Ksour et Oasis/IV
IV
Conquête des oasis.
Craignant que M. Naimon ne s’apprêtât à cesser là sa petite conférence, qui m’intéressait fort, je m’empressai de lui demander le récit de la conquête de ces oasis.
« Dans quel but, interrogeai-je, entreprit-on cette conquête ? Comment l’exécuta-t-on ?… De toutes ces choses j’ai bien entendu dire quelques mots autour de moi, mais sans m’y intéresser : j’étais trop jeune alors et trop loin ! »
Mon complaisant mentor se résigna, non sans peine, car il craignait de m’ennuyer :
« Certainement, commença-t-il, des raisons sérieuses nous ont obligés d’entreprendre la mainmise sur ces régions, d’autres raisons par conséquent que celles de faciliter le commerce, assez restreint, des caravanes.
« La plus importante est qu’elles devront fatalement nous servir de point d’appui dans la liaison de l’Algérie avec le Soudan, de la Méditerranée avec le Tchad et le centre de l’Afrique. Songez à l’économie de temps et d’argent qui en résultera sous le rapport politique, ainsi que sous le rapport commercial. Un câble très court, reliant Alger à la France ; le télégraphe, doublé peut-être un jour de ce fameux transsaharien dont on a tant parlé, unissant Alger à Tombouctou. Et l’on évite les câbles étrangers à travers l’Atlantique, puis les trajets par terre de la côte ouest jusqu’au centre du continent Noir. Tout se fera par nous et chez nous.
« Mais le trajet Alger-Tombouctou, facile tant que nous restons sur le territoire algérien proprement dit, se complique singulièrement aussitôt qu’on entre dans notre extrême-sud. Il deviendrait impossible si nous n’avions, à mi-chemin, ces oasis où l’on se refait, sur les garnisons desquelles on s’appuie, avant d’en entreprendre la partie la plus pénible. La mission Foureau-Lamy, qui terminait, il y a deux ans, ce parcours, n’a pu le réussir que grâce à la force du détachement de troupes qui l’accompagnait.
« C’est qu’un ennemi non méprisable s’ajoute au manque d’eau et aux difficultés provenant du climat ou des régions inhospitalières à traverser : le Touareg. Comment se serait-on gardé de ses attaques avec les garnisons d’Algérie ou du Soudan ? Il fut demeuré insaisissable et irréductible. Tandis que du Touat ou du Tidikelt on peut l’atteindre : deux ou trois raids récents, accomplis contre eux dans ces régions par des officiers du service des affaires indigènes, l’ont bien prouvé.
« Il fallait donc commencer par occuper le Touat et le Tidikelt. D’autant plus que tous deux servaient de points d’appui à ces Touareg, qui venaient s’y approvisionner de grains et de dattes. On les a pris ainsi par la famine, et c’était la seconde raison qui devait nous obliger à conquérir les oasis.
« Une troisième raison provenait de ce fait que les oasis, et surtout le Gourara, servaient de lieu d’asile à d’autres pillards, à des mécontents ou des dissidents sortis de l’Algérie, bandes de malfaiteurs de toutes sortes, qui parfois fondaient sur nos caravanes et même sur les villages de notre extrême-sud pour les rançonner.
« Rien ne nous empêchait d’entreprendre l’occupation ainsi rendue nécessaire. Et pourtant, que de difficultés à vaincre, sans compter notre coutumière apathie pour toute entreprise nouvelle !
« On se contenta d’essayer.
« En 1893, une colonne fut formée à Laghouat dans ce but ; elle y resta.
« En 1895 et 1896, ce furent l’expédition du commandant Godron au Gourara, puis la première mission Flamand. On faillit charger alors de la conquête les Oulad Sidi Cheikh. Le bachagha de Géryville, Si ed Dine, se fit fort, si on voulait l’appuyer par une toute petite colonne, de traverser Gourara, Touat et Tidikelt sans perdre un homme. Il passa même la mer pour aller exposer son plan au gouvernement. On hésita, puis on refusa.
