L'Œuvre du Vent - Au bord des Flots - Invocation...
La mer bout ; l’écume saute ;
Chaque lame ferme et haute
Se dressant
Comme un étalon se cabre,
Jette son appel macabre
Et puissant.
L’ouragan dur au pilote
Hurle implacable ou sanglote
Soucieux ;
Et plus d’un char pulvérise,
Tourbillonnant dans la brise,
Ses essieux.
De fantastiques cavales
Bondissent par intervalles
Dans les airs.
Comme un marteau sur l’enclume
Leur galop sonore allume
Mille éclairs.
C’est le vent, le vent rapace,
Qui se lamente et qui passe
Égaré,
Clamant ses fatals mensonges
Par l’espace où tant de songes
Ont erré.
Tel un larron pris en fraude,
C’est le vent amer qui rôde
Et s’enfuit ;
Qui, partout insaisissable,
Frôle les grèves de sable
Et de nuit.
O vent, que tes cris sont rauques,
Quand deviennent les flots glauques
Belliqueux !
Arrondissant leurs volutes,
Vent maudit, comme tu luttes
Avec eux !
Modèle un poitrail d’écume.
Fais avec l’embrun qui fume
Des naseaux.
Ton coursier d’apocalypse
Au moindre obstacle s’éclipse
Sous les eaux.
Creuse des ravins. Élève
Des montagnes. Peine et rêve
Superflus !
Par toi-même nivelées,
Les cimes et les vallées
Ne sont plus.
Crée, invente des chimères ;
Tes œuvres sont éphémères.
Décevant
Est l’effort de ton génie,
Et la Nature te nie,
Triste vent.
A l’horizon clair ou pâle,
Ce qu’ébauche un souffle, un râle
Le détruit ;
Et de ton labeur funeste,
O vent du large, il ne reste
Qu’un vain bruit.
C’est pourquoi, fou de colère,
Vers un récif séculaire,
Par momens
Dirigeant les pêcheurs blêmes,
Tu te grises de blasphèmes
Véhémens.
C’est pourquoi haineux, farouche,
Afin que la barque touche
Aux écueils,
Voilant de brume les astres,
Tu complètes les désastres
Par les deuils.
Et, saturant d’acres baves
Les cadavres, les épaves,
C’est pourquoi
Traduite en plaintes funèbres,
Toute l’horreur des ténèbres
Vibre en toi !
Grave cette heure unique en ta morne pensée,
Poète, dont la vie est par tous offensée.
Laisse ton rêve au gré d’un souffle errer encor
Et, tel que la mouette au fatidique essor
D’un vol souple effleurant les écumes marines,
Toi dont un vent léger dilate les narines,
Accompagne d’élans désormais superflus
Le rythme fabuleux du flux et du reflux.
Savoure l’heure unique et trop vite envolée,
Poète, dont la joue est de larmes brûlée,
Comme si l’acre encens qui parfume la mer
A tes vains pleurs avait mêlé son sel amer.
Sur l’Océan paisible une lumière rose
Caresse les rocs noirs que chaque lame arrose.
L’or du soir dans l’ardent brasier des eaux se fond
Les blancheurs que très loin les frêles voiles font
S’empourprent comme un front que la pudeur colore.
Tant d’amour parmi tant d’extase semble éclore
Que les esprits berçant leurs essaims radieux
Butinent comme un miel le souvenir des Dieux.
Tout est magnificence et tout est harmonie.
La terre infime avec le grand ciel communie.
Des chants épars sont par mille échos répétés,
Et la lutte de l’ombre et des vagues clartés
Se prolonge sur les flots rougis qu’elle moire.
Fixe éternellement cette heure en ta mémoire,
Ami, car jamais plus tu ne la revivras.
Mais, si tu tends un jour de lamentables bras
Pour étreindre une joie évanouie et morte
Et saisir un lambeau sacré de ce qu’emporte
Le Passé triste, alors, ô rêveur qui souris,
Rayonnera cette heure en tes yeux attendris,
Cette heure unique et si doucement évoquée,
Que par hasard l’aiguille indulgente a marquée.
Dépasse la Légende et les Mythologies.
O Pan, déchire l’ombre et, lumineux, parais,
Avec ta chevelure agreste de forêts
Et tes rugosités comme des monts surgies.
Dresse-toi ranimant toutes les énergies.
Prends tes os de granit et de marbre et de grès,
Couvre-les de ta chair d’argile, et sois après
L’universel Ancêtre aux formes élargies.
Sois le Dieu triomphal qui charme ou dompte encor
L’Homme, la Brûle et l’Arbre avec un roseau d’or ;
Qui fait des vastes mers émerger les rocs fermes.
Sois le Dieu naturel dont le souffle puissant
Disperse une semence innombrable, et qui sent
Sur son torse velu fourmiller tous les germes.
Voici longtemps que les deux cerfs, au crépuscule,
Luttent pour conquérir la biche dont l’odeur
Troubla leur solitude et leur instinct rôdeur.
Ils se chargent. Le sol tremble. Nul ne recule.
Éperdu, chaque fauve en bondissant calcule
Un coup mortel. Le jour s’éteint dans la splendeur ;
Et sur les deux rivaux, dont s’irrite l’ardeur,
Plane une ombre qui semble encor l’ombre d’Hercule.
Duel sinistre ! les bois se heurtent, dont les nœuds
Sonnent ; les yeux sanglants se regardent haineux ;
L’écume souille l’herbe et le poil se hérisse.
Mais la Forêt plaintive où viennent s’assoupir
Les bêtes, comme au sein d’une antique Nourrice,
Caresse ses enfants d’un maternel soupir.
