Ksour et Oasis/XI

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Magasin d’Éducation et de Récréation, Tome XVII et XVIII, 1903
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XI

Les Arbaouat. — Aïn Khorima. — Si el hadj ben Ameur. — Kerahda. — La montagne de Sel. — La pierre écrite. — Ksar el Ahmar. — Méchéria. — Géryville.


27 novembre. — Entre El Abiod et les Arbaouat, la route traverse le Djebel bou Noukhtar par le col de Ziarra, — Teniet ez Ziarr, — au nom duquel se rattachent bien des légendes. Il ne pouvait en être différemment, dans ce pays si rempli du souvenir de Sidi Cheikh.

Jaloux de voir qu’à lui seul étaient réservées les faveurs et les attentions de tous, craignant que la faiblesse de leur père, pour lui, n’allât jusqu’à les déshériter en sa faveur, les frères du saint homme conçurent à son encontre une haine si violente qu’ils décidèrent entre eux de le tuer.

Un jour donc qu’il se rendait à l’ermitage de Si bou Tkhill, ils le devancèrent au col des Ziarra et, se cachant dans les rochers, attendirent qu’il passât pour le mettre à mort.

Sitôt qu’il fut près d’eux, ils s’élancèrent le menaçant de leurs poignards levés. Mais lui, sans aucunement s’émouvoir, se laissa glisser en bas de sa jument. Au seul contact de ses pieds, la terre s’ouvrit, le reçut dans son sein, puis se referma sous les yeux mêmes des assassins demeurés stupides.

La jument continua son chemin au galop.

Lorsqu’elle fut arrivée à la sortie du col, la terre se déchira et Sidi Cheikh surgit devant elle si brusquement que, renâclant de terreur, elle fit, de côté, un si violent écart que ses pieds de devant, arc-boutés contre le rocher, s’y marquèrent profondément. Leur double empreinte s’y voit encore aujourd’hui, de même que, à la place où il avait disparu, la terre ne s’est jamais complètement refermée. Enfin, un peu plus bas, également, se distingue encore fort nettement la trace des genoux du marabout, alors que, sauvé de tout danger, il s’était prosterné pour rendre grâce à Dieu.

Jamais, depuis lors, le pieux « cheikhi » ne dépasserait un de ces trois points sans se recueillir un moment et sans apporter au « redjem[1] » élevé auprès de chacun d’eux, une pierre en témoignage de sa vénération.

Voilà ce que j’appris de M. Naimon, tandis que, escortés de Slimane, nous suivions un des nombreux affluents de l’oued Gouleïta pour aller reprendre aux Arbaouat la route de Géryville. Et comme je manifestais un regret de ne pouvoir retourner du côté d’El Abiod, jusqu’à ces traces de prodiges lointains :

« Je les ai vues, moi, me répondit-il ; je puis donc vous assurer que vous n’y perdez rien. Des trous quelconques dans le rocher ; quelque chose comme les « Pas de Roland » dans les Pyrénées ; tout auprès, des amas de pierres, dans lesquels sont fichés des bâtons noués de sales chiffons. La légende, qui seule a du charme, ne peut qu’être gâtée par la réalité. Les Arbaouat[2]. — Deux villages sur les bords de l’oued Gouleïta.

El Tahtani, Arba-le-Bas, le plus important, est défendu par un mur d’enceinte très élevé, avec meurtrières, mâchicoulis au-dessus de la porte, et bastions d’angle. Ses jardins, qui s’étendent le long de la rivière, produisent abondamment raisins, grenades, abricots, pêches et figues, tous fruits très appréciés à Géryville, dont ils forment le dessert habituel à la fin de l’été ; quelques centaines de palmiers donnent des dattes qui ne mûrissent jamais.

El Foukani, — Arba-le-Haut, — s’étage en amont, tout à fait misérable.

