Ksour et Oasis/VIII

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903



VIII

Bou Amama et l’insurrection de 1881.


Nous passâmes la soirée, M. Naimon et moi, à deviser encore des choses arabes.

Comme toujours, mon rôle se bornait à lui faire des questions auxquelles il répondait avec une bienveillance inlassable.

J’avais en tête un certain Bou Amama, dont ces messieurs avaient parlé, entre eux, à Benoud, et dont le nom ne frappait point pour la première fois mes oreilles.

Et je désirai savoir ce qu’il avait fait.

« Une insurrection, tout simplement, me répondit mon mentor, une insurrection qui troubla deux années notre Sud oranais et que tua définitivement le prolongement de la voie ferrée d’abord jusqu’à Mecheria, puis jusqu’à Aïn-Sefra. Le chemin de fer est trop commode pour le transport des vivres et des troupes pour qu’un soulèvement de tribu, dans son voisinage, ne puisse être vite arrêté. »

« Elle éclata, en réalité, dans l’un des ksour jumeaux de Moghar. Ces deux oasis sont situées à une quarantaine de kilomètres à l’ouest d’Aïn-Sefra.

« Cependant je m’y suis rendu, l’an dernier, par le Sud, en partant de Djenien, et en longeant la ligne.

« Le trajet n’est pas long, mais très difficile à travers les escarpements.

« L’oasis apparaît assez brusquement : quatre ou cinq mille palmiers, groupés sur les deux rives d’un oued, entourés de vestiges de murailles et de tours branlantes : Moghar Foukani (Moghar le haut).

« Le Ksar, pauvre et sale, se recroqueville au nord, peureusement, contre les jardins. Ce fut un grenier des Hamyane, convoité à plus d’une reprise et pillé par les gens du Zegdou.

« En 1849, Pelissier y conduisit la première colonne française, ainsi qu’à Moghar Tahtani (Moghar le bas), où je me rendis aussitôt et sans m’arrêter.

« Ce second village, très proche du confluent de l’oued Moghar avec l’oued Namouss, se présente sous des apparences moins misérables, avec sa forêt de vingt mille palmiers. Les souvenirs anciens et récents qui se rattachent à son passé lui donnent une place importante dans l’histoire du Sud oranais.

« Sidi Cheikh, avant de se fixer définitivement à El Abiod, avait entrepris, comme vous devez le savoir, puisqu’on vous a raconté son histoire, de parcourir les principales villes du Maroc, afin d’y recueillir, dans leurs zaouïas, la doctrine et les enseignements des marabouts célèbres et des mystiques, nombreux, à l’époque, dans ce pays. Après qu’il se crut suffisamment perfectionné dans la science de Dieu, il songea au retour vers la tente paternelle. C’est alors que, passant à travers le pays des Hamyane, il trouva ces nomades si éloignés du bien, si indifférents à la prière et aux choses de la religion, qu’il résolut de ne pas pousser plus loin, pour le moment, afin de se consacrer quelque temps à leur salut. Dans ce but, il s’installa dans Moghar Tahtani, où ces tribus se rendaient assez fréquemment, soit pour ensiloser leurs grains, soit pour les y reprendre au fur et à mesure de leurs besoins, et y fonda une zaouïa dans laquelle il installa de savants lettrés mandés du Maroc. Son œuvre gagna rapidement dans le pays une grande considération et ne tarda pas à devenir florissante. Ce n’est qu’alors que, la confiant provisoirement à un de ses disciples, il retourna vers El Abiod. Il ne cessa point, pour cela, de la couvrir d’une grande sollicitude ; il y revint à plusieurs reprises dans la suite ; enfin, plus tard encore, il y envoya, pour la diriger, l’un de ses propres fils, Sidi Tadj, né de son mariage avec une Figuiguienne.

« Tadj finit ses jours et fut enterré dans la zaouïa. Ses enfants se fixèrent quelques années dans le pays, puis, l’œuvre paternelle périclitant, ils émigrèrent presque tous dans la patrie de leur mère, où maintenant encore habite en partie leur descendance.

« C’est dans cette fraction marocaine des Oulad Sidi Cheik Gharaba que naquit, en 1840, Mohammed bel Arbi, surnommé Bou Amama[1], au lieu dit Hammam Foukani, un des neuf ksour de Figuig.

« Son père, petit marabout misérable et mendiant, vivait uniquement des rares aumônes que lui valait sa qualité de descendant de Sidi Cheikh. Lorsqu’il mourut, Mohammed bel Arbi, encore très jeune, fut recueilli par un mokaddem des Cheikhiia[2], qui lui enseigna, outre le Koran, les pratiques et les prières spéciales de son ordre. On le remarqua dès lors pour son observance rigoureuse et publique des règles de la confrérie. De là l’origine du prestige qu’il acquit par la suite.

