L'Androgyne

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Les Œuvres libres, numéro 7 (p. 167-292).

L'Androgyne

Roman inédit
par
André Couvreur

I


Au moment où, laissant mon cigare, je quittais le fumoir pour obéir aux gestes discrets et impératifs de Rolande qui, depuis un instant, m’ordonnaient de la rejoindre au salon, je sentis, pour la troisième fois de la soirée, peser sur moi l’étrange regard du professeur Tornada. À proprement parler, ce regard m’interrogeait plus qu’il ne me pesait ; mais il me fascinait en même temps ; et je dus me protéger de toute l’attirance contraire de ma maîtresse pour parvenir à m’en dégager et ne point me soumettre une fois de plus aux extraordinaires doctrines dont ce savant m’avait, bien malgré moi, fait l’auditeur au cours du repas. En d’autres circonstances, peut-être eussé-je considéré comme une bonne fortune d’avoir été son voisin de table. Ses découvertes biologiques passionnaient l’opinion ; son habileté opératoire le mettait au premier plan des chirurgiens ; son originalité le distinguait encore ; et bien d’autres, pour occuper ma place à ses côtés, eussent passé sur le malaise qu’inspirait sa laideur, faite d’une face comme pétrie à la diable, à peine ébauchée, toute en méplats sous un crâne entièrement dénudé, d’où, en contraste, s’évadait une barbe absalonienne, réunie en tortillons jusqu’à moitié de sa poitrine.

Mais c’était la première fois que Rolande m’attirait chez elle ; elle m’avait recommandé d’éviter toute manifestation qui pût laisser soupçonner à son mari notre liaison ; et mon esprit avait été occupé à m’interdire la joie d’être son hôte plus qu’à écouter parler le professeur Tornada. Une fois donc franchie la zone d’influence dont je viens de parler — l’œil du savant en étant le point central — je m’approchai de ma maîtresse, au milieu d’un cercle de dames, et j’occupai avec une feinte indifférence le siège qu’elle me désignait.

— Bravo ! mon Jô, me fit-elle entre les dents. Vous avez été admirable. Soyez convaincu que je saurai vous récompenser de vous être si bien tenu.

— Demain ? questionnai-je, sur le même mode discret.

— Demain, approuva-t-elle. Demain, à cinq heures, votre Rolande vous arrivera, fervente, au nid de nos amours.

— Et puis, dans huit jours ?...

— Dans huit jours, je tire ma révérence à ce tyran, et je respire enfin... je respire, mon Jô, par vos lèvres.

Je suivis la direction de ses yeux. Ils eussent foudroyé M. Variland si un regard pouvait porter la mort. Nettement, la rancune s’y lisait contre cet homme au masque glabre et froid, pincé de lorgnon, avec une mâchoire carrée révélant d’égoïstes appétits. Sa silhouette, toute de correction mondaine, modifiait un peu l’impression de la face. C’était un financier. Il avait obtenu Rolande en jetant dans la balance conjugale le poids d’une dizaine de millions, et elle s’était laissé convaincre par soumission à la volonté paternelle. En trois ans de mariage, non seulement il n’était pas parvenu à se faire tolérer, mais encore il avait émietté dans la torture morale ce pauvre cœur d’enfant qui ne demandait qu’un sourire pour être heureuse. Autoritaire, vindicatif, soupçonneux, sans une qualité compensatrice, il l’eut certainement conduite au suicide, m’avait-elle souvent raconté, si je n’étais intervenu. Chère Rolande ! toute ma raison de vivre... Je l’avais pour la première fois rencontrée chez des amis communs, les Chabrol, où, en septembre, son mari l’avait laissée pour aller suivre une chasse à courre ; mais on se confiait sous le manteau que cette chasse n’était point dans les forêts, tout au plus dans un poulailler. Je n’avais donc eu qu’à cueillir ce pauvre cœur en souffrance. O l’éveil d’un amour qui ne veut pas s’avouer, mais que la rougeur au visage trahit à votre approche ! O les premiers aveux qui ne sont que des accords tacites, quelquefois des murmures, mais d’une harmonie si divine !...

Elle m’avait donné toutes ces virginales prémices du cœur, et je lui en étais aussi reconnaissant que de m’avoir livré plus tard les trésors de son être. Dès notre retour à Paris, elle accourut chez moi et s’offrit, dans un transport en quelque sorte sacré. Loin de nous apaiser, nos rencontres ne firent qu’exaspérer notre besoin de partager la vie. En sorte que nous venions tout récemment de prendre la résolution de tenter le bonheur ensemble ; et si elle m’avait voulu, malgré ma résistance, à ce dîner, c’était, précisément, pour que je débutasse une amitié avec ce ménage Chabrol, où elle comptait faire un séjour une fois rentrée chez ses parents pour divorcer.

— Les Chabrol... me fit-elle souvenir. Je me dirigeai vers nos futurs hôtes, pour les entreprendre. Mais je ne pus les aborder. Ils faisaient cercle en ce moment autour du professeur Tornada, pris à parti par une corpulente dame à allure ultra-masculine, mise d’un frac comme les messieurs, et portant une perruque d’un blond d’or. Un hilarant tableau, vraiment, que la baronne Nirvâne des Illeuls, Nirvâne étant son petit nom. Elle était, pour le bonheur de son mari, veuve. On la tolérait ainsi, et certains, même, la recherchaient, parce que, piquée de la tarentule littéraire, elle avait produit quelques romans revendiquant la supériorité sociale pour les femmes.

— Voyons ! voyons, docteur ! que nous racontez-vous là... faisait sa voix de contralto.

— Absolument, madame !.... affirmait avec impatience l’organe criard et suraigu de Tornada.

— Changer le sexe à volonté, mais, vous voulez plaisanter !

— Je ne plaisante pas, madame. Avez-vous plaisanté le jour où vous avez voulu, vous, donner l’illusion que le vôtre était changé ?

— Moi... moi, la modification n’est, hélas ! que dans le costume... ce n’est que de la contrefaçon... riposta la baronne, avec un éclat de rire qui propulsa des ondes adipeuses hors de son col droit. Mais, transmuter dans sa chair un animal mâle en femelle, voilà qui dépasse l’imagination ! Comment s’y est-on donc pris ? Racontez-nous cela. Ah racontez, docteur !

Il était manifeste que cette question l’intéressait prodigieusement. Elle n’était pas la seule, du reste, à y trouver de l’intérêt, attendu que les sujets ayant trait à la génération ont le don de passionner l’universalité des humains ; et toutes les oreilles, y compris les miennes, et même celles de Rolande, je m’en aperçus alors, étaient curieuses de recueillir les explications du professeur.

Mais Tornada ne satisfit pas notre légitime désir d’apprendre. De toute évidence, le sujet entamé par la baronne, bien qu’il eût trait à une récente découverte biologique, l’importunait à l’extrême. Il manifesta son impatience par un tic qui tordait la commissure de ses lèvres et révulsait ses globes oculaires sous les orbites. Ce qui le rendait hideux.

Après quoi, détendu par cette manifestation nerveuse, il déclara posément :

— Je déteste parler science dans un salon, madame. Sachez seulement que ces travaux portent sur les animaux inférieurs, et accordez-moi le crédit d’être sincère. Au surplus, si vous continuez à douter de ma parole, ajouta-t-il avec un sourire qui était un rictus, eh bien, confiez-vous à moi, et peut-être parviendrai-je à faire réellement de vous le personnage que votre ridicule accoutrement a la prétention d’indiquer.

— Je ne suis pas un animal inférieur... balbutia la baronne, vexée.

Cette querelle jetait un froid. Pour éviter un esclandre, je crus bon de parler à mon tour. Je voulus généraliser un débat qui, laissé à ces deux caractères excessifs, prenait une tournure inquiétante. Bien que peintre, et de ce fait asservi à la précision, je possédais cependant la facilité d’élocution d’un avocat, et il ne me déplaisait pas, au surplus, de briller devant Rolande.

— Certes, docteur, ces expériences sont curieuses, affirmai-je. J’ai lu cette communication à l’académie des Sciences : c’est bien le têtard, n’est-ce pas ? dont on intervertit le sexe en le plaçant, au moment de son évolution, dans certaines conditions alimentaires ?

— Cette découverte ne m’appartient pas, déclara Tornada. Elle a été présentée à l’académie par M. Edmond Perrier. Mais, moi, j’ai poussé les choses plus loin...

Il ramassa les tortillons de sa barbe, les caressa lentement, et ajouta :

— Beaucoup plus loin... on rira peut-être un jour...

Puis il ne desserra plus les lèvres, comme s’il craignait d’en avoir trop dit. Le champ m’était dès lors ouvert, et je m’adressai à l’assistance.

— Quel malheur, m’écriai-je, que ces pratiques se doivent borner aux batraciens et qu’elles ne puissent se porter sur les humains ! C’est alors que nous assisterions à d’étranges quiproquos, n’est-il pas vrai, mesdames ?

Ma question détermina un brouhaha. Chacun donnait son opinion sur l’opportunité d’une si curieuse modification, et, dans le bruit des voix, je distinguai le contralto de la baronne qui prenait naturellement parti pour la personnalité virile ; tandis que les Chabrol, un ménage tendrement uni, exprimaient leur désir de rester dans le statu quo. J’entendis encore mademoiselle Blanche Férette, une jeune universitaire, munie de plusieurs diplômes, déclarer que les hommes étaient les plus favorisés. Elle était pourtant bien jolie, mademoiselle Blanche Férette, et sa grâce et son charme lui donnaient un pouvoir qu’elle ne devait pas soupçonner pour poser aussi catégoriquement ce principe. Puis ce fut madame Savari, la belle cantatrice de l’Opéra-comique. Elle vanta sans réserve le bonheur d’être femme. Fleur splendide épanouie dans le calice d’une robe outrageusement décolletée, son regard, tandis qu’elle parlait, ne quittait pas le compositeur Rimerai, un jeune arrivé, aux yeux braisillants, dont elle était l’amie. Ses dents éclatantes croquaient en ce moment les droits d’auteur de nombreuses opérettes aussi légères que banales, mais favorisées du succès.

Quand le bruit des voix fut un peu calmé, je pris un malin plaisir à interroger individuellement plusieurs autres couples et chacun se déclara regretter de n’être pas batracien, d’où je conclus que tous ces gens-là n’étaient pas heureux dans leurs amours.

— Mais vous, vous, monsieur Sigerier ?... me questionna alors malicieusement Rolande.

Le paradoxe m’était un amusement familier. Je m’y engageai à fond, goûtant d’avance l’effet qu’il allait produire sur ma maîtresse :

— Moi ?... chère madame... moi, j’hésite un peu, pour une raison qui n’a rien à voir avec la raison — le cœur de Rolande devait entendre qu’il était question d’elle — mais, si j’écarte cette considération personnelle, il m’apparaît que le sexe faible est de beaucoup le privilégié dans le partage de la vie. En vérité, on n’est jamais content de son lot ; mais, je vous le demande, quelle plus agréable manière de traverser notre court passage ici-bas que d’y être la créature choyée, adulée, fêtée ; de n’avoir à songer qu’à soi alors que toutes les charges et les soucis sont réservés à l’homme ? Les femmes invoquent leur faiblesse : mais elle est précisément leur force ! Un sourire qui découvre de jolies quenottes, pique des fossettes au menton, est plus puissant que le bras armé d’un glaive valeureux ; et les conquêtes des hommes, à quelque domaine qu’elles s’étendent, n’ont jamais abouti qu’à servir les femmes !

— Exemple : le code ! protesta la baronne. Puis, enflant la voix :

— Le code a été fait par les hommes et pour les hommes. Il n’est de pire organe d’esclavage. Il asservit entièrement la femme !

— Et c’est une chance pour elle, madame — attention ! j’allais lui dire : monsieur — c’est une chance ; car si la contrainte morale n’existait pas, la femme aurait-elle la joie de goûter au fruit défendu ? Tout le secret du bonheur est là : vaincre la difficulté... Ce qui, la plupart du temps, désunit les époux, c’est précisément que la loi leur assure la tranquillité, l’harmonie ; et vous verriez souvent ces deux mêmes êtres, qui se détestent en ménage, s’adorer, s’ils vivaient séparément et avaient à surmonter les empêchements de l’amour.

À cette théorie, chacun hocha différemment la tête, selon son accord ou sa mésentente conjugale, et je devinai, à la mimique de Rolande qu’elle me blâmait de faire ainsi le procès de l’avenir que nous nous préparions. Mais sans doute crut-elle que mes propos étaient destinés à détourner les soupçons de son mari, s’il pouvait en avoir, car bientôt sa moue se convertit en un sourire ambigu. Aussi bien, je pressentis tant d’objections valables à mes fragiles arguments, que, pour ne pas éterniser ce sujet, je m’empressai de conclure :

— En fait, ne serait-ce qu’à ce point de vue, je regrette amèrement de ne pas être une de ces petites reines exquises aux pieds de qui les hommes se prosternent. Et vive le savant ! qui, un jour ou l’autre, convertira mon anatomie pour m’élever sur le pavois de la faiblesse !

Ces dernières paroles étant un hommage ironique au professeur Tornada, je me tournai vers lui pour constater l’impression qu’il en ressentait. Mais je fus tout surpris de le découvrir, enfoui dans une bergère, dormant du bon sommeil d’un homme à qui ces sornettes servent de soporifique. Il émettait même, à travers sa toison, de petites explosions voisines du ronflement ; et, dans le silence qui suivit ma déclaration, ces explosions rappelèrent l’heure aux invités et devinrent le signal du départ. On se leva pour partir, on gagna le vestibule, on se livra à l’empressement des valets de chambre qui aidaient aux manteaux. Je me disposais à suivre le mouvement, navré de m’arracher de si bonne heure à la compagnie de Rolande, quand son mari me désigna le dormeur :

— Et ce transformateur de têtards, qu’est-ce qu’on va bien en faire ?

Il crut faire preuve d’esprit, en le secouant par les épaules, et disant :

— Il est tard, têtard !

— Je le sais. J’attendais que M. Sigerier fût disposé à se retirer pour me faire un pas de conduite… fit le professeur, en se dressant avec une étonnante liberté de ses sens.

Nous gagnâmes la rue. Dès le lourd battant de la porte fermée, je voulus me séparer du savant qui demeurait dans de lointains parages, alors que j’habitais, rue du Général-Foy, une garçonnière assez voisine de mon atelier, qui se trouvait rue Lepic. Mais Tornada m’avait pris d’autorité par le bras et, sans mot dire, m’entraînait dans sa direction. Je me sentais du reste à nouveau, et pour la quatrième fois depuis cette soirée, soumis à l’influence que cet homme exerçait sur moi. Non point que cette influence fût de nature hypnotique, car je connais parfaitement ces phénomènes d’origine nerveuse auxquels je suis réfractaire ; mais son pouvoir était quelque chose d’autre, d’indéfinissable, de non observé encore dans la science occulte, comme si mon individu, alors que je le savais progressant avec un équilibre normal, eût été emporté dans une giration folle autour de Tornada, point central de mon tournoiement. Oui, c’est inexplicable ce qui se passa à ce moment, comme par la suite du reste. Oui, maintenant que je me remémore et transcris cette extraordinaire aventure, je ne trouve encore aucune interprétation possible, ni dans les pratiques du magnétisme, ni dans celles de la physique, en ce que la physique peut encore toucher au surnaturel. Je me souviens seulement qu’à plusieurs reprises, alors que nous déambulions — et nous déambulâmes longtemps, par des chemins que j’ignorais et qui devaient longer les fortifications — je me souviens que sa barbe, qu’il repliait sous son manteau, était phosphorescente. Était-ce là qu’il recélait quelque sortilège de la science moderne ? Sa toison masquait-elle un accumulateur du fluide qui m’entraînait ; ou en était-elle l’accumulatrice elle-même ?... Je suis trop ignorant de ces choses pour oser risquer une hypothèse.

Nous parvînmes, après un temps très long, devant une large et froide façade aux lumières éteintes. Il y avait deux portes, une grande et une petite. Il ouvrit la moins importante, me poussa dans un parc où je distinguai vaguement une voiture funéraire, m’introduisit dans une bâtisse obscure, me fit monter un escalier où je trébuchais à chaque marche ; après quoi, soudain, une clarté magnifique inonda un somptueux cabinet de travail. Des bibliothèques couraient aux murs ; des tapis en haute lame éparpillaient mille fleurs ravissantes ; des meubles de prix, surchargés de papiers et de brochures, indiquaient l’effort d’un cerveau toujours en gestation ; des divans profonds, vêtus de zibelines, devaient parfois remplacer le lit. Il me désigna l’un de ces divans et, me tendant une boîte en laque dorée :

— Un cigare ?

Je n’avais pas à accepter. Il ordonnait.

J’allumai le cigare à la flamme d’un vieux briquet de tranchées dont il avait fait jouer le ressort. Était-ce la fumée ? Était-ce la fatigue ? Mes oreilles bourdonnèrent et je ne pus résister à un anéantissement qui m’étendit sur le divan, comme sous l’effet d’un coup de massue.


II


Quand je me réveillai, je n’étais plus dans le cabinet de travail du professeur Tornada. J’étais dans un lit que je pris d’abord pour le mien, au point que, pour combattre l’obscurité régnante, j’allongeai la main afin de saisir la poire d’électricité qui, d’ordinaire, se trouve à ma portée, sur la table de nuit voisine de ma couche. Mais ma main ne rencontra que du vide : il n’y avait pas de table de nuit. Je fus incapable de commenter cette disparition. Mes idées fonctionnaient imparfaitement, comme après ces longs repos bienfaisants où l’intellect a peine à se remettre en train. J’allais même me rendormir lorsque, soudain, une vive lumière naturelle, dispensée par une large baie vitrée dont quelqu’un venait d’écarter les opaques rideaux, m’imposa de reconnaître l’endroit où je me trouvais. C’était une pièce toute blanche, aux angles arrondis, tapissée de carreaux vernissés, où courait, à la jonction des murs et du plafond, une frise vert d’eau dessinant de petits amours à la poursuite les uns des autres. Comme meubles, rien. Rien, sauf un chariot roulant, chargé d’étagères en cristal, sur quoi se dressaient des bocaux remplis de liquides polychromes et plusieurs instruments nickelés, si bizarres en leur forme qu’il m’eût été impossible d’en définir l’utilisation.

J’avais assez souvent porté le réconfort de ma visite à de mes amis en cours d’une convalescence pour ne point douter que je me trouvais dans une clinique chirurgicale. Mais quelle était cette clinique et par quel événement m’y trouvais-je hospitalisé, cela dépassait pour l’instant mes facultés. Mon cerveau était encore tellement engourdi, que je ne pensai même pas à faire résulter ma situation nouvelle du sommeil profond, évidemment artificiel, dont j’avais été saisi sur le divan du professeur Tornada. Du reste, la présence d’une silhouette féminine à côté de mon lit me détournait encore de tout effort de rapprochement.

C’était, ma foi, une fort agréable infirmière, mise du costume de circonstance, avec cette différence que la croix rouge, qui accrédite d’ordinaire celles qui le portent, était ici remplacée par un T, brodé en soie verte sur la blouse, à l’endroit du cœur. Ma garde présentait encore ceci de notable que, sous sa coiffe coquette, ses cheveux étaient coupés court, à ras du cou, ce qui lui donnait je ne sais quelle équivoque physionomie garçonnesque. Mais ce qui me surprit le plus, ce fut la particularité de son regard. Autant qu’on peut raconter une chose aussi confuse et aussi indéfinissable que les antécédents d’un regard, c’est-à-dire tout ce que ce regard a récolté et conservé des enseignements de la vie, et lui laisse une expression indélébile de gravité, de prudence et de sagesse, tout cela, mon infirmière le reflétait dans le miroir de ses yeux. J’y ai beaucoup pensé depuis, à ce regard de mon infirmière.

Elle épiait évidemment mon réveil. Aussitôt qu’elle en constata les lueurs, elle passa sur mon front une fine éponge imbibée d’un alcool parfumé. Elle accomplissait ce geste avec la solennité d’un baptême ; mais elle me toucha plus encore par la façon compatissante dont elle prononça les premiers mots que j’entendisse :

— Vous aussi, pauvre enfant !... Vous aussi, vous allez connaître le destin de la transmutation...

Et comme j’allais l’interroger sur ces paroles énigmatiques, elle me ferma la bouche d’une main douce et terme à la fois :

— Non ! ne parlez pas encore... ne pensez même pas !... Les pensées vous viendront assez tôt... Attendez un instant... attendez sa visite... c’est lui qui vous expliquera...

Puis elle me laissa pour aller se poser devant la fenêtre et s’y examiner longuement, à l’aide d’une glace portative. J’eus l’idée confuse qu’elle n’obéissait pas à un sentiment de coquetterie. Rien en sa personne n’en donnait l’impression. Elle semblait plutôt céder à un sentiment de curiosité d’elle-même.

Je me rendormis pendant un temps inappréciable, puis je fus rappelé aux contingences par l’air frais de la porte qui venait de s’ouvrir. Un personnage entra en qui j’eus tout d’abord de la peine à reconnaître le professeur Tornada. Il était mis d’une blouse enserrant sa maigre personne ; sa toison abondante était récoltée dans une gaine en toile blanche encapuchonnant en même temps, à la façon d’une cagoule, le sommet de son individu ; il n’avait de découvert, en somme, que son visage où les yeux étaient animés d’une mobilité si singulière que ce fut à cela que je le dépistai.

D’un geste brusque, il fit approcher l’infirmière, qui s’en vint rougissante. Il lui caressa le visage, puis :

— Sais-tu que tu es très gentille, ma petite... Allons ! je suis content de moi. On dira : « Ce Tornada, c’est décidément un as ! »

Après quoi, il l’expédia d’un autre commandement muet.

C’est à partir de cette minute que j’entre véritablement dans l’irréel. Maintenant que je trace ces mémoires d’une invraisemblable période de mon existence, la main m’en tremble encore d’émotion.

Tornada répéta sur moi la caresse qu’il avait faite à l’infirmière et, comme à elle, il me déclara :

— Et toi aussi, ma chérie, tu seras très belle !

Ce geste, ces mots m’inquiétèrent. Ayant maintenant retrouvé tous mes esprits, j’appréciai qu’il devait traverser une crise mentale qui, en fait, n’était pas impossible, étant donné les signes de dérangement qu’il avait déjà manifestés devant moi. La prudence la plus élémentaire me conseillait donc de procéder doucement avec un fou. Je lui dis le plus cordialement possible :

— Je vous demande pardon, docteur, mais vous devez vous tromper. Je suis M. Georges Sigerier, le peintre que vous avez rencontré chez nos amis les Variland, et je ne porte rien en moi, je présume, qui vous permette de me mettre au féminin.

— C’est là votre erreur, riposta-t-il, en ricanant. Vous portez en vous tout ce qu’il faut, puisque voilà huit jours que je vous ai mis au féminin.

Lubie invétérée, commentai-je, et laissons-la lui, puisqu’il y tient. Mais que cela ne m’empêche pas de tâcher d’en tirer des renseignements sur ma présence dans sa maison, et pour quel événement dans ma santé on a bien pu avoir recours à sa science, sans que ma volonté soit intervenue.

— Voilà huit jours que je suis ici, docteur ?

— Exactement.

— J’ai donc dû être très malade pour rester aussi longuement sans connaissance !

— Pas du tout, vous étiez l’homme le "mieux portant du monde. J’ai même rarement constaté un organisme aussi parfaitement sain que le vôtre.

— Alors ?

— Alors, quoi ?

— Puisque je n’avais rien...

Il jouit un instant de mon incompréhension, en roulant autour d’un de ses doigts les tortillons de sa barbe qu’il venait de délivrer de son enveloppe. Puis il déclara :

— Vous n’aviez rien, physiquement parlant. Mais vous étiez atteint d’une manie à laquelle j’ai voulu donner satisfaction en vous mettant au féminin, comme vous le disiez tout à l’heure.

— Ce qui signifie ?

— Que vous étiez un homme, et que j’ai fait de vous une femme.

Ah ! mais... il était encore, plus piqué que je ne l’imaginais !... Causer avec un homme qui vous débite d’un air tranquille des propos insensés provoque toujours un malaise ; mais, cette fois, l’idée était si saugrenue, qu’au risque de l’exciter plus encore, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire.

Mais lui aussi était pris d’hilarité :

— Ah ! vous vous imaginiez que je dormais l’autre soir, chez les Variland, tandis que vous faisiez le joli cœur devant ces dames, en leur déclarant, je cite vos propres termes : « que vous regrettiez amèrement de ne pas être une de ces petites reines exquises aux pieds de qui les ommes se prosternent », et que vous ajoutiez : « Vive le savant qui convertira mon anatomie pour m’élever sur le pavois de la faiblesse !...» Eh bien, non, je ne dormais pas !... j’enregistrais précieusement vos souhaits !... et soyez satisfait comme un vulgaire têtard : vous voilà devenu une petite reine exquise !... vous y êtes, sur le pavois, en plein !

Sous ce flot de paroles, une petite angoisse commençait à m’envahir. Non point que je crusse à ce qui m’apparaissait une divagation ; mais il se pouvait que le chirurgien dément, entre les mains de qui je me trouvais depuis ma séance d’éloquence, se fut livré à un attentat opératoire sur ma personne.

En fait, une sensation de gêne, d’enveloppement, que je ressentais au niveau de mes reins comprimés par un pansement ajoutait encore du crédit à cette hypothèse. Au surplus, sans pouvoir le définir exactement, car cela est du domaine de la psychologie, et cela était tellement imprécis, je recevais un vague avertissement que ma personnalité morale n’était plus la même, qu’il y avait quelque chose de changé dans mon moi, comme si je fusse devenu plus faible en mon caractère, et doué, par contre, d’une sensibilité plus aiguisée.

— Voyons ! voyons, docteur... cessez donc cette plaisanterie.

— Vous croyez que je plaisante ?

D’un bond, Tornada passait dans le cabinet de toilette attenant à la pièce ; et avec une force que je ne lui eusse jamais soupçonnée, il m’apportait, à bout de bras, une vaste glace laquée, qu’il maintint devant mon visage.

— Regardez !

O mon Dieu ! était-ce croyable !... le miroir reflétait un visage de femme, où brillaient mes yeux, où mon nez décrivait sa courbe, où mon menton présentait son dessin coutumier, mais où manquait la moustache, sans qu’elle laissât trace d’avoir été rasée, bien qu’il persistât un léger duvet ; tandis que mes cheveux bruns m’arrivaient jusqu’à la naissance du cou. Sur l’ensemble, une grâce, un charme, une délicatesse tout spéciaux aux femmes ; mon teint, d’ordinaire assez vif, se contentait d’être rose ; mes joues s’étaient amincies ; et mon front s’éployait, très pur, sans une ombre, sans une griffe, vers la chevelure.

Et je contemplais avec stupeur cet autre moi-même, disposé pour attendrir et charmer, car je ne pouvais pas, en cet instant où je faisais connaissance avec mon nouvel aspect, ne pas m’avouer qu’il présentait de la séduction.

— Eh bien, mignonne, êtes-vous satisfaite ?

Mignonne... Ce terme déclencha soudain en mon cœur un souvenir magnifique. Chose extraordinaire, et due sans doute à mon obnubilation d’une huitaine, qui avait fermé mon cerveau aux traces du passé, je n’avais pas encore songé à Rolande. Mais ce mot : mignonne, imprudemment émis par Tornada, ce mot, dont nous nous fussions bien gardés de faire la caresse de nos cœurs, m’inspira soudain l’épouvante que j’étais perdu pour elle, que notre amour venait d’expirer devant le miroir que brandissait le savant. Je revécus une seconde nos étreintes ; je réentendis nos cris d’amour... Quoi ! le sinistre personnage avait tué tout cela, et l’enterrait sous cette dénomination grotesque !

