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L'Age doré en Amérique, les moeurs et la société américaine

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L'Age doré en Amérique, les moeurs et la société américaine
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 8 (p. 319-343).
L’ÂGE DORÉ
EN AMÉRIQUE

The Gilded Age, by Mark Twain and C. Dudley Warner, London 1874.


I.

À propos du livre curieux de M. Hepworth Dixon sur la Nouvelle-Amérique, un critique autorisé exprimait ici même le désir qu’il surgît de temps à autre des observateurs capables de discerner l’heure à l’horloge invisible qui marque la vie des différentes nations et de nous la sonner[1]. Les auteurs du Gilded Age ont réalisé ce vœu dans une certaine mesure ; assurément ils sont loin de la hauteur de vues, de l’exquise pénétration, du charme plein de finesse, qui distinguent le talent de M. Dixon ; ils ne savent pas, comme lui, remonter de l’effet aux causes les plus secrètes, ils ne prétendent point laisser à la postérité un monument d’histoire ou de philosophie ; c’est sans beaucoup d’art qu’ils nous présentent sous forme de roman le daguerréotype brutal de la société qui les entoure, société dévorée par la soif des richesses soudaines et la fièvre de l’aventure, tandis que la plus honteuse corruption en matière politique mine ses fondemens sur tous les points. Assez d’enthousiastes ont chanté l’âge d’or du Nouveau-Monde, le temps où Washington se retirait les mains vides dans son humble foyer, après avoir remis à la république naissante l’état des dépenses de la guerre scrupuleusement appuyé de pièces justificatives, le temps où Franklin, ambassadeur à la cour de France, faisait dire de lui, tant étaient simples ses vêtemens : « Quel est ce vieux paysan qui a l’air si noble? » où Jefferson refusait de violer la loi en restant, passé un certain terme, à la tête de son pays. Gloire au gouvernement, quel qu’il soit, qui s’appuie sur de telles vertus! Malheureusement nous sommes trop disposés en France à prendre pour une continuation de cet âge d’or l’âge plus ou moins doré que MM. Mark Twain et Dudley Warner nous présentent enfin sous son vrai jour avec ses plaies et ses souillures; certes ce n’est pas lui que nous devons envier. L’or qui de loin brille d’un éclat si pur n’est que du clinquant; il suffit d’y toucher pour s’en convaincre : spéculations, élections, fraudes de toute sorte, vont passer au creuset sous nos yeux, et le principal intérêt de cette expérience sera d’être faite par deux Américains.

On peut toujours se méfier des engouemens ou des critiques du voyageur devant un ordre de choses qui lui était inconnu la veille et qu’il entrevoit superficiellement à travers ses préjugés. Combien de livres écrits sur l’Amérique par tel ou tel Européen sont un tissu d’utopies et d’illusions! Quelles légendes ont circulé ainsi au sujet de la Californie, quels lieux-communs continuent d’avoir cours touchant la constitution modèle des États-Unis! Quand Bret Marte au contraire trace à grands traits la vie des argonautes de 49, quand Eggleston raconte naïvement celle des colons grossiers de l’Indiana et de l’Ohio, nous sentons qu’ils ont été eux-mêmes acteurs dans les événemens que leur plume enregistre, nourris des idées dont ils font l’éloge ou le procès, et leurs moindres esquisses prennent un intérêt très vif pour quiconque cherche à pénétrer dans les vicissitudes de la civilisation américaine. Encore ces romanciers de terroir n’ont-ils traité que certains épisodes de l’immense tableau que MM. Mark Twain et Warner entreprennent aujourd’hui de dérouler tout entier. Leurs forces sont-elles à la hauteur d’une pareille tâche? Nous ne saurions répondre affirmativement. Au point de vue de l’ordonnance et de la composition, l’énergique satire qu’ils ont intitulée the Gilded Age laisse beaucoup à désirer; il y règne un désordre, une exubérante confusion, un mélange de bon sens et de folie qui ne saurait surprendre de la part de Mark Twain (M. Samuel Clemens), le plus audacieux des humoristes[2]. Tantôt il cite les faits avec la précision sèche d’un reporter ; tantôt il les exagère et s’en moque de telle sorte que le thème lui-même disparaît sous la broderie qui le surcharge; il est clair que son collaborateur, M. Dudley Warner, talent plus sage et moins original, a dû être gêné dans la conduite de l’intrigue principale par cette verve impétueuse qui déborde à l’improviste, empiétant sur les passages les plus pathétiques et chargeant tout à coup les caractères jusqu’à la caricature.

De cette association de deux esprits très dissemblables résulte une œuvre hybride assez difficile à lire; on voit à chaque instant la plume passer d’une main à l’autre et le romancier rappeler l’humoriste à l’ordre, l’y rappeler en vain le plus souvent; mais au fond de ce fouillis il y a des trésors d’observation, il suffit pour les découvrir d’écarter la multitude des incidens, le flot de bouffonneries qui noie la vérité sous prétexte de la faire passer dans un éclat de rire. Ne comparez pas de lourdes et violentes enluminures à des tableaux achevés. N’exigez de Mark Twain ni tact, ni délicatesse, mais comptez sur la sagacité honnête et franche que trahissait à chaque pas déjà son itinéraire burlesque des Innocens à l’étranger, et qui, dans l’Age doré, creuse avec plus de bonheur encore des sujets familiers, d’abord celui de l’émigration, dont les beaux côtés ont été vantés trop souvent; cette fois les déceptions et les misères en sont mises à nu. Mark Twain a pu faire connaissance avec elles dans les mines et défrichemens du grand ouest, où il a commencé sa carrière d’écrivain, le pistolet au poing, avant de déclarer la guerre aux « Indiens » des centres civilisés, escrocs, filous et faussaires qui scalpent les gens à leur façon.

Nous sommes dans une misérable localité du Tennessee oriental, chez Silas Hawkins, à la fois épicier et maître de poste. Celui-ci échange un quart de mélasse contre la peau de raton que lui apporte une cliente, tout en se berçant de rêves de fortune. — Ecoute, Nancy, dit-il à sa femme, j’ai pris un parti. Impossible de rester plus longtemps à pourrir dans ce trou ; je vendrai le peu que je possède, j’achèterai un chariot, je t’y installerai, toi et les petits, puis nous partirons tous pour le Missouri.

— Ce qui te convient me convient aussi, mon ami, et nos enfans ne pourront être nulle part plus mal qu’ils ne sont ici.

— A la bonne heure! Vois-tu ces papiers, Nancy? Eh bien! ils m’assurent la propriété de 75,000 acres de terre dans le comté. Juge quelle fortune énorme nous posséderons plus tard! Enorme,... le mot n’est pas exagéré. Tu ne dis rien?..

— Mon Dieu...

— Laisse-moi achever! Il y a des semaines que je roule dans ma tête cette grande inspiration : je bous, je fume, j’éclaterais, si je n’en parlais pas enfin ! Je n’en ai soufflé mot à personne, j’ai mis ma physionomie sous clé de crainte qu’elle ne révélât même à ces animaux qui nous entourent les incalculables richesses enfouies à leurs pieds ! Pour conserver cette terre à la famille, il suffit de payer les impôts annuels, une bagatelle... On ne donnerait pas un sou de l’acre aujourd’hui, mais il viendra une époque où les gens s’estimeront trop heureux de la payer vingt, cinquante, cent dollars. Que dirais-tu, — et Hawkins baisse la voix en regardant autour de lui avec inquiétude, — que dirais-tu de mille dollars? Oh! tu peux ouvrir les yeux! C’est la vérité. Peut-être ni toi ni moi nous ne verrons ce jour-là; mais eux, nos enfans, le verront! Rappelle-toi ce que je te dis : les bateaux à vapeur remonteront notre petite rivière, et le chemin de fer, — ces idiots ne veulent pas le croire, n’en ont peut-être seulement jamais entendu parler, n’importe! — il fera une révolution. Vingt milles à l’heure, conçois-tu, Nancy, vingt milles à l’heure, cela fait tourner la tête d’y penser ! Quand tous les deux nous dormirons sous terre, il y aura un chemin de fer qui des cités du nord courra jusqu’à la Nouvelle-Orléans en passant par ici. Déjà sur plus d’un point des états de l’est on a cessé de brûler du bois, et que crois-tu qu’on brûle à la place?.. Du charbon ! — Hawkins se penche de nouveau vers l’oreille de sa femme : — Il y a des mondes de charbon chez nous! Ces affleuremens noirs sur le bord de la rivière, tu les appelles comme tout le monde des rochers, on s’en sert pour construire des barrages et je ne sais quoi encore. Grand Dieu ! j’ai dû devenir blanc comme linge le jour où l’un de nos voisins a parlé d’en bâtir une cheminée qui eût pris feu et tout divulgué ! Je lui ai prouvé que cela ne serait pas solide; ensuite il voulait se servir de minerai de cuivre, du cuivre jaune splendide. Il y a des fortunes en cuivre au fond de notre terre!., puis il est tombé sur du minerai de fer, il y a aussi des montagnes de fer, chère amie, des montagnes ! Je l’ai toujours arrêté, surveillé, je ne l’ai laissé tranquille que lorsqu’il est revenu aux sales constructions de bois et de boue qui sont à la mode dans ce hideux pays,... un paye, si riche en réalité! forêts de pins, blé, fer, cuivre, charbon, que veux-tu de plus? Attendons les bateaux à vapeur, attendons les chemins de fer. Nous traînerons notre misère, Nancy, nous vivrons de croûtes, mais eux, ils iront en voiture comme des princes, ils auront des courtisans, des valets; leurs noms seront connus d’un océan à l’autre, et un jour un train de grande vitesse les ramènera au lieu où nous voici : «Que cette maison reste intacte, diront-ils, elle nous est sacrée, car le père et la mère y ont souffert pour nous, pensé à nous et posé à notre intention les bases d’un avenir aussi solide que le sol même. »

