’un considérable fermier de la Montagne-aux-Cigales, hameau de Doersel, il eut du goût pour Fine Wouts, promise au long Mil Severd, le charron, et le lui prouva si bien que Mil les surprit entre chien-et-loup dans la cour de la ferme de Wouts, entrelacés sous un appentis, trop tendrement occupés pour songer même à se moquer du lendore qu’ils croyaient à Stabrouk, à deux lieues de là. Mil, aussi couard qu’il était grand, se contenta de rompre le mariage sans plus paraître disputer son inconstante Fine au damné menuisier. Mais un mois plus tard, le soir, sur la chaussée de Putte les salariés et les partisans du charron, assaillirent Marcus Tybout. Dix contre un, il l’eurent promptement démoli et le laissèrent pour mort sur le pavé.

Cette fois l’affaire arriva devant le juge de paix. Le charron et ses suppôts frisèrent la prison. Marcus garda le lit durant trois semaines. Il revenait de loin et pourtant la leçon ne lui profita pas.



IV


Je me rendais à Babylonia, lorsque je le rencontrai ; je l’accostai, ravi de le voir sur pied. Il était un peu pâlot, mais l’œil se ravivait et il marchait aussi délibérément que jamais. Il portait son costume de travail et son attirail d’outils battait à son côté. Comme nous cheminions, je l’adjurai de se contenir et de ne pas pousser à bout ces enragés qui finiraient par le descendre. Il ne parut guère convaincu du danger :

— Hé vivat ! faisait-il, enjoué et expansif selon son habitude. Est-ce ma faute à moi, monsieur, si les voisines sont belles et si leurs jaloux ne les contentent pas comme elles le méritent ? À qui la sève, à lui les fruits ! Voici la saison où les bourgeons s’aoûtent sur le brout et où les premières fleurs se nouent. Les merles s’appareillent ; imitons-les. Des filles, de tendres filles ! J’ai suffisamment jeuné !…

— Où vas-tu travailler encore ? lui demandai-je en remarquant son équipement. Il se fait tard. Un convalescent affronte à tort le serein.

— Travailler ! dit-il en éclatant de rire. Il s’agit bien de travail ! J’ai simplement voulu donner le change aux anciens et prétexté un auvent a rattacher chez le secrétaire…

Et il se disposait à enfiler un sentier de desserte conduisant à la Montagne-aux-Cigales. Je devinai qu’il se rendait auprès de Véva Mollendraf et crus devoir l’avertir que celle-ci, sachant pourquoi les sicaires du charron l’avaient assommé, ne ferait pas grand accueil à l’heureux rival de Mil Severd.

— Je la connais mieux, fit-il, toujours réjoui. Elle comprend que Fine Wouts ne fut qu’une amusette passagère et qu’elle, Véva, demeure la plus aimée des bien-aimées. Véva m’appelle ; il est besoin, m’écrit-elle, de nous voir ce soir…

— Mark, prends garde à toi ! Si les Mollendraf, ayant appris ce que chacun répète au village, te traitaient comme la bande de Mil Severd !

Je voulus le retenir, incité par je ne sais quelle appréhension.

Devina-t-il l’intérêt que je lui portais, mais il semblait réfléchir, hésiter, et sa main durillonnée pressa longuement la mienne et la secoua sans se décider à la lâcher.

Je n’ai pas perdu un détail de cette humide soirée de juin. De tièdes lavasses avaient couché les blés d’un vert aveuglant sous les sépias livides du ciel crépusculaire. Les grenouilles ragaillardies par l’ondée sortaient de la cannaie et plongeaient dans les flaques. À mesure que tombaient les ténèbres, toutes les haleines de la campagne pâmée, les friselis de la feuillée et de l’herbe se fondaient en une musique assoupissante. Une cigogne craquetait dans le lointain vers le Mont-des-Cigales. La veille, L’orage avait rompu un peuplier, l’arbre gisait en travers du sentier et semblait barrer le chemin à quelqu’un qui devait venir de ce côté.

— Allons, dit-il plus sérieux et d’une voix moins assurée que de coutume, bonsoir, monsieur, et merci de votre bon avis. Mais je n’ai jamais saigné du nez !