— Mignonne !... vous allez voir si je suis mignonne ! ... m’écriai-je, exaspéré, en voulant bondir hors du lit, pour me payer l’ivresse de sentir craquer sa gorge sous mes doigts.

Hélas ! mes doigts étaient longs et délicats ! je n’avais plus la force du mâle qui terrasse l’ennemi ! ... et, du reste, mon pansement me rivait à ma couche... Pauvre créature de faiblesse que j’étais devenu, ma révolte sombra dans des sanglots.

— Ne vous désolez donc pas ainsi !... me consola Tornada. Vous verrez qu’il y a du bon dans votre nouvelle anatomie !... Vous-même, du reste, en conveniez. Vos idées sont-elles donc changées, parce que je vous fais cadeau du sexe que vous souhaitiez ?

— Oh ! ce n’est pas cela... soupirai-je, avec un désir d’être plaint, comme les femmes en éprouvent après les larmes.

— Alors, quoi ?... Sont-ce les complications ?... Ne vous inquiétez pas : j’ai tout arrangé. Est-ce l’amour ? On aime aussi bien étant femme qu’étant homme ; et j’ai sur ce point tout prévu également Ah ! certes, ce ne sera plus la même chose... au début, cela vous déroutera peut-être un peu... et, du reste, si vous saviez comme les liaisons purement psychiques sont préférables aux autres ! ... comme elles épargnent du chagrin, de la jalousie, du ressentiment, de la haine quelquefois, toutes conséquences forcées des basses satisfactions de l’instinct !... vous n’êtes plus un animal, vous êtes une espèce de demi-déesse !... vous voguez dans l’azur de la tendresse : que voulez-vous de mieux ?

Il paraphait son langage de gestes éthérés, mais je ne l’écoutais plus. Je n’en avais retenu qu’une phrase, importante pour mon amour, et une question me brûlait. Je la soumis :

— Vous avez tout arrangé, disiez-vous ?

— Oui. J’ai fait prévenir vos amis, tous vos amis, que vous partiez pour un long voyage, afin de recueillir une succession aux Indes... qu’ils n’eussent pas à s’inquiéter, que vous leur écririez. .. cela vous sera facile... convenez que je suis gentil... J’ai ajouté qu’en votre absence, votre sœur...

— Mes proches amis savent que je suis enfant unique !

— Cela n’a aucune espèce d’importance. Il y a des mystères dans les familles, et vous en arrangerez un. J’ai donc ajouté que votre sœur viendrait en votre absence prendre possession de votre garçonnière de la rue du Général-Foy, et même de votre atelier de la rue Lepic, en prétextant qu’elle était, comme vous, un peintre de talent. Vous pourrez ainsi continuer a satisfaire vos goûts... Suis-je assez gentil ?...

Je convins qu’il avait pour moi des attentions touchantes. Ma révolte était tout à fait tombée, et à peine, par une vague répercussion de mes anciennes rancunes viriles contre qui m’avait nui, à peine m’étonnai-je de la facilité avec laquelle j’acceptais mon sort. Je ne subissais pourtant plus cette influence mystérieuse qui, émanant de Tornada, avait agi sur moi le soir où il m’avait entraîné pour commettre son attentat. Oui, je pouvais, je devais avoir confiance en un génie qui vous escamotait le genre avec autant d’aisance et de sécurité. Et cette confiance m’encouragea à lui poser d’autres questions, d’autant que Tornada m’apparaissait pour le moment redevenu normal, que son attitude était grave et réfléchie, qu’on pouvait, en un mot, causer avec lui.

— Monsieur le professeur, lui dis-je, c’est une affaire faite, votre prodigieux talent m’a mué en femme : je n’ai qu’a m’incliner et nous n’en parlerons plus. Oserai-je toutefois vous demander quelques éclaircissements ?

— Tout à votre dévotion, mignonne. Sur quoi ?

— Sur la façon dont vous avez procédé.

— Sur la façon ?... mais, de la façon la plus scientifique.

— Je n’en doute pas. Toutefois, voyons... cela est très difficile à exprimer...

— Allez donc !... m’encouragea-t-il. Vous pouvez considérer que nous sommes encore entre hommes...

— Eh bien, monsieur le professeur, vous connaissez certainement l’histoire d’Abélard ?

— Qui ne la connaît !

— Suis-je tout simplement... comparable à Abélard ?

— Absolument pas. Vous n’êtes pas un homme incomplet : vous êtes une femme complète.

— Comment cela se peut-il !

— Cela se peut en enlevant vos organes créateurs et en les remplaçant par ceux d’une femme.

— Ceux d’une femme !... mais alors... vous avez fait une autre victime !

— Il l’a bien fallu.

— Vivante ?

— Vivante.

— À qui vous avez...

— Greffé ce que je vous enlevais, c’est très simple.

— Et cette autre personne a supporté...

— L’opération ? aussi bien que vous.

— Ah ! par exemple !

Ainsi, cette chose fantastique s’était passée ! Je portais en moi l’appareil générateur d’une femme inconnue, et il existait autre part, peut-être dans la chambre voisine, une étrangère qui se guérissait comme moi d’une monstrueuse substitution, et s’élancerait vers un nouveau destin d’amour en profitant de mes moyens !

— Et les fonctions... les fonctions sont gardées ? ... balbutiai-je.

— Intégralement.

J’en restai stupide. J’en oubliai Rolande. Je ne pensais plus qu’à l’autre, le phénomène de Tornada, qui allait me promener à travers le monde. Le sentiment qui me dominait était surtout de la jalousie contre cette profiteuse ignorée, une rancune pareille à celle qu’on peut éprouver contre un envahisseur qui s’est installé chez vous, habite votre domaine, exploite votre bien, sans avoir à vous en servir les intérêts. J’avais confusément d’autres craintes aussi, déterminées par le culte que j’ai toujours porté à ma santé. Quelle abomination ! quelle usurpation ! J’en frémissais de révolte !

Mais on eût dit que Tornada comprenait tout ce qui s’agitait en moi. Comme s’il eût voulu endormir ce nouveau sursaut, il s’étendit complaisamment sur l’originalité de son intervention, sur ce que la science chirurgicale allait pouvoir en tirer dans d’autres domaines, pour le plus grand bien de l’humanité. Il voyait déjà des croisements de sang obtenus de cette sorte ; nos races épuisées par la civilisation obtenant leur régénération par des échanges avec les races primitives sans que rien fût changé aux acquisitions intellectuelles, aux mœurs, et pareillement, espérait-il, à la structure anatomique et à la couleur des téguments. Dans le feu de sa déclaration, il avait pris un crayon et me traçait sur le mur blanc de la chambre des dessins, des sections, des coupes d’organes, par quoi il me démontrait la logique de ses conceptions et la facilité avec laquelle il les avait réalisées.

— Vous voyez ?... voici d’une part notre ovaire, notre utérus, nos trompes de Fallope enveloppées de péritoine... et voici d’autre part notre prostate, nos canaux déférents...

Mais j’avais peine à le suivre. Nos éducateurs nous laissent d’ailleurs dans une ignorance si coupable des phénomènes de la génération que je ne comprenais rien à ses dessins.

— Hé ! l’interrompis-je, que m’importent vos hiéroglyphes et votre habileté opératoire. Je suis une femme, et ça me suffit. Je ne vous demande plus qu’un renseignement : éprouverai-je mensuellement les inconvénients de mon nouvel état ?

— Certainement.

— Et aurai-je à redouter la maternité ?

— J’y compte bien.

— Ah ! me voilà bien parti !

Il abandonna sa démonstration, rejeta son crayon et, se rapprochant de mon lit :

— Dites donc, avouez que c’est bien un peu votre tour ! Jusqu’à présent, tout l’agrément de prolonger l’espèce était pour l’homme, toutes les charges pour la femme : il est temps que ça change un peu !... Ne serait-ce qu’à ce point de vue, ma découverte aura au moins une conséquence d’équilibre, de justice !

J’aurais parié qu’il rêvait déjà d’étendre ainsi la justice à toute l’humanité !

— Encore un mot, fis-je. Que vous ayez déraciné et replanté, c’est affaire de chirurgien, et je me l’explique encore. Mais que vous m’ayez donné cette forme qui m’apparaît parfaitement féminine, ici, je n’y vois plus clair. Voyons, ces seins que je n’avais pas ?

— Piqûres d’extraits de mamelles de génisse !... Opothérapie !

— Ces hanches ?...

— Mécanothérapie, massages, phosphates, injections de parafine !

— Et cette chevelure si développée ? — Onctions, vibrations !

— Et cette barbe disparue ?

— Radiothérapie !

Il sourit :

— Il persiste cependant un soupçon de duvet que je n’ai pu effacer. Là, la nature a été plus forte que moi. Elle vous laisse ce souvenir, comme l’appendice est la trace d’un long boyau… Mais vous n’en serez que plus charmante… et les hommes… Ah ! vous verrez, les hommes !

Mais il se modifia soudain. Il venait de consulter sa montre. Un souci s’imprima sur son front.

— Nous bavardons… et il me faut encore défaire votre dernier pansement…

Il pressa la sonnette, replaça sur sa tête la cagoule blanche, s’encapuchonna la barbe et, dès que l’infirmière qu’il venait de convoquer fut rentrée, il commença, avec son aide, à me soigner. Je me livrai à ses pratiques en fermant les yeux. Je sentis qu’il délaçait des bandelettes adhérentes dont l’enlèvement me causa comme une brûlure momentanée, puis un sentiment — je ne dis pas une sensation — un sentiment de vide, que je m’empressai de vérifier aussitôt. Entre temps, il poussait des grognements, ce qui était sa façon d’exprimer son contentement de l’absolue réussite de son œuvre. Il replaça sur moi la couverture :

— C’est fini et c’est parfait ! Je n’ai plus de raisons de vous garder, ma chère Georgette. Vous pouvez vous lever et rentrer chez vous.

Et, avant de sortir :

— Adieu, ma mignonne. Ne m’oubliez pas dans vos prières.

Puis il s’éclipsa, suivi de l’infirmière.

Seul à nouveau !… Seul ?… Comment faut-il que j’écrive, maintenant ?… Faut-il me mettre au masculin, faut-il adopter le féminin ? J’éprouve encore un tel trouble en racontant cette stupéfiante aventure… Enfin, pour la commodité de ma littérature, je garderai, par devant mes lecteurs, mon genre masculin. Et je continue, en Georges que j’étais, et non point en Georgette que venait de me fabriquer Tornada.

Seul à nouveau, dis-je, mon premier mouvement ne fut point, comme on pourrait le croire, de remuer des pensées profondes sur ma transformation, ni même de tâcher à concevoir l’avenir qu’elle me réservait dans mes rapports avec Rolande ; mais bien de me livrer tout de suite à une constatation purement esthétique. Je bondis hors de mon lit avec une vigueur surprenante pour un récent opéré et je gagnai le cabinet de toilette voisin, où Tornada avait reporté le miroir. Mais, en plus de ce miroir, il y existait une glace à trois pans, qui allait me permettre de m’examiner sous toutes les faces. Je me dépouillai hâtivement de la jolie combinaison en soie rose, garnie de dentelles, dont on m’avait affublé, et ma nouvelle forme se révéla dans une perfection bien faite pour impressionner l’artiste que j’étais, l’artiste épris des lignes. Quelle splendeur !... J’offrais l'harmonie d’une Ève aux plus purs contours, au point que si je n’avais pas été peintre j’eusse aussitôt rêvé de servir de modèle. Ma structure se déployait selon le rythme souverainement beau de ces nymphes que réalise Boucher, avec des jambes parfaites, des hanches évasées, des seins globuleux sans excès, et une attache du cou d’une délicatesse et à la fois d’une puissance incomparables. Ah ! que je me promettais de longs émerveillements en contemplation de moi-même ! En cet instant, je bénissais Tornada ! De sa profanation, nulle trace, ou du moins la nature se chargeait de la voiler. J’admirais sans réserves sa science, son habileté, qui étaient parvenues en si peu de temps à m’adapter des tissus étrangers, à rejoindre les chairs, et surtout à modeler tout le reste de l’organisme d’après une modification partielle. J’étais un chef-d’œuvre ! et mon sens esthétique s’en exaltait !... Me rapprochant de la glace, je fis saillir orgueilleusement mes hanches, je tâtai mon cou, ma croupe ; je fis flamber mes yeux, étinceler mes dents, je crois même que je me souris, et que tout ce sourire était pour Tornada...

Mais quand je revins dans la chambre, mon exaltation tomba du coup. Il y avait là, sur un fauteuil, disposée pour que je m’en vêtisse, une hivernale toilette féminine ; on l’avait apportée tandis que je m’examinais à côté ; et la vue de ce manteau de fourrure, de ce tailleur de coupe parfaite, de ce chapeau à large bord parcouru par une plume de prix, de ces bottines en daim gris et de ces longs gants noirs ranima ma douleur de devoir ainsi paraître devant Rolande. Quelle conduite avec elle ? Que faire, que lui dire, qu’imaginer ? Et les chers projets de libération que nous avions concertés ? Pauvre bien-aimée ! Comme elle allait souffrir, plus que moi peut-être, du geste insensé de Tornada !...

Je tombai sur un siège et me mis à pleurer. Une main se posa à cet instant sur mon épaule. Je relevai la tête et reconnus l’infirmière. J’oubliai que j’étais une femme. Une instinctive pudeur, du reste dans mes mœurs, me fit faire un mouvement de chaste protection, en amenant sur moi le costume qui m’attendait.

— Que mademoiselle ne s’effarouche pas... Nous sommes du même gynécée... et que mademoiselle se console... on s’y fait.

Je ne conçus pas, à ce moment, la valeur de ce langage mystérieux. Et je ne cherchai pas à le comprendre.

— Que venez-vous faire ici ? demandai-je avec aigreur.

— Je suis envoyée pour habiller mademoiselle, qui ne saurait peut-être pas toute seule.

J’étais assez entré dans la peau d’une femme, ou, pour parler plus justement, la femme était assez entrée dans ma peau, pour que j’acceptasse de me laisser habiller par une de mes pareilles... Elle y déploya, du reste, une maladresse surprenante, en souriant tristement.


III


Je quittai la clinique sans revoir le professeur Tornada, sans rencontrer non plus âme qui vive. Tout l’établissement semblait désert. Je retrouvai facilement ma route à travers le parc, j’atteignis la petite porte qui s’ouvrit automatiquement devant moi, je sortis, je longeai à nouveau l’importante façade. J’étais sur le boulevard qui borde Auteuil.

Ah ! cette première reprise avec la vie extérieure ! ... La nature ne souriait pourtant guère. Nulle parure aux arbres, un ciel remuant de vilains nuages, un sol boueux... Et pourtant, je regardais éperdument le libre espace, je humais à longs traits l’air humide. Mais l’impérieux besoin de rentrer chez moi fut le plus fort et, ne trouvant point de voiture, je gagnai la station voisine des tramways d’Auteuil-Madeleine. L’un, justement, allait partir. Je montai, je m’installai.

Je devins aussitôt l’objectif des messieurs qui s’y trouvaient. C’est une impression assez curieuse que de recevoir les hommages d’une admiration discrète, dont on n’a jusqu’à présent été que le pourvoyeur. J’en ressentis quelque plaisir. J’observai les lecteurs jetant par-dessus leur journal des regards incessants, abandonnant pour me contempler l’intérêt de l’information. L’un d’eux, un gros, dont le ventre ballottait à chaque reprise du tramway, était le plus ardent à m’observer. Il portait des besicles et devait se contorsionner pour que sa presbytie s’en accommodât. Comme il était, au surplus, surveillé par une épouse aussi importante que lui, sa défiance d’un coté et son émerveillement de l’autre aboutissaient à un manège si comique que je ne pus retenir un sourire. Il prit ce sourire pour un consentement ; en sorte que, lorsque le tramway arriva place Saint-Augustin, où je descendais pour regagner mes pénates, il planta là carrément sa moitié et me suivit.

J’allais sans tourner la tête. J’entendais derrière moi ronfler son emphysème, accru par la poursuite. Il m’aborda enfin :

— Mademoiselle... Madame... souffla-t-il.

Puis, collant ses bajoues près de mon visage :

— Mademoiselle ou madame ?

— Ni l’un ni l’autre, monsieur.

— Ah !... N’importe... mettons : déesse, alors. Et dites-moi, déesse, où m’emmenez-vous ?

— Mais, nulle part, monsieur.

— Ah... je croyais... Je né vous plais donc pas ?

— Non, monsieur, vous me dégoûtez.

— Ah !...

Il fit aussitôt demi-tour, en me saluant du vocable par quoi on désigne le quadrupède ruminant qui a deux bosses sur le dos.

Enfin ! je me trouvai devant ma porte. Il me fallut une espèce d’héroïsme pour m’engager sous le porche. Il m’apparaissait que je franchissais la ligne de démarcation d’un destin nouveau : qu’allait-il en advenir ?...

Allons ! je m’engageai résolument vers mon rez-de-chaussée.

— Où allez-vous ?... me cria une voix sans pitié.

Le concierge ! Il sortait de sa loge. Ne m’ayant encore aperçu que de dos, il s’inquiétait, cet homme. Mais quand je me retournai, sa face s’imprégna d’un parfait ahurissement.

— Oh !... ce que vous lui ressemblez !...

— À qui ?

— À votre frère. Comme qui dirait une mouche et une mouche !

Puis il s’étendit, en un verbiage émaillé, sur l’héritage qui avait si soudainement exigé le départ de M. Georges.

— Je ne l’ai pas revu, figurez-vous, mam’zelle ! Il a pris son campo la nuit, et va donc te lui dire au revoir !... lui qu’était si pas fier avé nous, on le regrette, que vous pensez !... Mais a reviendra bientôt, faut croire ?

Et, m’ouvrant la porte :

— Les bagages de mam’zelle sont rentrés.

— Ah ! mes bagages... Laissez-moi, je vous prie.

J’avais besoin d’être seul au moment d’une émotion sacrée, lorsque je rentrais dans le nid où tant de fois Rolande était venue s’abriter. Que d’objets l’évoquaient !... Tout était imprégné d’elle. C’était ce vase de Chine, encore habité par les fleurs qu’elle m’avait apportées à sa dernière visite, des iris mauves, jetant un reste d’éclat parmi d’autres fleurs éteintes, comme s’ils eussent attendu ma rentrée avant de mourir, pour me parler d’elle une dernière fois. C’était la fine bonbonnière de Venise, à moitié pleine de chocolats, d’amandes, que nous croquions bouche à bouche, tandis qu’elle luttait de ses dents étincelantes pour emporter la plus grosse part, et qu’un rire fou la soulevait lorsqu’elle y réussissait. Douce préparation aux ivresses qui nous menaient au grand lit vite débarrassé des couvertures ... et c’était encore son portrait, tracé de ma main fervente, où je retrouvais le tendre sourire de ses yeux, qu’elle n’avait que pour moi, où elle me livrait son âme entière. Tout ce bonheur était donc détruit ; il n’en resterait donc bientôt plus que le squelette, comme à ces iris fanés ?

Mais, soudain, mon cœur battit à me rompre la poitrine. Il y avait là, dans une coupe où, d’ordinaire, on déposait le courrier, deux lettres à son écriture. Je me précipitai, j’ouvris. Hélas ! elles n’étaient pas pour moi, ou du moins pour l’amant que j’étais, mais pour la sœur que j’étais devenue. Elles commençaient toutes deux par un cérémonieux Mademoiselle ; et toutes deux elles exprimaient le désir de me connaître vite. Les raisons de ce souhait étaient banales, de pure courtoisie mondaine ; mais je savais démêler entre les lignes l’angoisse qui les avait dictées, le souci de se faire expliquer ma fuite soudaine et de tenir encore un lien avec l’ami disparu.

Pourtant, un détail me surprit. La plus récente en date de ces lettres exprimait que Rolande avait reçu de moi, provenant de Bordeaux, une carte postale, sur quoi j’avais jeté rapidement les raisons de mon voyage en même temps que j’annonçais l’arrivée de ma sœur. C’était à la suite de ces renseignements que Rolande avait écrit.

Nul doute que Tornada ne fût intervenu en cette histoire, comme du reste dans la lettre qu’avait reçue le concierge. Mais par quel procédé ? Avait-il su imiter mon écriture au point que Rolande s’y était trompée ? Ou bien, abusant du sommeil artificiel qui m’avait terrassé durant huit jours, était-il parvenu à me faire écrire inconsciemment ces missives ? Et quelles autres n’avait-il exigées de ma main esclave, pour mener à bien quelque ténébreuse expérience ?... Mais toutes ces réflexions s’envolèrent devant la joie qui m’était promise de revoir bientôt Rolande. J’embrassai éperdument ces feuillets, témoignages d’une aurore, alors que je me désespérais de la nuit.

Un coup de sonnette me ramena à la déconcertante réalité. C’était, à nouveau, mon concierge.

— Je dérange mam’zelle ; mais puisque les domestiques ont été renvoyés...

— Renvoyés ? et par qui ?...

— Par m’sieur Sigerier, donc !... Même qu’il les a payés avec un chèque barré... et qui z’ont bien eu d’là peine à toucher, rapport qui n’avaient pas de compte en banque...

— Allez ! allez !... pressai-je.

— Je vais... C’est pou dire à mam’zelle que j’ai des lettres pour M’sieur Georges, dont un papier de la mairie ; et qu’est-ce qui faut qu’j’en fasse ?

— Donnez. Je les réexpédierai moi-même.

Il me livra un volumineux courrier, puis me tendit une carte. C’était un élégant bristol gravé, portant ce simple nom : « Robert de Lieuplane » surmonté d’une couronne comtale.

— C’est pour mon frère ? questionnai-je.

— Non, mam’zelle. C’est vous qu’a veut voir.

— Un autre jour... un autre jour... fis-je, de plus en plus surpris, et ne trouvant pas à me dérober autrement.

Le concierge reparti, je parcourus rapidement mon courrier, en panne depuis huit jours. Lettres d’affaires, invitations à dîner, commande d’un portrait... les échanges coutumiers, passons. Mais un de ces papiers m’impressionna plus. Il m’ordonnait, de la part de la mairie, de remplir le jour même une feuille de recensement. Je restai longuement à réfléchir devant cette banale requête. Elle caractérisait les complications sociales qui allaient résulter de la mauvaise plaisanterie de Tornada.

Si je n’avais eu à redouter que les complications sociales ! Celles-là, on les esquive encore. Mais il allait se présenter toutes les difficultés, les embarras de chaque minute, tenant à l’irruption subite d’un homme dans une vie matérielle de femme élégante. Des riens, de petites pratique : mais l’ignorance en fait des montagnes. Tout d’abord, mes bagages. Ils se composaient de trois malles, de deux caisses à chapeaux et d’une dizaine de colis de toutes sortes, sacs, nécessaire de toilette, coffret à bijoux, coussin à eau chaude, etc., etc… y compris même une boîte de pharmacie. Ah ! Tornada n’avait rien négligé. Où avait-il donc récolté tout cela ? Ce qui m’intriguait aussi, c’est qu’ils semblaient, à la surcharge des étiquettes, avoir beaucoup voyagé. L’effort à faire pour les ouvrir, les déballer, les ranger, m’apparut insurmontable. Et, du reste, bien qu’il ne fût que trois heures de l’après-midi, une grosse lassitude, répercussion certaine de mes émotions jointes à la fatigue de ma première sortie, me terrassait déjà. Je n’avais plus qu’une envie : m’étendre, dormir, en attendant les événements.

À défaut d’une chemise de nuit, quelle plus douce enveloppe que le kimono de Rolande. Le soyeux tissu encore tout imprégné d’elle, de son odeur préférée, des parfums de son être, qui l’attendait toujours, qui l’attendait encore, était soigneusement range dans une armoire. Je m’en saisis, m’en baignai comme d’une eau charnelle et me laissai aller à la volupté de l’oubli.


IV


Je me dressai en sursaut. Sortais-je donc d’un rêve, ou plutôt, m’y trouvais-je encore plongé ?… Quatre coups venaient d’être distribués à mes volets, selon un rythme conventionnel, qui était le signal extérieur de Rolande, pour m’avertir qu’elle arrivait, que j’eusse à la faire entrer.

À cet appel béni, auquel succéda bientôt un coup de sonnette, je quittai précipitamment mon lit et allai ouvrir.

C’était elle !... La porte aussitôt refermée, par une obéissance automatique à nos anciennes coutumes de prudence, elle s’arrêta, anhélante, s’appuya au chambranle. Sa silhouette accusait dans la pénombre l’élégance de son tailleur discret, de son chapeau aux larges bords sous quoi une épaisse voilette la rendait méconnaissable. Mon cœur la dévisageait mieux que mes yeux. Ah ! que je me fusse laissé aller à la prendre dans mes bras, à lui balbutier comme jadis : « Enfin ! enfin, c’est toi, ma chérie !... » Mais ma mise négligée, mon kimono, en me signifiant que les choses étaient changées, me ramenait aussitôt, pudiquement, dans ma chambre, et même dans mon lit. Elle me suivit sans que je l’en eusse priée.

— Pardonnez-moi, mademoiselle, de forcer votre porte d’aussi bon matin... Je vous sais arrivée d’hier ; et mes deux lettres précédentes vous étant, je pense, parvenues... oui, je suis madame Variland... madame Variland...

Elle répéta son nom à plusieurs reprises encore, mais en personne qui a perdu le sens de sa phrase, sous le coup d’une autre pensée puissante. Je compris son émotion. Le concierge venait d’ouvrir extérieurement les volets et le grand jour me frappant en plein, ma ressemblance avec moi-même lui devenait tellement évidente, qu’à regarder ce portrait féminin de l’homme qu’elle aimait elle en restait sidérée.

— Oh ! mon Dieu !... Oh ! mon Dieu !... balbutiait-elle, en joignant les mains de surprise et d’admiration.

Mais le souvenir que j’évoquais lui devint tellement douloureux qu’elle ne put retenir son désespoir. Elle sanglota.

— Quoi ! vous pleurez, madame... participai-je, en dépit de la peine que j’avais à me dominer moi-même ; vous pleurez et je dois assister dès l’abord à votre chagrin !... Dites-moi, oh ! dites-moi ce qui vous trouble à ce point ; peut-être aurai-je la bonne fortune de pouvoir vous consoler.

Mais elle se reposséda aussitôt et, se tamponnant les yeux d’un mouchoir en dentelles que je connaissais bien, car c’était moi qui le lui avais offert :

— Excusez-moi... je suis un peu nerveuse depuis quelque temps... plus tard, peut-être, vous confierai-je... mais pour l’instant, sachez bien que je ne suis accourue ce matin que pour m’inquiéter de vous, comme m’en avait prié votre frère.

C’est à ce moment que je commençai à apprécier la rouerie qui mène le cœur des femmes éprouvées par l’amour. Elle accourait, disait-elle, pour ne s’occuper que de moi, femme, et elle n’allait en réalité parler, agir, proposer, concerter que pour conduire une enquête sur moi, homme. Pauvre cœur ! la pouvais-je blâmer de sa ruse, qui n’était au fond qu’un hommage à l’amant que j’avais été ; et qui donc, pour défendre une grande passion, muserait du mensonge ?...

— Ah ! fis-je, mon frère vous avait prié...

— Oui, dans une lettre que j’ai reçue de lui.

— Vous le connaissiez donc beaucoup, pour qu’il vous écrivît ?

—y Nous étions en relations assez suivies. Mon mari tout particulièrement lui portait beaucoup d’amitié... aussi son départ en coup de vent, sans prévenir personne... non, personne... nous a-t-il fort surpris. Dites-moi, est-ce concevable qu’on disparaisse ainsi, sans avertir d’un peu plus près ses meilleurs amis ?... Il a envoyé la même lettre à toutes ses relations.

— À toutes ?

— À toutes, dans les mêmes termes... comme une circulaire, un prospectus.