« Nos atermoiements augmentaient l’audace du sof ou parti antifrançais, qui se réclamait de la protection du sultan de Fez.
« Le temps pressait de plus en plus pour agir.
« Et les gouverneurs de l’Algérie se succédaient, persuadés tous de la nécessité d’une action immédiate. Ils n’obtenaient rien ou presque rien ; un semblant de conquête pacifique ; le prolongement jusqu’à Djenien bou Rezg de la voie ferrée d’Aïn Sefra ; l’espoir d’un autre tronçon poussé un peu plus tard jusqu’à Figuig.
« Une seconde mission Flamand amena enfin tout naturellement ce qu’on ne pouvait plus guère éviter. Chargé de recherches géologiques du côté d’In Salah, au mois de novembre 1899, son escorte — l’escadron de spahis sahariens du capitaine Germain — fut attaquée à Iguesten (28 décembre) par un parti de gens du Tidikelt. Ce combat forcé, heureux dans son issue, lui ouvrit les portes de Ksar el Arab, un des principaux ksour de l’oasis d’In Salah. Il fut suivi peu après d’un second, heureux également, livré à Deramcha (5 janvier 1900) par le même parti, qui s’était reformé.
« Ce fut l’étincelle mise aux poudres ; dès lors, l’occupation des oasis était résolue.
« Une colonne de secours (commandant Baumgarten) rallia la mission le 18 janvier, en attendant l’arrivée prochaine d’une autre, plus forte et munie d’artillerie, commandée par le colonel d’Eu.
« Pendant ce temps, l’ennemi se reformait. Il revint à la charge et, le 19 mars, se fit infliger une sanglante défaite par nos deux colonnes, à In Rhar. Toute la région se soumit, et nos troupes retournèrent à El Golea, se contentant de laisser quelques postes au Tidikelt pendant la saison chaude qui commençait.
« Le Gourara était conquis à la même époque, et sans difficulté, par les colonnes Ménestrel et Letulle, cette dernière venue de Géryville par l’oued Gharbi, qui se forme près d’ici.
« Enfin, plus à l’ouest, une colonne d’observation (colonel Bertrand) partait de Djenien et arrivait à Igli (5 avril) facilement, suivant une direction qui sera sans doute celle de la future ligne Aïn Sefra-Igli.
« Mais ces colonnes rebroussèrent chemin vers l’Algérie ; l’occupation des oasis demeura incomplète, les quelques paquets d’hommes dispersés qu’on y laissa ne pouvant suffire contre de sérieuses attaques.
« En 1901, on dut songer à la relève des postes laissés au printemps précédent.
« Une colonne (général Servière) devait parcourir le Touat, tandis qu’une autre descendrait, à l’ouest, par Jgli, puis suivrait l’oued Saoura, où elle se mettrait en communication avec la première.
« Le mouvement se commença bien. Mais, à peine au Touat, le général Servière dut retourner en arrière pour dégager le commandant Reibell — revenu depuis peu de la mission Foureau-Lamy — qu’un parti important avait attaqué dans Tinimimoun, au Gourara (18 février) et qui se maintenait avec peine, après avoir perdu, dans un violent combat, deux officiers avec sept hommes, tandis que deux de ses officiers et vingt-huit hommes étaient blessés.
La colonne revenue du Touat ramena l’ordre, après les deux combats de Charouïn (28 février-1er mars) et celui de Talmin (9 mars), dont les premiers nous firent perdre deux officiers et vingt-trois hommes, en même temps qu’ils nous mirent quarante-cinq hommes hors de combat.
« Ce fut la fin de la résistance.
« On s’occupa aussitôt de fortifier l’occupation. Elle est aujourd’hui un fait accompli…
« Là-dessus, René, n-i-ni, c’est fini ! Êtes-vous satisfait, là ?… Vous ai-je assez « rasé », comme vous dites, vous autres potaches ? »