« Il sut l’augmenter par divers procédés qui lui réussirent au delà de ce qu’il pouvait espérer.

« Ainsi, grâce à une troupe de jongleurs nomades, qui séjourna un assez long temps au village, et dont il sut se faire apprécier, il apprit certains tours d’escamotage qui agirent puissamment sur les cerveaux primitifs de ses concitoyens. Mais sa réputation s’élargit surtout lorsqu’il se fit passer pour fou.

moghar tahtani (Cliché du Dr  Peich.)

« Les insensés, en effet, sont considérés par les indigènes comme des gens particulièrement favorisés des grâces de Dieu. Aussi nul n’est respecté par eux au même degré que le « maboul ». Mohammed se donna ainsi le renom d’un saint homme, si bien qu’à la mort du mokaddem qui l’avait recueilli, il prit sa place, avec l’approbation de tous. C’est alors que, se voyant arrivé, malgré sa jeunesse, à une popularité sérieuse, il sentit son ambition grandir.

« Le champ d’expériences qu’il ensemençait lui sembla indigne de sa fortune. Il en chercha un plus vaste et crut le trouver dans notre Sud oranais, où le calme n’était pas encore entièrement revenu depuis l’insurrection de 1864, bien que cependant les chefs des Oulad Sidi Cheikh Cheraga, battus, se fussent réfugiés au Maroc.

« Il s’en fut donc habiter Moghar et tout d’abord releva de ses ruines la zaouïa qu’y avait fondée l’ancêtre Sidi Cheikh. Quelques clients seulement en apprirent d’abord le chemin. Leur nombre augmenta rapidement dès que Bou Amama eut fait connaître que Sidi Cheikh daignait lui apparaître assez souvent la nuit parce qu’il l’avait choisi pour réformer son ordre. Son succès alors dépassa ses espérances. Il en profita pour commencer à travailler nos tribus de Trafis, au moyen de ses envoyés particuliers ou mokaddem. On eut vent de cette agitation et l’on expulsa le marabout du territoire algérien ; puis on se résolut à arrêter ses émissaires.

« La première exécution de ce genre fut confiée, au mois d’avril 1881, à un officier du bureau arabe de Géryville, le lieutenant Weinbrenner. On le chargea d’aller dans un douar de Trafis — les Djeramma — et d’y opérer l’arrestation d’un mokaddem signalé comme dangereux.

« Weinbrenner fut très bien accueilli, comme le sont toujours les représentants de l’autorité ; mais les gens du douar refusèrent tout d’abord de lui laisser prendre leur mokaddem. Cependant, après de longs pourparlers, se rendant à la persuasion ou aux menaces, ils se décidèrent à le laisser agir.

« Sa mission terminée ainsi heureusement, Weinbrenner, déjà remonté à cheval, se disposait à partir, emmenant son prisonnier, lorsque le chef du douar le supplia d’accepter auparavant la « diffa » qu’il lui avait fait préparer, au milieu des tentes, sur un tapis étendu à même le sol. L’officier, prudemment, refusa ; mais, le cheikh insistant, il jugea impolitique de vexer, par la grossièreté d’un refus, ces gens qui s’étaient soumis à ses ordres, malgré qu’il leur en eût coûté. Mettant donc pied à terre, il s’avança, au milieu de l’habituel cercle d’inoffensifs curieux, jusqu’au tapis et, tout en causant, se baissa pour prendre des dattes dans un plat de bois.

« Instantanément, de dessous les burnous rejetés sur les épaules, des matraques et des fusils jaillirent. Weinbrenner n’eut pas le temps de se redresser ; assommé, il tomba mort, la face en avant. Son escorte subit un sort analogue : le caïd, dont dépendaient les Djeramma, fut ligotté et emporté ; son frère resta étendu, le corps percé de onze blessures ; deux spahis furent tués ; le troisième, quoique blessé, put cependant s’enfuir et gagner Géryville. Seul le maréchal des logis de spahis se tira d’affaire intact : empoignant un enfant, il s’en fit un bouclier et sortit de la bagarre à reculons. C’est du moins l’explication que l’on reçut de lui lorsque, ne pouvant se défendre de certains doutes à son égard, on s’étonna qu’il eût réussi à revenir sain et sauf[3].

« Si cet attentat n’était pas prémédité, du moins un mouvement général se concertait-il déjà ; sans cela comment s’expliquer que, ce même jour, d’autres Trafis coupaient le télégraphe autour de Géryville, d’autres encore arrêtaient, sur la route de Saïda, la voiture faisant le service du courrier et s’y emparaient d’un fonctionnaire de l’intendance qui rejoignait son poste ? Le pauvre homme passa par d’atroces transes ; il en fut quitte cependant pour la peur : des femmes intercédèrent en sa faveur ; au lieu de le tuer on se contenta de le dépouiller, puis on le rendit, trois jours après, non loin de là, au poste des Saules.