— Possédez-vous cette lettre ?

— Non... mon mari l’a gardée... Elle exprime laconiquement qu’il part pour recueillir une succession aux Indes... Aux Indes ! Il ne nous avait jamais dit qu’il y eût de la famille... et il nous annonce votre arrivée à Paris, en nous priant de vous bien accueillir.

— Je suis heureuse, rèmarquai-je. que Georges vous ait depuis longtemps parlé de moi...

— Depuis longtemps... affirma-t-elle.

— Cela me prouve que notre séparation ne nous avait pas désunis, qu’il ne cessait de s’inquiéter de moi.

Et j’insistai :

— Alors, il vous parlait de moi ?

— Souvent, souvent !

Et, s’enferrant dans son mensonge :

— Il m’avait même laissé soupçonner vos fiançailles.

— Mes fiançailles ! sursautai-je.

— En vérité, pas catégoriquement... Il m’a plutôt averti... sans nommer, sans préciser... C’est sa lettre seulement qui nous a appris qu’il s’agissait du comte de Lieuplane.

L’annonce de mon mariage avec le personnage qui m’avait fait présenter sa carte la veille dut imprimer à mes traits une certaine expression tragique, car Rolande perdit son assurance de petite menteuse candide et m’examina avec une certaine inquiétude. Quant à moi, cette extravagante nouvelle, par quoi se développait, s’amplifiait la fantaisie de Tornada, selon un plan dont je commençais à soupçonner l’intérêt scientifique — ne m’avait-il pas dit : vous êtes vierge, mais c’est bien votre tour, la maternité ne vous sera pas épargnée — quant à moi, cette nouvelle me révoltait. Ainsi donc, je n’étais pas débarrassé du sinistre opérateur. Libre, je continuais à demeurer son esclave, dans ces fonctions essentielles où l’homme prétend le plus garder sa volonté.

À nouveau, je pensai tout révéler à Rolande pour lui demander de prendre mon parti, m’en faire une alliée, et me dresser avec elle contre les embûches qui allaient être tendues à notre amour. Mais la singularité de ma situation menaçait tout d’abord de me faire passer pour fou à ses yeux ; jamais elle ne croirait à la transmutation d’un homme en femme ; et, en supposant qu’elle y crût, je redoutais plus encore le ridicule dont elle me couvrirait immanquablement, le ridicule qui tue les sentiments élevés, et particulièrement l’amour. Du reste, la curiosité, plus encore que la prudence, me rivait au secret, me conseillait au moins d’attendre, afin que, devenu l’entier confident de ma maîtresse par la parité de nos sexes, elle me livrât progressivement la vérité de son cœur et m’introduisit complètement dans le parterre où était éclose la fleur de notre tendresse. Si parfaitement unis que nous ayons été, réfléchissais-je, si partageurs de notre âme et de nos sens, il est certainement des impressions, des nuances, des critiques qu’elle m’a laissé ignorer ; et puisqu’il n’y a pas encore, si j’ose dire, péril en ma demeure, eh bien, attendons l’amitié qui se prépare, pour les connaître dans leur intégralité. Quel homme épris me blâmera jamais d’avoir fait ce petit calcul, et d’en avoir conclu à mon silence en ce moment ?

Je refoulai donc l’aveu qui me brûlait la gorge et j’attendis que se dessinât plus nettement l’intervention de M. Robert de Lieuplane. Pour l’instant, je voulais être tout à l’aubaine de Rolande, m’abandonner uniquement à la griserie de sa présence.

— J’ai cru comprendre tout à l’heure dans vos paroles, me dit-elle, que vous êtes restés longtemps séparés. Existait-il un dissentiment entre votre frère et vous ? En vérité, cela me surprendrait… M. Sigerier ne manifestait jamais de rancune lorsqu’il était question de vous.

— En fût-il souvent question ? l’interrompis-je à nouveau, pour savoir jusqu’à quel point elle mènerait sur ce sujet la candeur du mensonge.

— Parfois… quand il se laissait aller à évoquer le passé… guand il nous parlait de sa famille, de ses amitiés… de ses amours…

Chère petite ! Je devinais bien où elle voulait en venir… et, en effet, l’interrogation que j’attendais coula tout naturellement de ses lèvres :

— Il était très bel homme, très distingué… très chic, enfin… à cause de cela les femmes le remarquaient beaucoup, et il y mettait du reste une certaine coquetterie… Oh ! sans fatuité ; mais enfin, il aimait qu’on le remarquât…

Ah ! comme j’avais bien fait de me taire ! J’allais progressivement tout savoir de moi. J’encaissais, il est vrai, pour débuter ; mais comme cette légère critique était loin de me déplaire, puisque j’y pouvais distinguer une jalousie rétrospective !

Elle continua :

— Et, sa notoriété aidant, vous devinez la récolte de succès. Vous en parlait-il quelquefois, de ses succès ?

— Il était très discret.

— C’est une qualité de plus. Mais avec vous, qu’il aimait, peut-être que, dans ses lettres…

— Non, jamais… affirmai-je.

— Pourtant, s’obstina-t-elle, il devait aimer quelqu’un. Un homme de son âge ne peut pas se consacrer uniquement à son art… Et, pour ma part, j’estime qu’il doit y avoir quelque raison féminine dans ce départ précipité. Peut-être est-il parti en enlevant une femme… cela se voit !

Ah ! vite, vite, calmer ce pauvre être abîmé par le soupçon ! Vite rasséréner ce front tendu par la jalousie ; abattre l’échafaudage dressé par ce cœur en désarroi ! Car je comprenais son anxiété, au souvenir de mes propres émois.

Alors, je versai le souverain calmant :

— Vous vous trompez, madame. Il y a beaucoup moins de roman dans la vie de mon frère. Il ne me confiait certes pas ses fredaines, mais je peux vous affirmer qu’il n’en faisait guère ; et vous m’étonnez beaucoup en me déclarant qu’il manœuvrait pour s’attirer l’admiration des femmes, car il était hostile à ces façons d’agir. Il avait, cela je le sais, une liaison sérieuse ; mais il se fût bien gardé de la compromettre par un coup de tête. Et si, comme vous vous l’imaginez, il prenait jamais le parti, toujours très grave, d’arracher celle qu’il aime à son foyer, croyez bien que ce ne serait qu’après mûre réflexion, et avec la volonté formelle d’offrir sa vie en dédommagement.

Je faisais cette déclaration de principes d’un ton solennel qui devait contraster avec le spectacle frivole que j’offrais : mon kimono, mon bras nu, mes cheveux épars. Elle n’en goûta pas le piquant. Elle buvait mes paroles comme un philtre, renversée sur son fauteuil, les yeux clos.

— Du reste, continuai-je, je peux vous affirmer qu’en la circonstance il ne m’est pas permis de songer à une folie de Georges. Son voyage est exclusivement commandé par des raisons d’intérêt...

Et j’ajoutai, par une inconsciente obéissance aux recommandations de Tornada, et pour donner une apparence de plausibilité à la survenue dans le monde de la demoiselle que j’étais :

— Oui, les mêmes raisons qui nous ont jusqu’à présent séparés, et qui ont fait que pour beaucoup, sinon pour vous, on ignorait mon existence...

— Puis-je les connaître ?

— Les connaître... hésitai-je.

À l’aide ! grand Courteline...

— Je regrette de ne pouvoir vous les confier, mademoiselle : c’est un secret de famille.

Elle se contenta de cette raison à la Boubouroche. Pourtant un pli subsistait encore à son front. Je conçus qu’elle remuait l’étonnement que son cher disparu ne lui eût rien envoyé à la poste restante, par laquelle nous communiquions lorsque les circonstances nous empêchaient de nous rapprocher. Je me promis de lui donner cette autre sécurité aussitôt son départ de chez moi.

Mais toutes ces émotions m’avaient épuisé. Au surplus, je me trouvais à jeun depuis vingt-quatre heures, et l’inanition réagissant sur mon système nerveux, je me mis à bâiller. Je m’en excusai aussitôt.

— Comment ! vous mourez de faim et vous me laissez bavarder ! Il fallait vous faire servir devant moi !

— Je n’ai pas de personnel. Mon frère a tout congédié.

— Pas de personnel ! s’apitoya-t-elle ; mais je ne veux pas vous laisser ainsi !... Je vous en chercherai, moi !... En attendant, je vous fais déjeuner. Nous trouverons bien quelque chose ici.

Et comme je protestais, déclarant vouloir m’en occuper moi-même :

— Non, non, restez au lit. Vous allez voir. Ce sera très amusant.

Ah ! je m’imaginais bien le prix qu’elle attachait à ces quelques moments de domesticité, où elle allait faire revivre la douce intimité de nos goûters dans l’apaisement de nos sens. C’était moi qui la servais alors ; je lui apportais les pâtisseries, les fruits glacés, le vin de liqueur, le thé bouillant ; et elle, les cheveux fous, une épaule sortant nue du kimono, croquait à belles dents, buvait avec des hésitations de petite chatte ; et mon régal était de la regarder plus que de savourer les friandises...

— Je trouverai certainement quelque chose... répéta-t-elle.

Elle feignit consciencieusement d’ignorer où se trouvaient nos provisions. Elle partit comme à la découverte de l’appartement, gagna la cuisine où je l’entendis ouvrir des armoires, passa à la salle à manger où elle remua encore.

— Voilà !... voilà de quoi vous repaître !

Triomphalement, elle apportait nos gâteaux secs, notre vin de Samos, les disposait sur nos assiettes. Et je devins en cet instant l’adorable gourmande qu’elle était : mes cheveux étaient fous, mon épaule sortait nue du kimono, j’eus ses gestes pour manger et boire.

— Voyez donc ce joli petit bec, comme il en met !... murmura-t-elle, en me regardant, ravie.

Et c’était encore un de mes propos qu’elle me répétait. Rassasié, je me levai pour m’habiller. Mes ablutions terminées, j’acceptai son aide pour me vêtir. Aide précieuse !... Sans elle je me fusse certainement trompé dans l’attribution des dessous. Entre temps, elle avait ouvert mes bagages, déballé mes vêtements.

—- Mazette ! vous en avez, du beau linge !... Et cet amour de blouse !... et ce tailleur champagne !... Mettez donc ce tailleur.

J’obéis. Je fus bientôt en champagne. Le costume m’allait à ravir.

— Que vous êtes jolie, mademoiselle !

Oui, j’étais décidément en beauté. J’en ressentis un orgueil tout féminin. Et Rolande ne se fût lassée de me contempler si nous n’avions été dérangés par le concierge. Il me tendit une carte.

— C’est ce monsieur d’hier qui revient...

— Je vous laisse..., dit Rolande, avec un sourire malicieux, car elle avait eu l’indiscrétion de regarder la carte. Elle ajouta :

— Je vous laisse, mais je ne vous abandonne pas. Dès aujourd’hui je vous adopte. Vous viendrez à la maison, souvent, souvent. Vous connaîtrez mon mari. C’est un homme un peu froid… mais il sera aimable avec vous : il aime les jolies femmes !…

Et me pressant tendrement les mains : — Voulez-vous que nous devenions des amies ?

— De grand cœur, Rolande, répondis-je avec élan.

— C’est ça, dites-moi : Rolande, et je vous dirai : Georgette. À bientôt.

Elle emportait ma réalité… Hélas ! je retombais dans le fantastique avec celui qui lui succéda. Il me faudrait bien des lignes pour traduire la diversité de mes sentiments à cette première entrevue avec M. Robert de Lieuplane. C’était un seigneur d’environ trente-cinq ans — mon âge, en fait, si je n’avais pas été rajeuni par le maléfice de Tornada — qui adoptait sans distinction une barbe claire et un costume à la dernière coupe. C’est tout ce que j’en distinguai d’abord, tant j’étais troublé ; j’eus plus tard le loisir de remarquer d’autres particularités que je conterai. Il semblait de parfaite santé et sur cette physionomie eucrasique se greffait un sourire désenchanté, dévoilant une jolie denture. Fût-ce son air triste, fût-ce ma nouvelle sensibilité : je me sentis pris pour lui d’un mélange à la fois de défiance et de sympathie irraisonnée, deux sentiments incompatibles et que cependant j’éprouvais concurremment.

Il portait une gerbe de fleurs qui semblait l’embarrasser à tenir en même temps que sa canne et son chapeau de feutre gris. Il déposa les uns et les autres sur une console et s’assit gravement dans une bergère sans y être convié. Je ne pus que l’imiter.

— Que désirez-vous, monsieur ?

— Vous devez le savoir.

— Je ne sais absolument rien.

— Il ne vous a rien dit ?

— Qui cela, il ?

— Eh bien, notre ami, le professeur Tornada.

— Rien... rien... balbutiai-je...

— Eh bien, c’est qu’il aura oublié de vous en parler. Il est si occupé, cet homme... Je vais donc vous apprendre ce qui m’amène : c’est pour vous faire un brin de cour et voir si cela peut coller, entre nous. Je voulais justement me marier ; il m’a dit que vous aussi ; alors je viens me mettre à votre disposition. Sûrement, le tort qu’il a eu, c’est d’annoncer nos fiançailles avant que nous sachions si ça peut coller. Il ne faut jamais marier les gens sans savoir si ça collera. Mais puisque c’est fait, c’est fait ; et en route pour le conjungo, puisque votre frère ne dit pas non.

J’en suffoquais ! Plus encore que le despotisme de Tornada, la vulgarité de cet homme, ces propos où il n’était question que de savoir « si ça pouvait coller » ou non, sa façon de parapher son langage de gestes inutiles et communs, me choquaient à l’extrême. J’y dégageais un manque d'éducation, de savoir vivre que j’avais toujours méprisé chez les autres et qui, particulièrement chez celui-ci, déconcertait mon penchant pour la distinction. Et pourtant, il portait la particule, il était même titré ! Il est vrai, atténuai-je presque aussitôt, que certaine noblesse se plaît aux fréquentations de l’écurie par amour du cheval, et que naturellement le langage crottin ne peut que s’en suivre...

Ainsi donc, voilà l’homme qui m’était destiné !... Je ne savais rien de lui, ni de sa famille, ni de ses mœurs, ni de son sang, et la puissance arbitraire de mon falsificateur me l’imposait par une mainmise sur l’opinion consécutivement à celle sur ma chair ! Quoi ! je deviendrais donc Mme de Lieuplane, je partagerais la couche de ce grossier individu, j’en aurais peut-être des enfants !

C’était si cocasse, que je ne pus m’empêcher de sourire, ce à quoi mon fiancé, qui exagérait décidément tout, répondit par un rire de caserne.

— Vous verrez que ça collera, s’apaisa-t-il, et si ça ne colle pas, eh bien, il est toujours temps de se dégager. En attendant, je vous enlève pour aller faire notre persil au Bois. J’ai mon teuf-teuf à la porte. Grouillez-vous, ma petite Georgette. Mettez vos croquenots. Et attendez, attendez. que je vous arrange : votre robe ne colle pas.

Il avait remarqué un pli à mon tailleur champagne. Il me fit tourner, retourner, estima qu’un pincement dans le tissu s’imposait.

— C’est bon m’impatientai-je, je ferai modifier par ma femme de chambre dès que j’en aurai une.

— Pas besoin de la bonne... Je vais vous arranger ça.

J’eus la surprise de le voir tirer de sa poche un petit nécessaire de couture. Il y choisit du fil, une aiguille, un dé, Il s’agenouilla devant moi, réduisit le défaut et se mit à coudre. Il y déployait l’habileté d’un professionnel, sa main manœuvrait comme celle d’une experte ouvrière,

— Ah çà ! vous avez donc été tailleur ?

— Non ; mais j’ai toujours aimé la couture. À preuve...

Il me montra ses doigts, assez fins, mais parsemés de traces d’aiguille. Puis il acheva son travail.

— Là ! ça colle, maintenant. N’oubliez pas de vous mettre de la poudre.

J’obéis. Ma volonté n’existait plus. Il me fallait subir.

Nous sortîmes enfin. Quand je passai sous la voûte, le concierge me glissa un discret compliment sur mes fiançailles. Il ne m’étonnait pas que Robert eût bavardé. Nous montâmes dans la torpédo à deux places que mon compagnon conduisait en débutant. Il devait mieux s’y connaître en chevaux...

Nous parvînmes cependant sans encombre au Bois. Un soleil radieux y avait amené pas mal de promeneurs. Allée des Acacias, nous laissâmes la voiture pour faire quelques pas. Mon fiancé paraissait n’y être connu de personne. Il distribuait cependant, d’une allée à l’autre, des coups de chapeau et faisait des gestes de sympathie auxquels je remarquais qu’on répondait avec étonnement. Par contre, j’obtins un certain succès. Les messieurs se retournaient sur moi. Des dames en firent autant. J’eus plaisir à le constater. L’orgueil féminin s’éveillait en moi.

À midi, nous étions de retour à ma demeure. Qu’est-ce que la fatalité me réservait ?

— Ma poulette, me dit mon fiancé, j’espérais déjeuner avec vous, mais ça n’a pas pu coller, rapport à mes affaires. Et, ce soir, je pars en voyage pour deux jours. C’est pas de chance. Mais jeudi je serai là, et nous pourrons dîner.

— De quelles affaires vous occupez-vous ? questionnai-je.

— Je suis dans les vins. Et, justement, je fonde une maison à Lille. Oui, c’est là que je vais pour ça. Faut des capitaux, vous savez... Aussi, notre mariage tombe bien, votre fortune va me servir. Je veux même vous demander de passer cet après-midi à la banque pour signer une procuration. J’ai averti : on vous y attend.

— Ah !... à quelle banque ?

— À la vôtre, au Crédit du Nord... on dirait que vous ne le savez pas ?

— Si... si...

Il attendait ma réponse avec un prodigieux intérêt. Je le sentis vénal.

— Vous signerez ?

— Mais, certainement.

Qu’est-ce que cela me faisait ? Tout ce qu’il voulait. Je n’étais riche que de mon talent, et mes réserves étaient dans une autre maison.

Il me dit adieu, reprit le volant, disparut. Quelle délivrance ! Quelle aubaine, deux jours de liberté ! ... Et, cependant, par cette même inexplicable emprise, totalement étrangère au cœur, toute physique — et encore, d’un physique où l’amour n’entrait pour rien — je regrettais notre séparation, je le voyais s’éloigner comme s’il eût emporté un peu de mon être.

Quand je rentrai dans ma garçonnière, une fée avait passé, le ménage était achevé, la table servie, et une gentille soubrette attendait, qui me dit se nommer Anna et compter sur sa sœur comme cuisinière pour le lendemain. J’y reconnus l’initiative de Rolande et la remerciai secrètement. Je touchai du bout des lèvres au succulent repas envoyé de chez elle, puis me mis à mon secrétaire pour lui écrire. Que lui dire ? Par quoi commencer cette correspondance destinée à l'endormir, où je devais être un absent alors que mon cœur, ma main étaient d’une présente... Il y avait, il y aurait à me surveiller singulièrement. En aurai-je l’à-propos ?...

Pour cette fois, j’écartai la difficulté en lui adressant une lettre antidatée, pour expliquer ma fuite. La poste restante endosserait le retard. Je n’y mesurai ni ma tristesse, ni ma persistante ferveur. J’achevais ma lettre quand des sœurs se présentèrent, quêtant pour un orphelinat. Il n’était pas dans mes habitudes de refuser ; je donnais d’ordinaire pour me débarrasser ; mais, cette fois, il se joignit à mon aumône une pitié jusqu’alors inconnue pour les petits déshérités. À songer qu’ils n’avaient point de famille, mon cœur souffrait d’une angoisse maternelle. Allais-je donc, maintenant, me mettre à désirer l’enfant ? Je vidai ma bourse entre ces mains bienfaisantes, puis, démuni d’argent, je songeai à en réclamer à ma banque. Mais voilà bien une autre histoire qui inaugurait mes complications sociales : on fournirait le peintre Georges Sigerier, et on refuserait à sa sœur inconnue !

— Allons donc au Crédit du Nord, décidai-je, d’autant que j’y dois une signature. Comme me l’avait fait pressentir Robert, ma visite était prévue dans l’important établissement. On m’introduisit de suite dans le box d’un employé supérieur, qui me salua de belles révérences, me réclama quelques paraphes et me demanda si j’avais besoin d’argent.

— Certainement. Combien ai-je à mon compte ?

— Deux millions liquides, qu’il serait sage de ne pas laisser dormir.

Deux millions !... Ah ! Mais, cela commençait à devenir intéressant. Leur provenance ne faisait pas de doute. Tornada était le pourvoyeur. Il gagnait des sommes folles et vivait en ascète. Il n’avait fait que solder ses extravagances opératoires, dont j’étais le sujet expérimental. Mais deux millions c’était un chiffre ; et je me demandais combien de citoyens, à ce prix, résisteraient à un changement de sexe...

— J’annule cette procuration... fis-je aussitôt. Versez-moi un million et préparez un projet pour le placement de l’autre, en valeurs de mère de famille.

La langue m’avait fourché., mais l’employé n’était effaré que de mes dispositions.

— Vous emportez un million !... en un chèque ?

— En billets.

Le paquet était d’importance. Je le transportai à ma maison de banque, où il fut accueilli sans difficulté à mon compte.

Allons ! j’aurais de quoi me passer des caprices, et l’avenir était moins sombre. Du reste, mon art ne me restait-il pas ? N’aurais-je pas en lui la suprême ressource et la souveraine consolation ?... Travailler, servir la Beauté, j’en ressentis l’impérieux besoin, comme de constater que mon inversion n’avait rien diminué de mon talent.

Je retrouvai mon atelier de la rue Lepic avec une émotion sacrée. J’eusse pressé contre mon cœur palettes et pinceaux. J’envoyai des baisers à mes toiles, à mes dessins, à mes esquisses. Tout mon effort, toute ma vie ! Et dans un coin, sous la lumière de la baie vitrée, tamisée par de la soie jaune, ce portrait en pied de Rolande, caché aux profanes par un rideau : l’image chérie, que je gardais pour moi seul, pour mon émerveillement, pour mon culte ! J’écartai le tissu, je me prosternai devant l’autel, j’adorai l’idole. Mais je dissimulai vivement mon trésor : on venait de frapper.

C’était un modèle, un homme d’une beauté romaine, que j’avais engagé pour des croquis avant mon aventure, et qui venait chaque jour aux nouvelles.

— Déshabille-toi... prends la pose que tu voudras.

Ah ! l’ivresse l’ivresse sans limites de retrouver les lignes, de fixer l’harmonie ! Si j’étais mort pour l’amour, je restais en pleine vie pour mon art ; et jamais dessin ne fut mieux venu, avec cette particularité, pourtant, que mon trait, tout en restant aussi ferme, offrait une délicatesse nouvelle.

À huit heures, je travaillais encore. Il fallut que l’homme se déclarât fatigué pour que j’abandonnasse mon fusain. Je rentrai à pied en bénissant le travail consolateur. Deux œufs, et je me couchai pour dormir douze heures.


IV


Cela tenait du prodige ! Je me trouvais quelque temps plus tard, femme, dans le salon où, homme, avait débuté mon extraordinaire aventure. J’étais assis tout à côté de Rolande. Notre amitié récente, sa protection, permettaient qu’elle me gardât la main dans les siennes. Il y avait autour de nous les mêmes personnes qu’au dîner précédent : un cercle de femmes, parmi lesquelles la douce madame Chabrol, la tonitruante baronne des Illeuls — celle-ci toujours en tenue masculine — et Mlle Férette, et la belle cantatrice Savari, jabotant oiseusement, tandis qu’au fumoir voisin les messieurs achevaient leur cigare. On entendait, par bouffées, arriver leur discussion, qui roulait sur ce même sujet du transformisme où je m’étais montré d’un regrettable parti pris. Successivement nous parvenaient le bon sens de M. Chabrol, l’ironie de M. Variland et la tempête de Tornada. Car il était là, le monstre ! il avait été mon voisin de table, mais n’avait pas desserré les dents pour moi, négligeant même de me regarder, comme si je n’eûsse pas existé. Par contre, mon autre voisin, le compositeur Rimeral, s’était montré des plus galants, voulant me reconnaître de la voix, insistant pour que j’en allasse faire l’essai chez lui, me promettant de composer pour moi, tout un manège qui me valut, de la part de Mlle Savari, des regards qui me poignardaient.

Un seul hôte absent : Georges Sigerier ; un seul hôte nouveau : Robert de Lieuplane.

Sur Georges Sigerier on n’avait en général tenu que des propos bienveillants. Dans certains milieux du monde parisien, ce n’est pas être trop méchant que de dire de l’artiste que son œuvre est un champ de navets — c’était l’appréciation de la belle Savari — et du citoyen, qu’il a dû quitter Paris vous éviter les suites d’une affaire de mœurs — c’était la certitude de la baronne, et cette idée ne lui déplaisait pas. — Je dois à la vérité de dire que ces opinions changèrent radicalement quand on me sut la sœur du peintre, et qu’on loua dès lors mon frère de faire un héritage qui allait lui épargner les besognes commerciales. En somme, j’étais sympathique et réputé galant homme.

Mais sur Robert de Lieuplane, le silence fut plus cruel que l’opinion. Il s’était tenu à table avec un souci évident de bonne compagnie ; mais il avait mangé des os de poularde avec les doigts, essuyé ses verres avant de s’en servir, et ri si grassement qu’il en éclaboussait la nappe. J’entendis aussi Mme Chabrol confier à Rolande qu’elle avait dû tout le repas redouter les pieds de son voisin ; et ce voisin n’était autre que mon fiancé. Au surplus, les « ça colle » n’avaient cessé d’émailler sa conversation ; et je surpris que le mot avait été adopté par deux jeunes gens, qui le répétaient en acceptant de Rolande un verre de liqueur. Si j’avais été jeune fille et maîtresse de moi, ces simples détails m’eussent à jamais écarté d’un prétendant aussi malappris ; mais je n’étais qu’une vierge artificielle et je sentais peser sur moi l’atroce pouvoir expérimental du professeur Tornada.

Il rentrait dans le salon... De quelle force mystérieuse était-il donc détenteur ? Dès l’apparition de ce personnage satanique, qui ne s’était pourtant point inquiété de moi durant tout le repas, je me sentis cette fois à nouveau circonscrit par l’orbe, magnétisé par les phosphorescences de sa barbe, qu’on ne voyait pas dans les lumières, mais qui devaient agir. D’un bond, je fus auprès de lui.

— Eh bien, Georgette, questionna-t-il, on est contente de son sort ?

— Oui, maître.

— On a gentiment accueilli le fiancé ?

— Oui, maître.

— Et les deux millions !

— Aussi, maître.

— Alors, tout va bien. Soyez heureuse, ma fille.

Il se retira, à l’anglaise. Je me sentis aussitôt dégagé. Mais Rolande avait suivi cet aparté avec une inquiète curiosité. Elle m’attira à part, me redonna la bienfaisante caresse de sa main, comme si elle savait qu’elle avait à me consoler.

— Georgette, que vous a dit cet homme ?

— Rien de particulier, Rolande.

— Il m’effraye !... J’aurais voulu ne pas l’inviter ce soir ; mais mon mari y a tenu... je ne sais pourquoi, je redoute pour vous sa présence... ne vous confiez jamais à ses soins, surtout !

— Je n’ai aucune raison, Rolande. Je suis tout à fait bien portante.

— Les invités s’en vont... votre fiancé fume sa pipe avec mon mari... Venez, nous allons pouvoir causer de votre frère.

À la joie qui l’éclairait, je conçus que ma récente lettre envoyée à Bombay par une agence et renvoyée de là-bas en France, lui était parvenue poste restante. Elle devait l’avoir apprise par cœur, sans doute avant de la détruire, car elle me resservait involontairement des expressions que j’y avais mises, en parlant des coutumes locales, de la beauté des femmes, de l’imprévu des décors. Tout cela, je l’avais copié dans le Larousse.