L’origine des Arbaouat remonte au quinzième siècle, comme je l’ai dit ailleurs, à l’époque où les Bou Bekria, ancêtres des oulad Sidi Cheikh actuels, s’établirent dans le pays.

Si Maamar ben el Alia, chef de la famille, fit élever quelques gourbis pour ceux de ses serviteurs préposés à la garde des grains. Mais la discorde se mit plus tard entre ces habitants du premier ksar. Ni plus ni moins que leurs maîtres, ils se séparèrent en deux fractions ennemies. D’où une série de luttes intestines dont profita un troisième larron : les tribus marocaines qui formaient ce qu’on appelait le « Zegdou, — confédération qui existe encore aujourd’hui et qui nous cause des ennuis actuellement, du côté de Figuig, — pillèrent et détruisirent leur village[3].

Le malheur, au lieu de les rapprocher, les sépara définitivement. Ils se construisirent deux villages rivaux qui, dans la suite, faillirent avoir le même sort que le ksar primitif.

Le bey d’Oran, Mohammed el Kebir, — celui qui échoua devant Taouïala, — vint, avec ses Turcs, camper entre les deux Arba, et en entreprit le siège. Mais le jour où il décida l’assaut, des nuées noires s’échappèrent en tourbillonnant de la koubba où était enterré Si Maamar, et, fondant avec un fracas horrible sur le camp ennemi, saccagèrent tout, projetant sur le sol les soldats turcs et leur chef.

Mohammed el Kebir, devant cette intervention posthume du fondateur des Arbaouat, jugea prudent de ne pas insister ; il s’enfuit prestement avec son armée.

La koubba de Si Maamar avait été construite par les soins de Si ben ed Dine, fils et successeur de Si el Hadj ed Dine, en même temps que les tombeaux de deux autres de ses ancêtres.

Si ben ed Dine, fort égoïstement, ne s’était préoccupé que d’honorables marabouts de sa propre famille, sans même songer à Si bou Tkhill, qui, cependant, grâce à Sidi Cheikh, avait trouvé aux Arbaouat un refuge pour sa veillesse extrême.

Dédaigné de son vivant, le pauvre ermite d’El Abiod était encore oublié après sa mort. Une telle injure lui sembla trop cruelle ; elle empoisonna le bonheur dont il jouissait au paradis de Mahomet. Si bien que, reprenant sa forme humaine, il apparut à Si ben ed Dine et lui fit les reproches les plus vifs sur son manque d’égards.

Si ben ed Dine n’était pas un mauvais homme ; il avait péché sans préméditation. Il s’empressa donc, pour être agréable à Bou Tkhill, de faire élever, au-dessus de sa tombe, la quatrième des koubbas qui, encore aujourd’hui, protègent les deux ksour.

Malgré les liens qui les unissaient autrefois aux Oulad Sidi Cheikh, les gens des Arbaouat ne subissent plus guère l’influence des descendants de leur fondateur ; ils en furent même, à plus d’une reprise, les adversaires.

Le caïd actuel est un jeune homme. Il y a peu d’années seulement que son père se démit en sa faveur. Prévenus de notre arrivée par un envoyé de Slimane, ils s’étaient avancés tous deux à notre rencontre. Le vieux portait fièrement, piquée sur le côté gauche du burnous, la croix de la Légion d’honneur. D’apparence vigoureuse, malgré ses cheveux blancs, il présentait cette particularité curieuse que son profil ressemble étonnamment à celui de Henri IV. Ce fut un courageux et fidèle serviteur de la France pour laquelle il a combattu à plus d’une reprise. Il montrait avec quelque fierté un sabre d’honneur que lui donna, en 1871, le Gouverneur général, en récompense de services rendus. Deux ans après, ce fut un fusil d’honneur qu’il obtint.

« Henri IV », comme on l’appelait par plaisanterie à Géryville, et son fils nous accueillirent hospitalièrement. Ils insistèrent ensuite fortement pour nous faire accepter la diffa, le soir, à Aïn Khorima. Nous avons refusé, nous réjouissant de manger de notre cuisine.

