Les Batteuses d’hommes (éd. Dorn)/Krach en amour

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Krach en amour




L’amour est plus fort que la mort ; il l’emporte donc aussi sur le krach le plus formidable.

Un jeune fils de la Palestine, pas mal de sa personne, un des barons de l’almanach du Ghetto, avait dû, lors du dernier engagement international à la Bourse, abandonner le champ de bataille couvert de blessures ; en manière de consolation, et, pour dissiper sans doute ses obsessions et ses rêves d’argent, il s’était mis à visiter assidûment l’Exposition Universelle de Vienne.

Un jour, le hasard lui fit rencontrer dans la section russe un jeune couple dont le nom était couché dans l’almanach de Gotha ; mais si anciennes que fussent leurs armoiries, les époux n’avaient toutefois qu’un revenu des plus modestes.

Cette dernière circonstance encouragea notre lion de la Bourse à faire à la charmante petite femme des propositions secrètes qui eussent ravi une actrice, mais devaient fatalement offenser une femme comme il faut. La baronne de Gotha en éprouva comme un sentiment de haine contre l’homme du Ghetto, et son mignon cerveau médita longtemps une vengeance.

Très fortement et même passionnément épris de la jeune femme, le boursier s’attacha à ses pas dans le palais de l’Exposition ; le mari lui-même favorisait les desseins du financier ; une fois, sa femme s’était arrêtée émerveillée devant une vitrine d’un marchand de fourrures russe ; cette station n’annonçant rien de bon à l’époux il disparut incontinent.

— Regardez-donc cette belle fourrure, s’écria la baronne, tandis que ses yeux noirs flamboyaient d’extase ; il me la faut !

Son regard rencontra l’étiquette blanche qui indiquait le prix.

— Quatre mille roubles, dit-elle accablée, soit à peu près six mille florins !

— Sans doute, repartit le baron de la finance ; mais qu’est-ce que cette somme quand il s’agit d’une femme aussi charmante ? Une bagatelle !

— Mais, mon mari n’a pas le moyen !…

— Soyez moins cruelle, chuchota à la jeune femme l’homme du Ghetto, et permettez-moi de déposer à vos pieds cette zibeline.




— Vous plaisantez !

— Non, je…

— Je crois que vous plaisantez, car je ne vous suppose pas l’intention de m’outrager ?

— Mais, Madame la baronne, je vous aime…

— C’est une raison de plus pour ne pas m’irriter !

— Mais…

— Vous me mettez hors de moi, murmura la petite femme d’un ton énergique ; je voudrais vous fouetter, telle Vénus à la fourrure flagellant son esclave.

— Permettez-moi donc d’être votre esclave, dit le financier ; ce sera avec plaisir que je subirai tout ce qu’il vous plaira de me faire endurer… Réellement, avec cette zibeline et un fouet en main, vous incarneriez magnifiquement la cruelle héroïne de cette histoire.

La baronne regarda un moment son interlocuteur et esquissa un sourire caractéristique.

— Alors, reprit-elle, il est entendu que si je vous agréée vous vous vous laisserez fouetter par moi ?

— Avec plaisir !

— Fort bien ! vous recevrez de ma main vingt cinq coups et après le vingt-cinquième, je reçois vos hommages.

— Vous parlez sérieusement.

— Très sérieusement.

L’homme du Ghetto prit la main de la baronne et plein d’enthousiasme la pressa contre ses lèvres.

— Quand m’autorisez vous à venir, dit-il ?

— Demain soir à 8 heures.

— Dois-je apporter la fourrure et le fouet ?

— Non, je m’en occuperai moi-même.

Le lendemain soir, le financier, fou d’amour arrivait à 8 heures précises chez la charmante aristocrate qu’il trouva seule dans son boudoir, enveloppée d’un manteau de sombre fourrure et reposant sur une ottomane.

Sa gentille menotte jouait avec un de ces fouets employés pour châtier les chiens.

L’homme du Ghetto lui baisa la main.

— Vous vous rappelez bien les termes de notre contrat ? commença la petite femme.

— Parfaitement, répondit le boursier ; je dois recevoir de votre main vingt-cinq coups ; après quoi vous consentez à m’écouter.

— Bien ! mais il me faut vous attacher les mains, reprit la dame.

L’amoureux se laissa tranquillement lier les mains derrière le dos par cette nouvelle Dalila et s’agenouilla à son commandement. Elle éleva son fouet et d’une main vigoureuse lui en appliqua quelques bons coups.

— Mais, cela fait horriblement souffrir, s’écria le patient.

— Bien entendu, reprit-elle d’un ton railleur, il faut que cela fasse mal, puis elle continua à le fouetter sans pitié.

Le pauvre insensé gémissait de douleur, mais il se consolait à la pensée que chaque coup reçu était un pas de plus sur le chemin du bonheur.

Au vingt-quatrième coup, la petite femme jeta son fouet.

— Mais vous ne m’avez donné que 24 coups, dit le Céladon flagellé.

— Oh ! je le sais bien, répondit en riant le gentil bourreau ; je vous fais grâce du vingt-cinquième.

— Vous êtes donc à moi, s’écria le financier transporté de joie, vous êtes entièrement à moi !

— Mais que vous prend-t-il !

— Ne me suis-je pas laisser fouetter ?

— Sans doute, mais ne vous ai-je pas promis de vous écouter après le vingt-cinquième coup ? Or vous n’avez reçu que 24 coups, dit la cruelle beauté, et j’ai mes témoins !

En même temps, elle releva une portière et le mari sortit d’une pièce voisine suivi de deux Messieurs ; tous se prirent à rire, seul, le boursier demeura un moment bouche bée agenouillé devant sa fausse amante.

À souper, il fut ouï lançant d’un ton lamentable ce mot : Krach, énigmatique pour qui l’entourait, mais tristement significatif pour lui-même.