— Il doit être arrivé, n’est-ce pas ; et je le vois en train de s’extasier devant les merveilles des styles dravidien ou chaloukya ; ou encore prenant le croquis d’une silhouette de quelque femme du Deccan, de si noble stature, paraît-il...

— Vous vous intéressez donc tant à lui ? risquai-je pour la première fois.

Elle rougit :

— Oh ! oui, votre frère, voyez-vous, je le trouvais tellement différent des autres, tellement supérieur ! ... Il rayonnait par l’esprit, par la délicatesse du cœur, par le talent. Il était une force et un charme. J’aurais compris qu’une femme l’aimât au point de tout abandonner pour devenir sa compagne, son associée, son esclave s’il le fallait... Et c’est ce qui vous rend si précieuse à mon cœur, Georgette : c’est que vous lui ressemblez en tous points... Contez-moi votre jeunesse commune...

Je fus obligé d’inventer des choses, et je dois dire qu’elles n’étaient point à mon désavantage. Je décrivis le milieu familial, le grand parc aux arbres éployés, les lectures, têtes blondes penchées sur le même livre, et la prière, mains jointes, au pied du dodo, avant le sommeil bercé par les anges. Rolande palpitait, comme les enfants au récit d’une histoire merveilleuse :

— Encore !... encore !...

Et j’inventais, j’inventais, trouvant des souvenirs puérils si loin de ma réalité ! car, enfant unique, négligé par une mère malade et un père tout à des affaires difficiles, c’était en moi, en la nature, que j’avais puisé les éléments de mes émotions, de ma sensibilité, les premiers éveils à ce goût de peindre qui avait décidé de ma carrière.

Rolande s’y passionnait. Jamais, dans nos causeries d’après l’étreinte, je n’avais entrepris de ranimer mon enfance, et jamais elle ne s’en était inquiétée. Tout était laissé à l’enivrement des heures trop courtes... Maintenant, la sœur purifiait le frère ; et en la constatant si attentive à ces histoires puériles, si captivée par ce roman de bibliothèque rose, j’avais peine à me rappeler la maîtresse vibrante qu’elle avait été.

Notre intimité s’était d’ailleurs contentée jusqu’à présent, depuis que j’étais femme, de purs échangés sentimentaux. De sa part, d’esclavage absolu de son rêve menacé ; de ma part, aucun réveil des sens, qui m’eût poussé à un délire impossible. On eût dit que Tornada, en me douant de la virginité charnelle, m’avait en même temps refait un cœur virginal. Était-ce l’effet d’une cicatrisation, d’une adaptation intérieures qui, réagissant sur mon système nerveux, m’entretenaient dans ce calme ? Attendais-je une nouvelle puberté ? n’importe : je passais, insensible aux suggestions originelles que ne cesse d’étaler la vie. Amants tendrement enlacés dans la rue, affiches jetant aux murs leurs tableaux équivoques, animaux obéissant à la force de l’instinct, regards mâles me convoitant, rien, non rien ne parvenait à réveiller en moi l’appel ardent, à ranimer Eros, jadis mon dominateur. J’en étais même souvent déconcerté. Rolande et moi, de plus en plus unis, ne nous quittant pour ainsi dire pas, sauf aux moments où son mari l’exigeait au foyer, nous vaquions à nos occupations, courions les magasins, prenions le thé, traversions les expositions, en camarades éthérées et frivoles. Son mari, après m’avoir accueilli avec défiance, admettait maintenant avec une satisfaction évidente ma compagnie. Plusieurs fois, le ménage m’avait fait partager une loge au théâtre ; j’étais sur le devant, serré contre Rolande ; il m’arrivait de son décolleté, de sa chair de lys épanouie, ce parfum d’elle qui me grisait autrefois, qui exaltait mon désir jusqu’aux sommets de la passion — et je n’avais pas à lutter, pas à me réfréner. Je n’étais plus provoqué. Et c’était d’une douceur infinie, cette liaison harmonieuse, tranquille, épargnée aux jalousies, aux soupçons, aux rancunes qui gâchent l’amour.

Une seule ombre : Robert de Lieuplane. Maintes fois, avec une discrète sollicitude, Rolande avait tenté de m’interroger sur ce fiancé indigne de moi, sur la nature des sentiments que je portais à cet homme d’une autre essence que moi, alors que ma fortune m’assurait l’indépendance.

Mais j’avais toujours détourné son enquête, et le mystère subsistait pour elle, comme du reste pour moi. Du moins, d’un secret accord, manoeuvrions-nous pour l’éviter. Sans cela, il n’eût peut-être pas « décollé », de tous les instants où ses tractations sur les vins ne l’appelaient pas hors Paris. Il me pourvoyait en abondance de fleurs, de bonbons ; nous les respirions et les croquions avec Rolande : c’était mon dédommagement. Il s’était pourtant tellement installé dans mon avenir qu’il n’avait pas compris que je lui retirasse cette procuration dont il m’avait arraché la promesse. Il y voyait une atteinte à des droits établis par la force mystérieuse ; il y revenait constamment ; et son âpreté avait même occasionné plusieurs scènes où, sans nous expliquer, car il n’y avait pas matière à raisonnement, il avait cependant usé d’une autorité, d’un pouvoir conjugal qui m’effaraient. Un jour, je l’avais même chassé ; mais il était revenu le soir même, en homme que la fatalité ramène. Et, phénomène inconcevable, j’avais accueilli son retour avec reconnaissance, comme si, en le retrouvant, je fusse rentré en possession d’un peu de moi-même.

Toutes ces réflexions avaient, depuis un instant, suspendu mon bavardage. Je m’éventais mollement, les yeux portés vers mon énigme.

— À quoi pensez-vous ? fit Rolande, en touchant mon bras nu.

— À rien... ou plutôt, si : à ce que vous allez trouver que je flatte le caractère de mon frère... Que voulez-vous ? Je le vois ainsi... mais je reconnais fort bien aux autres le droit de n’être pas aussi bienveillants que moi. Il a certainement ses petits côtés, ses défauts... Qui n’en a ?

— Vous !... affirma-t-elle, en me donnant un baiser. Quant à votre Georges, vous ne le vanterez jamais trop. Non, votre admiration pour lui n’est pas excessive. Heureuse sera la femme qu’il distinguera au cours de son voyage... et, s’il a laissé une amie à Paris, eh bien, véritablement, je la plains.

Sa voix, son visage exprimait sa détresse ; jamais ferveur de femme pour le souvenir d’un amant ne s’était aussi vivement trahie... Ah ! misérable instabilité, et comme il faut se garder d’exiger l’absolu !... Un personnage qui entrait pour venir prendre congé d’elle dérouta subitement l’enthousiasme que j’en éprouvais.

C’était le compositeur Rimeral. Bel homme, élégant, portant aux yeux une flamme qui eût pu passer pour de l’inspiration si sa musique en avait contenu, secondé au surplus par l’auréole d’une gloire facile, il avait grande action sur les femmes et ne se privait pas d’en user. Ses assiduités auprès de Rolande avaient déjà été, à plusieurs reprises, l’occasion de querelles entre nous. Celle-ci avait fini par les redouter au point d’éviter, dans ses rapports avec ce bellâtre, tout ce qui pouvait porter atteinte à ma susceptibilité. Sans l’écarter de son salon, elle n’avait plus donné prétexte à ma jalousie. Eh bien, en le voyant cette fois paraître, ses traits se rassérénèrent subitement, la coquetterie provocatrice l’emporta sur le drame intérieur. Elle se leva d’un bond, me plantant là pour aller causer avec lui. Je les entendis projeter une tasse de thé, dans l’intimité, afin qu’il pût lui jouer les bonnes pages de sa prochaine opérette, un succès certain, affirmait-il.

Et cet homme était l’amant de la dugazon Savari, il se ruinait pour elle, et Rolande le savait !

Et Rolande, l’instant précédent, par le ton pénétré de ses questions, par sa religion à m’écouter,, manifestait pour moi la passion des héroïnes !

J’en fus abasourdi plus encore que meurtri. Quand elle revint prendre sa place à mes côtés, le teint animé, la voix vibrante encore, je ne me retins pas de lui jeter sèchement :

— C’est votre amant ?

Mais elle riposta, du même ton blessé, hautain, dont elle usait lorsque je la soupçonnais :

— Qu’osez-vous dire, mademoiselle !...

— Vous prenez un rendez-vous dangereux en tous cas !

— Est-ce que cela vous regarde ?...

Nous nous séparâmes fraîchement ce soir-là. Reconduit en voiture par mon fiancé, qui, sous l’empire des vins, critiquait les boissons auxquelles il venait de largement faire honneur, en route, je méditais une vengeance. Ah ! petite misérable, tu me trahissais ainsi ! Tu allais t’aventurer chez ce fabricant de musiquette, ce fournisseur d’orgues de barbarie, au mépris du souvenir sacré que tu me devais ! Eh bien, on verrait. Tu serais punie. Je connaissais une bonne façon de te ramener à la chaîne...

Ce n’est point que la rage m’emportât comme autrefois. Le dépit dépassait la colère. Il manquait à mon exaspération d’être appuyée par un froissement d’orgueil masculin. Il y manquait aussi la crainte d’être dépossédé d’un bien charnel, avec tous les spectacles de laideur que forge l’amant lorsqu’il imagine que sa maîtresse succombe autre part. Cela, maintenant, était lettre morte pour moi. Je ne concevais plus que ces torturantes visions pussent jamais me reposséder. Non, mon amertume ne s’écartait pas d’un domaine purement psychique... En me trahissant, c’était mon âme seule que Rolande allait sacrifier : son outrage n’entamait que ma tendresse.

— À quand, ma poulette ?... questionna Robert, au moment où je pressais le bouton de ma sonnette.

— Au plus tôt... à demain... ne me laissez pas... m’étonnai-je de lui dire, en mon ressentiment.


V


Notre brouille ne dura pas. Deux jours après, Rolande accourut chez moi et se jeta à mon cou.

— Ma chérie, dit-elle, je viens vous demander pardon. Je reconnais que j’ai été méchante avec vous et imprudente avec M. Rimeral. Je ne devrais pas aller à son rendez-vous ; mais ce qui est promis est promis. Soyez convaincue, toutefois, que si je peux redouter son audace, je n’ai rien à craindre de moi-même. Je veux rester une honnête femme.

— N’y allez pas, Rolande ! suppliai-je. On ne sait jamais où peut entraîner la surprise, la violence, la minute d’égarement, de faiblesse. Alors, que d’amertume, de regrets !... Vous me parlez souvent de mon frère Georges ; vous tenez à son estime... Que dirait-il s’il apprenait ce que vous allez risquer auprès d’un homme indigne de vous !

Evocation magique ! Je l’avais touchée au point sensible.

— Vous y tenez tant que cela ?

— Pour George... pour vous, oui.

— Eh bien, c’est entendu : je n’irai pas.

Je battis des mains, et d’un nouveau baiser elle scella notre réconciliation.

— Pour vous récompenser, lui dis-je, je vous ménage une surprise et vous emmène avec moi.

— Où cela ?

— Dans un jardin secret, dont vous êtes la fleur magnifique.

— Je devine !... Oh ! que je suis contente !

Nous gravîmes lentement la rue Lepic. C’était l’heure ménagère. Brouhaha, cris d’étal, marché en plein vent... Insensible au mouvement si pittoresque de ce coin de Montmartre, Rolande gravissait la côte en s’appuyant à mon bras, comme au pèlerinage. Pèlerinage en effet, acte de dévotion, elle semblait prier en entrant dans mon atelier, le sanctuaire où nous avions pour la dernière fois fait communier nos lèvres...

— On est donc venu ici depuis qu’il est parti ? réfléchit-elle, avec une imprudence que je ne soulignai pas.

— Certainement. Moi.

— Je veux dire : on y a travaillé ?

— Moi, encore.

— C’est vrai, vous êtes peintre..

Elle se mit à inspecter l’atelier. Je l’observais. Elle passa sans sourciller devant le divan complice, devant son portrait. Puis elle tomba en arrêt sur une toile que j’achevais de brosser. Je n’avais pu résister a la tentation de copier le chef-d’œuvre que Tornada avait fait de mon anatomie. Je m’étais représenté dans le plus simple atour, uniquement vêtu d’un masque de velours noir.

— Quelle est cette femme ? interrogea-t-elle avec une anxiété que j’aimai constater.

— Moi, toujours.

— Et peinte par ?...

— Par moi.

— Ah ! par exemple !.., par exemple !...

Elle s’était reculée de quelques pas, fermant à demi les yeux, pour mieux étudier les détails de cette œuvre, qui pouvait compter parmi mes meilleures. Je notai son attitude professionnelle, imitée de ma façon de regarder les tableaux.

— Savez-vous, ma chérie, que vous êtes épatante !

— Comme peintre ?

— Aussi... mais comme lignes, je ne crois pas qu’il existe à Paris, ni même peut-être au monde, un nu aussi parfait !

— Votre opinion ne changera-t-elle pas devant le modèle ?... fis-je, en me retirant derrière un paravent, pour me déshabiller et procéder à quelques retouches.

Quand je reparus devant elle, évoquant Ève avant la faute originelle, elle s’était installée sur le divan, à sa place favorite, et rejetait les volutes d’une cigarette d’Orient. Je lui avais assez inculqué le respect de mon travail pour qu’elle me laissât disposer le miroir et parfaire mon œuvre. Elle suivait silencieusement tous mes mouvements, sans presque oser bouger, les yeux grands d’émerveillement. Cela dura deux heures.

— Là ! fis-je, en rejetant ma palette.

— Venez près de moi, maintenant.

Je m’approchai, ému. Elle me fit place en s’arrondissant ; elle toucha mes bras au contour marmoréen ; elle caressa mes cheveux, assez longs maintenant pour que je pusse les ramasser en natte. Puis, attirant ma tête contre sa poitrine, en même temps, elle murmurait :

Je resterais ainsi, des heures, des années,
Sans épuiser jamais la douceur de sentir
Ta tête aux noirs cheveux sur moi s’appesantir
Comme morte parmi les lumières fanées...

Le chant dont je la berçais après l’étreinte, voilà qu’elle m’en charmait à son tour ! Sans équivoque possible, certes ; rien qu’une prière où palpitait son souvenir... et je fus sur le point de la continuer. Mais la prudence immobilisa, la divine musique sur mes lèvres, et aussi le désir d’apprendre.

— De qui sont ces vers, ma chérie ?

— De Samain.

— Vous aimez ce poète ?

— Je le connais peu...

— Alors, pour m’en réciter une phrase, il faut qu’on vous l'ait apprise.

— Évidemment...

— Dans des circonstances semblables... Lorsque vous-même vous veniez vous offrir, en aussi simple appareil, à l’admiration de quelqu’un qui vous aimait ?

— Évidemment...

— Qui, cela ?

— Ne suis-je pas mariée ?

— Si mal, Rolande... avec un homme qui doit ignorer cette musique !

— Mais non... mais non.

Allons ! nous n’étions pas encore assez intimes. Elle gardait sa façade... et j’en ressentis, pour elle, une fierté. Je me rhabillai et nous partîmes.

Les jours suivants, plusieurs événements s’opposèrent à nos rencontres. Je fus d’abord pris d’une fièvre de travail comme il m’en survenait en mes temps virils. Une véritable fièvre, où je m’exaltais, où mon œuvre seule me hantait, où il me fallait, comme au malade, la solitude pour passer mon mal. Transport nerveux de bon augure, qui me rendit confiance en mon destin et m’inspira que je trouverais toujours en moi-même de quoi parer aux mécomptes, de quelque nature qu’ils fussent. Tout mon effort se concentrait sur mon portrait masqué, et j’eus l’étrange ambition de le proposer à l’admiration des foules. On approchait du Salon ; il était temps encore pour que j’y envoyasse ma toile : je fis les démarches nécessaires. Elles me furent facilitées par un état civil qui me survint un beau matin sous pli recommandé. Par quel subterfuge Tornada, car ce ne pouvait être que lui, m’avait-il fait inscrire sur les registres de la mairie de mon pays natal ? Comment avait-il trouvé des répondants pour établir ma personne dans la société ?... Il est vrai qu’avec de l’argent on obtient tout. Bref, la Femme au masque, de Georgette Sigerier, fut accueillie avec une faveur qui faisait pressentir la haute récompense. J’appris même, par Rimeral, à l’affût de tous les potins, que le jury, dont j’aurais dû faire partie, avait profité du succès de la sœur pour mésestimer sans pitié l’œuvre du frère absent : on avait prédit à Georgette l’Institut qu’on refusait à Georges. Des reporters, des photographes, dès la veille du vernissage, se cassèrent le nez à ma porte. C’était le triomphe.

Si Rolande le goûta pleinement avec moi, dans une véritable joie d’art, Robert, lui, n’y compta que la plus-value que j’allais désormais représenter. Ma fortune était déjà belle ; mais les billets de mille conquis en quelques coups de pinceau nous allaient permettre le grand luxe. Il ne se tenait plus de faire des projets somptueux. Les vins ne seraient plus qu’un accessoire, un passe-temps. Ça « colla » tellement dans ses prévisions qu’il parla de publier sans plus tarder nos bans. Je ne me révoltai pas. La fatalité me rivait à lui, et plus encore que je ne me l’imaginais.

Il lui était arrivé de disparaître à plusieurs reprises, sans légitimer son absence. J’étais toujours incapable de définir mes sentiments, mêlés de soulagement et d’inquiétude. Rien de la fiancée pour son futur époux. J’acceptais qu’on nous mariât d’autorité, comme jadis des princes, par raison d’État, pour associer des royaumes. Je ne me représentais pas que je pusse jamais échanger avec lui d’autres témoignages que ceux que nous échangions pour le présent : l’acceptation d un banal baiser sur le bout des doigts, ou bien, quelquefois, de sa part, une pression, une constatation plutôt de la fermeté de ma gorge, à laquelle je ripostais d’ordinaire par une tape désapprobative. Ainsi se défend une fille d’auberge explorée par un client, sans que cela ait, de part et d’autre, autrement d’importance. Nous vivions donc, semblait-il, dans une parfaite indifférence physique. Et, pourtant, je m’émouvais de ses disparitions. En vain tentais-je de me raisonner ; en vain me reprenais-je à ses défauts, à sa vulgarité, à son âpreté, qui me le rendaient indésirable ; en vain me persuadais-je qu’une fois en ménage ce manque total d’attirance tournerait vite à l’aigreur, et même à la haine : et je ne pouvais cependant supporter l’idée qu’il se risquât à une autre aventure d’amour, que ses fugues dépendissent d’une autre recherche que la mienne. Ce n’était pas de la jalousie : c’était autre chose d’inexplicable, comme une atteinte à mon instinct de propriété : la dépossession en faveur d’autrui d’un bien qui m’appartenait.

Cette fois, son éclipse se prolongea outre mesure. Au cinquième jour, je n’y tins plus, je me mis à sa recherche. Je courus à son hôtel : on ne savait rien de lui. À son garage, même ignorance ; et l’auto, au surplus, avait disparu avec lui. M’adresser à sa famille, à ses amis, l’idée m’en vint, naturellement ; mais, sur ce point comme sur les autres, je ne savais rien de lui, pas plus que lui de moi. Nous ne nous étions jamais souciés de nous donner les premières instructions de ceux qui vont fonder un foyer. Alors quoi ? m’adresser à la police ?... Je répugnais à ce genre d’inquisition, qui fait de vous la vedette des journaux, la proie des reporters. Voyez-vous ça, au moment où j’allais, sous une autre forme, triompher au Salon, voyez-vous ça, que l’auteur de la Femme au masque s’imposât aussi à la notoriété par un scandale ! Ah ! non, les bons confrères seraient trop heureux de noyer l’astre qui se lève !... Alors, je pensai à retrouver Tornada, en dépit dé la crainte que m’inspirait ce personnage, à me renseigner par lui. Il avait jeté Robert dans ma vie, il me l’avait imposé : nul doute qu’il l’entourât comme moi d’une sollicitude, d*une obscure bienveillance qu’il ne manifestait pas, mais dont je pressentais la constance.

Ce jour-là — c’était précisément la veille du vernissage — Rolande vint me cueillir au Grand-Palais. Nous devions aller à un essayage, passer ensuite chez Fouquet, le bijoutier, où je faisais transformer un collier. J’aimais remuer avec elle les chiffons, lui donner des avis, en recevoir, m’éprendre sous sa suggestion d’un bijou, que je rejetais ensuite avec la même inconstance frivole que la généralité des femmes.

Dès que je vis paraître mon amie, sans remarquer qu’elle était aussi soucieuse que moi, mon inquiétude déborda :

— Je ne sais ce qui se passe... voilà cinq jours que je suis sans nouvelles de Robert... c’est inconcevable ... et je me demande vraiment...

— Je ne croyais pas qu’il vous manquât à ce point, fit-elle, avec amertume. Mais que peut-on prédire de l’amour !... Tel être qui vous semblait ne devoir jamais entrer dans votre cœur s’en révèle soudain le maître, et c’est votre cas avec M. de Lieuplane...

— Vous vous trompez, Rolande...

Mais elle ne me laissa pas protester :

— Tandis que tel autre, en qui l’on avait placé toute sa foi, tout son avenir, et qui jusqu’alors avait répondu à vos sentiments, se révèle, à la première absence, le cœur le plus lointain, le plus parfaitement étranger, à croire que rien ne s’est jamais passé entre vous...

— Et c’est votre cas avec ?...

— Avec personne, fit-elle, farouchement.

Elle attendait depuis deux semaines une lettre de moi. Plus encore pour connaître l’exacte profondeur de sa passion que pour la punir de ses coquetteries avec Rimeral, j’avais résisté à m’apitoyer sur son anxiété progressive, sur la souffrance qui l’atteignait jusque dans sa santé, remplaçant le sommeil par d’amères hypothèses, la laissant sans appétit devant les mets les plus savoureux. Par-dessus tout, je comptais sur son désarroi pour devenir enfin son confident, car c’est en ces périodes de doute que les cœurs les mieux trempés se livrent, et la suite de cette histoire légitima cette prévision sentimentale. Les vrais amoureux me pardonneront ma cruauté.

— Vous avez tort de ne pas me croire assez votre amie, Rolande... déclarai-je doucement. N’allez pas vous imaginer que je n’aie pas remarqué votre bouleversement, vos sautes d’humeur depuis quelque temps. Vous en dire la nature exacte me serait impossible ; mais il n’y a guère que l’amour pour vous troubler à ce point. Allons ! Abandonnez-vous entièrement à moi. Et croyez bien que si je suis en mesure de vous servir...

Je m’offrais à la minute psychologique. Délaissant nos courses et l’auto qui nous y devait mener, elle m’entraîna, bras dessus, bras dessous, vers les allées du cours la Reine, pour l’instant relativement désert. Des oiseaux chantaient. Dans la tiédeur printanière, ah ! qu’il me fut doux de sentir l’autre tiédeur de son bras, m’étreignant plus fort à mesure qu’elle me livrait son secret, à mesure que son émotion croissante, au récit de ses propres tortures, se traduisait par un besoin physique de trouver en moi aide et consolation. Elle narra toute notre liaison, depuis le premier jour où je l’avais rencontrée chez les Chabrol ; et j’apprenais comment je l’avais séduite —source d’étonnement pour moi, car ce n’était ni par mon talent, ni par mon esprit, ni par ma beauté, ni par ma vigueur, mais par plusieurs petits détails insignifiants, comme d’avoir les mains soignées et de lui être apparu, un jour de dîner costumé, dans les atours d’un doge vénitien, évoquant pour elle les folies et peut-être les mêmes drames de la mascarade italienne. Elle ne poussa toutefois pas ses aveux jusqu’à me révéler nos communions physiques ; et je lui sus gré, en cet instant, de n’avoir point profané ces souvenirs sacrés.

— Et voilà, acheva-t-elle, vous savez tout. Il vous reste maintenant à être aussi loyale que moi, à me répondre sans détours à la question que je vous ai déjà posée : quelle est la vraie raison du départ de Georges et pourquoi s’abstient-il de me câbler de temps en temps pour me rassurer ?

Je répondis comme il convenait, en calmant ses alarmes ; et son cher bras me serrait plus fort à chaque nouvelle raison que je trouvais pour la rassurer.

— Ah ! que vous me faites du bien !... que je suis heureuse maintenant d’avoir mieux que mon piano à qui confier mes tourments... La musique me consolait pourtant... Mais vous, vous, ma grande chérie !... vous, sa sœur... vous presque lui-même !...

Presque, en effet... réfléchissais-je, avec une amère ironie, en un de ces retours sur mon état que l’invraisemblable acceptation de mon sort ne me ménageait pas, à mon sens, assez souvent.

Mais le hasard est source d’enseignements imprévus, et ce qui survint presque aussitôt après la confidence de Rolande me démontra qu’il subsistait en moi au moins l’énergie d’une résolution virile. Nous étions arrivés dans notre promenade jusqu’à la place de l’Alma ; de là nous avions obliqué pour revenir, et nous traversions la rue Marbeuf, lorsque soudain j’aperçus une auto singulièrement semblable, de couleur et de forme, à celle dans laquelle Robert m’avait à tant de reprises transporté. Oui, c’était bien sa torpédo blanche, avec la couronne comtale. Elle stationnait devant un de ces bars fréquentés par une clientèle équivoque.

— Entrons ! ordonnai-je à Rolande.

— Là-dedans ? Ah çà ! vous êtes folle !

— Entrons ! entrons !

Elle comprit tout de suite. Robert s’y trouvait, installé devant des soucoupes, seul homme au milieu d’un essaim de filles. Il tenait enlacée l’une d’entre elles, une rousse, du reste appétissante. Dès qu’il nous reconnut, sans se démonter, il abandonna sa conquête et se porta à notre rencontre.

— Voilà du temps... fît-il, souriant bêtement.

— Voilà du temps, ripostai-je. Que faites-vous dans ce bouge ?

— Vous le voyez, j’ai retrouvé quelques amies...

— Et vous ne les avez quittées de cinq jours ; tandis que moi... Mais ce n’est pas l’endroit pour nous expliquer. Partons, suivez-moi.

O mon innocence !... Les filles s’étaient mises de la partie. Leurs voix grasses tournaient en dérision, avec des épithètes appropriées, l’attitude penaude de mon fiancé. Il hésita, puis fit un pas pour retourner vers elles.

— Vous ne voulez pas me suivre ?

Et vlan ! d’un solide revers de main, je giflai ce personnage qui m’offrait la bonne fortune de pouvoir rompre. J’en étais pourpre de rage ; Rolande en était pâle ; et lui passait au vert biliaire. Nous nous installâmes dans sa voiture, il prit le volant et nous reconduisîmes Rolande chez elle. Après quoi nous dînâmes au cabaret, comme si rien ne s’était passé. Ma colère était tombée. Il me proposa d’achever la soirée au café-concert — il disait « caf’-conc’ » — et j’acceptai. Je détestais ces sortes d’exhibitions, mais Robert y prenait un plaisir infini. Et ce fut encore l’occasion d’un scandale qui montre à quel point ses façons étaient celles du vilain.

Nous avions pris une loge. Désappointé par la scène, je regardais dans la salle, en m’étonnant du nombre de lorgnettes braquées sur moi, lorsque, aux fauteuils, directement sous notre loge, je remarquai l’insistance effrontée d’un spectateur qui ne me quittait pas du monocle. En me voyant ainsi l’attention de ce seigneur, je ne pus, par réflexe, en détacher mon regard. Aussi me crut-il complice. Il tira bientôt une carte de son portefeuille, pour y griffonner quelques mots, en me signifiant par gestes qu’il allait me les faire parvenir. En effet, à l’entr’acte, une ouvreuse se présentait avec le message et tentait de me le glisser.