Au départ, adieux émus au doux Slimane et remerciements ; il se charge de nous faire parvenir le jour même, à notre gîte, la peau du mouflon tué par M. Naimon. Peut-être même nous l’apportera-t-il lui même si le bruit qui court d’une convocation immédiate des caïds, à Géryville, est fondé…

Retour dans l’alfa pour tout de bon ; l’alfa ! presque de la verdure, comparé aux plantes sahariennes.


Nous remontons encore un moment l’oued Gouleïta, puis nous le laissons sur notre gauche. Quelques puits sont, paraît-il, disséminés dans cette vallée. À ce sujet, M. Naimon me conte l’histoire suivante, qui montre bien le peuple partout aussi facilement crédule au fantastique.

« Des maçons, revenant d’El Abiod où ils avaient travaillé à la construction du bordj, s’étaient arrêtés auprès de l’un de ces puits. Dans la nuit un compagnon disparut. Ses camarades, après l’avoir cherché vainement, durent rentrer sans lui, le lendemain. Comme il faisait chaud, peut-être avait-on bu plus que de raison, ou bien le pauvre homme vivait-il en proie réellement à quelque sombre désespoir ? Toujours est-il qu’il s’était jeté dans le puits : un berger retrouva, plusieurs jours après, son corps surnageant.

« Chassant de ce côté, dans la suite, je m’étais installé moi aussi, en cet endroit, et après dîner, paisiblement endormi sur un lit d’alfa, lorsque, vers minuit, je fus réveillé soudain par mon spahi tout tremblant : « Écoute… disait-il, tu n’entends pas le maçon « qui pleure ? » J’eus beau prêter l’oreille : seul le siroco gémissait, de façon lugubre, il est vrai, à travers la plaine.

Aïn-Khorima. — Non pas aux puits d’Aïn-Khorima creusés plus à gauche, contre une vraie forêt de lauriers-roses, mais auprès d’une maisonnette, sur la route, nous attendaient Degmoun et Gourari…

Il était trois heures et demie ; Congo avait le temps de nous faire à dîner…

« Avec quoi, ma lieutenant ?

— C’était vrai : nous n’avions rien !… Allons chasser. »

Peu de temps après deux perdrix, dont une due à mon adresse personnelle, étaient apportées : de quoi faire un pot au feu très délicat. Avec cela des pommes de terre au lard fourniraient le légume ; restait simplement à trouver le rôti. Nous repartons dans l’alfa. À mes pieds déboule un lièvre ; je lui tire mes deux coups, mais avec tant de précipitation qu’il n’en accuse pas la moindre gêne. Heureusement les sloughis l’avaient vu et s’étaient élancés. Ils le poursuivaient avec vigueur, lorsque soudain, à leur nez, il disparaissait dans un trou, sous le rocher. Tout en courant nous approchâmes ; M. Naimon, s’étant jeté à genoux, introduisit le bras allongé dans l’étroite ouverture sans pouvoir atteindre le fugitif.

« Attendez-moi là et surveillez-le ! »

Puis courant vers l’oued, il en revint sans tarder, armé d’un long bâton de laurier, qu’il enfonça dans le terrier :

« Je le sens, il est à nous ! »

Appuyant son bâton dans le fond, il le fit tourner un moment entre ses mains et le ramena brusquement à lui : le malheureux lièvre, pris par les poils et la peau, était littéralement enroulé à l’extrémité.

« C’est ce qu’on appelle faire tire-bouchon », ajouta, en riant, M. Naimon.

Nous le mangeâmes rôti tout entier, à la façon du « messaouar » : pas mauvais ; je vous le recommande. En pensée nous l’arrosâmes d’excellents crus. Le décor y prêtait : la baraque où nous dînions avait été bâtie par les « zéphyrs »[4] qui ouvrirent la route. Un loustic de la bande charbonna, sur les murs, des chais supportant des rangées de tonneaux marqués des plus grands noms de l’armorial des vins de France et même de l’étranger.

