Ksour et Oasis/VI

La bibliothèque libre.
Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



VI

Chasse aux gazelles.


Fait, après dîner, la connaissance d’un caïd des Trafis, venu à El Abiod pour mettre en route les caravanes de la tribu des Oulad Abd-el-Krimm[1].

Bien qu’âgé d’une quarantaine d’années au moins, Slimane a conservé dans sa physionomie une grande expression de jeunesse. Lorsqu’il sourit, dans ses yeux brille une douceur singulière.

Il ne parle pas le français ; cependant il est un de nos très bons serviteurs, témoin la croix attachée sur le côté gauche de son burnous et qu’il a conquise dans de récents « balayages » du Sahara. Il paraît beaucoup moins savant que son fils, un brigadier de spahis, qui suivit pendant quelque temps les cours du lycée d’Alger.

Cavalier tout à fait remarquable, Slimane a, paraît-il, battu dernièrement, à Géryville, ses confrères dans plusieurs courses. Et savez-vous avec quel cheval ? Une vieille rosse boiteuse ! Mais il connaissait le moyen de lui donner des ailes.

« Le caïd demande s’il vous plairait qu’il organise une chasse aux gazelles pour demain ; que dois-je lui répondre ?

— Oui ! bien entendu, à moins que cela ne vous déplaise, cher monsieur. »

22 novembre. — Au lever du jour, Slimane attend devant notre porte avec une quinzaine de cavaliers de sa tribu, — des rabatteurs. — Il monte, non pas son habituel cheval noir, mais une jument grise superbe.

Nous partons dans la direction du sud.

Longeant la chaîne du Djebel Tismert, nous suivons la vallée de cet oued Gouleïta, dit aussi oued el Biod, qui devient l’oued Gharbi, vers Benoud, après sa jonction avec l’oued Bou Semghoun.

Benoud est cette petite oasis auprès de laquelle mourut Si Kaddour. Je voudrais bien descendre jusque-là, je l’avoue ; mais je n’ai pas encore osé le demander à M. Naimon.

J’ai peur de lui paraître terriblement indiscret. Ah ! si une occasion s’offrait !… Enfin, n’y pensons pas.

Nous avançons, groupés, dans l’alfa retrouvé ici. Des lièvres déboulent, que nous méprisons, bien entendu : quand on chasse la gazelle !… — Oh ! la jolie fable que celle du Héron qui méprisait les tanches ! — À la suite des premières pluies automnales, la rivière mène, à travers la vallée, un filet d’eau qui brille comme une mince coulée d’argent, entre les épais buissons de jujubiers sauvages[2].

De temps en temps, Slimane, debout sur les étriers, scrute l’horizon. Ses cavaliers l’imitent. Soudain il leur indique, de sa main tendue, un point lointain, invisible pour nous. Tous s’arrêtent et regardent attentivement.

« Des gazelles, demandai-je ?

— Ils n’en sont pas tout à fait sûrs ; les uns doutent encore. » Après un court moment, Slimane laisse tomber quelques paroles répétées successivement par tous ses hommes.

« Que dit-il ?

— Il y en a quatre.

— Quatre ? Mais où donc ? J’ai beau m’écarquiller les yeux ; je ne distingue absolument rien.

— Moi non plus. — Ils ont la vue si perçante ! — Attendez un peu. Il me semble que… mais oui, certainement ce doit être cette tache blanche là-bas, tenez, dans la direction exacte de mon bras. »

Est-ce une illusion ? Je ne sais ; mais je crois bien, moi aussi, apercevoir une tache blanche.

Déjà les rabatteurs se sont séparés, moitié à droite, moitié à gauche, nous laissant seuls tous les deux avec le caïd. Se rasant le plus possible, ils décrivent une courbe enveloppante très allongée.

Ah ! cette fois je les distingue bien, les gazelles ; du moins le point blanc, qui grossit très sensiblement… une, deux, trois, quatre ; elles sont quatre, et trottinent vers nous sans se presser. Se doutent-elles du danger ? on ne le dirait pas à les voir avancer si paisibles.