Cette fortune chimérique annoncée si pompeusement sera par la suite une malédiction pour la famille Hawkins ; elle l’empêchera d’accepter franchement les réalités de la vie et de lutter contre elles; le travail entrepris à contre-cœur, en attendant, ne portera pas de fruits; les enfans s’habitueront à compter sur leurs châteaux futurs dans le Tennessee comme sur un héritage acquis, et à ne jamais regarder la pauvreté en face, sans parler des taxes annuelles qui menacent de dévorer leurs dernières ressources. La mère serait plus sage, une triste expérience l’a rendue incrédule; mais elle se reprocherait d’affliger son mari en le lui laissant voir. — Tu es un bon cœur, dit-elle les larmes aux yeux, et je suis fière d’être ta femme. Allons donc au Missouri, quitte à rentrer dans la terre promise quand elle pourra être exploitée. Tu n’es pas à ta place au milieu de ces êtres ignorans et grossiers; je laisserais volontiers mon pauvre corps périr de faim pour procurer à ton esprit l’aliment qu’il lui faut. — Toujours la même, ma brave enfant! mais nous ne mourrons pas de faim, Nancy. J’ai une lettre d’Eschol Sellers, et je vais te la lire.

Tandis qu’il court chercher cette lettre, que lui a en effet apportée le courrier mensuel, un nuage passe sur le visage de la pauvre femme. C’est une personne d’excellente famille, bien élevée, pleine de bon sens. Elle a peur des utopies, des inventions et des découvertes d’Eschol Sellers, qu’elle connaît trop. Assise, les mains pliées sur ses genoux, elle hoche la tête en se rappelant comment ce mauvais génie les a égarés au temps où ils cherchaient à faire fortune dans la Virginie, comment il a fallu recommencer au Kentucky pour échouer, toujours par sa faute, et maintenant la maison roulante qui les a conduits à tant de revers va se remettre en marche sous cette même impulsion funeste, — non que Sellers soit un méchant homme, mais il prend feu à chaque seconde comme un baril de poudre, et il manque absolument d’équilibre. Ses projets les plus tentans sont toujours inexécutables. C’est lui qui a persuadé naguère à Hawkins que l’huile noire poisseuse que distille l’escarpement de la rivière est du charbon, et en effet il l’a raffinée, puis brûlée... On ne peut le nier, cela brûlait bien dans la lampe qu’il a portée comme échantillon à Cincinnati. Seulement, au milieu de l’expérience, la lampe fit explosion devant les riches spéculateurs venus pour l’examiner et faillit faire sauter toute la salle. Au lieu de gain, on eut de grosses dépenses; mais pour Sellers rien n’est jamais désespéré, le soleil se lève toujours, quitte à ne jamais atteindre l’heure de midi. Le pire, c’est qu’on ne peut s’empêcher de l’aimer, quelque mal qu’il vous fasse. Il a de si bonnes intentions ! — Hawkins revient avec la lettre ; elle est ainsi conçue : « Accourez tous au Missouri... N’attendez pas qu’on vous donne un bon prix, jetez tout plutôt, mais hâtez-vous, de grâce, vous pourriez arriver trop tard ! Peu importe que vous ayez les mains vides. Arrivez seulement ! Vous ne le regretterez pas… C’est le plus beau pays, l’air le plus pur… Je ne puis le décrire, aucune plume n’en viendrait à bout,… et il se peuple rapidement… On y afflue de partout. J’ai des projets immenses, je vous y associe, j’y associe tous mes amis, il y a place et profit pour tout le monde. Chut surtout ! Discrétion est le mot d’ordre. Vous verrez,… venez, précipitez-vous, ne perdez pas une minute ! »

— Il est toujours le même, hein, Nancy ? toujours le même ?

— Oui, il n’a pas changé de ton. Et tu persistes à le rejoindre ?

— Parbleu ! c’est affaire de chance naturellement, et la chance ne nous a pas été souvent favorable, je le reconnais, mais, quoi qu’il arrive, l’avenir des petits est assuré ici, Dieu en soit loué !

— Ainsi soit-il, soupire la mère avec ferveur. — Et la famille Hawkins fait ses préparatifs de départ pour s’enfoncer une fois de plus dans l’inconnu.

Rien de pénible comme les longues étapes de ce chariot d’émigrans à travers les forêts, sur des routes à peine frayées. La première partie de l’itinéraire est marquée par un épisode touchant qui fait ressortir le plus beau côté de la vie d’aventure : une imprévoyance généreuse, l’empressement à s’entr’aider sans calculer ses moyens ni ses forces.

Après trois jours de route, les voyageurs pensaient à leur campement quand ils se trouvèrent devant une cabane isolée. Hawkins arrêta son attelage et franchit le seuil, sur lequel un garçon de dix ans était assis, le front entre ses mains. Au bruit que fit l’étranger, il ne bougea point. — Allons, gamin ! lui dit Hawkins, on ne s’endort pas avant le coucher du soleil.

Le petit visage, caché jusque-là, se leva lentement ; il était inondé de larmes.

— Je te demande pardon, mon enfant. Tu as du chagrin ?

Le jeune garçon fit un signe affirmatif et s’écarta pour le laisser passer, puis il reprit sa première attitude.

Hawkins était entré dans le misérable taudis. Cinq ou six paysans des deux sexes s’y groupaient au milieu de la chambre ; affairés, mais sans bruit, ils se parlaient tout bas ; sur deux chaises sans dossiers reposait une bière, et ils venaient d’y déposer le corps d’une femme. L’un d’eux, désignant à l’étranger le petit malheureux qui pleurait, dit : — C’était sa mère. — Ces braves gens, réunis pour rendre les derniers devoirs à leur pauvre maîtresse d’école, s’intéressent au petit Clay, mais ne savent comment faire pour le nourrir, étant eux-mêmes dans le besoin. Hawkins comprend les regards interrogateurs et supplians qu’ils fixent sur lui. — Mes amis, dit-il, je ne suis pas riche, moi non plus, mais je ne tournerai jamais le dos à un orphelin. Qu’il me suive, je lui donnerai l’affection que je demanderais pour l’un de mes enfans, s’il était à sa place. — Ce bienfait sera rétribué au centuple. Un jour doit venir où Clay soutiendra seul toute la famille, car sa mère lui a enseigné de bonne heure à aimer le travail sans attendre la richesse, et les millions imaginaires du Tennessee, bien qu’il doive en avoir sa part, ne lui feront jamais perdre la tête; mais Hawkins ne sait rien en le recueillant, sinon qu’il prend une charge de plus, et il la prend avec joie.

— Si tu as eu tort, lui dit sa pieuse femme, c’est un tort qui te sera compté pour bien au jour du jugement, et tu m’as fait honneur en devinant que j’étais consentante. — Puis, se tournant vers Clay : — Apporte-moi ton chagrin, pauvre petit!