29 novembre. — Brrr ! quel froid ce matin, par ce temps gris et triste. Nous nous sommes arrêtés à plusieurs reprises pour nous réchauffer aux flammes de touffes d’alfa auxquelles nous avions mis le feu.

Tourné à l’Est, en abandonnant la route vers le quarante-cinquième kilomètre.

Ce village, là-bas…, dressé sur la rive gauche de l’oued es Seguia, c’est Si el Hadj ben Amer.

Depuis qu’il fut rasé par les tribus du Zegdou, il ne s’est qu’imparfaitement relevé de ses ruines. Car, moins généreux que ses voisins des Arbaouat ou de Ghassoul, le marabout qui dort sous cette belle koubba, au milieu du cimetière, n’a point voulu secourir par quelque nuée vengeresse le ksar qu’il fonda, auquel il donna même son nom. Sans doute que ses enfants méritaient leur sort, juste châtiment de leurs nombreux péchés.

Le digne Si el Hadj ben Amer fut le premier maître de Sidi Cheikh. C’est lui qui forma son enfance, le gardant auprès de lui jusqu’à l’âge de sept ans. C’est lui également qui le fit envoyer auprès de Sidi Abd er Rahman. Il acquit ainsi la gloire d’avoir été le premier à pressentir les hautes destinées réservées à cet enfant.

À peu de distance de Kerakda, l’oued es Seguia, se réunissant à l’oued Ksar el Ahmar, forme une large rivière, au lit en partie boisé, qui, coupant droit à travers le Djebel el Ghiar par une brèche colossale, va lécher les jardins de Kérakda et, plus loin, contribuer à former l’oued Seggueur.

Sur un mamelon plus élevé, un amas de ruines dont quelques-unes seulement sont habitées par deux ou trois familles des Laghouat du Ksel, voilà Kerakda. C’était cependant autrefois un village riche et puissant. Mais lorsque la chamelle blanche qui portait le corps de Sidi Cheikh arriva sous ses murs, et qu’elle ralentit un peu sa marche, les gens du ksar, craignant qu’elle ne s’arrêtât chez eux, supplièrent :

« Ô grand Saint, ô Sidi Cheikh, notre père, ne choisis pas Kerakda pour l’emplacement de ta tombe. Sans quoi tes enfants viendront s’y installer et nous serons obligés de nous en aller. »

La chamelle, à ces mots, se redressa et continua son chemin sur El Abiod. Mais la malédiction du mort s’étendit depuis ce jour sur le village dont les pierres entassées peuvent seules aujourd’hui témoigner de l’antique puissance.

Déjeuner frugal ; aussitôt après, mise en route pour El Melah — le sel.

Quatre à cinq kilomètres dans l’alfa sous la brume froide qui commence à tomber. La montagne, dont le piton noir est d’abord seul visible, émerge peu à peu. Les irisations de ses flancs, recouverts par endroits de blanches floraisons salines, font penser à quelque gigantesque palette, aux couleurs mélangées de larges plaques de gouache.

Au pied même coule un ruisselet saumâtre auprès duquel des moutons, — des prés-salés pour sûr, — paissent une herbe courte et rare.

L’envie nous prend de grimper au sommet. Ascension fatigante. Sur le sol marneux, nu, rendu glissant par la pluie, on n’avance qu’en se cramponnant nerveusement pour ne pas dégringoler dans quelque trou. De-ci, de-là, le sol fendu découvre des rochers de sel gemme ; ou bien des excavations s’entrebâillent, laissant apercevoir des stalactites d’un blanc immaculé.

Sur l’autre versant, Tiout et Leïla, qui nous ont suivis et qui tirent la langue, apercevant une miniature de lac empli d’une eau claire et pure, s’y précipitent pour lapper à leur aise : affreuse déception : « Pouah ! que c’est amer ! »

Tout confus ils sortent en se secouant, et, sur leurs poils, l’eau bientôt évaporée laisse un dépôt blanc ; des sloughis poudrés à frimas !