Mais ce fut Robert qui s’en empara. Tout en feignant de s’intéresser au spectacle, il avait suivi ce manège. Et cet homme, qui ne me recherchait que pour mes millions, sortit de ses gonds avec la même violence que s’il m’aimait — donc, avec grossièreté. Il apostropha le galant, qui venait de reprendre sa place, en brandissait le carton :

— Dites donc, vous, là, hé !... oui, vous, l’enflé au monocle... J’ai votre papier, vous savez ?... Vous vous appelez monsieur Laspique... Non ! mais, voyez-vous ce foie gras qui se permet de faire de l’œil à ma fiancée, et de lui envoyer un poulet !... Vous vous êtes pas regardé, mon pauvre vieux !... Avec c’te bobine en simili, on se couche de bonne heure !... Je suis Robert de Lieuplane, moi, et si vous voulez qu’on sorte, à votre dispose !...

Le public s’amusait follement... J’en eusse fait autant dans mon état normal ; mais mon imprégnation féminine modifiant totalement mes façons d’être, je n’eus d’abord d’autre ressource que de cacher ma confusion derrière mon éventail, puis de tirer Robert par son smoking pour qu’il cessât cette sotte querelle. Il m’obéit, du reste, docilement. Une fois dehors :

— Hein ? Je lui en ai bouché un coin ! souligna-t-il fièrement.

— Vous auriez mieux fait, mon ami, de vous boucher vous-même. Ce n’est pas ainsi qu’on se comporte en ces circonstances. On méprise et on se tait. Dans quelle étable êtes-vous donc né ? Vous ne m’avez jamais parlé de votre famille, de votre éducation : c’est le moment peut-être d’en faire l’aveu.

Il baissa la tête, réfléchit, puis se déroba :

— Ne m’interrogez pas... je ne sais plus.

Aussi bien, il me devint égal d’être renseigné. Toujours la chaîne mystérieuse... J’étais voué à ce fiancé, comme on subit la force des vagues, la pression atmosphérique : sans défense, sans réaction possibles. Et lui, à mesure que je le pénétrais, m’apparaissait accepter également un joug qu’il ne fallait pas interpréter. Ce qui conciliait le mieux, pour l’instant, ma raison avec mon indifférence, c’est que Tornada avait mis à mes trousses un médiocre garçon, embarrassé dans ses affaires, pour parachever son expérience physiologique. Il allait voir ce que donnerait la création d’un être transsexué avec un collaborateur indéniablement sain.

Mais, Robert, la question d’argent le préoccupait avant tout. Il la traita plus audacieusement le soir même, en me déposant chez moi.

M’arrêtant avant que j’entrasse :

— Voyons, ma petite Georgette, il faudra bientôt nous décider. On ne peut pas rester des promis toute la vie. Nous sommes en mai : si qu’on se mariait en juillet ?

— Il fait bien chaud, en juillet, réfléchis-je. Pour notre voyage, ne vaudrait-il pas mieux septembre ?

— Soit, septembre. J’ai vu le notaire qui doit faire notre contrat... Que diriez-vous d’une petite communauté réduite aux acquêts ?

— Si vous voulez. Une communauté.

— Ça colle.

Je fus heureux de me retrouver seul dans mon appartement. Anna, la femme de chambre, m’avait préparé une collation que je pris. Je paressai avant de me mettre au lit. Je laissai errer ma pensée sur tous ces petits charmes du home, bibelots, portraits, meubles, autant d’objets qui arrivent, par la force des souvenirs, à constituer comme le pain de l’âme. Ils m’étaient devenus plus précieux encore depuis que, tous, Rolande les avait caressés de son regard. Et ils allaient devenir siens !... mais les fanfreluches qui traînaient, des fleurs de Robert dans une potiche, un carton à chapeau sur une console, me rappelaient que, hélas ! mon beau rêve d’amour était fini, qu'il sombrait dans l’effarante modification de mon individu.


V


Les vernissages ont perdu toute solennité et même toute physionomie artistique depuis que les sociétés y convoquent non pas le Tout-Paris, mais tout Paris, et que l’épicier peut aussi bien s’y introduire que le critique d’art et a même liberté — et quelquefois même compétence — pour exalter un « navet » ou mésestimer un chef-d’œuvre. La foule qu’on y rencontre ces jours-là est la même qui assiste sans qualité aux grands enterrements, aux bals de l’Hôtel de Ville, aux exhibitions militaires, aux défilés des souverains : partout où la badauderie est gratuite. Elle vient pour voir. Encore plus pour se faire voir. Et Dieu sait ce qu’elle montre.

C’était la réflexion qu’une fois de plus, avec Rolande, nous nous fîmes, en pénétrant, vers trois heures, sous la verrière immense. Nous avions comme cavaliers son mari et mon fiancé. De parti pris nous les laissions en arrière et pressions le pas vers le grand escalier, en contournant les morceaux de sculpture. Nous avancions, pareilles à deux reines, dans la compacité des gens, qui s’écartaient, éblouis, pour nous laisser passer : elle, encore rendue plus blonde par le mirage azuré de son regard ; moi, évoquant par ma stature altière, par ma démarche fière et souple, par mes téguments ardents, ces splendides créatures d’Orient dont on dirait que le corps est devenu le tabernacle du soleil. J’avais, pour ce second début dans la gloire, adopté une tunique d’or me dessinant à merveille ; mes cheveux, maintenant développés, étaient ramenés en deux coques sur les oreilles ; un peu de poudre ocre à mes joues avivait encore, par contraste, mes lèvres aux tons de grenade ; un seul pendentif, fait de deux grosses gouttes de rubis, saignait sur ma gorge jusqu’à la naissance des seins. L’impression que nous produisîmes fut telle que nous recueillîmes, à un moment, un de ces éloges qui comptent dans une vie de femme : l’exclamation stercoraire d’un rapin qui allumait sa pipe. Même, d’émerveillement, il en oublia de souffler sur son brandon et se brûla les doigts.

— Il me semble, fis-je à Rolande, que nous faisons sensation.

Elle ne répondit pas, et je retrouvai à son front le pli qui me signalait sa hantise. L’an dernier, en même circonstance, c’était avec l’autre moi qu’elle acceptait les hommages de la foule. Elle était fière alors... aujourd’hui elle était triste...

— Allons ! tenez le coup jusqu’à demain.

Demain, vous aurez une bonne surprise. J’ai reçu une lettre.

— Pour moi ?

-— Pour vous. Georges me prie de vous la remettre.

Pieux mensonge... elle en devint folle. Son mari et Robert, en nous rejoignant, la trouvèrent piétinant de joie. Ils nous entraînèrent vers le grand escalier, menant à la peinture.

— Voulez-vous mon bras, me proposait M. Variland, se départant de ses façons polies et glacées.

J’acceptai, et il fit le premier sourire que j’eusse jamais observé sur son visage. Pure satisfaction de mener devant son œuvre la triomphatrice probable, de partager l’encens des hommages, de l’admiration ? Je ne sais ; mais il m’apparut qu’il me serrait contre lui plus qu’il ne convenait. Il évoluait, du reste, depuis quelque temps, non point dans ses rapports avec Rolande, mais dans ses façon d’être avec moi, qui devenais de plus en plus leur intime, il évoluait vers une bonne grâce significative d’un prestige que j’exerçais sur lui. Il avait de ces longs regards, de ces coquetteries muettes que je n étais pas encore assez femme pour apprécier à leur mesure galante, mais qui m’étonnaient par leur nouveauté. Rolande ignorait tout de ce manège ; elle s’en fût du reste totalement désintéressée ; et j’attendais qu’il se fût plus déclaré pour le lui révéler et en rire avec elle.

Mais, si ces manières de cour discrète restèrent inaperçues de Rolande, elles n’échappèrent pas à mon butor — je veux dire Robert. Avec ce défaut d’usage mondain qui le caractérisait, il s’approcha, une flamme défiante aux yeux, de notre couple et réclama :

— Pardon, n’est-ce pas à moi que revient...

— Laissez-moi cet honneur... insista M. Variland ; et tenez, offrez donc, en compensation, le bras à ma femme.

O mystère ! en le voyant obéir et mettre, comme il eût dit, Rolande « sous son aile », un petit coup d’aiguillon me traversa le cœur. Mais, entendons-nous bien : ce n’était pas l’homme qui était offensé en moi, l’amant jaloux de constater chez autrui une manifestation d’intimité avec celle qu’il adore : c’était la femme, la fiancée ; et j’en reviens à ce mot qui définit mieux que tout autre l’étrangeté de mon sentiment : c’était la propriétaire, émue d’une contravention à un bail de fidélité. Oui, c’est cela.

Fugitive émotion, du reste, de part et d’autre ; car, après avoir traversé hâtivement les deux premières salles d’exposition, nous arrivions à la troisième, où se trouvait mon tableau. Il stationnait, devant la Femme au masque, certainement au moins six rangs de spectateurs ; et j’entendais des exclamations la saluer, telles que j’en rougissais de plaisir sous mon ocre. « Admirable ! magnifique ! émouvant ! » étaient les seuls mots qui exprimassent l’enthousiasme... ils avaient beau être émis par des épiciers, cela fait toujours plaisir.

— Non ! mais, c’est le modèle, avec ça !... criait, à un copain, un homme au large feutre... Où a-t-elle trouvé ces nichons !... et cette hanche, mon vieux, tu crois que ça peut exister, toi ?... Il n’y a pas de lignes comme ça !... ce galbe, cette pureté, il faudrait remonter à la Grèce antique !... la civilisation a pourri la forme... On n’en fait plus !...

— Pardon ! on en fait encore !... protesta une voix aiguë, à laquelle je tressaillis.

C’était Lui. Il s’était cantonné sur la banquette centrale. Modestement, il savourait son succès, en promenant ses doigts dans les tortillons de sa barbe. Oui, son succès, puisque j’étais cette perfection de la nature, sortie sublime de son scalpel et de ses pratiques. Le rapin, étonné de sa repartie, se retournait sur lui, prêt à riposter vertement, lorsque Tornada nous aperçut et bondit vers nous, chapeau bas. Puis il baisa la main de Rolande et la mienne.

— Eh bien, docteur, fit M. Variland, vous aussi, vous êtes accouru voir la merveille !... Vous savez qu’elle est de mademoiselle Sigerier, cette Femme au masque ?... Et qu’en dites-vous, vous qui êtes un anatomiste ?

— Je dis, proféra lentement Tornada, que je ferais volontiers son autopsie...

Je frissonnai. Mais il reprit aussitôt, s’adressant spécialement à moi :

— : Oh ! rassurez-vous...- plus tard... bien plus tard... quand elle sera morte... et j’ajouterai : morte de sa mort naturelle.

Mais aussitôt il changea de sujet, déplora la médiocrité des envois, la complaisance du jury, la décadence de l’art, sauf quand se révélait un tableau comme le mien. Après quoi, laissant Rolande et son mari devant ma toile, il nous entraîna familièrement à l’écart, Robert et moi :

— Eh bien, les amoureux, ça s’arrange-t-il ? Savez-vous que je suis très heureux de vous trouver ensemble ?... Vous êtes si mignons tous deux !... vous allez faire un de ces couples !... Et dites-moi : à quand le mariage ?... il ne faut plus que ça traîne, vous savez... et dès que la nature le permettra...

Nous lui confiâmes notre récente décision : pour septembre.

— Septembre, accepta-t-il, c’est la bonne limite. Mais il faut rester sage jusque-là, ma petite Georgette. Vous m’entendez ? plus sage encore que la vierge Marie... qui ne pécha pas, mais qui conçut... et dame ! la conception n’est jamais à brusquer...

Et, me pinçant les joues :

— Allons ! elle s’adapte très bien, cette mignonne.

Nous revînmes vers des Variland, écoutâmes encore pérorer devant mon œuvre. Puis Tornada nous emmena au buffet et fit déboucher du champagne.

— À la santé de l’artiste !... toasta-t-il, la coupe en l’air.

Mais je ne sus jamais au juste si c’était lui qu’il célébrait, ou moi. À la réflexion, ce devait être lui. Et tous, nous bûmes de bon cœur. La joie était rentrée en chacun de nous. Personnellement, le champagne aidant, j’éprouvais, pour cet être extraordinaire, une sorte de gratitude. Il n’usait pourtant, en cet instant, d’aucune influence surnaturelle sur moi. Je le remerciais secrètement de m’avoir donné l’occasion d’un triomphe et de m’avoir facilité l’intimité des Variland. Tant que mon organisme en resterait à cette neutralité, tant qu’aucune autre sollicitation ne me porterait à souhaiter de Rolande plus qu’une pure et profonde affection, allons ! c’était parfait. Mais cela durerait-il toujours ? Resterais-je éternellement dans cette grisaille tendre, où les sens sont abolis ?... Pourtant, une des phrases de Tornada m’inquiétait. C’était à propos de mon adaptation. Quelle signification exacte donnait-il à ce terme ? Mon adaptation était-elle physique ou morale ? Et si elle était physique en quoi intéressait-elle la modification que Tornada avait produite en moi ?

Je lui eusse volontiers posé la question, en ce moment où je le considérais comme un père spirituel, puisqu’il avait transformé ma mentalité en même temps que mon corps. Du moins, je le croyais. Mais il semblait que la nature se chargeât de me répondre pour lui et j’en reçus, à cet instant précis, pour la première fois depuis le geste du chirurgien, l’avertissement que le champ de la maternité m’était ouvert.

J’étais si loin de cette idée, que je n’avais pas songé ces derniers jours à interpréter un état nerveux anormal, des sautes d’humeur, des fantaisies, des lassitudes, une pesanteur aux reins. J’avais mis ces troubles sur le compte de l’inconduite de Robert, sur la légitime émotion d’un début au Salon. Mais, cette fois, il me fallait bien me rendre à l’évidence, et la nature m’avertissait copieusement. Dois-je avouer qu’aucune des nobles idées s’attachant à la prolongation des races ne me traversa l’esprit, et que je ne songeai qu’à sauver ma tunique d’or...

Je me penchai à l’oreille de Rolande :

— Partons, ma chérie, partons ; autrement il arrivera un désastre !

Rolande devina de suite. Les femmes, pour ces choses-là, n’ont pas besoin d’explications. Mais Robert, naturellement, en réclama. Il n’en ratait pas une.

— En voila une idée de filer comme ça !.. Qu’est-ce qu’il vous arrive donc ?

— Rien que de très régulier... tout arrive à qui sait attendre... riposta, avec une autorité satisfaite, Tornada, qui, lui, avait compris.

Accompagné de Rolande, je rentrai chez moi. Elle me coucha, me mit des boules d’eau chaude. Avec cette aisance, cette fraternité qui dissipent toutes les contraintes entre femmes, sujettes aux mêmes désagréments, elle me soignait sans vergogne, elle me posait sans pudeur des questions sur ma santé qu’elle n’eût pas tolérée que je lui posasse jadis, qui l’eussent fait rougir de honte. Très gêné dans mes réponses, je me faisais plus souffrant que je n’étais en réalité, à la fois pour éviter son inquisition et prolonger les chers moments de son assistance.

— Que les hommes ont de la chance !... réfléchit-elle.

— Oh ! oui... appuyai-je avec une conviction accrue par le souvenir de mon ancienne immunité.

Elle ne se décida à me quitter que lorsqu’elle fut tout à fait conquise à l’assurance que ma soubrette me ferait prendre les précautions usuelles. Mais son départ me valut encore une joie divine, un doux tutoiement qu’elle ne m’avait jamais accordé, même au plus fort de nos élans passés. O franc-maçonnerie de l’éternelle blessure ! ...

— Tu comprends, il ne faut pas que tu tombes malade. Que dirait Georges... Tu me promets de te tenir tranquille ?

— Je te le promets, ma chérie.

— C’est bien. Je vais maintenant téléphoner à mon docteur.

— Oh ! non... bondis-je. Pas de docteur !

— C’est un spécialiste... il est jeune et charmant. — Je n’en veux pas !

— Si ! si ! tu le recevras, pour moi, pour Georges et pour toi.

La Trinité ! la sainte Trinité... Et nous n’étions, en fait, que deux. Je souris mélancoliquement, et j’attendis le disciple d’Esculape. Mon Dieu ! qu’allait-il me faire !... Il survint bientôt. Il était, comme l’avait annoncé Rolande, un praticien d’aspect plutôt séduisant, mis au dernier taylor, avec une calvitie distinguée et une barbe en éventail fleurant l’opopanax. Il m’interrogea un peu, me palpa discrètement, en homme que ça n’amuse pas, sourit des alarmes de Rolande et rédigea pour la forme une ordonnance qui prescrivait surtout du tilleul. Il ne devait pas aimer son métier. Mais il aimait conter fleurette. Aussitôt sa consultation terminée, s’installant à mon chevet dans un bon fauteuil, il se mit à parler courses, dancings, boxe et chiffons, donnant des tuyaux, des potins, des adresses et des prix de tissus.

Comment ! c’était là le savant à qui Rolande confiait sa santé ! Un affreux soupçon m’envahit...

— Il y a longtemps que vous connaissez madame Variland ?

— Deux ans, peut-être... Nous nous sommes liés tout de suite... C’est une charmante amie...

Et constatant ma stupeur :

— Oh ! rien... rien de ce que vous pourriez croire... il n’aurait peut-être pas fallu trop insister. .. elle est si malheureuse en ménage, la pauvre petite !... et elle doit tant avoir besoin de consolations ! ... mais avec mes clientes, jamais !...

Il sourit :

— Et puis, quand bien même cela serait, il n’y aurait qu’elle et moi à le savoir. Je suis d’une discrétion à toute épreuve.

Ce renseignement était pour moi. L’inflexion de sa voix, son œil câlin me l’indiquaient. Mais je pris très mal sa forfanterie et récoltai intérieurement la moisson des sous-entendus qu’il venait de semer. Assurément, je ne supposais pas que Rolande se fût jamais abandonnée à ce médicastre dont la présomption, la fatuité ne pouvaient que mal l’impressionner. Mais sans doute avait-elle déployé avec lui ces provocations, ce besoin de séduction, cet allumage, si j’ose dire, qu’elle avait cachés à la jalousie de l’amant et qu’elle ne réprimait plus devant l’amie. Et je m’en irritais. Était-ce le fait d’une femme réellement éprise que de céder à d’aussi vaines satisfactions de vanité ; que de compromettre, par les jeux d’un empire si facile, la grandeur d’une passion qu’on jure éternelle !

— C’est bien, coupai-je, au docteur... Je n’ai pour l’instant que faire de vos qualités, et je pense me guérir désormais sans vos soins. Combien vous dois-je pour votre visite ?

Il se leva, coutumier de ces rebuffades de la part des nerveuses ; et glissant ses gants beurre frais :

— Je ne demande jamais rien aux jolies femmes.

Dernière méprise, dernière avanie, je les encaissai en déchirant son ordonnance. Je m’étais levée, je marchais impétueusement à travers la chambre. J’avais mal aux nerfs. J’agitais mille pensées contraires. Sans doute cette source naturelle, ce flot de vie, qui venait de jaillir d’une façon si imprévue, gagnaient-ils en même temps mon moral et m’ouvraient-ils des horizons nouveaux, comme cela se passe chez tous les êtres au moment de la puberté. J’étais sur tous ces phénomènes physiques, je l’ai déjà dit, d’une ignorance crasse ; de l’inconcevable ignorance de tous les hommes pour qui l’éducateur, au collège, supprime délibérément une partie de l’anatomie, et quelle partie !...

Alors, dans un effréné désir d’éclaircir le mystère qui venait de se passer en moi, je courus à ma bibliothèque, j’y découvris un traité d’anatomie et me mis à le dévorer. En vérité, je connaissais la beauté extérieure ; mais quelle beauté aussi, quelle puissance, quelle méthode, quelle ingéniosité en ces profondeurs, en cette usine productrice de la race où, régulièrement, se distillait l’un des éléments de l’être livré ensuite à un torrent pourpre ; tandis que d’autres éléments, les males, les têtards, accouraient éperdûment, à qui se présenterait le premier, pour rencontrer l’œuf, se fondre avec lui et commencer l’œuvre prodigieuse de la vie ! Tout un roman, une histoire de chevalerie, avec peut-être ses luttes, ses batailles entre microorganismes, parmi les anfractuosités de la route, savait-on ? — déjà la rivalité des multiples avant l’unité ; déjà, dans les replis ignorés, la guerre destructrice, l’éternelle épopée de la nature marâtre !...

Ah ! fallait-il que mon chirurgien fût un génial prestidigitateur, pour avoir ainsi transporté d’un corps dans l’autre, et réciproquement, un mécanisme aussi délicat, sans qu’il en restât d’apparence, sans que les fonctions eussent à en souffrir... car mon mécanisme créateur entrait en activité, comme en témoignait mon aventure du jour ; et certainement, ce que, de moi, il avait greffé sur une autre, devait aussi commencer ailleurs son œuvre féconde.

Ailleurs... ce fut l’idée dominante de ma méditation après cette lecture, Dans la résignation de mon être asservi, retombé en gérance depuis l’opération, ne discutant pas plus mon sort que l’enfant qui éclôt dans la vie et en accepte toutes les fatalités, je n’avais réfléchi qu’en de courtes lueurs à la transmutation de Tornada. Mais maintenant qu’avec cet éveil de ma « féminité » je reprenais en même temps une personne morale, maintenant que mon individualité consciente commençait à renaître — et, m’apparaissait-il, à part quelques détails, à peu près identique à la précédente — j’entendais s’élever en moi de troublantes interrogations. Un chirurgien se voit dans la nécessité de vous enlever un bras : c’est un sacrifice que l’on fait à la santé ; on sait que cette section de vous va se désagréger, retourner à l’humus, servir de pâture à d’autres vies : on ferme cette petite tombe et le deuil n’est qu’à moitié. Mais un chirurgien vous soustrait en pleine vigueur ce même bras et, loin de l’enterrer, s’imagine d’en faire cadeau à un autre individu, avec toutes ses ressources de puissance, d’énergie, de vitalité, pour qu’il recommence, au gré d’autres inspirations, ses fonctions utiles : cela était arbitraire autant que si un Tornada de la peinture m’eût volé une de mes toiles en faveur d’un inconnu et que celui-ci y apposât sa signature et remportât au Salon une récompense exceptionnelle. Je me sers de cette comparaison parce que c’est elle qui me vint à l’esprit à ce moment, et parce qu’elle m’apparaissait exprimer le mieux, par sa nature professionnelle, mon renouveau d’indignation. O matière qu’on m’avait ravie, où étais-tu en cette minute ? O ma greffe, sur quelle souche me continuais-tu ? O ma santé, ne t’exposait-on pas ? O mon bien toujours respecté, sous quelles influences persistais-tu, et ne te profanait-on pas en d’affreuses compagnies ?

Par une inquiétude de même source, je m’interrogeais aussi sur l’origine de la substance que je portais en moi. D’où tenais-je cet échange, à quelle chair avait-il été réclamé ?... Ce mystère me tourmentait autant que l’autre. Tornada avait eu beau me garantir l’immaculé de son troc : je ne pouvais accueillir sa déclaration sans réserves. Il était capable, en son habileté, d’avoir réparé des outrages qui lui eussent été portés : de ces outrages qu’on dit les derniers, mais qui sont en réalité les premiers ; il était capable d’avoir blanchi ce qui avait été noirci ; et dès lors je ne pouvais plus m’enorgueillir que d’une fausse virginité, dès lors une épopée dégradante sommeillait en mes flancs !... Au surplus, si la science commence à distinguer l’influence de l’esprit sur le corps, elle n’a pas encore défini la mesure dans laquelle celui-ci peut agir sur celui-là ; et je me demandais si les sollicitations et peut-être les habitudes de cette région nouvellement emprisonnée dans mon organisme, n’allaient point mener mon cerveau, jusqu’alors moral en ces sortes de choses, aux pires égarements.

— Attendons... me pris-je à réfléchir tout haut. Attendons, et inscrivons sur un calendrier, en toute prévision, la date...

Et j’ajoutai, amèrement, tout en marquant d’une croix le jour mémorable :

— Allons ! me voilà passé à l’état de poule !.. une poule !... ça me manquait !...

Négligeant les prudents conseils de séjour au lit qui m’avaient été donnés, je m’attablai pour écrire à Rolande la lettre que j’étais censé avoir reçue. Je la fis longue, passionnée. Plus ma plume courait sur notre papier mauve, plus j’écartais les mauvaises suggestions du docteur et retrouvais des phrases propres à calmer ses alarmes et entretenir son feu sacré. J’avais besoin de croire en elle, en sa constance, en sa fidélité. Je ne pouvais cependant plus me demander à quoi servirait cette prolongation, chez elle et chez moi, d’une ferveur que mon extraordinaire destin condamnait au néant. Et, toute réflexion faite, je ne continuais la légende de mon absence que pour soulager ma sentimentalité.

Quand je relus ma lettre, je m’émerveillai de sa forme autant que de son fond. J’avais réalisé une délicatesse de style, une élévation de sentiments tout à fait nouvelles, imprévues, avec les touches légères de l’expression féminine. C’était donc que la greffe de Tornada poussait des racines jusqu'au cerveau ?...


VII


Je prenais maintenant, chaque jour, au moins un repas chez les Variland, de préférence le déjeuner, afin que nous eûssions le loisir, Rolande et moi, de courir ensuite aux futiles emplois de l’après-midi. J’aimais arriver de bonne heure, la surprendre à sa toilette, au sortir de l’onde parfumée, livrant sa chevelure à sa femme de chambre, sa chair blonde épanouie sous le peignoir.

Aussitôt qu’elle me voyait paraître, elle battait des mains :

— C’est toi, ma chérie !... Que tu es gentille de me donner tout ton temps... Que tu es fraîche et jolie ce matin !... Comment t’arranges-tu donc pour être prête d’aussi bonne heure ?... As-tu pris ton bain ?... Veux-tu que je t’en fasse préparer un ? Elle ne me laissait pas le temps de placer une réponse, et chacune de ses phrases était entremêlée d’un baiser qu’elle me donnait aux cheveux, sur ma voilette, sur mes mains gantées, comme si l’idole de son amitié fût digne d’être embrassée jusque sur ses vêtements. Son premier transport passé, elle renvoyait sa soubrette et c’était moi qui la remplaçais. Je la frictionnais d’eau de toilette, je taillais, je rosissais ses ongles aux pieds et aux mains. Je retrouvais ainsi chaque détail de son être adoré, de sa chair somptueuse. J’en découvrais d’autres que j’ignorais. Ainsi, un grain de beauté, tapi sous la toison fauve, à la naissance du bras droit.

— Veux-tu m’aider pour ma gorgerette ?... Je prends soin de me maintenir, tu penses... il faut qu’il retrouve tout ça en bon état, à son retour, ce méchant, qui aura peut-être fait des comparaisons là-bas...

Tandis que je m’occupais ainsi, il m’arrivait d’elle un arôme qui me troublait, non point parce qu’il ranimait le souvenir de mon enthousiasme défunt, mais parce que j’en recevais des délices nouveaux, et du reste jusqu’alors parfaitement innocents. J’aimais faire courir mes doigts sur le grain délicat de sa peau, sur le galbe de ses jambes ; puis la placer à contre-jour, dans la lumière jaune du window, afin que sa chevelure y rayonnât plus encore. J’aimais aussi couvrir de baisers ses épaules nues, parce que j’embrassais de la santé, de la beauté, de la vie éclatante ; parce que, quand même, il y avait de la faiblesse sous cette forme splendide : un cœur désemparé qui battait pour moi, et que j’en voulais être encore le protecteur. Hommage de l’esclave, empire du maître, admiration de l’artiste, tendresse de la sœur, il y avait toute cette complexité dans mon bonheur d’être auprès d’elle : toute la symphonie de l’amour, sauf l’amour de l’amant.