Le long voyage se poursuit. Nous sommes initiés à la navigation compliquée du Mississipi avec ses bancs de sable perfides, ses bas-fonds imprévus, ses rapides, ses chutes, ses courbes immenses défendues par une muraille d’épaisses forêts qui n’ont jamais senti le tranchant de la hache. En pleine nuit, une lutte de vitesse s’engage entre le Borcas, qui porte les Hawkins, et un autre navire, l’Amaranthe, lutte suivie pour ce dernier d’une explosion qui coûte la vie à une quarantaine d’infortunés. On fera une enquête, et l’éternel verdict américain : personne n’est coupable, retentira une fois de plus, cela va sans dire. Enfin les voyageurs aperçoivent une longue file de bateaux à vapeur rangés le long d’un quai comme des sardines dans une boîte, puis au-dessus et au-delà les dômes, les clochers de Saint-Louis, que semble recouvrir un champignon de noire fumée. Un plus petit bateau reçoit la famille Hawkins, qui s’est augmentée encore d’un enfant dont les parens ont disparu dans le sinistre de l’Amaranthe. — La terre du Tennessee ne suffirait-elle pas à entretenir une armée d’orphelins? La petite Laure se réveillera sans doute riche comme les autres.

A cent trente milles plus haut sur le fleuve, tous nos futurs millionnaires, pauvres comme Job pour le moment, débarquent en corps, et leur wagon attelé derechef atteint enfin sa destination. L’eldorado prétendu se compose, hélas! d’une douzaine de cabanes en bois agglomérées autour du magasin qui forme le centre inévitable de ces sortes d’établissemens; mais le colonel Sellers surgit pour en faire les honneurs, et sa langue bien pendue a le pouvoir de ces baguettes magiques qui changent les étables en palais. Colonel, il ne l’est pas plus que son ami Hawkins n’est juge : ces titres sont le privilège gratuit de la popularité dans les défrichemens; chaque village en décore ses notables à tort et à travers. Sellers a la mine militaire; c’est au reste le type du hâbleur par excellence, et du spéculateur incorrigible qu’aucun obstacle n’arrête, qu’aucun échec ne lasse; sa bonne humeur est aussi invincible que la faculté qu’il possède de se tromper en trompant les autres. Il dit, et les choses apparaissent à son interlocuteur sous le jour où il les voit lui-même, riantes, pleines de promesses. Ne pouvant rendre les siens riches et heureux au gré de ses désirs, il leur persuade du moins, en les mettant sur la paille, qu’ils n’ont rien à désirer. Ses poches sont pleines d’entreprises colossales qui jamais n’aboutissent; il nourrit sa famille de navets crus sous prétexte d’hygiène, et une chandelle allumée remplace le feu dans son poêle vierge de combustible. Tout est illusion chez les Sellers: les dollars n’apparaissent que dans les discours imagés du chef de la famille; mais là ils ruissellent par avalanches. Sellers est la personnification du humbug; il vit d’expédiens avec une impudence qui, loin d’être comique, dégoûterait le lecteur français. Nous sourions attendris à telles ruses qu’un dévoûment aveugle et le respect de la maison de son maître inspirent au vieux Caleb: les moyens audacieux qu’emploient volontiers certains bohèmes de Murger pour satisfaire leurs fantaisies de plaisir nous trouvent indulgens : la jeunesse, l’esprit, la gaité, sont de si belles excuses ! mais comment qualifier la conduite d’un meurt-de-faim sur le retour, lourdement bavard, menteur par état, la bouche toujours pleine de chiffres et de prospectus, n’ayant que l’effronterie de l’intrigue sans en avoir les talens, et dont l’industrie consiste à guetter les étrangers au passage pour leur proposer des coups de fortune impossibles en même temps que des rafraîchissemens qu’il a soin de leur faire payer ! Aux États-Unis, cet imposteur de bas étage est un gentleman malgré tout, et sa fausse bonhomie parait gagner les auteurs mêmes du roman, qui dénoncent avec une secrète indulgence ses méfaits, rachetés sans doute à leur gré par des bons mots dont rougirait notre type traditionnel de commis-voyageur. Nous n’en avons recueilli qu’un qui mérite d’être cité. « Si l’on vous rendait justice, lui dit-on, vous siégeriez au congrès. — Je ne crois pas que rien dans ma conduite ait jamais autorisé personne à m’insulter de la sorte, répond le colonel avec l’accent de l’innocence outragée. » Ceci donne la mesure du degré d’estime qu’accordent à l’assemblée des représentans de leur pays MM. Mark Twain, Dudley Warner et plusieurs autres.

La fortune, si capricieuse à son égard, est relativement favorable au colonel lorsque ses amis du Tennessee viennent le retrouver; il associe Silas Hawkins à un élevage de mulets très productif, de sorte que les nouveau-venus peuvent bientôt faire construire une maison à deux étages, dont le paratonnerre et les rideaux de toile cirée peinte attirent maint curieux de plusieurs milles à la ronde. Hawkins jouit de l’ébahissement provoqué par son luxe, tout en comparant néanmoins avec dédain ces mesquines magnificences a celles dont ses enfans feront étalage le jour où leurs soixante-quinze mille acres de terre seront en exploitation. Les prétendus héritiers forment d’avance mille projets ambitieux. Washington, l’aîné, se croit un grand inventeur; mais, pour lancer la moindre de ses inventions, il faut beaucoup d’argent; il en aura, son père n’a jamais cessé de le lui répéter. Ce Washington Hawkins est un être enthousiaste, crédule et doux, plein d’imagination et condamné par conséquent à être toujours dupe dans un pays ou les qualités essentielles sont l’audace, la ruse, l’esprit pratique et positif ; dès son premier pas, il sera broyé entre les rouages inexorables de cette machine sociale hostile aux faibles et aux timides. Heureusement Clay, son frère adoptif, travaillera pour deux. Laure viendrait aussi très volontiers en aide à ses bienfaiteurs, que les conseils du colonel ont ruinés une fois de plus; c’est une personne énergique et romanesque, aussi intelligente que belle, un aiglon qui ne demande qu’à prendre son essor; mais la poule qui l’a couvé le retient sous son aile. Jamais Mme Hawkins n’admettra qu’une de ses filles s’abaisse à gagner sa vie : des femmes qui ont dans les veines le vieux sang du sud dérogeraient en tirant parti de leurs talens; faute de trouver pour les siens un emploi honnête, Laure en fera dans la suite des instrumens d’intrigue; ce sera l’antithèse de la carrière d’une jeune quakeresse de Philadelphie qui, celle-là, étudie la médecine non-seulement en vue d’atteindre à la position pécuniaire de tel ou tel docteur femelle dont les honoraires sont de dix à vingt mille dollars par an, mais surtout pour être à ses propres yeux quelque chose, pour ne pas se rouiller dans l’inaction, pour « briser des obstacles en un mot et se rendre libre. »

Et les terrains du Tennessee?.. — Le juge Hawkins, plus gueux que jamais, grâce à une spéculation sur les sucres qui a tué celle des mulets, a eu diverses occasions de les vendre; trois fois un bon ange sous la figure d’un acquéreur, messager de quelque compagnie métallurgique, est venu l’y inviter en pure perte; au dernier moment, il recule toujours devant ce qui lui paraît être une trahison, devant la crainte de spolier ses héritiers. Sa vie s’use dans cette alternative d’espérances, de déceptions, d’attente vaine, et la mort le prend sans qu’il ait renoncé à sa folie. Il expire en recommandant à ses enfans sans pain de ne jamais perdre de vue leurs trésors du Tennessee.

Toute cette première partie du roman est conduite à merveille et réellement intéressante par des détails très précis de caractères et de mœurs. La figure de Laure surtout est supérieurement esquissée; cette beauté impérieuse, fantasque et volontaire, que d’incessantes fluctuations de fortune ont tantôt conduite dans les meilleurs pensionnats de Saint-Louis et tantôt ramenée dans un intérieur misérable, apprend par hasard, à l’âge où l’imagination des jeunes filles s’exalte aisément, un secret bien gardé jusque-là : elle n’est pas la fille des époux Hawkins. Le mystère qui flotte autour de son origine l’empêche de trouver un mari, quelle que soit l’admiration qu’elle inspire; Laure sent très amèrement l’injustice du sort, et se console par un précoce mépris de l’humanité. Sans doute ses parens inconnus appartenaient aux plus hautes sphères; ne l’a-t-on pas toujours surnommée la duchesse? ne semble-t-elle pas être d’une autre essence que les humbles villageois qui l’entourent? Le travail solitaire de cette jeune âme ambitieuse, qui sent sa force et brûle de la mesurer aux difficultés de la vie, menace d’absorber notre attention au détriment du reste, lorsqu’un second récit vient se greffer assez maladroitement sur l’histoire de la famille Hawkins, dont la moralité paraît être qu’en Amérique, comme ailleurs, pierre qui roule n’amasse pas de mousse. Le véritable héros, Philippe Sterling, entre en scène à brûle-pourpoint.


II.