Dans l’enclos délaissé que gagne l’épaisseur
De l’ombre avec l’étreinte obscure de la plante
L’avenue est déserte et la maison croulante,
Où le feuillage filtre un murmure obsesseur.
Car, du houblon tenace au lierre envahisseur,
La vie a prodigué, dans une marche lente,
La graine qu’elle sème et le rameau qu’elle ente,
Et le triste Abandon lui-même a sa douceur.
O végétation rampante et parasite,
Qui d’un fantôme attends, chaque soir, la visite,
Où quelque rêve ancien dort son sommeil sacré !
Dans le mystère épars de tes métamorphoses,
Quand la brise plaintive a mollement pleuré,
J’écoute frémir l’âme incomprise des choses.
Un pli secret des monts forme la combe étroite
Où, rapide comme un torrent fougueux, miroité
La rivière qui fuit murmurante à travers
Les vignes, les enclos et les pacages verts.
Des chaumières dans l’herbe éparses sont vêtues
De pampres. Des rochers droits comme des statues
Nuancent de tons gris les cimes. Par milliers
Les oiseaux frappent l’air de leurs chants familiers.
Une sérénité suave émane. Il règne
Un calme dont la tiède atmosphère s’imprègne,
Et, délicatement velouté d’ombre et d’or,
Le paysage rêve en son humble décor.
Le pâtre et le troupeau sont paisibles. Pareilles
A nos désirs humains, de légères abeilles
Se posent sur les fleurs, mais ne s’y fixent pas ;
Tandis qu’éblouissant les yeux, scandant les pas,
Parle la source claire à ses nymphes cachées,
Et que sur les essaims comme sur les nichées,
Sur toute la fraîcheur du vallon radieux
Veille immortellement l’âme agreste des Dieux.
Loin de la tiède étable et du soc familier,
Dès l’aurore, on les a conduits vers cette foule
Dont le bruit gronde et s’enfle et court tel qu’une houle,
Et leurs fronts sous un poids trop lourd semblent plier
Dans l’hostile tumulte et l’ivresse grossière
Que domine parfois un appel véhément,
Les bœufs courbent la tête et, pleins d’étonnement,
S’entassent pêle-mêle, aveuglés de poussière.
Néanmoins patiens et doux comme au labour,
Résignés à leur sort, la corne pacifique,
Sans haine pour celui qui de leur chair trafique,
Ils attendent, pensifs, tant que dure le jour.
La langue rude errant sur le mufle qui fume,
Pétrifiés dans la torpeur d’un rêve obscur,
Tant que le soir n’a pas transfiguré l’azur,
Ils ruminent, bavant leur éternelle écume.
Mais, quand le crépuscule est près de submerger
L’horizon dont l’éclat s’efface et diminue,
Tous anxieux soudain de la nuit survenue
Regardent avec crainte et flairent un danger.
Car sur leurs flancs velus et cuirassés de fiente,
Sur leurs cous que le joug séculaire chargea
Et dans leurs yeux hagards ils ont senti déjà
Descendre par degrés l’ombre terrifiante.
Je contemple le soir avec des yeux rêveurs.
Dans la pourpre mourante où baignent des collines
Une oraison s’exhale en plaintes sibyllines,
Qui ressuscite en moi de très vieilles ferveurs.
Je découvre sans fin, mollement vallonnée,
La terre où tant d’aïeux ignorés sont gisans ;
Rude sol où, parmi de graves paysans,
Dans un fragile corps mon âme triste est née.
Une mélancolie éparse dans le soir
Submerge chaque cime, envahit chaque combe.
Je savoure le lent crépuscule qui tombe
Et velouté partout l’horizon déjà noir.
O générations pour jamais abolies,
Dont la cendre est mêlée au champ le plus obscur ;
Vous qui, jadis, ayant scruté le même azur,
Reposez, dans la même argile ensevelies ;
Ancêtres, tels que moi, là vous avez rêvé
Dans la simplicité de mœurs patriarcales,
Et nul voyage étrange aux lointaines escales
N’a requis votre songe à la glèbe rivé.
Là d’agrestes moissons sous vos pas sont écloses,
Et, guidant la charrue héréditaire, là,
Où votre destinée infime s’écoula,
Vous avez mis votre humble empreinte aux moindres choses.
Là, comme un Océan d’heure en heure grossi,
Dont s’enfle en râles sourds l’immense mélopée,
A grandi votre race aux durs labeurs trempée,
Et vous avez souffert pour moi qui souffre aussi.
Là vous avez pleuré peut-être, et j’imagine
Vos détresses, vos deuils, vos effrois angoissans
Et si parfois je courbe un genou, je me sens
Plus près de vos douleurs et de mon origine.
Pères que je n’ai pas connus, aïeux aimés,
Je vous évoque au fond de ce doux paysage,
Et je baise attendri, comme on baise un visage,
La terre par vos soins féconde où vous dormez.
Et, rien ne devant plus désormais me proscrire
Vers les villes, je vois, sur elle me penchant,
Comme transfigurée aux lueurs du couchant,
Sa face maternelle ébaucher un sourire.
Ce pieux souvenir, pères, vous était dû,
Car c’est votre poussière inerte que je foule
Quand, fuyant le tumulte et dédaignant la foule
J’erre, dans l’ombre et la solitude perdu ;
Quand, jetant ma pensée altière au vent qui passe.
J’écoute avec le jour s’éteindre les rumeurs,
Jusqu’à ce que, là-haut, les nocturnes semeurs
Aient d’étoiles sans nombre ensemencé l’espace.
LEONCE DEPONT.