Et il enjamba l’arbre encroué.

Je restai en-deçà et je le considérai si attentivement, avec une absorption tellement intense que jamais son image n’a pâli dans mon souvenir.

Par quelle étrange correspondance ce jeune fou, ce débauché généralement assez trivial, revêtait-il à mes yeux un caractère presque hiératique ? Un moment il se retourna et je ne vis plus en lui l’ancien sous-officier de cavalerie. Son visage affiné, frappé en plein par une suprême fragrance du couchant, prenait une expression grave et souffrante. Son ample tablier de bisonne le drapait comme la tunique d’un lévite, sa casquette le coiffait comme un de ces bonnets des antiques sacrificateurs, et l’adieu qu’il m’envoya de la main s’emplissait d’une tragique majesté.

En même temps, le triste craquètement de la cigogne reprenait. Et mon cœur se crispait comme je songeais à la superstition du paysan qui voit dans ce grand oiseau blanc le fatidique génie de son foyer. Sur quel chaume abandonné du ciel se lamentait cette voix ?

Les nues plombées se refermèrent, éteignant la sanglante lueur, l’oiseau se tut, et la silhouette assourdie de Marcus Tybout s’enfonça dans les vapeurs du soir.

Je ne le revis plus. Mais j’ai trop facilement pu reconstituer avec mon intime pénétration de son caractère et aussi la confession des Mollendraf ce qui se passa après notre rencontre.



V


Le hameau de la Montagne-aux-Cigales échelonne sa demi-douzaine de feux sur une superficie de quarante hectares. On rencontrait la première et la plus importante de ces bordes à quelques arbalètées de marche en venant de la grand’route. Elle appartenait au père de Véva, un veuf, échevin de la commune de Doersel, qui l’exploitait avec ses trois fils : Bert, Gust et Pauw.

Fons Mollendraf, le baes, était un nabot asthmatique, avec un teint foireux, de petits yeux gris, des joues cousues, un front étroit et comprimé, un menton en galoche, un nez camard, des lèvres pincées et narquoises, des oreilles en auvent, des cheveux poisseux, des bras qui n’en finissaient pas, un corsage trop long et des jambes croches trop courtes.

Bert, le fils aîné, un pagnole de vingt-huit ans, mesurait près du double de son père, présentait une carre gibbeuse, un profil en lame de couteau où flaquaient deux yeux glauques. Il avait des mains énormes et des pieds qui déconcertaient Pier-Jan Klomper, le sabotier, aussi habitué que fût celui-ci à chausser des abattis extravagants.

Après lui venait Gust, un brunet de vingt-deux ans, assez proprement découplé, rogue et vicieux, et le plus déluré des trois garçons. Puis c’était Pauw ou Pol, le benjamin, un rousseau à la veille de tirer au sort, trapu et râblé, au masque épaté et moufflard, affligé d’une hilarité chronique qui lui donnait l’air d’une volaille gavée ouvrant le bec pour respirer, avec cette nuance que le bec ressemblait à un croupion.

À trois ils n’avaient qu’une volonté : celle de leur père. Ils le savaient mauvais, capable d’avantager l’un d’eux dans son héritage. Le fermier avait maté son second, le plus récalcitrant, en se faisant d’aveugles instruments des deux autres maroufles. À présent, Gust trimait aussi docilement que Bert ou Pol. Étant le plus malin et le plus dur aux manouvriers, il présidait aux façons, aux semailles et aux récoltes. Le long Bert dirigeait les charrois, trimbalait les fumiers, livrait les fourrages aux clients de la ville. Quant à Pauw, il paissait les vaches et battait en grange.

Les jours fériés et en temps de kermesse, ils recevaient chacun un double florin de leur père. Bert le long courait perdre son argent en jouant aux quilles et au bouchon avec des rouliers et d’autres camarades de la grand’route ; Gust raccolait parmi ses équipes de faneuses la guenipe la moins déplaisante, l’emmenait à des lieues de Doersel pour être plus libre, battait en sa compagnie les cabarets de villages inconnus, la soûlait, la rouait de coups et finissait par s’affaler avec elle au bord d’un talus ou dans une douve sans eau où il la soumettait à toutes les inventions de sa luxure. Quant à Pauw, gobelottant dès l’aube et ivre à midi, il passait l’autre moitié du jour à cuver son alcool, vautré à côté de ses ruminants et ronflant à couvrir leurs meuglements.