« Ces différents événements contribuèrent à augmenter l’agitation des Trafis. Mais, pour être en mesure de faire défection, il faut aux nomades des provisions, sans quoi ils risqueraient de mourir de faim. On peut même étendre cette donnée en disant : l’indigène ne se lance dans l’insurrection que lorsqu’il est riche, c’est-à-dire après plusieurs bonnes années, pendant lesquelles il a pu convenablement vendre ses moutons ou ses laines et acheter l’orge ou le blé à bon compte.

« Dans le but précisément de ne pas les laisser maîtres absolus de leurs ressources, on les obligeait à emmagasiner leurs grains dans des silos, groupés en un même lieu pour tous les gens d’une tribu, sous la garde de l’autorité.

« Or les Trafis avaient leurs grains ensilosés près du poste des Saules[4]. Par surprise ils purent les enlever à cette même époque. Rien ne s’opposant donc plus à leur soulèvement, ils rejoignirent Bou Amama, qui rôdait au sud de nos ksour.

« Beaucoup, dès lors, demandaient la guerre sainte ; cependant il restait quelques indécis ; un miracle survint qui les entraîna définitivement en les convainquant que celui qui voulait les conduire était bien l’envoyé de Dieu. « Il y a encore ici, disait Bou Amama aux plus enflammés qui le pressaient de marcher, des traîtres qui ont projeté de me livrer à nos ennemis. Je ne les connais point, mais Dieu les dévoilera et les punira. Alors seulement j’agirai. » Un jour, effectivement, un homme s’approcha de lui tandis qu’il s’isolait dans la prière, avec le dessein sûrement de l’appréhender, puis, aidé par des complices, de l’enlever. Mais lui, soudain illuminé, devina ses projets. D’une baguette qu’il tenait à la main il toucha légèrement le perfide au bras et le cloua sur place, et l’on vit alors le pistolet que cet homme portait suspendu au cou par une cordelière, se soulever de lui-même, se dresser contre la poitrine du misérable, partir sans que personne eût touché la gâchette et le renverser mort.

« — Ainsi périront les traîtres ! » fit le marabout à ceux qui de près avaient vu le prodige.

« Dès lors, pouvait-on douter que Bou Amama fût l’élu de Dieu, celui qui devait rejeter les Français à la mer ? Il ne restait plus qu’à le suivre maintenant, puisque c’était écrit !

« Et un enthousiasme indescriptible s’éleva. Les femmes et les enfants parcouraient les campements en agitant des étendards et en proclamant la guerre sainte. Les hommes, entraînés par une force à laquelle ils n’essayaient plus de résister, se pressèrent à la koubba de Sidi Mohammed ben Slimane, père de Sidi Cheikh, et là, sur les cendres vénérées, jurèrent de marcher contre l’infidèle, d’exposer leur vie pour la cause sacrée.

« Après quoi Bou Amama les conduisit à El Abiod ; il allait, lui, Mohammed bel Arbi, l’infime serviteur de Dieu, recueillir auprès du tombeau du grand ancêtre le pouvoir surnaturel qui lui permettrait de reprendre Géryville d’abord, tout le pays arabe ensuite.

« L’insurrection de 1881 était commencée. (8 mai).

« Presque aussitôt une colonne partit pour disperser les contingents de l’agitateur. Malgré un combat livré à Chellala, elle ne put arrêter leur marche.

« Bou Amama vint tourner dans la direction de Géryville. Il trouva du secours chez certaines de nos tribus ; il en razzia d’autres ; il assassina un petit nombre de braves gens, tels que ce brigadier télégraphiste du nom de Brincard, qui, surpris pendant qu’il réparait la ligne, fut tué avec son escorte. Mais il n’osa rien contre le poste lui-même.

« Il gagna ensuite Méchéria, songeant à pousser une pointe hardie vers le nord.

« En même temps, il faisait des propositions à Si Kaddour, cherchant à l’entraîner avec lui. Mais, prudemment, le chef des Oulad Sidi Cheikh Cheraga refusa l’association : son intérêt n’était point de soutenir, de sa vieille et solide influence, cette influence rivale, nouvelle encore et chancelante.

« Qu’importait à Bou Amama ? Réduit à ses propres forces, il avait fait déjà de grandes choses ; à coup sûr Dieu ne l’abandonnerait point par la suite. Et il remonta seul au delà du Kreider. Pendant cette pointe sur Saïda, les Européens de Kralfallah et de Tafarouah, stations alors extrêmes de la Compagnie franco-algérienne, où se trouvaient des chantiers d’alfa, furent massacrés. On attribua ces actes de sauvagerie au chef de l’insurrection. Il est probable qu’il n’y fut pour rien. Les vrais coupables furent sans doute les indigènes du pays, qui, soit pour piller, soit pour se venger d’exactions dont ils auraient été antérieurement les victimes, firent le sac des chantiers.