« Ne vous montrez pas tant, René ; elles vont vous éventer. »

Je rejoins M. Naimon et Slimane, immobiles tous deux, un peu en arrière, cachés dans un pli du terrain. Soudain un appel rauque — le signal convenu — nous fait bondir sur la crête devant nous. Les rabatteurs se sont rejoints derrière les gazelles ; ils les enveloppent d’un cercle de plus en plus rétréci, en les poussant sur nous. Attention ! C’est le moment décisif. Nous nous élançons ; en un clin d’œil nous sommes sur elles, et les rabatteurs aussi ; nous les tenons ; feu !

« Pan ! pan ! pan ! pan… »

Sans se presser, les jolies petites bêtes défilent au milieu de leurs ennemis, un peu ahuries tout au plus de tant de bruit.

« Pan ! pan ! pan ! pan… »

Nouvelle fusillade, succès égal. Mais cette fois elles semblent plus inquiètes. Et subitement elles se séparent ; se hâtant maintenant, elles détalent comme le vent. Nous les poursuivons, partagés en quatre groupes. Rien ne peut arrêter nos chevaux, nous filons rapides par-dessus les touffes d’alfa, les ravineaux, les rochers ; mais les gazelles filent plus vite encore…

Une demi-heure plus tard, nous nous retrouvons réunis au point de départ, bredouilles et l’oreille basse.

Allons, c’est à recommencer : En quête !

Bientôt deux autres gazelles sont en vue. Même tactique des rabatteurs, tandis que nous nous défilons dans un ravin. Cette fois nous attendons bien longtemps, ce nous semble. Surpris du retard, nous nous décidons à nous montrer. Voilà bien les cavaliers qui reviennent, mais de gazelles point. Que s’est-il donc passé ? Oh ! rien de plus simple ; une partie de cache-cache. Pendant que les chasseurs faisaient leur mouvement d’approche, en se dissimulant, le gibier s’est dissimulé lui aussi ; impossible de le retrouver.

Nous jouons de malheur. Hèlas ! Un succès pareil couronne les rencontres suivantes.

De guerre lasse, nous nous sommes assis au pied d’un térébinthe, et nous avons tiré des besaces quelques provisions, qui ont disparu rapidement : on a beau ne rien tuer, à la chasse, on prend de l’appétit quand même.

Après déjeuner, nous rentrions, cherchant à nous rattraper sur les lièvres dédaignés le matin : il n’y en avait plus ! oh ! ce héron « … au long bec emmanché d’un long cou ! »

Mais qu’a donc Slimane ? Le voilà qui, suivi de son sloughi, retourne en arrière, au galop ; il longe le pied du Tismert, en forçant l’allure.

Il a dû voir une gazelle !… me répond M. Naimon, oui, regardez, la voici ; apercevez-vous le caïd, qui longe la montagne, dont il cherche à la couper ? Il réussit en effet à la pousser vers la plaine. Quelle course fantastique ! Parfois tout disparaît : cavalier, gazelle et sloughi ; puis, de nouveau, un premier point blanc surgit, bondissant par-dessus l’alfa ; tout près, suit le sloughi et presque aussitôt le cavalier lui-même. Les distances se rapprochent, n’existent plus. Soudain, un petit nuage de fumée monte au ciel ; puis plus rien.

Slimane reparaît, marchant vers nous.

A-t-il réussi ? Oui, il apporte un paquet inerte sur l’encolure de sa jument.

Quel gracieux animal que cette pauvre petite victime ! Des jambes fines, nerveuses, fuselées ; au-dessous des cornes, très courtes, la tache noire allongée de ses grands yeux, — des yeux de gazelle ! que de fois je les entendis vanter ! — encore remplis d’une expression si angoissée !

