Kourroglou (1853)/Préface

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Kourroglou (1853)

PRÉFACE.

Avez-vous lu Baruch ? Peut-être ! Mais vous n’avez pas lu Kourroglou. Lecteur, que lisez-vous donc ! Quoi, vous n’avez pas lu Kourroglou ! Kourroglou a été traduit du persan (car vous n’êtes pas obligé, ni moi non plus, de savoir le persan), et vous ne vous en doutez pas plus que je ne m’en doutais la semaine dernière ? Ah ! si j’étais lecteur de mon état, je ne voudrais pas avouer que je ne connais pas Kourroglou ! En vain vous m’alléguerez que Kourroglou a été traduit du perso-turc en anglais, et que peut-être vous ne savez pas l’anglais : c’est une mauvaise défaite. Vous devriez le savoir, et moi aussi ; mais je ne le sais pas, ni vous non plus, je suppose. Pourtant je le comprends, assez pour essayer de vous faire connaître Kourroglou, et je commence, renvoyant ceux de vous qui lisent l’anglais couramment à la traduction première, qui est toujours la meilleure, ayant été faite par un homme versé dans les langues orientales et dans les dialectes tuka-turkman, perso-turc, zendo-persan et autres, que nous connaissons aussi… de réputation.

Mais avant d’entendre cette merveilleuse et curieuse histoire, il est bon que vous sachiez que le fond en est véritable, et que le célèbre Kourroglou, dont vous n’aviez jamais entendu parler, est un personnage historique. Le nord de la Perse et les rives de la mer Caspienne sont pleins de sa gloire, et le récit de ses exploits est aussi populaire que celui de la guerre de Troie au temps d’Homère. Il est vrai qu’un Homère a manqué à notre héros jusqu’à ce jour, et qu’il a fallu la patience, la curiosité et le génie investigateur d’un Européen pour rassembler, résumer et coordonner les interminables fragments que les rapsodes orientaux débitent aux oreilles ravies et enflammées de leurs auditeurs. Honneur et grâces soient donc rendus à M. Alexandre Chodzko, l’Homère de Kourroglou. L’épopée de sa vie n’avait jamais été écrite, et il n’est pas bien prouvé que Kourroglou lui-même ait su écrire ; il avait tant d’autres choses à faire, le vaillant diable à quatre ! boire, battre, être un vert galant ; mais ce n’est pas tout. Il avait encore le talent de chanter en improvisant ; sa poésie et sa voix résonnaient de la Perse à la Turquie, de Khoï à Erzeroum, et sa guitare faisait presque autant de miracles que son cimeterre.

Mais qu’était-ce donc que Kourroglou ? C’était bien plus qu’un poëte, bien plus qu’un barde, bien plus qu’un lettré, bien plus qu’un pontife, bien plus qu’un roi, bien plus qu’un philosophe. Il était ce qu’il y a de plus grand… en Perse : il était bandit. Quand vous aurez fait connaissance avec lui, vous verrez que ce n’est pas peu de chose ; mais vous conviendrez qu’à moins d’être Kourroglou, il ne faut pas s’en mêler.

Kourroglou était (c’est M. Alexandre Chodzko qui parle) « un Turkman-Tuka, natif du Khorassan septentrional. Il a vécu dans la seconde moitié du xviiie siècle ; il a rendu son nom illustre en pillant les caravanes sur la grande route ; mais ses improvisations poétiques l’ont fait plus grand encore. Les Turcs Iliotes, tribus errantes transplantées à différentes époques du centre de l’Asie aux vastes pâturages qui s’étendent de l’Euphrate à la Méroë, ont religieusement conservé ses chants et la mémoire de ses actions. Il est leur guerrier modèle et leur barde national dans toute l’étendue du terme. On montre encore aujourd’hui les ruines de la forteresse de Chamly-Bill, bâtie par Kourroglou dans la délicieuse vallée de Salmas, un district de la province d’Aderbaïdjan. Encore aujourd’hui on manque rarement de réciter dans une fête les chants d’amour de Kourroglou. Durant les querelles intestines et les combats que livrent les Iliotes, pour leur indépendance, aux Persans, leurs maîtres, quand les deux armées ennemies sont au moment d’engager la bataille, ils s’animent les uns les autres, et défient l’ennemi : les Perses en chantant des passages du schah-nama de leur Ferdausy, les Iliotes en hurlant les chants de guerre de leur Kourroglou. Sous les fenêtres du palais du schah, lorsque les trompettes et les tambours du nekhara-khana (la garde d’honneur) saluent le soleil levant, les musiciens ont coutume du jouer l’air guerrier de Kourroglou, celui qui a servi de thème à ses poésies lyriques, et sur lequel il improvisait ordinairement. »