« Bientôt poursuivi, combattu, mis en déroute, pourchassé, il se vit obligé de revenir en arrière assez rapidement (juillet 1881). Et ce fut la fin de ses triomphes.

« À son tour, il chercha au Maroc un asile, que nos colonnes violèrent, le poursuivant jusqu’à 140 kilomètres au sud de Figuig.

« En 1882, il fit encore parler de lui. C’est lui, prétend on, qui attaqua vigoureusement et ramena une mission topographique conduite par le capitaine de Castries, sur le chott Tigri, au Maroc.

« Abandonné ensuite par la plupart de ses fidèles, il se réfugia dans l’oasis de Deldoul, au Gourara.

« Il revint à Figuig lors de la création des forts sahariens par lesquels il se croyait menacé. Il en est reparti au commencement de 1902, lorsque la Commission de délimitation franco-marocaine entreprit ses travaux. Mais il ne s’en est pas éloigné beaucoup. Son influence, à présent bien amoindrie, on prétend qu’il la met plutôt à notre service qu’il ne s’en sert contre nous. Bien des méfaits lui ont été reprochés, ces derniers temps, où il ne fut pour rien probablement. Tout récemment encore, il faisait rendre par une bande de brigands — toujours ces gens du Zegdou, dont j’ai eu déjà, plusieurs fois, l’occasion de te parler — des chameaux qu’ils avaient volés à nos gens de l’Extrême-Sud.

« Et je ne crois pas que, malgré ce qu’ont pu dire de lui les journaux récemment, il ait joué un rôle sérieux dans les derniers événements du Sud oranais.

« Je penserais plutôt, avec certains officiers des Affaires indigènes, qu’il désirerait se faire accorder « l’aman » ou pardon dans de larges conditions. Quelques milliers de francs comme pension, et une bonne petite place d’agha, voilà qui sans doute ne serait pas pour lui déplaire. Mais on se fait tirer l’oreille. En tout cas, pour la plupart des gens du Sud, s’il est toujours un marabout considéré, il n’est plus le guerrier saint, l’élu de Dieu qui doit rejeter les Français à la mer.

« L’insurrection de 1864 avait enflammé tout le Sud algérien, s’était étendue jusqu’au Tell, et avait duré des années ; celle de 1881 resta localisée ; quelques mois suffirent pour l’étouffer. C’est que déjà notre Sud oranais, occupé plus fortement, était pénétré par une voie ferrée. Avec le chemin de fer on amène si aisément des secours de toute sorte, hommes et vivres, aux points menacés !…

« On vient de le voir pour le bombardement de Figuig.

« Et maintenant, à Moghar Tahtani, de la zaouïa et de l’habitation de Bou Amama, rasées en 1883, il ne reste plus qu’une citerne, le « Puits de Bou Amama », où nagent paisiblement quelques barbillons.

« Par contre, vous y voyez encore des constructions élevées plus tard par les spahis que l’on y détacha pendant un certain temps. Elles ont résisté en grande partie aux outrages des hommes. »

Je pus en effet visiter, avec M. Naimon, une tour dressée au sommet d’un mamelon du haut duquel on domine l’oasis entière et la vallée. Un chemin couvert, en parfait état, la relie, en bas, au bordj où campaient nos spahis.

À l’entrée de ce bordj, sur le montant intérieur du portail, côté gauche, une inscription latine s’étale, suivie des noms de tous les Français, officiers compris, qui créèrent le poste :

hic dux et non multi spahis
labore improbo ædificaverunt
muros, domos stabulaque et
castellum moghar tahtani
castelin anno 1889.


  1. Bou Amama, le père du Turban, le maître du Turban. Cest un des titres que les Cheikhiia avaient décernés à Sidi Cheikh. Mohammed bel Arbi l’adopta pour lui-même.
  2. Mokaddem, envoyé d’une confrérie religieuse, qui a le pouvoir de porter la parole, de prêcher, de faire de la propagande enfin.
  3. Leur coup fait, les Djeramma plièrent les tentes et s’enfuirent au Maroc. Ils sont encore maintenant avec Bou Amama. Dans leur exode hors de notre territoire, ils se donnèrent la satisfaction de forcer leur ancien caïd, fait prisonnier par eux, à les servir comme chamelier. — Un monument commémoratif a été élevé au lieutenant Weinbrenner au lieu dit : Bouïb bou Zouleï, où il fut assassiné.
  4. Le poste des Saules, construit à la pointe du chott Chergui, occupé par une section de la Légion, gardait la vieille route de Géryville à Saïda ; il a été supprimé en 1897.