Si vous voulez savoir ce qu’est au physique un héros de roman en Amérique, regardez-le: bon appétit, bonne humeur, le rire franc, le teint coloré, le front large, six pieds de haut, des épaules robustes qui fendent la foule et de longues jambes qui arpentent librement le monde; un de ces individus capables de toutes les prouesses gymnastiques, capable aussi d’électriser le peuple par un discours improvisé, de chanter avec plus d’enthousiasme que de mesure des refrains patriotiques et de ramer à tour de bras. Ces qualités suffisent apparemment pour captiver toutes les femmes, mais Philippe n’est amoureux que de la seule Ruth Bolton; cet amour a d’ailleurs, jusqu’au jour où il peut se formuler dans une offre de mariage, toutes les allures de l’amitié calme, presque austère. Philippe Sterling est possédé par une idée fixe qui tient en bride et au besoin étoufferait chez lui toutes les passions : l’idée de faire fortune d’un bond, d’avancer sans relâche pécuniairement et socialement. Cette fureur, commune à tous ses compatriotes dès leur début dans la vie, a ses bons et ses mauvais côtés; elle défend l’immobilité tant aux individus qu’à la nation en général, mais aussi elle conduit à de fréquens naufrages. Philippe se laisse aller à la dérive, sans vocation réelle, essayant de tout avec l’unique espoir que le hasard finira par lui faire rencontrer une veine d’or quelconque. Il n’est point paresseux, il a le genre de courage que donne la ferme volonté de parvenir, mais les exemples qui l’entourent l’ont affolé : il voit tant de gens sans le sou la veille, riches aujourd’hui, et à qui cette opulence subite est venue en dehors des procédés réguliers pratiqués par les générations précédentes! Les chemins de fer, la politique, la spéculation sur les terrains, le tentent également; devant le jeune Américain, les sentiers qui conduisent à la prospérité matérielle sont innombrables; embarrassé pour choisir, il perd souvent des années à calculer les chances que lui offre celui-ci ou celui-là avant de consacrer ses forces à un seul objet. Il n’a pas de traditions qui l’engagent ni le guident, et son impulsion naturelle est de rompre avec la profession de son père pour inaugurer quelque chose de nouveau. Philippe, tout en donnant une chasse active aux dollars, ne dédaignerait pas la gloire, la gloire facilement acquise du premier coup. Il a fait de bonnes études et collaboré non sans succès à quelques magazines. Bientôt sa probité se heurte à certains écueils qu’il n’avait pas prévus. On lui accorde de prime-saut la direction d’une feuille provinciale quotidienne, pourvu qu’il en fasse Un journal d’opposition ; c’est l’opposition qui va triompher et sans doute élire le nouveau président. Rien de mieux; Philippe ne voit qu’une petite difficulté : la honte de parler contre sa conscience. — Oh ! bien, lui dit avec dédain un vieux routier de la presse, si vous comptez à la fois écrire et interroger votre conscience, autant y renoncer tout de suite! — Philippe y renonce; on peut arriver autrement; par exemple son ami Harry Brierly, jeune dandy, homme d’affaires de New-York, lui propose de se joindre à un comité d’exploration qui s’en va projeter une ligne de chemin de fer dans l’ouest. — Soit! en quelle qualité?

— En qualité d’ingénieur parbleu !

— Je ne sais rien du métier.

— Vous l’apprendrez en route; nous partons demain.

Et voici les deux amis occupés à s’acheter des livres spéciaux, des vêtemens de caoutchouc, des bottes protectrices contre les serpens, avant d’avoir regardé seulement sur la carte les lieux qu’ils vont explorer et de savoir au juste ce qu’on se propose d’y faire. Don Quichotte ne partit pas plus étourdiment en quête d’aventures, et leurs illusions valent bien celles des chevaliers errans du vieux monde. Avant de s’enfoncer dans l’ouest, Philippe jette à la poste une lettre pour sa petite amie de Philadelphie, Ruth la quakeresse. Peut-être ne la reverra-t-il jamais : il connaît les périls de la frontière, les Indiens, la fièvre; mais il s’agit de conquérir la toison d’or. La pensée de déposer son trophée aux pieds de Ruth Bolton n’est pas un médiocre stimulant pour Philippe.

Cette lettre trouvera la jeune fille plongée dans les études scientifiques auxquelles est consacrée la meilleure partie de son temps. Les monotones occupations que lui offre « la société des amis » ne suffisent pas à sa vive intelligence, qui refuse de se laisser guider exclusivement par « la lumière intérieure; » cette enfant délicate dissèque comme ses compagnes brodent. Tout en fréquentant assidûment le collège médical, elle pense beaucoup néanmoins à Philippe, qu’elle aime d’un amour dominé par la raison. De son côté, la correspondance n’a rien de sentimental, c’est un mélange de conseils fraternels et de sarcasmes bienveillans, elle met surtout Philippe en garde contre certains promoteurs d’escroqueries dont elle a vu plus d’un échantillon dans la maison de son père, qui, dit-elle, attire cette sorte de gens comme un tonneau de sucre attire les mouches; mais ses avertissemens seront inutiles, puisque Philippe, à peine débarqué à Saint-Louis, donnera dans les lacs du colonel Sellers, qui va l’initier, bien entendu, aux mille projets de sa cervelle fêlée. Le moins inexécutable paraît être encore la création d’une ville, que d’avance il nomme Napoléon, sur la rivière Colombus, puissant cours d’eau destiné, moyennant quelques petits travaux d’appropriation, à devenir un des plus beaux fleuves de l’ouest. L’entrain excessif des jeunes aventuriers n’est pas tempéré par les hommes d’expérience qui composent le comité d’exploration. Le flacon d’eau-de-vie circule librement parmi ces messieurs, grands entrepreneurs de travaux publics et de chemins de fer qui affectent à New-York et à Boston une austérité puritaine, mais qui en voyage se dérident au besoin. Le puritanisme de maint Américain n’est qu’une question de latitude; règle générale, on le laisse au logis. Après avoir fait de bons dîners et conclu leurs marchés tant avec l’état qu’avec les administrations de chemin de fer, les gros bonnets du comité s’en retournent, laissant Philippe et Harry libres de rejoindre le corps des ingénieurs près de la ville de Magnolia, mais sans leur allouer aucun traitement. Lorsqu’ils ont réussi à s’acclimater, comme on dit, en faisant connaissance avec la fièvre, les deux amis et un de leurs compagnons s’embarquent sur le Mississipi, pour pénétrer ensuite à cheval dans les magnifiques solitudes de la prairie : l’immensité de verdure diaprée de fleurs brillantes et entrecoupée de bouquets de chênes blancs fait penser à un parc sans limites; leur imagination y plante des châteaux de distance en distance.

Vers la fin du troisième jour, les cavaliers atteignent la ville de Magnolia, composée d’une seule cabane moitié magasin, moitié auberge. Un temps de galop les conduit au camp, où une demi-douzaine de tentes sont dressées sous les chênes autour d’un grand feu. Philippe et Harry dorment comme les autres sur le sol, roulés dans leurs couvertures; tous les jours suivans, ils explorent le pays, et finissent par découvrir qu’il faudra d’immenses travaux pour rendre navigable la rivière Colombus, qui n’est qu’un ruisseau fangeux au bord duquel quelques sordides cabanes perdues dans la boue et les miasmes représentent la ville future de Napoléon. Harry n’en a pas moins des plans, des cartes, un rapport, une pétition à soumettre au congrès. Ces divers travaux le retiennent quelque temps à Hawkeye, où la famille Hawkins s’est groupée autour du jeune Washington, qui doit au colonel Sellers un chétif emploi provisoire dans l’agence immobilière d’un général Boswell.