Elle se prêtait sans réserves à ces ingénues caresses échangées sous l’égide du cher exilé, dont j’étais devenu l’unique messager. Pour m’épargner toute complication d’agence, expéditions suivies de réexpéditions, et aussi pour épargner à Rolande les petites hontes de la poste restante, j’arrivais périodiquement, dans les délais du transit, porteur de la missive attendue. Je l’avais d’ordinaire écrite le matin même. J’y posais comme au hasard des questions relatives a des confidences de Rolande, ou à un événement que je voulais me faire expliquer. Je mettais ainsi à l’épreuve sa bonne foi, et constatais jusqu’à quelle mesure une femme peut, dans ses réponses, dissimuler la vérité à l’homme qu’elle aime. Car le confident est souvent, sur ce point, plus favorisé que l’être pour qui on mourrait.

Nous ouvrions la lettre ensemble ; nous la commentions ; ensemble nous rédigions la réponse.

Ce jour-là, elle s’arrêta d’écrire, leva vers moi ses beaux yeux d’azur :

— Il me dit qu’une femme vraiment éprise, comme il sait que le suis, doit à son amant lointain de ne jamais flirter. Que répondre à cela ?

— Eh bien, la vérité.

—- La vérité, c’est que je ne flirte avec personne.

— Crois-tu, Rolande ?... Quand, avant-hier encore, je te surprenais, assise, dans le petit salon, tout contre Rimeral, en train de rire aux éclats, en lui contant je ne sais quelle histoire scandaleuse de théâtre ?... Tu ne te défendis même pas, quand il eut posé sa main sur la tienne !...

— Tu as vu cela ?

— Je l’ai vu ; bien que, dès mon apparition. Rimeral eût vivement repris une posture moins compromettante pour toi. N’est-ce pas du flirt, cela ?

— Je n’aime pas Rimeral. J’aime Georges.

— Raison de plus pour que ta conduite soit inexcusable, indigne de l’absent qui, lui, te garde certainement toute sa fidélité, jusque dans ses gestes, et ne se permettrait pas, même avec une négresse, de semblables libertés !

Contrite, ne discutant pas mon indignation, reflet très atténué d’une solide colère de l’avant veille, elle risqua :

— Oh ! ce n’est pas toi qui me trahiras.

— Non, c’est toi-même.

— Comment cela ? — En lui avouant loyalement la vérité.

— Tu as peut-être raison. Il aura plus confiance en moi.

Et elle commençait sa confession. Mais elle y déployait une telle rouerie féminine, qu’à la fin de l’explication, c’était Rimeral qui était coupable d’avoir raconté l’histoire scabreuse et d’avoir tenu de force sa main.

— Tu ne dis pas la vérité, Rolande !

— Presque... presque... Pourquoi le chagriner ? Je l’aime tant ! Je me vendrais pour lui !

— Prends garde de te donner, en attendant !

— Oh ! Georgette, qu’oses-tu penser !... protestait-elle, joignant les mains.

Et elle ajoutait gravement :

— Si cela m’arrivait jamais, il ne me resterait plus qu’à me tuer.

Et c’est qu’elle disait la vérité, en cet instant ! C’est qu’elle n’exagérait pas !... Son remords fondait en larmes, et j’avais à la consoler, à la prendre dans mes bras, à sécher, de mes baisers, les sillons tracés sur ses joues.

— Allons ! envoie quand même ta lettre. Peut-être, en effet, vaut-il mieux l’ignorance que la vérité.

Une fois de plus, je m’étais aventuré dans ce chaos, fait de cimes et de gouffres, qu’est un cœur de femme. J’y découvrais de singulières ombres, sous les lumières éternelles !... Mais, après tout, le cœur de l’homme est-il différent ?

Nous allâmes à la salle à manger, où, déjà depuis un instant, M. Variland nous attendait. Je constatai que sa grave personne se prêtait progressivement à une évolution en harmonie avec son cœur. Après avoir passé de la sévère redingote à la correcte jaquette, voilà-t-il pas maintenant qu’il adoptait le veston jeunet, avec le mouchoir au côté ! Le tissu en était toujours sombre ; mais il était à prévoir qu’il s’éclaircirait, pour peu que continuassent ses prétentions à me séduire, car c’était pour moi qu’il suivait cette progression décroissante dans l’austérité du costume. Pour moi, que sa couronne de cheveux portait les vagues d’une timide ondulation due à l’artifice du coiffeur. Pour moi, que son col droit s’évasait maintenant et qu’il y pouvait replier sa gorge, à la fin de solennelles déclarations sur les rapports de la crise financière avec la politique extérieure. Pour moi, qu’il buvait lentement, en évitant les embardées de sa pomme d’Adam et les glouglous de liquide qui la frôlaient. Pour moi, qu’après m’avoir longuement regardé, il détournait enfin les yeux, en poussant, à cinquante ans sonnés, les soupirs d’un jouvenceau.

Cherchez la raison d’amour quand une troisième personne intervient dans l’intimité d’un ménage. Ce principe avait guidé la curiosité des fidèles de la maison, et, les agissements de M. Variland avec moi aidant, ils en avaient vite conclu, sinon à mon inconduite — que ma situation de fortune, mon succès au Salon, mes fiançailles maintenant officielles, rendaient encore inadmissible — du moins, à une coquetterie voulue et déplacée de ma part. Je dois avouer que leur opinion n’était pas sans fondements, car il m’amusait de répondre parfois aux longs regards de M. Variland par un sourire, et de constater avec quelle facilité les hommes s’emparent de ces menus témoignages de simple familiarité sociale pour y appuyer leur rêve et rebondir dans le désir. Je devinais donc, à la réserve des Chabrol, à la pitié de Mlle Blanche Férette, la jeune universitaire, à l’intérêt excessif de la baronne Nirvâne des Illeuls, et à l’insolence du compositeur Rimeral, que mon procès s’organisait dans leur esprit et qu’ils me condamnaient de troubler le foyer de leurs hôtes. Jusqu’aux domestiques, cette opinion acquérait du crédit. Tout particulièrement, Louis, le valet de chambre, me traitait avec cette considération protectrice qu’on a pour l’étrangère qui peut-être, un jour ou l’autre, par la vertu du divorce, deviendra votre maîtresse. Il avait pour moi du mépris dissimulé derrière des prévenances. Quand il me servait à table, il m’indiquait le morceau qu’il fallait prendre ; mais il haussait les épaules en remportant le plat ; et, un jour qu’il m’avait été envoyé par Rolande, il avait dit à Anna, ma soubrette, qui me l’avait répété, que son « singe » était amoureux de mademoiselle ; et que madame ferait bien d’y faire attention, car au train dont ça chauffait, mademoiselle et monsieur ne tarderaient pas à « marcher » ensemble. Nous en avions bien ri ; mais à ma gaieté se mêlait un arrière-goût de vexation.

Généralement, on plaignait le fiancé innocent et l’épouse délaissée. Ceux-ci étaient les seuls à ne pas avoir interprété de cette façon le nouveau style de M. Variland. Robert était du reste trop rarement invité pour acquérir des soupçons en observant les façons de son rival. Des affaires — sérieuses, cette fois — l’avaient encore éloigné de Paris ; et j’avais béni son absence, car son manque de tact, et cette jalousie qu’il éprouvait pour moi sans m’aimer, l’eussent sans doute conduit à un esclandre, regrettable, puisqu’il eût contrarié mes faciles rapports avec Rolande. Que ferais-je, me disais-je souvent, si ce maître, que je dois suivre, m’interdit désormais la compagnie des Variland ? J’en serai donc réduit à des rendez-vous secrets avec Rolande ? et fini ce grand jour, si commode à notre mutuelle tendresse ? Fini, le doux esclavage du matin, quand elle est à sa toilette ? Finis, les bavardages sur l’absent ?...

Quant à Rolande, elle attribuait les enjolivements de son mari à quelque passionnette extérieure à sa maison et s’en réjouissait, du reste, en songeant à la libération qu’elle espérait toujours. De mon côté, je me fusse bien gardé de lui apprendre que j’en étais la cause. J’avais crainte d’en rester profané à ses yeux, si jamais mon extraordinaire destin se retournait à nouveau et refaisait de moi un homme. Je voulais que cet homme se représentât sans passé, sans taches.

L’agrément et la simplification de mes rapports avec Rolande n’allaient donc pas sans réserves, et il se préparait peut-être, à tous égards, des embûches que j’étais résolu à surveiller.

M. Variland me baisa galamment la main et le trio prit place. Dès les hors-d’œuvre, il déclara :

— Je viens de voir ce charmant Robert de Lieuplane. .. il m’a fait prendre, entre parenthèses, une demi-douzaine de barriques d’un vin dont je n’avais besoin que pour vous, mademoiselle, parce que vous l’appréciez... oui, il s’agit de son fameux Lur-Saluce, vous savez ?... et nous avons décidé, d’un commun accord, une chose.

— Laquelle ?... fis-je, en redoutant précisément un des coups dont je viens de parler.

— Nous avions décidé, ma femme et moi, que nous vous enlevions.

— Vous m’enleviez ?

— Oui, pour vous emmener vous reposer, durant quelques mois, en notre château de Touraine.

— Mais Robert ?... questionnai-je, Robert m’accompagnera ?

Il mastiqua, en même temps qu’un œuf à la gelée :

— Robert ne vous accompagnera pas. Il est très occupé, ce garçon, et n’a pas le temps de flâner. Il pourra, du reste, venir vous voir tant que vous le désirerez, le trajet en auto ne demandant au plus que quelques heures... et j’ajoute que vous retrouverez nos amis. Cette aimable compagnie vous décidera, je l’espère, à accepter.

Il replongea la tête dans son assiette, et je pus constater, à la vivacité des clins-d’œil que m’adressait Rolande, le prix qu’elle attachait à mon séjour là-bas. Chère Rolande ! que j’eusse voulu ne pas avoir à résister ! Mais cette indéfinissable nécessité de compagnie sans attrait que j’éprouvais pour Robert faisait hésiter mon acceptation.

Ne sachant qu’ajouter, M. Variland recourut à sa femme :

— Insistez, vous.

— J’espère, fit-elle, qu’il n’y a pas à insister. Georgette sait trop bien le plaisir qu’elle nous donne, surtout si elle veut faire mon portrait pendant son séjour.

— C’est ça !... appuya M. Variland, et quand elle aura fini le vôtre, je me proposerai comme modèle.

— Avec un masque ? évoqua Rolande.

Cette image extravagante, un Variland en costume d’Adam, avant la faute, un loup noir sur son visage austère, nous fit éclater de rire tous trois et emporta mon acceptation. Nous en pouffions encore quand Robert se présenta. Il fleurait la basse alcôve ; je crois même me souvenir qu’il était légèrement pris de vin, qu’il garda son chapeau sur la tête et cravacha l’air de sa canne en parlant.

— Alors ? ça colle, notre combine ?... fit-il à M. Variland.

Et comme celui-ci affirmait, dédaigneusement :

— Elle a raison, la choute. Ça lui fera du bien.

Jamais il ne m’avait autant dégoûté ; et jamais je ne m’étais trouvé aussi près d’affliger Rolande, en revenant sur ma décision, pour rester au voisinage de ce goujat. Expliquez cela...

Nous partîmes huit jours plus tard. J’avais, en femme ordonnée, préparé moi-même mes malles, rangé mes armoires, dressé contre les mites des montagnes de naphtaline, à la stupéfaction d’Anna, qui n’avait jamais vu une maîtresse mettre la main à la pâte. J’avais la conscience nette d’une femme d’intérieur, quand la quarante-chevaux des Variland me vint quérir. En quittant cette rue du Général-Foy, où tant de fois s’étaient abritées ses amours maintenant compromises, Rolande ne put contenir son émoi. Je la vis essuyer discrètement une larme.

Quand nous fûmes dans la campagne, M. Variland, qui avait jusqu’alors péroré, citant les demeures importantes que nous dépassions, leur style, leurs possesseurs, tout un Gotha de la villégiature, M. Variland s’endormit.

Alors, je pus prendre les mains de Rolande :

— Chérie, je t'ai vue triste.

— Il reviendra !... Tu me le jures ? fit-elle, en interrogeant droit mes yeux.

Ah ! la souveraine charité du mensonge... Calmer, endormir ce cœur aux abois ; ce cœur, qui était mien, en dépit de ses inconséquences, de ses effusions, de ses légèretés avec un Rimeral ; en dépit, peut-être même, qui sait, d’une faiblesse, le jour où l’appel de la tendresse serait par trop impérieux ; le jour où la nature, complice de la faute, pousserait à l’instinct ces pauvres nerfs las d’attendre...

— Je te le jure, Rolande,

Alors, sa gaîté reflamba, et nous n’eûmes plus qu’une occupation : réveiller M. Variland à chaque château que nous dépassions, pour nous le faire désigner, avec son style, et le nom de son propriétaire. Seul avec sa femme, le pauvre homme n’eût guère goûté cette curiosité... mais, pour moi, il s’extravasait les yeux du sommeil, regardait en clignotant, reconnaissait, citait le lieu, le style, le propriétaire, et se rendormait. J’éprouvais à ces malices une joie de petite fille ; mais c’était surtout parce que Rolande s’en régalait avec moi.

Nous traversâmes Tours et, vingt kilomètres plus loin, nous arrivions. M. Variland avait repris ses sens et recommençait à pérorer, comme hennit le cheval à l’approche de l’écurie. Il redressait sa taille, lissait ses cheveux, assurait son chapeau. Il tenait à entrer en beauté dans son domaine.

Très grande allure, ce château — quel style, M. Variland ? mais il ne répondait plus — une demeure du XVIIe dessinant, dès l’orée d’une importante avenue, sa façade, ses tours massives, dans le cadre d’un parc aux feuillages séculaires ; tandis que la pelouse, finement tapissée, s’évadait en pente douce vers une échappée de campagne profonde. Une eau vive caquetait sans répit sur du roc, vers un petit lac ou bateaux et périssoires étaient amarrés aux pilotis d’un chalet suisse, Derrière, les arceaux vitrés d’une vaste orangeries ; et, derrière encore, les communs, les écuries habitées, les remises à autos. Tout cela pour un seul !... tout cela que Rolande, quelques mois auparavant, s’apprêtait à laisser pour venir partager ma vie incertaine, ma vie d’artiste à peine sorti des basses besognes, du joug des mercantis, à la merci d’un accident. Je compris son émotion, sa déception de rentrer dans des lieux qu’elle comptait ne plus jamais revoir. Elle souriait quand même au personnel assemblé devant le perron pour, recevoir les maîtres ; elle tendait la main au chef jardinier, au garde-chasse ; elle embrassait les joues fleuries des enfants de la ferme. Ah ! elle n’était pas fière, devaient penser d’elle ces humbles gens ; mais la même opinion n’accueillait certainement pas l’autorité rigide, guindée, les ordres brefs de son mari, redevenu, après la fantaisie du voyage, le requin en face de sa proie.

Sa proie, ce château, que lui valait un coup de bourse, conçu en une nuit, exécuté en quelques jours, au moment de la menace d’Agadir. J’attribuais à Rolande seule le pouvoir de me retenir en ce faste. J’eusse, du reste, en cet instant, écrasé pour elle l’humanité entière. Car elle venait de se précipiter vers un parterre, d’y cueillir une rose-thé et de m’en faire l’hommage.

C’était la fleur, qu’homme, je préférais, et que, femme, j’allais adorer encore.


VIII


M. Variland avait dû retourner presque aussitôt à Paris pour d’importants conseils financiers. Il n’en reviendrait pas de huit jours. Robert, pour qui mes soucis jaloux s’atténuaient avec son absence, ne reparaîtrait pas non plus de quelque temps. Une carte postale avec ces simples mots d’amour : « embardée sur Marseille, achat en Provence de la prochaine récolte », nous assurait une complète tranquillité à Rolande et à moi.

Libérés de ces importuns, le séjour au château nous devint délicieux. C’était juillet, toute la végétation s’élargissait dans la joie. Levés de bonne heure, mis d’une jupe courte et bottés pour la marche, après une collation de lait et d’œufs frais, nous partions à l’aventure dans l’immense domaine. Nous nous écartions de l’office, des communs, des garages, là où vivaient des serviteurs obséquieux oui nous rappelaient la civilisation. Nous allions de préférence auprès des êtres frustes et sains : à la ferme, dont les habitants avaient, nous semblait-il, une mentalité rudimentaire, peu distincte de celle des animaux confiés à leurs soins et, partant incapable d’interpréter ma présence ; au potager, où les jardiniers remarquaient à peine notre passage et ne relevaient l’échine que lorsque nous les interrogions. Le grand œuvre de la nature nous passionnait, qu’il nous fût offert par la création des bêtes ou par la sortie des plantes hors de l’humus.

Dès le premier matin, Rolande s’arrêta, les yeux brillants d’envie, devant un cerisier ployant sous le faix rouge. Je compris.

— J’y vais !

— Non, moi, moi !

— Toutes les deux, alors.

Je lui fis la courte échelle. Une fois assise sur une branche, elle m’aida à son tour à grimper. Nous nous installâmes face à face. Au banquet de la nature, il n’y a qu’à étendre la main...

— On se croirait dans un cabinet particulier aérien... s’esclaffa-t-elle,

— Tu y es donc déjà allée, Rolande ?

— Hélas, non !... j’aurais tant voulu, avec Georges... mais chaque fois que je l’en ai prié, il m’a refusé.

C’était faux ! jamais elle ne m’avait exprimé ce désir, que j’eusse contenté de grand cœur. Pourquoi ce petit mensonge ?... Mystère. Mais je n’en étais plus à compter avec ses inexactitudes. D’ordinaire, je me les expliquais, cette fois pas. Sans souci de mon étonnement, elle y alla de son régal. Les fruits craquaient dans sa bouche gourmande, et elle en éprouvait comme une petite folie. Cueillant à ses lèvres les noyaux humides, de ses doigts disposés en pince elle les faisait gicler sur moi, et je ripostais de même façon. Quand un de ses projectiles, atteignant ma gorge, s'ensevelissait dans mon corsage, sa joie était au comble. Elle riait alors éperdûment, elle riait dans le soleil ; et je voyais se déployer l’arcade pure de ses dents, dont mon baiser se grisait jadis.

— Tu as l’air toute drôle ?...

— Mais non, je t’assure.

Mais, plus particulièrement, les grands bois nous attiraient. Il y avait, de place en place, de ces bancs de pierre concentriques à une table. Nous les négligions pour aller nous étendre sur la mousse et mieux nous recueillir sous les voûtes puissantes. Nous buvions la fraîche haleine des feuillages, nous écoutions les mille bruits confus qui sont l'harmonie des forêts. Nos corps rapprochés échangeaient leurs fluides. Elle faisait de mon sein son oreiller, car c’était toujours moi qui gardais la prédominance, moi qui la servais le plus, par les mille attentions protectrices que d’ordinaire l’homme réserve à la femme.

— Tu aimes m’avoir avec toi ?... lui demandai-je un jour qu’elle m’enlaçait plus tendrement.

— Je n’aime pas... aimer n’en dit pas assez... je suis dans un éternel besoin de ta présence... tu me deviens nécessaire comme l’air, le pain...

— Pourquoi, Rolande ?

— Parce que tu m’apaises.., tu m’enveloppes... tu m’endors... Quand tu es là, c’est comme si c’était lui... mon cœur, pour me servir d’un terme technique... d’un mot savant qu’il employait avec moi... mon cœur entre en euphorie... il s’apaise au point que je ne le sens plus battre !... un calme que j’éprouvais quand je m’étais donnée !... plus rien n’existait alors... c’était le divin anéantissement. .. je serais morte, ainsi...

— Pourtant, Rolande, vous n’en restiez pas à ces échanges sentimentaux ?

— Oh ! non... il était même assez gourmand, tu sais !

— Et toi ?

— Moi ?... pas du tout.

Je faillis l’appeler : « menteuse ! menteuse ! » mais elle reprenait :

— Moi, j’attachais toute l’importance au cœur ; le reste ne me manquait pas plus qu’avec toi.

Elle s’écarta un peu :

— Je ne dis pas que... si tu étais son frère au lieu d’être sa sœur... je ne dis pas que je ne me sentirais pas autrement attirée... tu lui ressembles tellement !... ta voix chante... doucement, comme la sienne !... ton regard est le sien, avec la même façon, dirait-on, d’aller chercher la vérité dans mon cerveau !.., tu as sa façon de faire la moue... oui, le même pli aux lèvres... je n’ai pas besoin de t’entendre me blâmer pour savoir que j’ai fait quelque chose de blâmable... je n’ai qu’à regarder ta bouche... Et même ton écriture, c’est la sienne ! Oui, j’ai pris de tes lettres, je les ai soumises à Rimeral, qui devine le caractère d’après l’écriture. ... eh bien, en t’écoutant raconter, c’était Georges qu’il me traçait !...

Et se redressant :

— Donne ta main gauche.

Avec une gravité de prêtre égyptien, elle interrogeait mon destin dans les légères rayures que les attitudes ont imprimées sur la paume.

— Non !... des mêmes lignes !... exactement le même signe d’Apollon, goût de l’art, de la beauté ! avec un Mercure inexistant., et un Mars, le courage, faiblard... très faiblard...

— Georges a pourtant été blessé dans les tranchées ! ... protestai-je.

— Ah ! est-ce que les obus choisissent ?

— Pardon ! c’est en sortant pour un assaut !

— N’insistons pas... car je vois encore, vers trente-cinq ans, comme chez lui, une maladie où il te faudra du courage. Mais rassure-toi, je serai là... je saurai te soigner, va, mon pauv’ chou...

Et s’étendant à nouveau près de moi, elle me martela de petits bécots les joues, les yeux.

Pour ne rien cacher de la vérité, je dois rapporter que ce fut la première fois où je sortis de la parfaite indifférence aux suggestions corporelles où je m’étais complu jusqu’alors, depuis le jour de ma transsubstantiation. À quoi l’attribuer ? Au réveil de mes facultés créatrices, dont à trois reprises déjà, la nature m’avait donné le signal ? À notre conversation, qui évoquait nos minutes brûlantes et s’incendiait encore de la pression de sa main, de ses innocentes caresses au visage ?... Je n’y saurai répondre. Mais je ne pus dominer un frémissement de tout mon être, une langueur pénétrante, dont elle ne s’aperçut heureusement pas, car je pris sur ma volonté de les réprimer aussitôt.

Ah ! pourquoi ne s’en point tenir à ce doux partage psychique ? Pourquoi regretter des manifestations du reste impossibles à renouveler ? L’homme, on le sait bien, devient à un certain moment, un animal triste, quand le désir n’exalte plus à ses yeux la forme, quand il est satisfait, repu par un acte grossier. C’est alors que naissent en lui, avec la lassitude, les troubles de l’imagination, les suggestions malsaines, les injustices envers un bien que son appétit ne poursuit plus... et j’avais le privilège admirable de pouvoir m’épargner ces réactions déconcertantes, en restant femme devant la femme que j’aimais ! Mais je ne voyais donc plus mon bonheur ! Le bonheur qui est de ne pas désirer pour repousser ensuite, de s’abandonner au farniente des sens, de planer dans les limbes de l’amour... que dis-je, dans les limbes : dans le paradis de l’amour, en prosternation devant cette trinité : Pureté, Virginité, Idéal !

Mais allez donc dominer les élans d’une nouvelle puberté !... Quand, ce même jour, après une promenade à cheval, où Rolande se révéla une écuyère que j’ignorais encore, elle se prépara à se baigner en ma compagnie, je dus feindre un malaise subit pour m’épargner de la voir se dévêtir. Je quittai brusquement le kiosque où elle glissait son costume de bain, et j’attendis qu’elle fût dans l’eau pour me débarrasser à mon tour de mon amazone et la suivre au milieu de l’onde. Cette fraîcheur me fut un bienfait, calma mon impossible désir. Je nageai tant que je ne la vis pas réapparaître, rhabillée, sur le bord. Du reste, nos femmes de chambre étaient survenues, qui allaient encore me modérer. Elle me tendit la main pour sortir de l’eau et, m’enveloppant d’un peignoir :

— Tu es une adorable naïade !

— Vous en êtes une autre, mademoiselle !

— Oui, mais... tu possèdes quelque chose que je n’ai pas, et qui te va à merveille !

— C’est ?...

— Ta poitrine... Le maillot la révèle mieux encore. .. Tu rendrais des points à la Vénus de Milo... et figure-toi...

Elle se pencha à mon oreille et, disposant ses deux mains comme un cornet acoustique pour que sa confidence ne s’égarât pas.

— Figure-toi que Georges avait aussi de la poitrine. Combien de fois ne lui ai-je pas dit qu’il Ferait une très jolie femme !

Elle ne m’avait jamais rien dit de semblable. Rétrospectivement cela me flatta quand même.

Nous rentrâmes dans le vaste salon peuplé de meubles, de tableaux et de bibelots de choix qui, tout au moins, faisaient honneur à l’éclectisme de M. Variland. Mais l’endroit nous pesa. Il était écrasant, solennel. Disposé par le propriétaire, il gardait comme un reflet de sa correcte froideur, de ses prétentions à en imposer plus qu’à séduire, à charmer. Nous le désertâmes vite pour le petit salon de Rolande. Tendu de toile de Jouy ancienne représentant des amours en leurs jeux, avec des trumeaux Louis XVI et un triptyque peint par Watteau, il offrait encore un divan profond, habillé de karamanie, bourré de coussins en soie fanée, où se pouvait apaiser la volupté des rêves. Nous nous y étendîmes et restâmes longuement sans parler. Après quoi elle m’enivra de quelques strophes de notre demi-dieu :

Il pleut des pétales de fleurs.
La flamme se courbe au vent tiède ;
De mes yeux je te possède,
Et mes yeux ont besoin de pleurs...

Ah ! cette musique !... cette musique par sa voix !... Elle me tira des larmes !

— Que vois-je, ma pauvre chérie !... Tu as donc du bobo en ton petit cœur ?... Serait-ce l’absence de Robert ?... Non, n’est-ce pas ?... Je ne discute pas ton amour, mais je ne pense pas...

— Ce n’est pas lui.

— Alors, qui ?... raconte !... tu ne veux pas me le dire ?... tu as donc un secret pour ta Rolande ?

— Georges... m’en tirai-je, énigmatiquement.

— Oui, Georges... accepta-t-elle, confuse.

Et elle ajouta :

— Georges, je me reproche quelquefois de l’oublier pour Georgette... Mais ce n’est pas un grand péché, dis ?... car Georges et Georgette, je les mets sous la même couronne... une couronne faite des diamants de mon cœur...

Ainsi se passaient nos chères journées d’isolement. De son portrait, il n’en fut pas question. Le soir, après un peu de musique et quelque lecture encore, nous nous séparions sur le pas de ma chambre. Pour la tranquillité de ma nuit, elle habitait une autre aile du château. M. Variland, obéissant sans doute à un secret espoir, l'avait voulu ainsi. Et je n’avais pas à l’entendre remuer, faire sa toilette, murmurer sa chanson. Je n’avais pas à penser qu’un simple coup discret, frappé à sa porte, me permettrait d’être dans ses bras. Un long couloir à traverser peut devenir signification d’une barrière morale. Je la respectais.


IX


M. Variland rentra. Le château allait se remplir d’hôtes avec lui. Il amenait dans la grande limousine le ménage Chabrol, Rimeral, Mlle Férette et la baronne des Illeuls. D’autres allaient venir plus tard, pour la chasse. Robert m’avait également signalé son arrivée prochaine.

Notre intimité nous était si douce que, pour la prolonger encore, Rolande, un peu souffrante d’un rhume contracté durant nos promenades, exagéra son mal et garda là chambre. Je dus donc remplir un peu ses devoirs de maîtresse de maison et accueillir ces gens au débarqué. Ce me fut l’occasion de noter les traces que j’avais laissées dans les cœurs.

— Pas trop ennuyée ?... me dit M. Variland. Ah ! que j’ai déploré ces maudites affaires qui m’ont éloigné de vous !,.. Je tiens tant à votre sympathie !...