Véva, leur sœur, ressemblait tout au plus à Gust, son jumeau. C’était un crâne brin de femelle, avec une poitrine mamelue, rondement modelée, une croupe montueuse, de larges hanches, des jambes et des bras charnus sans disproportion. Son teint luisait comme la pelure d’une pomme vineuse ; ses yeux clairs d’émérillon luttaient de hardiesse avec ceux des piaffeurs. Elle avait la langue bien pendue et les gars de la paroisse prédisaient qu’elle ferait passer des nuits paradisiaques mais des journées infernales à qui la prendrait pour femme. Aussi, malgré ses avantages physiques et l’appeau de sa part d’héritage, elle rebutait les prétendants. Elle éconduisait les fils des plus gros terriens de la contrée. La réputation du père et des trois fils, de terribles coucheurs, éloignait les galants sans fortune.

Mais Marcus Tybout n’était pas homme à reculer. La fière Véva ne lui résista pas plus que les autres. Au contraire, elle fit la moitié du chemin à la rencontre de son désir. Connaissant l’inconstance et les nombreuses aventures de Marcus, elle éprouva pour lui une de ces passions douloureuses dont la jalousie aiguillonne et exaspère les transports. Elle l’aimait férocement et entendait le garder entièrement pour elle, ne le lâcher jamais plus. Aussi, lorsqu’elle songeait à un abandon possible, des vapeurs homicides montaient à son cerveau.

Depuis plusieurs mois que durait leur liaison, le futé gaillard s’introduisait chaque soir, vers les minuit, dans la cuisine des Mollendraf. Genovéva lui ouvrait la porte et à côté de la chambre du père, au pied de la soupente où s’allongeaient les trois pétras de frères, tous deux frissonnant d’une anxiété délicieuse, relevant leurs clandestines tendresses d’un âpre piment, ils s’engageaient dans de longues conversations d’où les vocables étaient proscrits pour faire place à la plus éloquente des pantomimes.

Ce soir de juin, lorsque Marcus contournant le corps de ferme déboucha dans la cour et la traversa sans même provoquer un aboiement de la part du grand spits noir habitué à ses visites, Véva l’attendait sur le seuil de la porte. Il était fort tôt ; mais dans son billet la mâtine avertissait le galant que retenus en Hollande, par une vente complexe d’instruments aratoires et de cheptel, aucun des siens ne serait à la maison.

Comme il ouvrait les bras pour l’attirer à lui, elle s’y précipita avec une agitation nerveuse et, fondant en larmes, elle lui avoua une catastrophe : elle était grosse. Assez marri et confondu par cette nouvelle mésaventure, il s’apitoya et chercha des raisons consolantes. Elle l’entraîna dans la pièce principale. Il essaya de la calmer. Mais avec une volubilité fébrile elle débonda son cœur, parla de réparation, de mariage, du scandale, de la fureur des quatre hommes et enfin elle reprocha au menuisier de plus en plus penaud de choisir ce moment calamiteux pour la tromper avec une guenuche. Marcus protesta de son repentir et de son inaltérable tendresse, mettant son infidélité sur le compte d’un aveuglement passager. Il ne chérissait qu’elle, sa Véva, et allait le lui prouver victorieusement. Il lui revenait affamé de sa présence et de son contact.

Plus Mark prodiguait les consolations et les caresses, plus elle geignait. Il l’avait prise sur les genoux et soufflait des paroles chaudes dans son cou potelé. Haletant, excité maintenant par cette douleur il parlait possession, elle répondait mariage. Comme il faisait le sourd, elle se débattait rageusement, élevait la voix et menaçait de tout révéler à son ogre de père. Une crise de larmes de dépit entrecoupée de reproches la secouait. Tout à coup elle se dégagea, véhémente et furibonde ; somma le volage de l’épouser.