Il va sans dire que l’élégant spéculateur s’éprend de Laure. Personne n’échappe à cette enchanteresse; elle a d’instinct tous les raffinemens de la plus savante coquetterie; c’est le complément de son étonnante beauté, qui jusqu’ici a été pour elle un don funeste. Se sentant supérieure sous tous les rapports, elle s’est réfugiée dans un monde de fictions, le seul qui lui paraisse cligne d’elle; tous les livres bons et mauvais qui lui sont tombés sous la main ont été dévorés avidement ; à cet imprudent régime, son esprit s’est développé sans doute, mais surtout faussé, perverti; elle rêve la toute-puissance de la femme, maudit sa propre obscurité, et ne trouve aucun homme capable de la comprendre. Une fois cependant, elle a cru rencontrer l’amant idéal que lui avaient fait entrevoir les livres. Les vicissitudes de la guerre, — les huit années qui se sont écoulées depuis la mort du juge Hawkins embrassent la période troublée de 1860 à 1868, — le devoir de commander le district, amenèrent à Hawkeye un officier confédéré du nom de Selby. Par malheur, il était beau, instruit, galant, avec des apparences chevaleresques. Laure l’aima, et l’officier la paya de retour jusqu’au jour où il prétendit être rappelé à la Nouvelle-Orléans, où du reste, ajouta-t-il négligemment, il avait laissé sa femme. Les auteurs du Gilded Age n’ont pas hésité à grossir les torts de Selby en lui faisant contracter avec Laure un mariage secret. Le cas de bigamie est à la mode dans la littérature américaine, comme dans la littérature anglaise; mais ici cette complication semble inutile : mariée ou non, Laure est outragée, abandonnée. Elle porte dans son sein tous les serpens de la vengeance et du désespoir, lorsque Harry Brierly se laisse prendre à ses charmes, que la science du mal rehausse désormais d’un éclat satanique. Un homme d’affaires riche et répandu dans les cercles politiques les plus influens n’est pas une conquête à dédaigner pour Mlle Laure; elle sait qu’il a dit d’elle : « C’est une superbe créature qui ferait sensation à Washington ; le sénat ni la chambre n’auraient rien à lui refuser. Il n’y a que les dames qui obtiennent quelque chose du comité ou des ministères; bien sot serait celui qui négligerait l’appui de la femme de tel sénateur, de l’amie de tel député. Or, parmi les reines qui disposent de tout, aucune ne vaut miss Hawkins. — Pensez-vous donc, demande naïvement le colonel Sellers, qu’elle doive signer notre pétition? — Bon! dit Harry en éclatant de rire, ce n’est pas ainsi que les femmes s’y prennent pour réussir; on rejette les pétitions, mais un joli minois ne se laisse pas renvoyer si aisément! »

Laure comprend à demi-mot et dresse ses batteries en conséquence; elle saura bien tirer parti de la fameuse terre du Tennessee avec l’aide de ce jeune homme, qu’elle enlace froidement de ses séductions. Harry en vient à ne pouvoir supporter l’idée de vivre loin d’elle; impossible cependant de rester toujours à Hawkeye; pourquoi ne viendrait-elle pas à Washington en compagnie du colonel Sellers, qui sera forcé d’y surveiller les intérêts de ses mandataires, les citoyens de Napoléon? Washington n’est pas une ville collet-monté comme Boston ou Philadelphie; la pure démocratie règne dans ses murs; l’argent et la beauté s’ouvrent toutes les portes. — Laure repousse avec la modestie de rigueur des insinuations qu’elle feint de ne pas entendre, mais le sénateur Dilworthy traverse Hawkeye sur ces entrefaites au milieu des harangnes et des acclamations. C’est un homme fort religieux et dévoué tout entier à l’avenir de la race émancipée, ce qui ne l’empêche pas d’être sensible aux grâces féminines. Il prend le jeune Hawkins pour secrétaire, et invite son aimable sœur à passer une partie de la session d’hiver du congrès dans la capitale, sous son propre toit. A l’invitation est joint un prêt de deux mille dollars pour les premières dépenses de toilette, avec un de ces billets de libre parcours que les compagnies de chemins de fer prodiguent aux sénateurs. Miss Hawkins s’acquittera quand sa terre du Tennessee sera vendue au gouvernement pour y établir un collège industriel à l’intention des nègres.

Dilworthy s’intéresse à cette vente comme il s’est intéressé aux travaux qui devaient rendre navigable la rivière Colombus. Votés par le congrès, ces travaux ont commencé sous l’enthousiaste direction de Harry Brierly, nommé ingénieur en chef, tandis que le colonel Sellers est surveillant général; mais ils sont interrompus assez vite. La compagnie ne paie pas, et les ouvriers passent des clameurs aux voies de fait; il s’en faut de peu que le colonel ne soit pendu. Où donc se sont enfouis les deux cent mille dollars votés par le congrès pour l’appropriation? Le président de la compagnie l’explique sommairement : n’a-t-il pas fallu acheter une majorité dans la commission de la chambre et dans celle du sénat, payer ces courtiers mâles et femelles, ces lanceurs d’affaires, ces intermédiaires corrompus qu’on appelle des lobbyistes (coulissiers), calmer la conscience d’un homme politique plus moral que les autres? — ce sont les hommes d’une haute moralité qui coûtent cher, — et puis les dîners aux membres du congrès, les épingles à leurs femmes, sans parler des frais de cartes, de brochures, d’affiches, d’annonces dans les journaux, des dons à titre de compagnie respectable pour les œuvres de charité, en vue d’obtenir l’approbation et la réclame des prédicateurs, etc. Il est clair que la compagnie, loin d’être en fonds, se trouve grevée de dettes, il ne lui reste qu’à solliciter le vote d’une nouvelle appropriation, mais la récidive serait vraiment trop coûteuse; mieux vaut laisser la cité florissante de Napoléon s’évanouir dans les méphitiques vapeurs que continue d’exhaler la grenouillère, abandonnée désormais aux seules tortues de ses rives.

On conçoit que l’honnête Philippe Sterling se dégoûte peu à peu de la société avec laquelle les affaires l’ont mis en relations. Il ne doute pas qu’on doive faire fortune au Missouri, mais reconnaît que le seul moyen qui puisse lui convenir pour atteindre ce but sera de suivre sérieusement et régulièrement la voie où il s’est jeté d’abord à la légère, d’embrasser une carrière selon le vieil usage : celle d’ingénieur lui plaît, il s’y consacre tout entier, et quelques travaux remarquables l’élèvent dans l’estime des gens pratiques, mais, hélas! sans l’enrichir pour cela. N’importe, Ruth l’approuve. Cette persistante influence de jeune fille sur un homme livré loin d’elle à toutes les aventures les plus périlleuses éclaire d’un rayon de poésie le livre consacré à peindre tant de grossières et prosaïques réalités. Moins scrupuleux peut-être que son ami, plus susceptible d’entraînemens dans tous les cas, Harry Brierly continue de graviter autour du sénateur Dilworthy, dont le zèle en faveur des classes ignorantes et pauvres s’accentue de plus en plus depuis qu’il a Laure Hawkins pour satellite. Sa somptueuse demeure, où l’on fait en somme la meilleure chère du monde, ne s’ouvre qu’à ceux qui pratiquent l’abstinence en principe ; il patronne toutes les bonnes œuvres, assiste aux assemblées de couture des dames charitables et enseigne lui-même à l’école de son église (sunday-school), où il se plaît à raconter, en citant le propre exemple du sénateur Dilworthy, comment un pauvre petit garçon du far-west mérita, par la stricte observance du dimanche, d’arriver au comble des honneurs terrestres, ce qui inspire à la bande de gamins qui l’écoute l’ambition de se faire nommer, eux aussi, sénateurs un jour ou l’autre, coûte que coûte. S’il se sert de l’intelligence et des charmes physiques de Laure, comme l’oiseleur se sert d’un filet, une intention toute philanthropique est son excuse; personne n’ignore à Washington que la belle miss Hawkins, ruinée en partie par la guerre, possède encore des terres immenses qu’elle veut sacrifier à la civilisation et à la prospérité de la race nègre. Il est digne du sénateur Dilworthy de seconder dans ses aspirations une âme aussi noble. De par son âme et sa figure, Laure est devenue d’emblée l’étoile de Washington. On n’a pas manqué de répandre que sa famille est des plus distinguées, et la présence de son frère auprès d’elle serait un porte-respect, en admettant qu’il soit besoin de rien expliquer, de rien justifier dans ce caravansérail de Washington, hanté par une population flottante que poussent les quatre vents du ciel.


III.

Ce qui étonne le plus en arrivant dans la capitale de la grande république, c’est moins encore l’extraordinaire variété des types, des modes et des habitudes que la prétention de chacun, depuis le chef de bureau jusqu’à la servante qui lave les marches des ministères, à représenter l’influence politique. L’influence politique est tout; il n’y a pas de services ni de talens qui puissent vous valoir un emploi, si quelque fonctionnaire ne vous patronne. La population consiste presque tout entière en salariés du gouvernement et en aubergistes qui les reçoivent. Il y a plus de pensions bourgeoises à Washington que dans aucun autre lieu du monde. Sauf le Capitole et les autres édifices publics, la ville se compose de méchantes petites maisons de brique où logent les membres du congrès. Mark Twain insinue malicieusement que cette qualité suffit pour que les propriétaires, méfians à juste titre, fassent payer la pension d’avance.