— Mais, vous l’avez déjà, monsieur Variland.

— C’est entendu... mais par sympathie, j’entends ... enfin, nous en reparlerons plus tard. Pour l’instant, je téléphone au docteur.

Quand il se fut éloigné, ce fut à la baronne de me dire ses condoléances, avec des modulations dans la basse profonde, tristes, tristes...

— Ainsi donc, ma jolie, notre amie est souffrante et je n’étais pas là pour aider à la soigner !

— Qu’eussiez-vous fait d’autre, chère madame ?

— Appelez-moi Nirvâne... insista-t-elle, en me pressant la main. Ce que j’eusse fait ? Mais je ne sais pas, moi. J’aurais apporté mon cœur de femme. Les femmes ont toujours un cœur compatissant ; tandis que les hommes, ah ! parlons-en, des hommes !

Et, me pressant longuement la main :

— Il y a tant à faire pour les nôtres !... Vous m’y aiderez, ma jolie ?... Nous serons des amies ?

— Mais, certainement, chère madame.

— Appelez-moi Nirvâne...

Sa chemise molle répercutait des remous de gélatine. Son sourire évoquait les aspérités du roc épousé par les algues. Elle semblait, du reste, douée d’une double mâchoire... Ah ! non...

Les compliments de Rimeral me furent cependant plus intolérables encore. En lui, je sentais pour l’instant mon vrai rival. Ce bellâtre était, à n’en point douter, venu exclusivement pour Rolande. Las de solder le luxe de sa chanteuse, il espérait en celle que j’aimais une remplaçante gratuite. Et je ne pouvais oublier les encourageantes manières qu’elle avait avec lui.

Il m’aborda, après les autres :

— Ainsi, votre charmante amie est au lit... Que c’est contrariant !... Ce n’est pas grave, dites ?... Nous la verrons ce soir, je l’espère ?... Non ?.. Ah !... demain, alors ?

— N’y comptez pas, maître... déclarai-je, en me décidant à une tactique que la jalousie venait de me susciter. L’état de Rolande est beaucoup plus sérieux que ne se l’imagine M. Variland, qui ne l’a même pas encore été saluer. On fait venir le docteur... Je redoute une bronchite, consécutive au froid... Pour quelques jours au moins, vous en serez donc réduit à vous passer de sa compagnie et à supporter la mienne.

— Je ne pouvais espérer plus agréable remplaçante, fit-il ; et pour peu que vous aimiez la musique...

— Je crois, maître, que j’aimerais tout avec vous !

Et vlan !... Il sursauta, comme sous l’effet d’une décharge électrique. Son regard s’imprégna de câlinerie, de surprise et de commisération.

« Encore une !... semblait-il exprimer : pauvre petite, que je la plains !... Mais, c’est qu’elle n’est pas désagréable !... » Puis il porta la main à sa moustache et la lissa d’un air à la fois conquérant et conquis. Je connaissais bien tous ces petits réflexes de la forfanterie donjuanesque. Je les avais observés chez d’autres avant lui, et peut-être en avais-je été moi-même l’absurde manifestant...

— Vous ferez mon portrait ? pria-t-il.

— Oui !... soufflai-je, avec une joie parfaitement jouée.

Je montai aussitôt chez Rolande. Elle dormait encore. Je la réveillai.

— Ma chérie, lui racontai-je, ta maladie prend des proportions inattendues. Un médecin viendra ; il te trouvera des troubles... d’ici là, apprends à tousser... aie même un peu le délire...

Elle promit tout ce que je voulus. Je lui fis répéter quelques quintes de toux, et elle y fut adorable au point que, cédant à un élan irréfléchi, je l’embrassai follement. Mais j’avais mal calculé l’élan de mon baiser, et ce fut aux lèvres qu’il la joignit. Elle n’en resta pas trop surprise, mais je dus me sauver pour ne pas céder à la tentation d’insister.

Dès lors, vis-à-vis de mes amoureux, j’usai de mes charmes avec une maestria de vieille courtisane. Je m’aperçus combien il est aisé pour une jolie femme de tourner la tête aux hommes. Il suffit d’une observation très rudimentaire de leur psychologie et de quelques témoignages placés à propos. Nos conquérantes sont vraiment inférieures, qui ne se pénètrent pas de cet art facile, se contentent d’une sorte d’empirisme d’amour, et s’en remettent aux faveurs du hasard ou à des impulsions momentanées. Si elles savaient leur puissance, le monde ne serait plus au sexe fort. Et j’en tirai pour mon propre compte des avertissements précieux, dans le cas, du reste improbable, où j’en reviendrais à mon état premier.

Le seigneur Variland s’en vint, dès le lendemain, se présenter à mes tendres lacets. Il y avait, il est vrai, déjà de lui-même à moitié engagé le col ; je n’aurais plus qu’à l’encourager pour que le nœud se serrât tout à fait. Certes, cette situation, par les entreprises et assiduités du bonhomme, m’allait devenir importune ; mais Rolande pourrait en tirer parti, qui sait ? et cela me décida.

J’inaugurais, ce jour-là, l’orangerie, mise à ma disposition pour travailler ; je la disposais en atelier, rangeant mes chevalets, mes toiles, quand il frappa à la porte. Je criai d’entrer, et il parut en un juvénile costume clair, suite logique de sa métamorphose.

— Figurez-vous, ma chère Georgette, déclara-t-il, que votre fiancé vient de m’écrire pour me demander d’être son témoin !... Voyons ? il faut que je sache définitivement...

Je le vis pâlir.

— Vous pensez sérieusement à vous marier ?

— Très sérieusement.

— Avec ce pilier de taverne ?... Vous l’aimez ?...

Comme je ne répondais pas, feignant de m’intéresser à un nettoyage de palette, il s’approcha de moi et me prit aux épaules. Je me laissai faire.

— Vous ne pouvez pas l’aimer !... cria-t-il. Il est indigne de vous !... Ce qu’il vous faut, à vous, c’est un compagnon qui vous comprenne, qui partage vos goûts, qui soit capable de vous servir dans le développement de votre talent... un cerveau, enfin, à quelque branche de l’essor intellectuel qu’il appartienne...

Et, après un petit silence, il ajouta sans vergogne :

— Un homme comme moi...

— Vous n’êtes pas libre !

— On peut... on peut se rendre libre !... Voyons, mon enfant... il est dans mes habitudes de parler net... et de ne pas laisser traîner même une question sentimentale... Vous avez dû vous apercevoir, dites, de l’effet que vous me produisiez ?... c’est donc que Rolande m’est devenue totalement indifférente. .. Alors... si Rolande se tire d’affaire... que penseriez-vous d’un divorce, pour vous consacrer ma vie ensuite ?... M’y encourageriez-vous ?

— Pauvre Rolande !... soupirai-je.

Il prit cette plainte pour une formule de promesse et se retira, enfiévré d’espoir, en me demandant de réfléchir.

Je ne m’attendais pas à ce qu’il en arrivât tout de suite à cette extrémité. Mon esprit s’y égarait. Dire que je venais de recevoir en quelque sorte une demande en mariage d’un homme dont je voulais enlever la femme quelques mois auparavant et que cet homme escomptait peut-être la mort de sa femme !... C’était fou, hilarant !... tragique ! ... c’était à me faire regretter les scrupules qui nous avaient si longtemps retardés, Rolande et moi, dans le parti de la fuite, pour éviter de peiner le mari. Moins d’hésitation m’eût épargné l’attentat de Tornada. Nous serions maintenant libres et différents de sexe, aux rives de quelque riant lac italien...

Avec le bellâtre Rimeral, les choses marchèrent plus rondement encore. Ah ! il ne s’arrêtait pas aux bagatelles sentimentales, celui-là ; il menait la ritournelle d’amour d’un coup d’archet joyeux comme ses flonflons d’orchestre ; il comptait me trousser de la façon tromboïdale dont il avait bousculé d’innombrables cabotines, avant son collage avec la Savari.

Nous étions, seuls tous deux, dans le petit salon doré ; il venait de me faire entendre, en un susurrement, deux mélodies touchantes et banales de sa prochaine opérette, qui lui vaudraient à nouveau les honneurs de l’orgue de Barbarie, quand, me jugeant mis à point par sa musique, il abandonna le clavier et se précipita sur le sopha où je m’étais allongé pour l'écouter. Il enserra ma taille dans ses muscles.

— Je le dirai à Rolande !., criai-je, me débattant.

— Qu’est-ce que cela peut bien me fiche, Rolande !... exhala-t-il. C’est toi que j’aime !... toi que je veux !... toi que j’aurai !...

Dans une sainte répulsion, je le griffai au visage. Mais, d’une main, il me paralysait les bras et de l’autre s’aventurait sous ma collerette. Je sentis ramper sur ma gorge comme une grosse bête chaude, armée de tentacules. Et je vis descendre vers mon visage les deux sangsues gorgées de ses lèvres, Lutte sourde, car je n’eusse osé crier, où ma résistance s’épuisait en même temps que mon dégoût. Que fût-il arrivé, mon Dieu ! quelle déchéance, quelle chute, quel avilissement — eu égard à mon androphobie de jadis, qui persistait sous ma nouvelle structure — que fût-il arrivé, si du bruit ne s’était soudain produit dans la pièce voisine... Mon violenteur se redressa à temps pour que Mlle Blanche Férette ne s’aperçût que de mon trouble, de ma précipitation à ramasser mes cheveux. Elle prit sans mot dire un livre oublié sur un meuble et se retira.

— Vous voyez, imprudent, me voilà compromise ! ... fustigeai-je. Cette pécore s’est doutée de votre violence ; elle croit à ma complicité : dans deux minutes, tout le château le saura !... Comment réparer cette atteinte à mon honneur ? M’offrirez-vous le mariage ?

— On y peut penser... fit-il, méditativement.

— Mais je suis déjà fiancée !

— Ce n’est pas irrémédiable.

Toutefois, il était refroidi. Il me laissa sortir sans plus rien tenter.

Je glanais des époux ! Ah ! mon avenir conjugal était solidement assuré !

Si je n’avais eu à enregistrer que ces propositions, fort naturelles, en somme !... Mais il m’en vint, quelques jours après, une autre, qui me parut plus extravagante encore.

La chaude journée d’août s’achevait et je faisais autour du lac, sous les ombrages, une courte promenade avant le dîner, préférant la solitude à la compagnie des hôtes du château, les uns, comme M. Variland, Rimeral et la baronne, parce qu’ils me portaient trop d’intérêt, les autres, et je veux parler des Chabrol et de Mlle Férette, parce qu’ils se détournaient maintenant de moi. Tout à coup des cris d’épouvante me parvinrent du kiosque, et je vis la compagnie se presser à la balustrade, en désignant une barque chavirée, près de quoi une personne se noyait, dont on n’apercevait plus que les bras s’agitant désespérément dans l’eau. Mes dispositions de bon nageur me devaient rester intactes : je me débarrassai prestement de ma robe, de mes sandales, et en simple combinaison, qui me plaquait comme un maillot, je piquai une tête dans l’onde, vers la victime. Je l’eus bientôt rejointe. C’était la baronne. Je la reconnus à ce que, voulant la saisir aux cheveux, sa perruque me resta d’abord dans la main ; puis à ce que, à une seconde tentative, ce fut par le pan de son veston masculin que je parvins à la ramener au bord. On la ranima, sans qu’on eût à lui tirer sur la langue ; elle vomit copieusement la tasse qu’elle venait de prendre ; puis je la reconduisis à sa chambre, pour changer contre un smoking son vêtement mouillé.

— Vous m’avez sauvée, ma jolie !.. me dit-elle, avant de redescendre ; et ma tendresse pour vous se double d’une réelle admiration. Outre le charme et la beauté, je retrouve en vous les vertus d’audace, de courage, de sacrifice, que nos ennemis naturels, les hommes, n’ont pas, tout en les affichant, tandis que les femmes les possèdent en ne les montrant pas. Nous voilà désormais inséparables. Voyons : vous amusez-vous ici ?

— Cela dépend de ce que vous appeler : s’amuser, madame.

— Dites : Nirvâne... je ne veux plus vous entendre m’appeler autrement. Trouvez-vous ce milieu intéressant ?

— Fort peu... Nirvâne.

— Eh bien, je vous emmène avec moi.

— Où ça ?

— En Bretagne.... J’y possède une île. La, pas de voisins, pas de satyres..., l’immensité pour nous seules !.., des grottes naturelles, dont nous serons les nymphes... car on s’y met à l’aise... et le doux murmure des flots pour accompagner nos tendres propos !... Est-ce dit ? Acceptez-vous, ma jolie ?

— Mais comment donc, Nirvâne !

Elle voulut m’embrasser pour sceller notre pacte, mais la cloche sonnait le premier coup du dîner, et j’en profitai pour me dérober au nirvana qu’elle m’offrait.

J’oubliais ces ridicules et ces laideurs auprès de Rolande. Depuis cinq jours qu’elle feignait la pneumonie et que je m’étais constitué sa gardemalade, je passais en somme la plus grande part de mon temps à son chevet. Je m’étais arrangé avec le médecin de campagne, qu’elle avait trompé comme les autres, pour que sa porte fût interdite à M. Variland lui-même. Il ne montrait le bout du nez que le matin, pour s’enquérir de la nuit, le soir pour se renseigner sur la journée, et on ne le revoyait plus. Tant qu’il était là, Rolande s’enfouissait sous les draps, prenait un masque asphyxié, et proférait des phrases incohérentes. Dès qu’il avait tourné les talons et que sur ses pas la serrure était fermée à double tour, aussitôt la joie réapparaissait, elle jetait basses oreillers, et nous savourions notre malice. Je me fusse bien gardé de lui conter mes intrigues d’en bas : sa prudence naturelle les lui eût peut-être fait trouver excessives ; mais j’aggravais à plaisir les conséquences de son rhume, qui me valaient de prolonger cette comédie, et partant, notre isolement. De tous les symptômes fâcheux que j’avais récoltés de son caractère, je ne voulais plus me souvenir. Je la dédoublais, rejetant sa légèreté, ses inconséquences, son besoin morbide de plaire, pour ne me souvenir que de l’amante passionnée qu’elle avait été, et qu’elle était encore au fond de son cœur.

Pourtant, quels enseignements troublants !... Au fur et à mesure de notre abandon, elle n’avait plus de réserve, maintenant que j’avais tout-à-fait acquis sa confiance, qu’elle était sûre de ma fidélité aux secrets quelle me livrait. Chaque jour elle levait un peu plus de ce voile pudique que les femmes gardent souvent jusque dans leurs débordements. Elle avait d’abord procédé par des sous-entendus, par des silences qui étaient des explications. Maintenant elle ne modérait plus son langage. Elle ne se demandait pas si la vierge qu’elle entretenait de ces choses pouvait accepter de telles confidences : elle parlait, parlait, comme si nous n’eussions qu’un seul cerveau. Elle étalait des curiosités que je n’aurais pas tolérées jadis. Une nouvelle lettre que je lui écrivis des Indes, où j’avais intentionnellement évoqué nos plaisirs d’amour, devint encore le prétexte à des aveux plus audacieux. À chaque phrase suggestive, elle m’attirait à son cou et chuchotait :

— Figure-toi, ma chérie…

Jusqu’à présent, j’étais le seul objet de ses secrets. Mais, un matin, elle me raconta son mari, dans un dégoût. Et le lendemain, elle parla d’un troisième, puis d’un quatrième, qui l’avaient consolée avant moi. En vain j’insistai pour savoir qui. Peine inutile : elle ne voulut pas démordre d’une discrétion que je ne pouvais approuver, l’ayant déjà interrogée sur ce sujet. Chaque fois elle m’avait répondu avec une assurance blessée que j’étais son premier amant… Ô la clarté de son fier regard, la candeur à son front, quand elle m’affirmait cela !… Je l’avais bénie !… Maintenant je l’eusse étranglée. Heureusement, je sus me répéter qu’on n’est pas maître d’un passé…

Mais toutes ces souvenances, tous ces tableaux, portaient forcément sur ma nature rappelée à l’instinct créateur. Je ne l’approchais plus, je ne la touchais plus avec cette même sérénité de ma période impubère et de ma première puberté. Quand elle procédait devant moi à sa toilette ; quand elle me demandait de lui prêter aide dans son habillement, et qu’alors s’étalait sans contrainte sa chair divine et que je respirais son arôme blond, alors une griserie m’envahissait, une envie folle de saisir cette pulpe saine comme un fruit des champs, d’y mordre, de la meurtrir, de m’en repaître. Plus encore, quand elle me donnait de blanches caresses, des baisers à transmettre à mon frère lointain, je lui eusse crié : « Mais tu ne sens donc pas qu’il est devant toi ! que Georges c’est moi !… » et je la repoussais avec dépit, pour la ramener aussitôt contre moi et chercher son baiser. Elle ne comprenait pas, elle me l’abandonnait innocemment... et je devais m’enfuir, chercher la douche aux fréquentations d’en bas.

Hélas ! dans un autre domaine encore elle me déconcerta. Je l’avais crue jusqu’à présent totalement désintéressée ; elle avait semblé consentir à me suivre sans se soucier de son sort matériel ; elle devait s’en remettre à l’argent que m’assurait mon talent ; et même, elle protestait dignement à chaque cadeau insignifiant que je lui offrais, ne les acceptant qu’après beaucoup d’insistance de ma part. Oui, elle m’apparaissait, sur cette face de son caractère, parfaitement indépendante et noble... Eh bien, un matin que nous causions des gains fantastiques de son mari, sa face s’emplit soudainement de gravité :

— Et Georges ?... questionna-t-elle, sais-tu quel est son chiffre, par an ?

— Je l’ignore, ma chérie. Cela doit varier.

— Combien crois-tu qu’il pourra me donner pour ma toilette ?

— Je ne sais...

— Au moins vingt mille, j’espère... On ne s’en tire pas à moins... Ce sont des questions, tu comprends, qu’on ne soulève pas... mais il aurait dû y réfléchir... ainsi qu’à une assurance pour mes vieux jours...

— Et s’il n’était pas en mesure... s’il perdait le bras droit, par exemple, que ferais-tu ?... tu le suivrais quand même ?

— C’est vrai.., je n’y avais pas pensé... Bast ! il se servirait du bras gauche.

— Et s’il perdait les deux ?

— Ah ! alors...

Les protestations spontanées que j’attendais ne vinrent pas. Elle réfléchissait... Ah ! Rolande !... Rolande, vénale, comme les autres ?...

En fait, sous mes nouvelles espèces, je me documentais plus largement sur la vie. On cache beaucoup aux hommes, et ils n’ont pas le temps d’observer. Ce que je découvrais m’attristait.

En bas, j’étais toujours la femme convoitée, qui régnait sur tous, et même, je dus bien m’en convaincre, sur ce doux M. Chabrol. Il me déclara croire à mon innocence et avoir pris mon parti, vivement, lorsque cette chipie de Blanche Ferette avait raconté, en l’amplifiant, ce qu’elle avait surpris du compositeur et de moi. Quant aux autres, MM. Variland et Rimeral, ils ne me ménageaient plus leurs démonstrations et combinaient leur avenir avec moi. Leurs attitudes les dénonçant l’un à l’autre, une rivalité naquit qui s’exprima en attaques sournoises, en dénigrements incessants. Une poule était survenue... Seule, la baronne avait confiance. Ces jeux d’autrui autour de moi ne l’inquiétaient pas. Elle en avait vu bien d’autres avec les femmes oui avaient été ses amies... Sereine en son obésité pantalonnée, elle attendait patiemment que je donnasse le signal du départ.

En sorte que lorsque Rolande, qui ne pouvait éterniser sa feinte, reparut parmi ses hôtes, elle tomba en pleine fermentation. Elle s’aperçut vite du trouble que j’avais jeté dans tous les cœurs. Nouvelle surprise ! son premier sentiment fut de froide colère.

— Comment ! c’est ta perfidie, tandis que je suis au lit !... Tu me voles mon mari !

— Mais tu ne l’aimes pas ! tu devais le fuir !

— Qu’importe ! je suis encore sa femme. Et tant que je serai sa femme, je n’admettrai pas qu’une autre me l’enlève. Mais ce n’est pas tout : tu me voles mon flirt aussi !

— Rimeral ? mais tu ne l’aimes pas : tu aimes Georges !

— N’importe : il était mon flirt, et j’ai besoin de tendresse, moi.

— Oh ! reprends... reprends ces hommes !... Ils sont à toi, je ne te les dispute pas... mais, mon Dieu, que Georges était donc naïf !

Hélas ! mon idole s’émiettait peu à peu... Il était temps que Robert revînt. En lui, au moins, l’inconnu ; et peut-être parviendrais-je à reconstruire avec lui le temple sacré du rêve qui tombait en ruines un peu plus chaque jour.


X


Il réapparut, guidon menant, le surlendemain ; bien après, par conséquent, le jour qu’il m’avait annoncé. Je battis des mains en le voyant. Non pas qu’il eût manqué à mon cœur ; mais il me manquait corporellement, si je peux exprimer ainsi le défaut qu’il me faisait. Une meilleure analyse de son influence sur moi me faisait maintenant établir que j’étais, sans lui, comme désassorti. Il n’y a pas de mots, ni peut-être de périphrases, pour traduire cela en français.

— Ça colle ! jeta-t-il, dès le débarqué. J’ai fait des affaires superbes ! trois mille barriques avec un bénef de dix francs pour chacune. Comptez !

Il en oubliait de me baiser la main. Je le lui fis remarquer. Il s’y prêta sans élan.

Puis il reprit :

— Alors, ça va, la choute ?... A-t-on badigonné, pendant que Robert trimait ?... Vous savez, j’ai placé trois de vos peintures.

— À qui ? — À des clients, tiens !... Oh ! je sais le truc, moi.

Autour de nous, on se pinçait les lèvres. Rolande, sans ressentiment, riait franchement. Robert ? pas inquiétant, Robert. Il rassurait tous mes amoureux. Non ! cette belle fille, cette artiste, avec ce nobliau-mercanti, cela n’était pas possible ! ... Et pourtant une force me rivait à lui !...

Je sentis ma chaîne plus impérieuse encore, quand, m’étant rendu, quelques heures plus tard, dans sa chambre pour le remercier des bonbons qu’il m’avait apportés, je le trouvai avec Anna, ma soubrette, sur les genoux.

Après avoir renvoyé d’un geste outré ma rivale :

— Ah çà ! Robert, qu’est-ce que cela signifie ? Vous vous abaissez au torchon, maintenant ? Quand je suis votre voisine ? Quand nous devons nous marier dans un mois ?... Pensez-vous que je vais succéder à ces filles ?

Il sourit, haussa les épaules :

— Vous en faites pas... c’est sans importance... elle est propre, soignée, cette petite... que voulez-vous de plus pour un quart d’heure de plaisir ?... Quant à leur succéder, vous savez bien que vous n’y échapperez pas... Alors, pourquoi tant de chichis ? ... Prenons tous deux les choses comme elles viennent, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement.

— C’est toute votre morale !... Pourquoi, pas moyen ?

— Parce qu’il le faut !... s’obstina-t-il.

— Et pourquoi le faut-il ?

— Parce qu’il le veut.

— Qui, il ?

— Le maître.

— Quel maître ?

— Tornada, parbleu... le professeur Tornada.

Il avait baissé craintivement la voix, en prononçant ce nom terrible. J’eus conscience qu’il avait fait les réponses que j’eusse faites aux mêmes questions, et que nous étions tous deux, et de la même façon, sous le joug de cet homme incroyable. Une déduction s’ensuivit, mais si rapide, si confuse encore, et cependant si redoutable, que j’hésitai à m’en emparer. Mais il fallait pourtant que s’éclairât cet étrange phénomène !

-— Voyons, Robert, une situation anormale existe entre nous, et il est temps que nous nous en expliquions. Je vais vous demander de me répondre franchement, dans votre intérêt comme dans le mien. Vous n’avez pour moi, n’est-il pas vrai, aucune espèce d’affection ?

— Pas pour une chopine.

— Vous me préférez, et de beaucoup, les filles et les bonnes.

— Plutôt.

— Et cependant, vous tenez à moi ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas.

— Eh bien, je vais vous l’apprendre, moi ; car ce que vous éprouvez pour moi, je l’éprouve pour vous. Mais ne me cachez rien...

Je pris mon ton le plus autoritaire :

— Depuis quand connaissez-vous le professeur Tornada ?

— Depuis six mois.

— Où l’avez-vous connu ?

— Où ?... à sa clinique.

— C’est donc que vous avez été opéré ?

— Oui, j’ai été opéré, par lui.

— À sa clinique du boulevard d’Auteuil ?

— Oui, ià...

— À quelle date ?... Souvenez-vous-en exactement. .. c’est très important !,.. À quelle date ?

— Le 15 février.

— Et, de quoi le professeur vous a-t-il opéré ?... oui, pour quelle maladie ?

— Je n’étais pas malade.

— Pas plus que moi !... Alors ?.,, dites-donc !... mais !...

Nous nous examinions avec stupeur. Nous nous étions compris. Le même travail d’assimilation qui s’était accompli en moi avait fait son œuvre en lui. Il s’expliquait soudainement, brutalement, tout un ensemble de problèmes qui avaient hanté son fruste cerveau depuis son opération, qu’il n’avait pas plus que moi résolus jusqu’alors, mais qui, se cristallisant sous mes questions, prenaient en cette minute précise, forme de certitude.

— Ah ! nom d’un chien !... exclama-t-il, en me parcourant des pieds à la tête, mais avec une insistance avide sur la région dont il se savait dépossédé.

Il reprit, balbutiant :

— Alors, le truc de Tornada... ce serait avec vous ?... et vous ?... et moi ?... nous deux !... Ah ! non, ça, c’est plus fort que de jouer au bouchon !

— Racontez !... racontez donc !... ordonnai-je, dans une frénésie de tout apprendre.

— Eh bien voilà... fit-il, en se calmant Je me nomme Robertine Lieuplane, Je suis la fille d’un négociant en vins, de Nevers, dans la Nièvre. Je ne peux pas me plaindre : mes parents étaient bons avec moi, je n’étais pas malheureuse. Mais que voulez-vous, on a son tempérament... à vingt ans, pas ? le cœur vous remue... c’est difficile de résister... et quand Jules m’a couru après... il était si beau, mon Julot !... des yeux fendus, à la chinoise. .. un bouc blond... gentil ! gentil !... mais en tout bien, tout honneur, vous savez ?... m’aurait pas touchée... j’étais sage, j’allais à confesse... mais je l’aimais !... Alors, comme mes parents voulaient pas de Jules, rapport à sa position... il était boucher... tant pis ! j’ai quitté ma famille, pour venir me placer à Paris, en attendant mon mariage...

— Continuez !... continuez !... insistai-je, en voyant qu’il s’accrochait à ses souvenirs.

— Les vins c’était ma partie ; je me suis donc engagée dans un bar... C’est pas rigolo, vous savez, servir dans un bar.., faut être à la coule avec les clients... un verre à droite, un verre à gauche... pendant qu’on sert, il y en a qui vous asticotent... ça me dégoûtait !... quoi ! je voulais rester sage pour mon Julot !... Alors, j’ai rendu mon tablier. Eh bien, voyez ma veine... mon dernier soir au bar, je causais avec des clients ; je leur disais justement que c’était difficile pour les femmes seules à Paris ; que les hommes étaient bien plus heureux ; qu’ils se débrouillaient mieux... quand une espèce de mécano, avec des lunettes noires et un grand paletot qui lui cachait la figure, entre et me demande un mélé-casse. Je le sers... il ne le boit pas... mais il m’écoute, tant que je jaspinais. en me faisant des yeux !... oh ! ces yeux !... « Nous en reparlerons », qu’il me dit en me payant. Et il s’en va. Une heure après, je sors à mon tour, et qu’est-ce que je rencontre ?... Mon mécano, qui ouvre son paletot et me montre sa barbe... une grande barbe, qui jetait des étincelles, comme l’électricité !... À partir de ce moment, je ne me rappelle plus bien... excepté que le mécano, c’était Tornada ; qu’il m’avait emmenée chez lui, dans sa clinique... que j’y ai piqué un somme... et que, quand je me suis réveillée, je n’étais plus la même... ah ! non... plus du tout... je comprends !...