— Ah ! pour cela, non ! répondit-il, regrettant sans doute de ne pas m’avoir écouté. Et puisque je suis reçu de cette façon, bonsoir, ma mie…

Il se leva et se dirigea vers la porte de la cuisine pour regagner la cour.

Avant qu’il l’eût atteinte, cette porte s’ouvrit.

Une clarté soudaine emplit la chambre.

Un petit homme entrait portant une chandelle allumée ; trois autres individus l’escortaient. Dans ce blême courtaud et dans les trois pandours de sa compagnie Marcus Tybout reconnut Fons Mollendraf et ses fils. Elle le livrait.



VI


Bonsoir, Marcus, mon garçon, ne vous dérangez pas… Enchanté de vous rencontrer… Nous en profiterons pour causer… Véva, enfant, cherchez à la cave un cruchon de vieux Schiedam, le meilleur, et apportez cinq verres… Sans doute il nous faudra trinquer, le marché conclu… Asseyez-vous donc, Mark : comme çà, nous nous expliquerons avec calme et raison. Pas vrai ?

Ces paroles étaient prononcées d’une voix blanche, blanche à la façon de ces blancs nuages métalliques chargés d’une électricité latente et dont les explosions foudroient.

Le coupable ne s’y trompa point ; il s’assit cependant entre Bert et Gust. Sur un signe presque imperceptible du père, mais que surprit fort bien le menuisier, Pauw s’affala sur une chaise derrière lui. Le vieux de l’autre côté de la table lui faisait face. À quatre ils coupaient la retraite au menuisier.

Genovéva rentra. Ses mains tremblantes faisaient tintinabuler les verres portés sur un cabaret.

— C’est bien, fille. Sortez maintenant. Nous vous appellerons lorsque nous aurons besoin de vous.

Elle avait laissé la porte entr’ouverte. Le vieux Mollendraf se leva flegmatiquement pour la clore ; puis se rasseyant :

— Ce qui est fait est fait. Marcus, reprit-il. Véva, notre trésor de fille, a fauté. Au lieu d’attendre que son père lui trouvât un mari de sa condition, elle s’amourachait de vous et vous en profitiez si bien que la voilà grosse de vos œuvres… Un autre prendrait les choses au plus mal, Mark, et après vous avoir cassé les reins comme au méchant enjôleur que vous êtes, il accepterait et publierait la honte de la sotte enfant ; puis il attendrait un gendre de son choix qui voulût bien passer l’éponge sur l’aventure. Mais je préfère, puisque notre Véva vous aime, vous la donner et vous permettre ainsi de réparer le mal. On accepte, pas vrai, Marcus ?… Pauw, débouchez le cruchon, vieux… Je dirai, tout en buvant, comment j’entends établir ma fille…

— Permettez, cousin, dit le menuisier, mais vous attelez en ce moment la charrue avant les bœufs. Moi, je n’éprouve pas la moindre envie de me marier. Je viens de le déclarer à Véva elle-même. Probablement l’aurez-vous entendu.

— Tatata ! Vous changerez d’avis, reprit le vieux fermier du même ton ironiquement bienveillant, et cela avant de sortir d’ici. Un pauvre diable comme vous dédaignerait cette occasion ! Avouez que vous travailliez pour en arriver là ? Et on fait le dédaigneux à présent afin de ne pas avoir l’air si « politique » ! Ignorez-vous, capon, qu’il n’existe pas de plus sérieuse héritière dans le pays. Ne s’apparente pas qui veut aux Mollendraf… Tu la vois toujours volontiers, j’espère ?

— Votre Véva vaut son pesant d’or ; c’est une ferme dirne, sans conteste ; elle vaut plus que tout votre bien, sans en excepter vos trois garçons — soit dit sans les froisser — … mais Véva ne sera jamais ma femme.

— Que radote l’innocent ? laissa échapper le fermier.

Le grand Bert fit mine de se lever ; Gust remuait les pieds, gambillait, crissait des dents, promenait impatiemment ses mains sur ses cuisses ; quant à Pauw, ses grands yeux de poisson roulaient hébétés dans sa face pouparde et le sang marbrait ses joues veules.