Trois aristocraties distinctes se partagent cette cité démocratique : les antiques, les parvenus et le milieu. L’aristocratie des antiques se compose de vieilles familles dont les ancêtres ont figuré dans tous les conseils et dans toutes les guerres depuis l’origine de la république; elle forme un cercle orgueilleux et choisi où il est difficile de pénétrer, et affecte d’ignorer l’existence des parvenus, qui de leur côté se moquent tout haut des antiques et les envient secrètement. Ce n’était pas assez pour l’Amérique d’avoir emprunté à notre hémisphère et transplanté dans un terrain où ils ont pris des proportions jusqu’alors inconnues ces produits vénéneux qu’on nomme concussions, simonie, subsides, agiotage, etc.; elle a victorieusement acclimaté en outre nos préjugés. Washington a son faubourg Saint-Germain et sa Chaussée d’Antin, ses grands seigneurs et ses financiers en rivalité ouverte. Ajoutons vite que la société la plus nombreuse et la plus forte est encore celle du milieu, composée des familles d’hommes irréprochables dans les branches diverses du pouvoir exécutif ou législatif qu’ils exercent. Les honnêtes gens sont les mêmes partout, et nous ne leur trouvons pas à Washington de signes particuliers. En revanche, les détracteurs des vanités nobiliaires d’un vieux monde rétrograde auraient besoin de faire connaissance avec Mme la générale Fulke-Fulkerson, ensevelie pour ainsi dire dans son carrosse du style le moins moderne avec des armoiries à demi effacées et une livrée sombre portée par des nègres à cheveux blancs. La générale affecte toute la majesté d’une douairière du temps d’Élisabeth ; sa toilette est sévère, chacune de ses paroles tombe grave et solennelle comme un texte des Écritures ; le souvenir des ancêtres est évoqué par elle à tout propos ; elle passe la saison des bains à Newport, le port de mer le plus froid et le plus désagréable qui se puisse imaginer, parce que c’est le rendez-vous de la bonne compagnie. Aux amateurs de la sainte simplicité républicaine, nous recommanderons la caste puissante des parvenus : voitures neuves d’un luxe éclaboussant, chevaux de prix aux harnais surchargés de monogrammes, des armes aussi sur les portières ou tout au moins des devises en latin ; cocardes éclatantes au chapeau des laquais. Les femmes, parfumées à l’excès, habillées et retroussées à la dernière mode, étalent dans leurs parures toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La première impression en les voyant est celle-ci : trop de diamans. Êtes-vous curieux de connaître leur origine, voilà l’honorable mistress Higgins, épouse du député d’un territoire lointain, gentleman en renom pour avoir vendu le meilleur whisky dans le principal village de son désert, et capable par conséquent de représenter ce désert avantageusement. Le mérite de M. Higgins se borne aux blasphèmes qu’il lance à pleine bouche, sans parler d’une habileté reconnue au pistolet ; sa chaîne de montre pèse une livre, il y a quarante-cinq dollars d’or dans la bague qu’il porte au petit doigt, et le diamant de sa chemise éblouit ; homme élégant du reste : une raie exquise sépare ses cheveux par derrière ; ne le croyez pas capable surtout de servir son pays pour rien ! Madame parle avec volubilité en mauvais anglais, mais l’oreille des parvenus est si bien habituée à ce défaut que le contraire la surprendrait davantage.

Voici maintenant l’honorable M. Patrique Oreille, famille française de Cork en Irlande. M. Oreille s’appelait Patrick O’Riley lorsqu’il débarqua d’abord à New-York avec sa tribu. Aide-maçon, il gâchait du mortier tout le jour et de la politique le soir. À force d’industrie et d’économie, il parvint à ouvrir un petit débit de boisson. C’est une puissance d’être cabaretier dans un pays où le peuple a charge d’élire librement tous ceux qui le représentent, le gouvernent et le jugent ; ces messieurs dressent de fait la liste des candidats sur laquelle l’immense foule des moutons de Panurge, qui au fond déteste le casse-tête de la politique, croit naïvement faire sans pression aucune un choix judicieux. Il faut que le despotisme se glisse partout ; celui qui prévaut en Amérique est celui des cabaretiers. O’Riley sut se faire des amis en ne refusant jamais de se porter caution pour ses cliens devant la justice et en les aidant au besoin à établir l’alibi quand un mauvais coup s’était commis dans son établissement. En conséquence il prit rang de leader, de chef politique. Par la suite, il ouvrit un salon de liqueurs du plus haut style avec une banque de pharaon et fut respectable au point qu’on le força d’accepter les fonctions d’alderman. Là-dessus il ferma boutique et devint un de ces entrepreneurs de travaux qui font aux États-Unis de colossales fortunes quand ils ne finissent pas en prison ; puis il se retira de tout service actif et acheta des immeubles sous différens noms. Les journaux divulguèrent ses manœuvres, le traitant sans façon de voleur, mais le peuple, toujours équitable, se leva comme un seul homme pour l’envoyer au corps législatif. La presse fit grand bruit de cette élection, la justice essaya de poursuivre le nouveau législateur ; mais l’admirable système de jury qui existe en Amérique lui permit de sortir blanc comme neige de cette persécution ; le titre d’honorable resta éternellement accolé à son nom, car les titres ne périssent jamais dans cette patrie de l’égalité, bien que l’orgueil républicain les traite de bagatelles. Il voyagea en Europe avec sa famille, s’établit deux ans à Paris, ce paradis des Américains, et y apprit à prononcer l’anglais avec l’accent de France. Quand il revint, ce fut sous le nom nouveau et plus distingué d’Oreille, qu’il a conservé jusqu’à ce jour.

Les parvenus, on le comprend, n’ont pas le droit d’être bien sévères avec Laure, qui sent redoubler à leur contact ce mépris des hommes joint chez elle à une confiance absolue dans ses propres moyens d’action. Sa supériorité, dont elle se rend compte, est reconnue sans conteste. Honore-t-elle de sa présence dans la tribune des dames les séances du congrès, plus d’un orateur semble s’adresser à elle ; triomphe flatteur entre tous, tel député remet, aussitôt qu’il l’aperçoit, à la place qui leur convient ses pieds habituellement posés sur son pupitre. Les invitations pleuvent chez elle, et partout où elle va, les ministres, les généraux, les représentons lui forment une cour, ce qui finit par exaspérer jusqu’au délire la jalousie de Harry Brierly, dont la fantaisie amoureuse est devenue de la passion depuis qu’on lui dispute sa belle.

Dans l’intervalle des fêtes où elle brille, Laure reçoit les instructions de son oncle, — c’est le nom respectueux qu’elle donne au vénérable Dilworthy, qui l’appelle sa fille ; il la met sur la piste des votes qu’il faut capter, et elle s’emploie consciencieusement à cette œuvre. Lorsque, dans le cours de leurs entretiens édifians, Dilworthy revient par habitude à ses professions de négrophilisme : — Gardez cela pour votre prochain discours, lui dit Laure en bâillant; vous savez très bien que je m’en moque autant que vous vous en moquez vous-même. — La flirtation devient entre les mains de cette fille avisée un puissant auxiliaire de la politique. Au reste, chacun de ceux qui tombent dans ses pièges s’imagine lui avoir tourné la tête. Bien qu’on l’accuse tout bas d’allures un peu libres et qu’elle soit soupçonnée de lobbyisme, — quelle femme belle et distinguée échappe à la médisance? — Laure voit les prétendans affluer autour d’elle, mais elle paraît décidée à ne se jamais marier, et son chemin est, dit-on, pavé de cœurs brisés sur lesquels ses petits pieds courent lestement à la victoire. Hélas! au moment où le sénateur se félicite le plus d’avoir gagné à sa cause une missionnaire aussi zélée, l’assurance, l’orgueil, le génie de miss Hawkins s’effacent comme par enchantement ; elle a rencontré dans le monde celui qui, des années auparavant, s’est joué de sa confiance et de son amour; il vit, il ose se montrer à elle.

Un mélange de haine et de passion frénétique se réveille dans ce cœur ardent; l’intrigante oublie son rôle, il ne reste qu’une femme éperdue et sincère. Selby est venu à Washington, comme beaucoup d’autres, réclamer une indemnité pour des cotons détruits pendant la guerre; sous prétexte d’affaires, elle obtiendra de lui un rendez-vous. Il dépend de cet homme que les liens rompus une fois se renouent; mais, si Selby est capable de s’attarder encore auprès d’une maîtresse dont les succès flattent sa vanité, il ne peut songer sérieusement à abandonner femme et enfans pour elle. — Il l’abuse cependant par des promesses dont elle ne tarde pas à reconnaître la fausseté ; ce jour-là, Laure n’a plus rien à ménager. Selby a tué tout ce qu’il y avait de bon en elle; il est le meurtrier de sa conscience, et de son honneur, elle lui prendra en retour sa déloyale vie et ce ne sera que justice. Un matin, le paragraphe suivant flamboie dans les journaux : « Meurtre abominable! tragédie dans le grand monde! Deux coups de pistolet tirés par une beauté à la mode sur un officier confédéré de distinction pour cause de jalousie ! » Puis les détails du crime.