Au retour, passé près d’un douar. À une femme soignant le cheval de son maître et seigneur nous demandons du lait. Souriante, gracieuse, elle rentre dans la tente et rapporte, avec un couffin de dattes, un vase de lait.

Après avoir bu, nous lui donnons une pièce blanche. De joie elle appelle ses amies des tentes voisines pour la leur montrer. Aussitôt nous sommes entourés, assaillis ; toutes elles tendent la main, tandis qu’une nuée de marmots pleurent : « Soualdi, sidi, l’muchacho ! »[5] Après quelques sous jetés aux muchachos, qui se les disputent, nous nous sauvons ; longtemps encore les rires des enfants nous arrivent aux oreilles.

30 novembre. — Marché droit sur El Hadjera Mektouba, — la pierre écrite. — Un rocher assez élevé, comme coupé par un plan vertical, sur lequel paraissent de grossiers dessins de personnages et d’animaux.

« Il est de telles pierres, mais beaucoup plus nombreuses, à Tiout, disait M. Naimon. D’autres encore sont disséminées dans le Sud, simplement couvertes de caractères lybicoberbères. Les mêmes pierres écrites se rencontrent chez les Touareg qui sont de race berbère : « Le berbère, comme nos écoliers, aimait écrire son nom partout, pour distraire ses loisirs. S’il en avait le temps et le talent, il ajoutait quelque poésie ; ou bien il dessinait quelque scène de chasse »[6]. Du reste, voici ce qu’écrivit au sujet des pierres écrites du Sud Oranais un savant qui les a particulièrement étudiées.

« … Ces pierres présentent un très haut intérêt au point de vue de l’évolution des races humaines et nous permettent de reconstituer la vie et les mœurs de nos prédécesseurs africains.

« À Tiout, à Moghar, à Ksar el Ahmar, elles représentent des personnages assez nombreux, des scènes de chasse : les hommes, la tête parée de plumes, ceints d’écharpes, sont armés de flèches et d’arc. Là, un d’entre eux tient une hache emmanchée, dont la silhouette dessinée rappelle certaines armes de peuplades encore sauvages. Les représentations des animaux y pullulent ; beaucoup de races aujourd’hui éteintes ou disparues de ces régions y sont représentées. Ce sont des éléphants, des hippopotames, des rhinocéros, des buffles à grandes cornes, animaux dont la plupart se retrouvent, en des espèces sans doute voisines, sous les climats chauds et humides de l’Afrique équatoriale. Mais ce sont des espèces vivant sous des climats bien différents de celui de l’Algérie, c’est la faune des rives des grands lacs et des grands fleuves équatoriaux.

« À ces dessins d’animaux d’espèces disparues se joignent des séries de gravures représentant des types vivant encore dans ces parages, antilopes nombreuses, félins, quelques rares singes et plusieurs oiseaux : l’autruche, remarquablement saisie, et une sorte d’ibis.

« … Près de ces monuments se rencontrent aussi des stations préhistoriques, des ateliers de taille de silex…

« On voit, à l’aide de ces documents, le grand Atlas oranais occupé successivement, sous un climat chaud et humide, par des races dont l’industrie, d’abord toute primitive, se modifie, s’affine, et qui parviennent plus tard à donner des figures représentatives de ce qui les entoure et les captive, et cela quelquefois avec passablement d’art.

« Puis après une lacune énorme dans le temps, ces mêmes gravures se surchargent de signes d’une autre race, de caractères jusqu’à présent peu déchiffrables : inscriptions rupestres.