Je ne l’écoutais déjà plus. C’était mon histoire qu’il me contait si vulgairement. Même origine, même prétexte futile au geste d’un dément, mêmes conséquences. Robert était l’autre sujet qui avait servi, en même temps que moi, à la stupéfiante expérience biologique de Tornada. Ce fou génial lui avait transplanté ce qu’il me déracinait, et réciproquement. Je n’avais même pas à interpréter les suites de cette aventure chirurgicale, tant il m’apparaissait évident que Tornada, en voulant me marier avec mon co-opéré — ou plutôt, avec ma co-opérée... je m’y perds, grammaticalement, dans toutes ces interversions — que Tornada, dis-je, n’avait d’autre but que de constater comment se comporteraient ses néo-sexués dans le grand œuvre de la création.

Mais je m’expliquais maintenant des particularités psychiques qui m’avaient toujours dérouté quand j’y avais réfléchi : ce mélange d’attirance et de répulsion que j’éprouvais pour Robert ; ce besoin de l’avoir à proximité, sous ma surveillance, alors que sa compagnie m’était odieuse ; et surtout mes inquiétudes lorsqu’il était absent et contrariait, par son éloignement, mon sens de la propriété. Parbleu ! il emportait une portion de moi-même !

Ainsi donc, moi, Georges Sigerier, peintre réputé, grand prix du Salon, en passe de parvenir à l’Institut, et devenu femme par la volonté de Tornada, j’avais été alimenté, en ces sources mystérieuses de la vie, par une fille de bar, amoureuse de Julot !

Ainsi donc, ce fragment de mon être, greffé chez la fille d’un marchand de vin de la Nièvre, avait été, par celle-ci, fourvoyé dans je ne sais quelles basses compagnies, livré à je ne sais quelles dégradantes liaisons, exposé à je ne sais quels dangers !...

Et je ne pouvais même pas en vouloir à la créature qui en avait été munie, malgré elle !

— Ce Jules, haletai-je... oui, ce Julot... votre Julot, vous l’avez revu ?

— Naturellement... je l’avais dans le sang, dans la peau !..,

— Comme moi, hélas !... réfléchis-je.

— Alors, j’ai couru après !... chaque fois que je disais que j’allais en voyage pour mon commerce, bien sur, c’était aussi pour faire une embardée dans la Nièvre, où il est toujours boucher...

— Et que s’est-il passé ?

— Voyons !... il ne pouvait rien se passer !... — Et amèrement : -— Il ne m’a même pas reconnue !

Toujours mon histoire, en fait ! ce qui prouve qu’à tous les échelons de la société la personne humaine obéit aux mêmes forces inéluctables...

— Pourtant, mon gaillard, si vous aviez abandonné toute espérance physique sur Julot, sapristi ! vous vous êtes rudement dédommagé autre part !... Ah ! vous avez fait de moi un bel usage !

— Du moment que je devais renoncer à Julot, expliqua-t-il, il n’y avait plus de raison pour que je me prive... et comme je vous ai dit que ma nature était plutôt chaude... très chaude même...

Très chaude, c’était incontestable. Si chaude que, sous la suggestion de ma remarque, son œil s’était subitement allumé, et qu’il s’approchait de moi avec une intention sur laquelle je ne pouvais me tromper.

— Croyez-vous, me renifla-t-il, que c’est la peine d’attendre le maire et le curé ?... et que... ce serait pas rigolo, si... nous deux !...

Ah çà ! mais, allais-je me laisser violenter !... et par moi-même, encore !

Il put voir sa belle fiancée prendre soudain l’attitude virile d’un boxeur. Les poings en avant, Georgette Sigerier attendait un geste de plus pour faire Robert de Lieuplane knock-out ! Je lui aurais collé un de ces uppercut qui refroidissent même la fille d’un mastroquet de la Nièvre... Il le comprit, et sortit, l’oreille basse.


XI


L’auto qui nous ramenait d’excursion, Rolande, son mari, Robert et moi, s’arrêta soudain, sous un violent coup de frein, à l’entrée d’un petit village. M. Variland se pencha à la portière :

— Qu’est-ce que c’est ?... questionna-t-il, au chauffeur.

— Je ne suis plus maître de ma direction, monsieur.

— Voyez donc...

Il rentra la tête :

— Une panne !... et nous sommes encore à trente kilomètres de la maison... et il est déjà dix-huit heures... Nous ne serons sûrement pas rentrés pour le dîner. Que vont-ils penser, là-bas ?

— Ils se douteront bien, rassura Robert, qu’on est dans la poisse, et ils nous enverront chercher...

— Avec quoi ?... la quarante est à Paris ; la grande limousine est inutilisable depuis hier...

— Il reste la torpédo de Robert, fis-je.

— J’ai défendu qu’on y touche, renseigna mon fiancé.

— Ah ! bien, nous voilà dans de beaux draps !... maugréa Rolande.

Et passant sa mauvaise humeur sur son époux :

Aussi, votre idée de partir à nous quatre seulement est absurde, mon ami ! J’en cherche encore la raison...

Et d’un ton qui signifiait : « Je la connais, la raison. Elle est Georgette, la raison. Vous avez manœuvré de façon que Chabrol et Riméral, vos rivaux auprès d’elle, ne nous accompagnassent pas... »

Elle me fustigea en même temps, une fois de plus depuis trois jours, d’une moue méprisante.

Fallait-il que sa sotte rancune la possédât ! Sous un ciel idéal, dans une tiédeur rarement offerte aux pauvres humains, avec la visite passionnante des vieux châteaux, la journée eût pu être une de celles qui comptent, Mais Rolande avait boudé tout le temps, épiant les façons de son mari avec moi. De son rêve sacré, de son Georges lointain, plus rien. Elle n’était plus que la jalouse d’une Georgette qui l’évinçait auprès de deux hommes qu’elle n’aimait pas, dont l’un l’horrifiait au point qu’elle se préparait à le lâcher. Voilà tout. O mentalité déroutante de la femme ! Boîte à surprises !

Et pourtant, ce soir encore, la nature convoquait à l’apaisement, à la tendresse, à la langueur, Le village, en bas de la côte, souriait de tous ses toits de tuiles fanées, de la frondaison de ses vergers. À notre droite les champs dévalaient vers d’harmonieuses collines déjà teintées du bleu qui annonce les voiles de la nuit. À notre gauche, après une mare endormie sous des nénuphars, la naissance d’un bois, mystérieux poème végétal...

— Je n’y arriverai pas seul... réclamait le chauffeur.

Tandis que M. Variland et Robert défaisaient leur veston, j’entraînai Rolande.

— Voyons, ma chérie, entamai-je en lui prenant le bras, tu me boudes depuis trois jours et tu as tort. Non, je n’arrive pas à m’expliquer. Il ne se peut que ton animosité provienne du manège de ces imbéciles avec moi. Dis, Georges mis à part, tu sais ce que sont les hommes ? des êtres frivoles, superficiels, légers, pour qui l’amour est une espèce de sport, et la femme un outil de vanité... Ne sommes-nous pas au-dessus de ces misérables exercices ? N’y a-t-il pas, dans notre liaison, assez d’éléments de tendresse pour que tu y satisfasses ton cœur, en attendant que Georges te rende à ton bonheur d’autrefois ?

— Reviendra-t-il jamais ?... céda-t-elle.

— Mais oui... tu le sais bien... il te l’écrit chaque fois. Ce n’est que patience à prendre... Mais, par pitié, en l’attendant, ne gâtons pas notre belle affection par de sottes rivalités de femmes !... Tu ne crois donc plus en moi ?... Veux-tu que je te rassure, en m’en allant ?

— Oh ! non... fit-elle, en me serrant plus étroitement le bras.

— Oh ! je sens que tu me reviens !... et j’en éprouve une joie infinie, car je t’aime, moi !...

Et faisant de ma voix une musique :

— Je t’aime, vois-tu, à un point que tu ne peux supposer et comme je ne saurais l’exprimer. Il n’est pas besoin d’être d’un sexe différent pour s’aimer ! Ne crois-tu pas que deux femmes puissent se vouer leur cœur aussi bien que des amants ? L’amour entre amants, vois-tu, a toujours une fin déconcertante, diminuante. Une fois le désir satisfait, l’homme et la femme deviennent momentanément des ennemis, tout au moins des indifférents. Il ne reste plus d’idéal, plus de griserie : deux bêtes repues qui, pour un peu, se déchireraient comme les bêtes. Tandis qu’entre femmes, pour qui l’instinct est lettre morte... ah ! je ne parie pas des folles, je ne parle pas des malades... eh bien, entre femmes, c’est un éternel éden pour te cœur !... l’éden où je voudrais que tu entrasses avec moi, ma Rolande...

— C’est curieux... réfléchit-elle... tu me parles comme ton frère... il est vrai, que ces arguments-là, il les appliquait à l’homme et à la femme, et me les servait une fois la bête satisfaite, comme tu dis... Mais je retrouve en tes paroles non seulement ses idées, mais jusqu’à ses mots...

— Raison de plus pour que tu reportes sur moi, entièrement, l’affection que tu lui donnais !... la même affection !... et que nous méprisions dès lors ensemble tout le reste de l’humanité !... les Variland, les Rimeral, les Lieuplane !... Veux-tu qu’il en soit ainsi ?... t’y engages-tu, jusqu’au retour de Georges ?... Ma chérie, je ferai l’intérim dans ton cœur, et ça ne sortira pas de la famille. T’y engages-lu ?

— Je m’y engage... dit-elle. Car ce n’était pas de ces hommes que j’étais jalouse : c’était de toi. Elle mentait... Mais qu’importe !. elle m’offrait ses lèvres pour sceller notre réconciliation. O démon ! notre baiser s’évada du pur idéal que je venais d’invoquer comme suprême argument de notre nouveau mode d’union Nous nous désenlaçames heureusement assez à temps, M. Variland arrivait, agitant de grands bras.

— Une tuile !... une tuile !... hurlait-il. Figurez-vous que cet .animal de chauffeur a cassé sa direction ! ... Nous ne pouvons plus rentrer !... Nous allons être obligés de dîner, de coucher ici !... Y a-t-il une auberge, seulement ?

Tous quatre, abandonnant l’auto, nous descendîmes jusqu’au village. Oui, il y avait une auberge. Elle portait même une appellation qui ne manquait pas, pour Robert et pour moi, d’un certain à-propos, d’était l’hôtel des Mutilés. L’amochage sérieux des patrons, deux frères, durant la guerre, légitimait cette firme. Il manquait à l’un une jambe, à l’autre un bras ; et ces deux membres, grossièrement peinturlurés sur l’enseigne, achalandaient évidemment la maison, puisqu’il n’y restait plus de libre, ce soir-là, qu’une seule chambre.

— Nous la donnerons à ces dames, déclara M. Variland. Quant à M. Lieuplane et à moi, nous nous étendrons n’importe où.

— Oui, oui... on s’arrangera toujours... accepta Robert

Et je constatai qu’il pensait à s’arranger avec la bonne. C’était une maritorne de deux mètres de haut. Il la couvrait déjà de regards incendiaires, qu’elle me méprisait point. Un si beau monsieur ! ... Hélas ! j’allais être exposé une fois de plus.

— Même pour un .peintre, ces expositions-là sont plutôt pénibles... me plaisantai-je amèrement.

Nous dînâmes sommairement, d'un œuf et d’un morceau de lard. Je ne touchai du reste pas aux aliments, tant était grande mon appréhension de devoir passer la nuit avec Rolande.. Je m’ordonnais avec force de lui laisser le lit et de me contenter d’un siège. Mes nerfs, exaspérés par une longue continence, bouleversés encore par la tendresse de notre réconciliation, m’eussent peut-être mené à d’inaboutissables errements, et je ne sais quel pressentiment me conseillait la prudence.

À dix heures, celui des tenanciers qui était manchot vint, de son bras restant, m’apporter un lumignon. C’était nous intimer la retraite. M. Variland protesta ; il eût volontiers fait quelques pas — évidemment pour m’attirer dans une conversation relative à ses intentions sur moi, à son divorce avec Rolande… mais on allait fermer boutique, les rouliers dormaient déjà, tout le monde avait besoin de repos. Et puis, à notre époque, la morgue d’un haut financier ne tient pas devant le vouloir d’un patron mutilé. Il embrassa du bout des lèvres le front de Rolande ; il me baisa passionnément la main et nous nous séparâmes. Robert s’était éclipsé, et j’avais déjà pris mon parti d’un sacrifice charnel, dont l’origine m’était maintenant bien définie.

Un escalier grinçant nous mena, Rolande et moi, à une chambre proprette, donnant sur la rue. Les mutilés y avaient fait des frais pour des clients de notre importance. Le lit étroit était paré de draps blancs, sentant la lavande ; on avait déroulé un tapis de faux Orient ; la toilette était abondamment pourvue d’eau ; il y avait même, derrière un paravent de peluche bleue, un meuble discret qui, taillé par le menuisier du pays, ressemblait étonnamment au cheval de Troie. Du vrai confort moderne, enfin.

Tout en se déshabillant, Rolande, égayée par cette aventure, s’extasiait :

— Non ! ce que c’est chic ici !… contemple-moi ça, ma chère : une couronne de mariée sous globe ! une panoplie avec un casque de tranchée et des obus en carton !… et le portrait de M. Grévy !… ah ! non, pas de ça… retourne-moi Grévy !… je ne veux pas qu’il assiste à mon sommeil…

Elle s’arrêta devant le lit :

— Mais ce dodo, qu’il est étroit !... Nous allons ! y être quelque peu serrées l’une contre l’autre... Oh ! ce n’est pas que cela me déplaise !... tu as la peau si douce !... et puis, sache-le, j’y ai souvent pensé, chérie, qu’il ferait bon t’avoir contre moi... Mais qu’attends-tu donc pour te déshabiller ?... tu restes là, figée comme une momie ?...

Je m’étais, en effet, assis dans un fauteuil, et j’attendais qu’elle se couchât. J’assistais, émerveillé, au rite de son dévêtissement, à la chute des voiles qui, tour à tour, laissaient se révéler la splendeur de son corps. Ce furent les bras, leur fermeté pleine, leurs attaches délicates, leur toison dorée aux aisselles. Ce fut le dos, marbre somptueux, émergeant du corset comme d’une coque vers le pur contour de la nuque. Ce furent les jambes, harmonieuses dans leur gaine de soie noire, unies au pied menu par des chevilles de race. Puis, une fois le corset délacé, les hanches, derrière la fine chemise, estampèrent leur courbe puissante et grave.

À peine osais-je regarder ! Chacun de ses gestes, chacune de ses beautés, me ramenaient à six mois en arrière, aux extases de ma garçonnière. Le désir, le même désir, le désir maître des races, avec toutes ses énergies, ses transports, ses furies, m’envahissait comme jadis. Mes oreilles balançaient des cloches ; une saveur me venait à la bouche. Un long frisson me parcourut...

— Qu’attends-tu ? répéta-t-elle, étonnée...

— Non !... résistai-je. Non, Rolande. Tu vois que c’est impossible... Jamais nous ne tiendrons à deux. Nous nous empêcherions mutuellement de dormir... Non !!

— Et tu comptes rester là ?

— Oui, dans ce fauteuil...

— Toute la nuit ?

— Toute, oui.

— Ah çà ! tu es folle ?

Elle jaillit des draps où elle s’était déjà glissée. Elle vint se mettre à genoux près de mon siège, m’entoura de ses bras.

— Oui, tu es folle... Ne pouvons-nous pas nous gêner un peu l’une pour l’autre ? Et puis... sera-ce de la gène ?... Quand on se câline doucement... quand on se respire ?... quand, on sent battre un cœur qui bat pour vous !... Viens ! chérie... viens... je dormirai sur ton épaule, comme avec Georges, lorsque j’étais lasse... et tu verras, tu verras si c’est bon !

Tous les fluides issus de son être splendide, tant de fois animateurs de ma convoitise, se dilataient, me pénétraient jusqu’aux nerfs, m’emportaient vers l’impossible ivresse. Je ne résistais plus : je me dévêtis en un tour de main et la suivis dans la couche.

— O Rolande !... Rolande !

À partir de cet instant précis, je n’ose plus raconter ce qui se passai. Oh ! ce n’est point pour la raison que certains esprits, par trop curieux des situations exceptionnelles, pourraient imaginer de mes agissements en retrouvant le corps adoré de ma maîtresse. Non. C’est parce qu’à partir dé cet instant précis, mon cerveau ne m’appartint plus. Et voici comment.

J’avais entendu, sans y prêter attention, tant j’étais victime de mes propres émotions, j’avais entendu une auto ronfler dans la rue, des coups frappés à la porte, et une voix aiguë crier : « Ouvrez ! Ouvrez donc !...» Puis, il y avait eu des pas dans le couloir, qui s’étaient arrêtés à notre porte, et quelqu’un, avait dit :

— C’est là.

Alors, au moment où j’enlaçais Rolande, une force soudaine m’en sépara. Ah ! je la connaissais bien, cette force, puisque j’en avais été possédé à plusieurs reprises !... Elle m’enveloppa, m’étreitreignit, s’empara de ma volonté comme l'aimant du fer ; et je dus, sans résistance possible, à la stupéfaction de Rolande, m’arracher à son étreinte, quitter le lit, me rhabiller et aller vers la porte. Je savais qu’il y avait derrière cette porte un homme effroyable, dont la longue barbe serait à ce moment phosphorescente, et que, phalène hypnotisée par cette lueur verte, j’allais, invinciblement la suivre.

— En route !... dit Tornada, en boutonnant haut son ample manteau, pour dissimuler sa toison lumineuse.

Nous traversâmes le couloir. Les battants de la porte se refermèrent sur nous. Dans la rue soufflait une puissante torpédo. Robert en occupait déjà un coin.

— Faites attention... n’allez pas près de lui... venez sur le devant, avec moi... il doit avoir des puces !... Savez-vous où je l’ai cueilli, ce saligaud-là ? Dans le lit de la bonne !

Il se matelassa de couvertures, saisit le volant, enleva son engin. Ah ! cette randonnée dans la nuit ! Nous faisions peut-être du cent cinquante à l’heure ; les phares engloutissaient te paysage, nous respirions un cyclone !... Où nous emmenait-il ? vers Paris ; mais pourquoi ?... Je ne réfléchissais d’ailleurs pas. Il le fallait.

À un moment, il freina si brutalement que nous faillîmes capoter. Il sembla vouloir m’expliquer quelque chose. Mais il repartit aussitôt, et ne parla dès lors plus que pour lui seul, par lambeaux de phrases qu’il jetait au vent.

— Imbéciles !... la tradition !... les mœurs !... et ce procureur !... cette police stupide !.- Ah ! la Sûreté !... Pourtant, moi, je refaisais le monde !... le sexe au choix, c’était le bonheur universel !... dix couples déjà !... vingt trans-sexués !... tous réussis ! ... parfaits !... Auraient pu attendre neuf mois ?... au moins, on aurait vu !... Mais qui donc a pu se plaindre ?… pas eux, assurément ? Qui ?… des confrères ?… des jaloux ?… des ânes !… des fornicateurs ! … Alors, et le secret professionnel ?… Tout défaire, maintenant ?… tout refaire ?… Ah ! pouah !… pourrisse l’humanité !… comme avant !

Des lueurs de volcan annonçaient depuis un moment la grande ville. Tornada franchit l’octroi en trombe sans s’arrêter, puis longea les fortifications. Je reconnus bientôt la façade noire, les deux entrées de la clinique. Nous traversions le parc, nous étions dans le somptueux cabinet. Une fois qu’il nous y eût fait asseoir sur un divan :

— Un cigare, mes mignons ?

— Maître, je ne fume plus depuis que…

— Mais si ! mais si !…

J’allumai. La tête me tourna. Je retombai sur l’épaule de Robert… Nous dormions.


XII


Huit jours plus tard, le professeur Tornada avait tout arrangé. J’étais rentré en possession de mon bien. J’avais restitué ce qui ne m’appartenait pas. J’avais reconquis, par la vertu de ses procédés sataniques, mon apparence d’avant son cambriolage.

J’étais re-homme ! Je pouvais revenir des Indes ! … Je ne le dis pas sans fierté, parce que les hommes placent leur fierté dans la prédominance de leur sexe. Mais je le dis avec beaucoup plus de contentement encore, car mon stage féminin avait été fécond en enseignements précieux.

Aussitôt rentré rue du Général-Foy, mon premier mouvement fut de courir au téléphone et d’y réclamer le numéro des Variland. Louis, le valet de chambre, se présenta au bout du fil :

— Monsieur et Madame sont-ils à Paris ?

— Madame seulement... me répondit le serviteur, d’une voix discrète, endeuillée.

Il m’avait reconnu et se mettait au diapason du chagrin que je devais éprouver.

— Veuillez la prier de venir à l’appareil.

Quelques secondes d’attente, puis, indistinctement un mouvement de pas, un ordre bref à Louis : « Laissez-moi... » et enfin, les chères vibrations de l’aimée.

— Jô !... c’est vous, mon Jô !... ah ! par exemple. .. sans m’avertir !... N’importe ! je suis heureuse ! ... oui, dans notre malheur, il est bon de vous savoir là... Mais quelle affaire, mon ami !... Savez-vous quelque chose de Georgette ?

— Oui... tout... Venez vite, nous en causerons.

— J’arrive !

Le temps pour elle de sauter dans une voiture et elle était dans mes bras. Ah ! quels transports ! Quel délire, en dépit de sa conversation décousue, où elle me jetait pêle-mêle tous les événements récents, l’enlèvement de Georgette et de Robert, la plainte de son mari à la police, les recherches de la sûreté qui penchait pout un crime à la Landru, et son affolement à elle, sous la menace des reproches que je lui adresserais certainement d’avoir si mal gardé ma sœur. Je la rassurai :

— Mais non !... c’est insensé... Pourquoi tant d’histoires !... La vérité est tout autre...

— Ah ! tant mieux... tant mieux !

Je lui expliquai que Robert, inquiet de la passion que M. Variland témoignait à sa fiancée, l’avait tout simplement emmenée, comme c’était son droit. Son tort avait été de donner à ce départ physionomie d’esclandre ; mais ce n’était pas surprenant d’un homme dénué d’éducation. La lettre, que je venais de trouver en rentrant, les disait tous eux en train de voyager gaîment en Corse ; et ce qu’il y avait de certain, c’est que Georgette était consentante, puisqu’elle me le signifiait dans cette lettre.

— Ça, c’est ce qui m’étonne le plus !... remarqua Rolande. Mais, après tout, en y réfléchissant... les femmes sont si bizarres...

Puis vivement :

— Téléphonez d’urgence ces détails à la préfecture !

— Plus tard, Rolande. La police a d'autres chats à fouetter.

— C’est vrai, fit-elle. Tornada doit l'occuper...

— Tornada ?... questionnai-je inquiet.

— Comment ! vous ne savez pas ?... on vient de l’arrêter, ce matin même... Les journaux, ne parlent que de ça !... On crie, dans les rues des éditions spéciales !...

Tornada coffré !... Au sortir de mon dernier pansement, alors ? Aussitôt après mon départ de la clinique ?... Ah ! j’avais de la chance.

Mais Rolande, émoustillé ? par la singularité de cette histoire me racontait ce qui valait au chirurgien de porter tes menottes :

— Figurez-vous, mon Jô... c’est effarant !.. figurez-vous qu’il s’amusait à changer le sexe des gens !... et sans les consulter, ce qu’il y a de plus fort !... Est-ce croyable ?... est-ce possible ?... Vous voyez-vous, mon Jô, avec des jupes !... que deviendrions-nous ! ... et notre amour ?... Alors il y a eu des plaintes... mais elles ont été retirées, parce qu’il était parvenu... faut-il qu’il soit habile tout de même... à remettre toutes choses en place chez ses opérés !... et il courrait encore, si un hermaphrodite, qu’il avait également fabriqué... n’avait maintenu sa plainte...

— Un hermaphrodite ! frissonnai-je, d’une terreur rétrospective,

— Oui ! c’est ce que les journaux racontent... mais je n’ai pas bien compris... expliquez-moi donc ce phénomène-là... ce doit, être monstrueux, mon Jô !

Elle se manifestait prodigieusement intéressée. Sans doute comptait-elle tirer bénéfice de mon explication. Mais comme j’avais maintenant à traverser, avant d’aboutir a mon rétablissement normal, une longue période d’accalmie, et que je l’eusse certainement déçue, je remis l'explication à plus tard. Je l’attirai sagement à un fauteuil et m’agenouillant devant elle :

— Alors, pendant que ce pauvre Jô voyageait, vous avez été sage ?

— Une image !

— Vous ne l’avez pas oublié ?

— Je n’ai cessé de penser à lui.

— Pas de flirt ?

— Pas l’ombre.

— Vous le jurez ?

— Je le jure.

O la limpidité de son regard, la loyauté de son accent, la tranquillité de sa conscience, tandis qu’elle se parjurait !... Mais je n’avais plus à m'étonner.

Elle ajouta :

— Je suis toujours digne de partir avec vous et je n’attends que votre signal.

— Ah ! voilà, ma petite Rolande.

Je lui pris les mains :

— Ecoutez... j’ai beaucoup observée beaucoup appris, pendant ce voyage. Vous savez, que c’est un pays où subsiste encore la sorcellerie ?... Eh bien, j’ai rencontré là-bas une espèce de : sorcière... une fée, plutôt... oui, une petite fée,., jolie comme vous... séduisante autant que vous...

— Qui a été votre maîtresse ?

— Non !... sur mon honneur ; croyez-moi... mais qui s’est intéressée à moi... à nous,... car je lui ai conté notre liaison, nos projets... et elle m’a répondu, cette fée, par des paroles prophétiques que je ne peux oublier : « Sois prudent, m’a-t-elle dit ; sois prudent... pour la persistance même de ton amour, laisse cette femme à son mari, ne l’enlève pas, ne reste que son amant !... »

— De quoi se mêlait-elle, celle-là !

— Attendez... « Car, a-t-elle ajouté, la séparation, la difficulté des rencontres, l’ignorance l’un de l’autre, les illusions, sont les vents qui attisent l’amour !... tandis que l’éternel contact, la possession sans réserve et, plus encore, la pénétration réciproque du caractère et de l’âme sont des cendres qui étouffent la flamme sacrée !... »

— Et vous allez écouter cette stupide prophétie ?

— Nous allons y réfléchir, du moins.

Elle me quitta en pleurant. Mais je n’eus aucun remords. Je savais bien qu’au premier tournant de la rue elle s’arrêterait pour tirer de son sac un petit miroir, de la poudre de riz, du rouge, et réparer, sur son visage, l’outrage de sa douleur, devant moi irréparable...

Et nous continuerions, comme par le passé, à grandir notre rêve d’une salutaire duperie !...

En cette fantastique aventure, j’avais connu la femme... mais j’avais connu les hommes aussi !... Ah ! ce n’était guère plus brillant ! et je ne devais pas me vanter d’appartenir à leur gent. Tous, tous, des compagnons de saint Antoine !...

Et moi-même ?... un égoïste au moins, un féroce égoïste : à en juger à la façon dont je me désintéressais du sort de ma co-métamorphosée, Robert. Avait-elle repris du service dans un bar ? Avait-elle « recollé » avec Julot ? S’était-elle réfugiée, vierge à nouveau, dans le sein de sa famille ?... je m’en contrefichais éperdument !

Et ça, c’est bien d’un homme.

André Couvreur.