Mais le baes se contint, redevint plus doux que jamais :

— Écoute d’abord mes offres… Tu connais mon champ de la Droeve-Wei… une pièce de cinquante verges, avec la maison donnant sur la chaussée de Bergen… Vous savez, vous autres, la même maison qui m’a coûté cinquante florins de peinture aux avents… Mark, le champ et la maison sont à toi…

— Gardez-les !

— Canaille !

Les trois chaises des frères Mollendraf mues par un même courant galvanique se rapprochèrent de Marcus qui, les mains plongées dans ses poches, les jambes allongées, la tête renversée en arrière, les yeux interrogeant les ombres sur le plafond, sifflotant même son refrain de la kermesse d’antan, se balançait d’un air indifférent du monde.

Les autres bouffaient. Mais Fons Mollendraf, refoulant une seconde fois sa rage, contint du geste sa lignée impatiente. Il se mit à glapir en récapitulant à la façon du notaire Balduyn, présidant à une vente de bois. :

— Je dis ma maison et ma culture de la Droeve-Wei… Cinquante verges… Trois cents beaux florins payés, argent sur table, le jour de la noce… Je répète trois cents beaux florins… Accepte…

— Ni la terre, ni la masure, ni les espèces… Marcus Tybout ne se vend pas.

— Marcus Tybout devrait être envoyé à Gheel auprès des fous.

— Oui, fou ! fou furieux ! hognaient les trois ruffians, et Pauw, dit la Pleine-Lune, faisait derrière le dos du hardi garçon des gestes gourds d’étrangleur que Mark surprenait dans les silhouettes du plafond.

Et maintenant du fond de la chambre voisine partirent des sanglots et des gémissements de femme.

Marcus Tybout souriait, méprisant.

— Doucement ! dit le père, domptant itérativement sa progéniture. Et se tournant vers la porte : « Ah ! çà, la paix, grande bête ! Je n’ai pas fini. Il cédera. Il doit t’épouser, Véva… » Tu disais l’aimer pourtant, toi, le voleur de son bon nom !

— Eh ! oui, je l’aime.

— Et que te faut-il pour que tu la demandes ? Dépêche, que cela en sorte enfin… Le temps presse…

— L’envie de me marier…

— C’est assez plaisanter… Mark, je suis le père de Véva et pour l’amour d’elle, je te parle en père, à toi aussi. Je songe à la créature de Dieu qu’elle porte dans son ventre… Mark, accepte comme un honnête garçon. J’oublierai la façon dont tu pénétras sous mon toit ; je ne réclamerai même pas un patard à ton père… On saura, à Doersel, que les Mollendraf sont assez riches pour racheter leur honneur… Tiens, j’ajouterai même une autre enclave à ma pièce de la Droeve-Wei, mon lopin de Dizekesseyk… Encore ? Va pour ma vache de Hollande, ma bigarrée, la favorite de notre Véva… Enfin, tous les ans à la Noël, je te servirai les meilleurs morceaux de mon porc gras. Hein ? J’espère que voilà des conditions… Tu n’hésites plus pour sûr…

— Je n’hésiterai jamais entre ma liberté et vos jambons…

— Est-ce ton dernier mot ?…

— Le tout dernier…

— Et moi je te demande une fois encore : Marcus Tybout, veux-tu, oui ou non, épouser Genovéva Mollendraf ?…

— Assez de cette scie. Les gens raisonnables se couchent à présent… Baes, et à vous, garçons, le meilleur des repos…

Et, campant sa casquette sur sa tête, il se leva.

Mais les trois frères l’entouraient, ricanaient, de l’écume aux lèvres, et le poussaient du coude, et lui mettaient le poing sous le nez. Le père les avait soûlés durant l’après-midi, leur haleine les trahissait. Il se trouva que tous trois s’étaient débarrassés de leurs sarraux.

Ces provocations manifestes vainquirent le calme de Marcus.