Ma pitié, cependant, pour la toute mignonne gazelle ne se prolonge pas. Je complimente Slimane, j’envie son heureux et adroit coup de fusil. Il sourit ; puis : « Alors la chasse t’amuse ? En retournant à Géryville, accepte l’hospitalité chez moi. Ma tente n’est qu’à trois heures de marche à l’ouest des Arbaouat. Tu seras plus heureux peut-être avec les mouflons qu’avec les gazelles. »

Voilà qui est entendu. Nous ne laisserons pas échapper une pareille occasion. Pour le moment nous pouvons rentrer à El Abiod, nous n’avons pas perdu notre journée.

La ligne des Ksour se profile, encore lointaine, sur l’horizon. Cependant nous distinguons bientôt, non sans surprise, un mouvement inusité près du village le plus proche.

« El asker (des fantassins) ! fait Slimane.

— Il a raison ; ce doit être le camp de la compagnie montée[3]. Elle devait bien partir deux ou trois jours après nous, pour Benoud, mais en passant par Bou Semghoun. Comment se fait-il qu’elle soit à El-Abiod ? »

C’était effectivement la compagnie montée… Son itinéraire avait été changé au dernier moment. Sans doute voulait-on la montrer en arrière des caravanes, comme une réserve assez sure et rapide pour en imposer à des rôdeurs.

Je me réjouis de cette rencontre, heureux de trouver, parmi les trois officiers de la compagnie, un lieutenant qui s’était montré pour moi particulièrement aimable, à Geryville. Elle me vaut un autre plaisir. Tandis que nous mangions ensemble, le soir, un « messaouar » de gazelle, — pas mauvais, la gazelle ne vaut pas le chevreuil, — le lieutenant me demanda : « Nous accompagnez-vous jusqu’à Benoud, monsieur René ?

— Ah ! je le voudrais bien ! Mais comment le demander à M. Naimon ? il me trouvera indiscret. Du reste, il faut qu’il rentre. Nous nous en retournerons demain probablement.

— Dites, Naimon, réellement vous êtes obligé de faire demi-tour dès demain ?

— De rentrer directement, non ; nous nous proposons de chasser le mouflon chez le caïd Slimane. Si j’avais le temps de pousser avec vous jusqu’à Benoud, je le ferais volontiers…

Au fait, voyons où j’en suis : partis le 16, nous voici au 22, soit sept jours de pris sur les quinze de ma permission. Il faudrait deux jours pour aller à Benoud en suivant l’oued ; un troisième pour revenir par l’est du Tismert ; deux autres à passer avec Slimane, en tout douze jours !… Eh bien, mais cela pourrait se faire.

Avec quelle anxiété je suivais ce compte de journées. Après tout, à quoi bon venir en ce pays, sinon pour y voyager ? — lorsqu’on n’est pas militaire, du moins.

« Sincèrement, vous y tenez, à ce petit supplément d’excursion, René ? »

En parlant ainsi, mon cher et bon mentor me regardait, souriant un peu malicieusement.

Si j’y tenais ?… Pouvait-il me le demander ?

« Va pour Renoud, alors. Mais comme nous rentrerons en une journée, comme, d’un autre côté, nous n’aurons pas besoin de nos bagages chez Slimane, nous laisserons Degmoun et Gourari revenir de cette nouvelle excursion plus doucement. Ils nous rejoindront sur la route de Géryville, près d’Aïn-Khorima, l’avant-veille du retour. »

  1. Oulad Abd el Krimm. — Les fils du serviteur du généreux, c’est-à-dire de Dieu, dont la générosité est un des attributs. « Abd » est le singulier d’Abid, serviteur, esclave.
  2. Jujubier sauvage (Ziziphus lotus), — en arabe : sedra.
  3. Il existe dans chacun des bataillons de la légion en garnison à Géryville et Aïn-Sefra une compagnie dite « compagnie montée ». Dans les marches, la moitié de ses hommes sont à mulet ; l’autre à pied, sans les sacs. C’est une sorte d’infanterie légère pouvant être portée rapidement sur un point menacé.