« À ces caractères en succèdent d’autres encore, des lettres lybico-berbères très pures, de larges inscriptions. Celles-ci atteignent l’histoire ; il y a quelques siècles seulement qu’elles sont tracées… »[7]

Tout en causant, nous suivions l’oued Ksar el Ahmar. Il passe au pied d’une haute falaise rouge qui lui a sans doute donné son nom, Ksar el Ahmar, le village rouge. Non qu’il y ait des traces d’un ksar ancien ; mais la falaise, de loin, donne en effet l’illusion d’un ksar en pisé rougeâtre.

Halte et repos de quelques heures, un peu plus bas que Hadjart Mektouba, auprès d’une source fortement magnésiée. Désireux de rapporter à mon oncle quelque gibier, j’entraîne M. Naimon à courir l’alfa une dernière fois, le fusil dans le bras. J’ai la chance de tuer un lièvre, une perdrix, et, embusqué dans les tamarins de la rivière, deux ramiers. Même en revenant de la source je démonte un pivert. Congo se précipite, ramasse l’oiseau, l’égorge et lui arrache quelques plumes vertes : ça porte bonheur aux musulmans, paraît-il, et vaut mieux, pour cela, que, chez nous, la corde de pendu. La raison de cette croyance ? C’est que le vert est la couleur du Prophète. Le vert, couleur de l’herbe, du feuillage, des orges et des blés naissants, symbole du renouveau ! Le Prophète pouvait-il mieux choisir, pour sa couleur préférée dans ces pays nus et brûlés ?

Départ définitif à midi. Suivi d’abord, dans la montagne, un véritable sentier de chèvre parfois à pic au-dessus de l’oued Ksar el Ahmar, parfois perdu au milieu d’un chaos de rochers d’où s’élancent des pistachiers et des genévriers. Après quoi, successivement, une étroite vallée, une prairie, un marais, des jardins que cultive un vieux « négro ». Enfin, nous voici dans une large vallée, où s’élèvent comme des verrues rocheuses, où traînent, comme de colossales chenilles, les plissements montagneux. Une haute muraille domine le tout : Bou Derga, Ksell, Oustani, c’est vous que je revois de nouveau !

Adossé au pied du Bou Derga, un ksar semble en essayer l’assaut : Mecheria, dit « le petit » par opposition avec l’autre Mecheria, poste militaire important sur la voie ferrée d’Ain Sefra.

Ignobles maisons, ruelles horribles, des murs demi-écroulés dominant des jardins mal entretenus le long d’un oued garni de lauriers-roses ; quelques koubbas mal blanchies, tombeaux de personnages d’importance secondaire : voilà Mecheria.

À peine si nous ralentissons un peu notre allure en passant. Puis, rapidement, nous filons sur la route, très bonne à partir du col.

Les kilomètres disparaissent ; plus que dix, neuf, huit, moins encore à franchir. Voici les arbres de l’Aïn Mérirès dont la source, captée, alimente d’eau Géryville. Enfin, voilà Géryville lui-même.

Derrière nous Gourari et Congo chantonnent dans un ton mineur : Congo et Gourari sont heureux de rentrer.

Moi aussi, pour le moment ; pas pour longtemps, j’espère.

Michel Antar.
FIN.

  1. Redjem, tas de pierres commémoratif. — Cheikhi, affilié à l’ordre religieux fondé par Sidi Cheikh.
  2. Arbaouat, pluriel régulier de Arba.
  3. Ce sont ces tribus marocaines (Douï-Menia, Beni Guill, etc.) et les Beraber qui viennent d’attaquer (2 septembre) un de nos convois de ravitaillement pour l’extrême Sud, à El-Moungar. Le combat dura toute une journée. Nous y avons perdu deux officiers et trente-cinq hommes. Il y a eu en outre quarante-sept blessés.
  4. Nom donné aux soldats des bataillons d’Afrique.
  5. « Des sous, seigneur, à l’enfant. » Muchacho est un mot espagnol très employé dans le dialecte arabe de l’ouest.
  6. Sur le Niger et au pays des Touareg, lieutenant de vaisseau Hourst.
  7. G.-B.-N. Flamand, Le grand Atlas oranais et les régions limitrophes.