— Au large ! les mains ne sont pas de la partie ! commanda l’intrépide. Au large, vous dis-je ! Et comme les brutes le bousculaient, il s’arma d’un fermoir, puisé dans son assortiment, et en balafra la joue de cet enflé de Pauw qui venait de le saisir par le bras. La vue du sang acheva de les affoler. Ils se ruèrent, épileptiques, débagoulant l’injure.

— Tapez dessus, les garçons ! hurla le vieux Mollendraf, s’oubliant comme eux.

En un instant, la table culbuta, la chandelle s’éteignit ; éventré, le fameux cruchon de Schiedam se vida sur la dalle, les verres volèrent en éclats et Mark, harpé par les trois batailleurs, roula par terre.

Véva accourait a ce hourvari.

— Marcus, s’écria-t-elle ! Och God ! que va-t-il arriver.

Fourtt, la Judase ! clama son amant, l’accouplant au traître des traîtres.

— Ne t’en mêle pas ; laisse nous faire ! Il la dansera ! marmonna le vieux à l’oreille de Véva.

Cependant, les coups pleuvaient sur la carcasse du franc gars. Il les rendit aussi longtemps qu’il put. On entendait les respirations pénibles des poitrines comprimées, pressées l’une contre l’autre, des cris rauques, des imprécations, des blasphèmes, des pleurs de rage, des bruits de têtes et de sabots battant la dalle.

— Cède, crapule, ou nous te mettrons en pièces ! dit le vieux Mollendraf.

— Baise mes couilles !

Et avec l’accent le plus méprisant qu’il trouva, le crâne leur cracha l’obscène et formidable injure.

— Crève alors !

Le massacre recommença.

Le sac de ferrements détaché dans la lutte avait été pillé par les trois égorgeurs. Ils ne gardaient plus aucun ménagement, frappaient pour en finir, à l’aveuglette, avec tout ce qui leur tombait sous la main : outils contondants ou tranchants, chevilles d’assemblage, gouges, compas, crochets, ébauchoir, laceret, tarière, tournevis.

Deux fois encore l’héroïque compagnon était parvenu à se dégager. Il tenait à dire adieu à la traîtresse. Il s’en approcha et lui cria dans la face :

— Toi aussi, baise-les, damnée chienne !

Un coup de poing l’étendit de nouveau par terre.

Alors éperdue, altérée de sang, tous ses rêves de vengeance remontant à son cerveau, Véva se complut dans ce carnage, s’acharna à son tour. Elle le voulait immolé, aboli, l’orgueilleux, le bravache !

Elle se joignit à ses frères, se jeta sur sa proie en poussant des cris grièches. Elle enfonçait les ongles dans les yeux de Marcus, arrachait les mèches frisées de la blonde chevelure si souvent caressée par elle, déchiquetait ces joues qu’elle avait baignées de larmes suppliantes quelques minutes auparavant et dont ses baisers furieux usaient le duvet.

Tout l’affûtage du menuisier avait été essayé sur ce corps refroidissant. Et ce qui gisait, râlant faiblement encore, ruisselant, atteint en cent endroits, contusionné, écharpé, taraudé, perforé, scié, les habits fendus depuis la nuque jusqu’aux talons, ne ressemblait plus à une forme humaine.

Aussi les massacreurs frappaient moins fort. Assez de coups mortels avaient été portés. Et ils se repaissaient de cette agonie qu’ils se bornaient à taquiner, à piquer, de peur que la mort arrivât trop tôt.

Cette fois, Marcus Tybout avait son compte.

Véva ralluma la chandelle de suif et promena la lumière sur cette dépouille, mise à nu avec je ne sais quelle préoccupation profanatrice d’hyène.

Gust, le vicieux, regarda sa sœur.

Les jumeaux se rappelèrent la suprême bravade claironnée par ce coq irrésistible.

— Si nous le chaponnions ? ricana Gust.

Lorsque se servant tour à tour du ciseau et des tricoises, Pauw, l’éternel réjoui, eut consommé la mutilation sacrilège, la belle fille ramassa ces lambeaux charcutés et les appliqua aux lèvres du moribond.

Et le dernier soupir de Marcus Tybout les caressa.