C’est à l’heure même où la grande escroquerie concernant l’université nègre du Tennessee est sur le point de réussir ; la chambre a voté le projet après de furieux combats; il ne faut plus que l’approbation du sénat, et Dilworthy compte sur l’esprit de corps qui domine dans cette assemblée; encore faut-il attendre la prochaine session. Laure est sous les verrous, s’instruisant auprès de ses avocats sur la marche ordinaire de la procédure criminelle, et rassurée par la pensée qu’elle tient entre ses mains bien des secrets et bien des réputations. Pour ce motif sans doute, nombre d’amis lui restent. La presse ne retentit que de son procès. Tandis que certains journaux demandent que l’on protège le sexe fort contre les représailles du sexe faible, contre les prétendues vengeances amoureuses qui se multiplient d’une effrayante façon, les autres font valoir le côté romanesque et pathétique de l’aventure.

Dans ces débats oiseux, les semaines, les mois, près d’une année se passe, et deux événemens graves coïncident à la fin : le jugement de Laure et la confirmation du bill par le sénat. Des télégrammes envoyés tantôt du tribunal et tantôt de l’assemblée remplissent alternativement la famille Hawkins de crainte et d’espérance. Dilworthy se croit sûr non-seulement de faire triompher le projet de l’université du Tennessee, mais encore d’être réélu à une immense majorité. Il a compté sans un de ses collègues, M. Noble, qui déclare en pleine tribune avoir reçu de lui la veille sept mille dollars pour prix de son vote. Que les amis de Dilworthy ne s’inquiètent pas ; sans doute cette bombe en éclatant causera quelque scandale, mais la corruption est chose trop fréquente dans les affaires publiques pour ne pas trouver de nombreux défenseurs. Il est vrai que de tous côtés on crie anathème à l’hypocrite, à l’instigateur intéressé de missions, de vertueuses réformes et d’écoles du dimanche, mais l’enquête ordonnée se trouve être néanmoins plus défavorable à l’accusateur qu’à l’accusé ; sans justifier complètement ce dernier, elle allège la responsabilité détestable qui pèse sur lui, et, en dépit du murmure de quelques sénateurs plus pointilleux que la masse de leurs collègues, Dilworthy est autorisé à siéger jusqu’à la dernière heure de la session. Ses commettans le consolent par leurs ovations d’une disgrâce qui, selon toute apparence, ne sera pas de longue durée.

Le procès de Laure n’a pas un dénoûment plus moral. Un jeune avocat, que ce plaidoyer met à la mode, sauve la vie de sa cliente en alléguant un accès de clémence ; mais, dans tous les pays civilisés, un être qui a tué, même sans en avoir conscience, est enfermé, ne fût-ce que par précaution : la sécurité publique l’exige ; partout ailleurs, un asile d’aliénés s’ouvrirait devant Laure. En Amérique, les choses ne se passent pas ainsi. Déclarée non coupable, la meurtrière est libre par conséquent. Tandis que les femmes qui remplissent la salle se jettent au cou de l’éloquent avocat, fort beau garçon d’ailleurs, pour le couvrir littéralement de baisers, l’héroïne de la fête sort au milieu des applaudissemens, le front haut, et quand sa mère adoptive, l’honnête Mme Hawkins, qui a failli succomber sous tant d’émotions, tant de honte, lui dit avec une tendresse que rien ne lasse : — Permets-moi de t’emmener chez nous, bien loin de cette odieuse ville où tu as tant souffert, — Non, répond Laure, c’est impossible, je ne pourrais plus, ne pleurez pas, mais vraiment je ne pourrais plus me faire à l’ancienne vie.

Quel est donc l’avenir que rêve cette grande coupable, qui ne devrait plus demander au monde que de l’oublier? Rêve-t-elle la réhabilitation, de nouvelles et légitimes amours? Changera-t-elle son nom déshonoré pour celui d’un de ces insensés qui sollicitent à genoux sa main sanglante? En Amérique, un crime commis dans certaines circonstances excentriques semble parfois être un prestige de plus. — Non, c’est toujours son orgueil qui parle; il lui conseille d’utiliser les dons extérieurs qui lui restent à trente ans, son éloquence naturelle, sa triste célébrité même, pour bondir du banc des accusés sur un théâtre quelconque ; elle en a fini avec les égaremens du cœur et se tourne vers la gloire, la gloire des conférences, des lectures publiques. Aussitôt après son acquittement, une sorte de Barnum est venu la trouver, un de ces exploiteurs de scandale si communs aux États-Unis; il lui a promis le succès, si elle consentait à débuter sous ses auspices, il lui a même fourni un thème : Révélations de la vie d’une femme, et Laure, enivrée, s’est rendue à ce conseil. Les journaux s’occuperont d’elle encore, fût-ce pour l’injurier! Que le bon sens public fasse brutalement justice de sa tentative effrontée, qu’elle soit sifflée dès le premier soir et qu’elle en meure, peu importe après cela; on se détourne avec dégoût, la mesure est pleine.

Les auteurs du Gilded Age ont eu tort de croire que l’on pût s’intéresser si longtemps à la fange qu’ils remuent sans indignation suffisante. Ils admirent l’audace de Laure et rient de la jactance industrieuse du colonel. La lutte énergique contre la destinée paraît être le premier titre à leur sympathie; elle l’est aussi à la nôtre, pourvu que le but soit légitime et les moyens avouables. Ruth et Philippe par exemple ont au suprême degré les qualités américaines ; quel noble usage ils en font ! Tandis que ses amis perdent leur temps, leur argent, et se compromettent pour obtenir des protections vénales, Philippe poursuit la découverte d’une veine de charbon de toute la force de son intelligence et de ses bras. Il travaille comme ingénieur et aussi comme manœuvre, maniant au besoin le pic et la pioche, seul à la fin, abandonné des ouvriers, qui ont perdu confiance après de longues recherches infructueuses, et son dernier effort, qui paraît être celui d’un suprême entêtement, le met en possession de ce qu’il cherche; il épousera Ruth, qui, confiante dans l’avenir de son fiancé, mais trop sage pour s’en tenir à une in active espérance, combat de son côté en risquant sa vie dans les hôpitaux; ne lui faut-il pas soutenir ses parens, ruinés par leurs parasites, les inventeurs? — Et quand ton charbon sera épuisé, quand mon père aura sauté de nouveau, dit-elle à Philippe, vous ne serez peut-être fâchés ni l’un ni l’autre que je puisse écrire sur ma porte : le docteur Ruth. — Elle aime assez Philippe cependant pour lui tout sacrifier; elle a éprouvé son amour, elle s’est éprouvée elle-même; ils peuvent se jurer, sans crainte d’enfreindre jamais leurs sermens, une inviolable union dans les bons et les mauvais jours. Or les mauvais jours sont passés; la fortune, le bonheur, appartiennent cette fois à qui les mérite. La famille Hawkins, débarrassée de sa branche pourrie, renoncera d’autre part aux mirages qui l’ont égarée si longtemps; il ne sera plus question de cette terre du Tennessee dont les richesses imaginaires ou tout au moins inaccessibles ont été une malédiction pour de braves gens; sans elle, n’eussent-ils pas accepté franchement le lot qui est celui de tant d’autres : la médiocrité et le labeur honnête?

Tel est le résumé du livre à la fois curieux et incohérent de MM. Mark Twain et Warner; pour achever de le faire connaître, il faudrait ajouter à cette brève analyse quelques-uns des exemples détachés qui, interrompant l’intrigue principale, nous initient au ton qui règne dans les salons, aux divers modes de chantage, de trafic et de pression en matière de vote, aux goûts littéraires de la nation, à ses manières, à ses libertés. Nous choisissons l’un des chapitres les plus courts, qui donnera l’idée du procédé de Mark Twain pour flageller sans commentaires, par une simple exposition des faits, les travers de ses concitoyens :

« Philippe Sterling se rendait de l’ouest à Ilion (Pensylvanie). Le dernier jour de son voyage, comme le train sortait de la gare de ***, une dame entra timidement dans le compartiment-salon. Presque aussitôt le conducteur survint et dit avec rudesse : — Vous ne pouvez rester là; cette place est retenue. Passez dans un autre wagon.

« — Le train marche bien vite, fit observer la voyageuse très troublée; permettez-moi de me tenir debout au moins jusqu’à une station.

« — Voulez-vous accepter ma place? dit Philippe en se levant.