M. Chodzko établit un parallèle entre Ferdausy et Kourroglou. Il ne met point en balance la valeur littéraire de ces deux poëtes ; l’un écrivant une magnifique épopée en langue arabe, achevant son œuvre avec soin au milieu des délices d’une cour ; l’autre improvisant au milieu des déserts, et dans un dialecte sauvage, des strophes énergiques, mais décousues et farouches comme sa vie, son caractère et ses compagnons d’armes. Cependant M. Chodzko s’étonne avec raison que le plus renommé et le plus populaire des deux (dans une plus vaste étendue de pays, ou du moins chez des admirateurs plus passionnés et plus nombreux), le bandit-ménestrel Kourroglou, soit resté jusqu’à ce jour inconnu aux Européens. C’est après un séjour de onze ans dans ces contrées, après avoir interrogé et écouté attentivement les rapsodes et les bardes qui passent leur vie à raconter et à chanter au peuple les exploits et les poésies de Kourroglou, qu’il est parvenu à écrire la vie épique, et à transcrire fidèlement les hymnes de ce héros barbare. Les versions les plus exactes, les récits les plus poétiques et les plus complets, il les a trouvés, dit-il, dans la dernière classe du peuple ; là où le souvenir fanatique et l’amour enthousiaste de cette nature de faits et de ce genre de poésie avaient dû nécessairement pénétrer et se graver davantage. La nouveauté d’un tel personnage, l’intérêt de ses aventures, et surtout la peinture énergique des mœurs et du caractère des tribus nomades dont Kourroglou est le type, et aux yeux desquelles il est un type idéal, ont paru assez importants aux orientalistes de Londres pour que le comité de l’Oriental translation fund de la Grande-Bretagne et de l’Irlande ait fait imprimer et publier, à ses frais, les aventures de Kourroglou. Cette épopée, jointe aux chants des peuples qui habitent les rives de la mer Caspienne (chants populaires des Kalmouks, des Tatars d’Astrakan, des Perso-Turks, des Turckmans, des Ghilanis, des Highlanders Rudbars, des Taulishs et des Mazenderams), forment un beau volume sous ce titre : Specimens of the popular poetry of Persia. « As found in the adventures and improvisations of Kourroglou the bandit menestrel of northern Persia : and in the songs of the people inhabiting the shores of the Caspian sea. Orally collected and translated with philological and historical notes, by Alexander Chodzko, esq. »

Cette publication n’est pas, en effet, importante au seul point de vue de l’amusement et de l’intérêt épique ; ce n’est pas seulement un héros de l’Arioste que la Perse nous révèle, c’est toute une histoire de mœurs, c’est tout un génie national que Kourroglou. C’est le nomade dans toute sa poésie plaisante et terrible, c’est le guerrier asiatique dans toute son exagération fanfaronne, c’est le brigand de la Perse dans toute sa ruse, dans toute sa férocité et dans toute son audace. Kourroglou est cruel, ivrogne, glouton, libertin ; c’est le plus grand pillard et le plus grand vantard que nous ayons jamais rencontré, même chez nous, où ces qualités sont si fort répandues par le temps qui court. Il est entreprenant, vindicatif, insatiable de richesses et de plaisirs, fourbe, brutal et impitoyable dans la colère. Il n’en est pas moins l’idole de ses compagnons et de leur nombreuse postérité. Ces peccadilles ne le rendent que plus aimable. Les femmes en sont folles, et les enfants rêvent de lui, non comme d’un croquemitaine, mais comme d’un Tancrède ou d’un Roland. Tandis que le Rustem de Ferdausy est un vrai chevalier, fidèle à son prince ou prosterné devant son Dieu, Kourroglou ne connaît guère d’autre dieu que lui-même et n’est fidèle qu’à son propre serment. À cet égard, il affiche une loyauté et une générosité qui ne sont point sans grandeur et sans danger, vu la mauvaise foi des ennemis qui le poursuivent. Une seule trahison déshonore sa vie ; mais il la pleure amèrement, et le remords lui inspire le plus beau de ses chants de douleur. Un seul amour pénètre jusqu’au fond de son âme, et fait de lui un être sympathique par quelque endroit, c’est sa tendresse exaltée pour son fils adoptif, Ayvaz, le Benjamin, le Renaud du poëme. Mais le véritable héros de la vie de Kourroglou, ce n’est point Kourroglou, ce n’est pas le bel Ayvaz, ce n’est pas même le spirituel marmiton Hamza-Beg ; ce n’est pas un homme, ce n’est pas une femme : c’est un cheval, c’est la divin Kyrat, près duquel les coursiers d’Achille et tous les palefrois renommés de la chevalerie ne sont que de pauvres poneys. Le poëme s’ouvre par la formation céleste de Kyrat, comme vous allez le voir, lecteur ; car j’entreprends de vous raconter tout le poëme. Mais comme M. Chodzko l’a oralement transcrit, je me permettrai d’abréger et de résumer la traduction de M. Chodzko. Quand je la citerai textuellement, j’aurai soin de l’indiquer.

Le poëme est divisé par chants, que M. Chodzko intitule : Entrevues ; meetings en anglais, mejjliss en perso-turk que nous traduirons par rencontres. Ce sont les rapsodies que l’haleine d’un Kourroglou-Khan peut fournir en une séance à l’attention d’un auditoire. Les Kourroglou-Khans sont comme les Schah-Namah-Khans de Ferdausy, comme les Koran-Khans du Prophète, des bardes de profession qui, en s’accompagnant de la guitare, récitent au peuple et aux amateurs les faits, gestes, maximes et improvisations de leur héros. La mémoire de ces chanteurs, dit M. Chodzko, est vraiment incroyable ; à toute sommation, ils récitent d’une seule haleine, et durant des heures entières, sans la moindre hésitation, à partir du vers qui leur est désigné par les auditeurs.