« Avec un froid dédain, le conducteur toisa cet insolent qui se piquait de galanterie, puis lui tourna le dos et dit à la clame : — Assez causé; filez maintenant. — Il ouvrit la portière. Le train marchait à toute vapeur, secoué par la vitesse de droite à gauche, l’espace était grand entre les wagons, il n’y avait pas de balustrade, un accident semblait inévitable quand Philippe, qui avait suivi lestement la pauvre femme expulsée, la rattrapa par le bras et l’installa en lieu sûr. Lorsqu’il revint, le conducteur, tout en demandant les billets, grognait quelque chose sur l’oppression et les empiétemens. — Vous êtes une brute, dit le jeune homme éclatant malgré lui, et un lâche d’exposer ainsi la vie d’une femme.

« — Voilà bien de l’embarras pour peu de chose, ricana le conducteur.

« La réponse de Philippe fut un soufflet si vigoureusement décoché qu’il envoya celui qui le reçut rouler sur un gros monsieur qui s’émerveillait au moment même qu’on osât se disputer avec un conducteur.

« L’homme se releva, sonna la cloche et appela en jurant deux gardes-freins. — Dieu me damne, vous recevrez une leçon. Hors d’ici, chien que vous êtes !

« Le train ralentissait sa marche.

« — Je ne sortirai pas. J’ai le droit de garder ma place, puisqu’elle est payée.

« — Nous verrons bien ! répliqua le conducteur, s’avançant sur lui avec ses acolytes. Les autres voyageurs protestèrent tout bas ; mais aucun ne prêta main-forte à Philippe, qui, empoigné par les trois hommes, fut lancé sur la voie, où son sac, son pardessus et son parapluie allèrent successivement le rejoindre. Et le train continua de rouler, les voyageurs, enfin réveillés de leur torpeur, menaçant tous de signer un procès-verbal ; ils s’en tinrent aux menaces.

« Le lendemain, le journal de la localité contenait ce paragraphe : « À LA MER ! — Nous apprenons qu’à l’instant où le train de midi sortait hier de ***, certaine personne, que nous nous abstenons de qualifier, voulut s’introduire de force dans un wagon déjà plein. Le conducteur Slum l’informa courtoisement qu’il n’y avait pas de place pour elle, et, quoiqu’elle insistât d’une façon inconvenante, finit par lui persuader de regagner le wagon auquel elle appartenait. Là-dessus un godelureau de l’est, s’échauffant, prouva au conducteur par son langage qu’il aspirait à une volée de coups de poing. Jamais gentleman ne refuse pareille faveur. M. Slum envoya délicatement au petit raisonneur une bourrade dont il s’offusqua au point de chercher son revolver. Les gens sensés comprendront que M. Slum ne lui ait pas laissé le temps de le trouver et l’ait pris par le collet de son habit pour le déposer avec douceur dans un fossé où ses esprits se seront calmés. Nous ignorons à l’heure qu’il est si ce polisson est sorti du marais de Bascom, mais nous savons depuis longtemps que le conducteur Slum est l’un des officiers les plus distingués qui soient sur la ligne. Il entend son devoir et ne se laisse pas molester. Par parenthèse, la compagnie vient d’accorder une locomotive neuve au train de sept heures et de faire décorer fraîchement le compartiment-salon. Elle n’épargne aucun effort pour le bien-être des voyageurs. »

« Philippe se traîna péniblement hors de la boue et des ronces avec quelques contusions qu’il ne sentit pas, tant était violente sa colère. Heureusement il dut marcher jusqu’à la prochaine station, et en route la réflexion lui revint. D’abord il voulait intenter un procès; mais, ignorant le nom des témoins, il ne lui restait d’autre ressource que de se battre contre toute la compagnie comme il l’avait déjà fait contre le conducteur. Quant à espérer qu’un tribunal donnât tort à une compagnie de chemin de fer, c’eût été pure folie, et cependant sa conscience lui criait que, même avec certitude de défaite, il devait dénoncer une violation de la loi, de même que malgré son juste emportement il aurait dû se borner à un rapport contre l’autocrate du train au lieu de le souffleter. Il convenait vis-à-vis de lui-même que le premier devoir du citoyen d’une république était de veiller à la répression d’un abus général en oubliant le plus possible sa propre personnalité, de se rappeler toujours qu’il est l’un des gardiens de la loi. À la fin il fut forcé de convenir que Philippe Sterling était un mauvais citoyen, uniquement préoccupé de se faire justice à lui-même, sans le moindre souci de la communauté, tout pareil en cela au reste de ses compatriotes. »

Cette anecdote ne prouve-t-elle pas une fois de plus ce qui a été avancé si souvent, que la liberté des uns peut être l’oppression des autres dans un pays où les droits réciproques de chacun ne sont pas définis? Il suffit d’avoir des poings solides, de l’effronterie et de l’argent pour exercer en Amérique une tyrannie mille fois plus intolérable que celle de nos usages européens, car elle est sans mélange de politesse ni de ménagemens d’aucune sorte, et la loi n’offre nul recours contre elle. C’est du moins ce qui ressort de certains épisodes du Gilded Age; aussi comprenons-nous aisément que ni ce livre ni le gros drame que les auteurs en ont tiré depuis n’ait eu beaucoup de succès aux États-Unis. Tout en acceptant la satire dirigée contre leurs mœurs avec la sérénité de gens assez forts pour supporter qu’on signale chez eux les côtés faibles, les Américains ont reproché à MM. Mark Twain et Warner de ne montrer qu’une seule face des faits et de ne tenir aucun compte des proportions, des demi-teintes, sans lesquelles il n’est point de véritable œuvre d’art, ils ont qualifié de marionnettes la cohue de figures ébauchées qui prétendent représenter la vie publique et privée d’un grand peuple sous un aspect humiliant à La fois pour lui et pour la nature humaine; mais, tout en constatant que la peinture était grossière et outrée, personne n’a nié qu’elle ne fût vraie par le fond. « Si c’est la vérité, se borne à dire un recueil en renom, la Galaxy, finis-sons-en plutôt avec notre américanisme et allons chercher des sujets moins désagréables en Patagonie ou à Tombouctou. » — Tout Américain a le droit de penser ainsi, mais pour les étrangers, pour ceux surtout qui font au moment même l’expérience des institutions démocratiques, il n’en est pas moins curieux de voir ce que peut devenir un pays où les fonctions politiques les plus éminentes sont à la merci du premier venu, pourvu qu’il ait réussi dans le money-making, la chasse aux dollars, qui devient par conséquent l’unique souci de tous.

Les auteurs du Gilded Age annoncent bien que des mesures énergiques ont été prises contre la lèpre honteuse qui gagne toutes les branches de la législature versée dans le grand art de payer et de se vendre à propos; ils citent l’exemple d’un juge de New-York qui, dépouillé de ses dignités, a été récemment exclu, par sentence publique, du service de l’état; un autre magistrat a eu le bon sens de mourir dans le palais élevé avec le fruit de ses rapines avant que la vindicte qui le menaçait ne s’appesantît sur lui; enfin un troisième malfaiteur public vient d’être condamné à des années de travaux forcés. C’est peut-être le signe d’une régénération morale que nous souhaitons de voir proclamer sans retard dans un ouvrage qui soit la contre-partie du Gilded Age.

Les effets de la grande guerre fratricide qui a remis en question les bases mêmes de la constitution américaine, ceux de l’émigration, qui mêle sans cesse le trop-plein et, il faut bien le dire, l’écume des différens peuples aux fils de ces vieux puritains et de ces planteurs chevaleresques pour lesquels combattit Washington, toutes les transformations profondes survenues depuis un demi-siècle empêcheront assurément les États-Unis de revoir jamais rien de semblable à cette ère idéale de sagesse et de liberté que lui a enviée le reste du monde; ils en sont à l’œuvre de reconstruction, bien des élémens impurs fermentent encore dans leur sein; sauront-ils les rejeter et par quels moyens?.. L’avenir le dira, un avenir prochain, peut-être. Tout marche et se transforme si vite en Amérique! Les lecteurs de Cooper chercheraient en vain maintenant dans l’immensité des prairies ces héros de théâtre, l’Indien et le trappeur; Bret Harte a été forcé de nous avertir lui-même que les pionniers intrépides qu’il a mis en scène sous le nom d’argonautes appartenaient à des temps évanouis, et que le touriste de nos jours ne courait plus en Californie d’autres risques que ceux de l’hospitalité indigène; espérons que les personnages de Mark Twain, grands seigneurs du pétrole, courtiers d’intrigue à gages, représentans qui vendent leurs votes et juges qui vendent leurs arrêts, passeront très prochainement aussi à l’état de mythes ou de souvenirs.


TH. BENTZON.

  1. Voyez dans la Revue du 1er mai 1868 la Vie sociale en Amérique, par M. Émile Montégut.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1872, les Humoristes américains.