L'Antropophagie et les Sacrifices humains

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L'Antropophagie et les Sacrifices humains
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 405-434).
L’ANTHROPOPHAGIE
ET LES
SACRIFICES HUMAINS

En étudiant les longues annales de l’humanité, on est véritablement épouvanté de la férocité que recèle le cœur de l’homme. Cette férocité est écrite en lettres de sang à chaque page de l’histoire, et nous rencontrons les mêmes instincts brutaux dans les régions les plus éloignées où nos pionniers, missionnaires, négocians ou simples voyageurs pénètrent pour la première fois, comme dans les pays que nous habitons. Ils se montrent dès les débuts de l’homme sur la terre, et ni l’adoucissement des mœurs, ni le progrès des lumières ne parviennent à les détruire. Pour n’en citer qu’un seul exemple, quelque douloureux que le souvenir puisse en être pour nous, qui donc peut oublier le massacre de malheureux prisonniers deux fois renouvelé à moins d’un siècle de distance et qui reste la honte de notre capitale?

L’anthropophagie est le terme extrême de cette férocité; nous la voyons persister, à travers les siècles, chez les peuples civilisés comme chez les peuples barbares, dans les pays riches et fertiles, au milieu d’une nature opulente, comme dans les régions arides et les déserts glacés, où la lutte pour la vie atteint ses dernières limites. Presque toujours, les festins de cannibales étaient précédés de sacrifices non moins odieux. Ces récits sont humilians ; ils ont du moins le résultat salutaire d’abaisser l’orgueil de l’homme, en lui montrant quels progrès la civilisation, dont nous sommes si fiers, doit encore accomplir. C’est la pensée qui a guidé nos recherches et qui nous porte à résumer ces tristes scènes pour les lecteurs de la Revue.


I.

Nous constatons les plus anciennes traces d’anthropophagie dès ces temps si prodigieusement éloignés, absolument inconnus hier encore et auxquels nous ne savons même pas quel nom donner. Nous les constatons chez les contemporains du mammouth et du grand ours, comme chez le chasseur de rennes ou de chevaux; chez l’homme qui accumulait les débris de sa nourriture à la porte de la caverne, triste asile qu’il lui fallait disputer aux carnassiers qui l’entouraient, comme chez l’homme des temps néolithiques, qui avait appris à donner à ses armes ou à ses outils le poli le plus merveilleux. Les hommes qui vivaient dans nos climats au milieu des rhinocéros et des éléphans, des hippopotames et des grands félins, avaient du moins une excuse : leur nourriture était précaire, et il leur fallait trop souvent se contenter des racines ou de l’écorce des arbres, des mollusques de la terre ou des plus misérables insectes. Mais l’homme néolithique connaissait la culture, il avait réduit les animaux à la domestication et il possédait des troupeaux. La dépravation des goûts, une cruauté innée, peuvent seules expliquer pour lui d’aussi odieux repas.

Ces faits d’anthropophagie se rencontrent dans toute l’Europe; partout les fouilles ont donné des ossemens humains épars et incomplets, mêlés aux débris de la vie de chaque jour. Les os longs, ceux de l’homme comme ceux des animaux, avaient été fendus pour en retirer la moelle, qui formait une nourriture recherchée. Ce sont là les preuves trop certaines du cannibalisme de nos vieux ancêtres.

L’abbé Chierici, en racontant au congrès préhistorique de Bologne les fouilles d’une caverne située auprès de Reggio, ajoutait que les ossemens humains gisaient confondus avec ceux des animaux, et qu’ils portaient les mêmes traces de carbonisation. M. Regnoli cite des découvertes analogues dans des grottes de l’Apulie, le professeur Capellini au promontoire de Leucate et à l’île de Palmaria, auprès de la Spezzia. Les historiens romains font allusion au cannibalisme des premiers habitans de l’Italie, et Pline, en disant la faible distance qui sépare le sacrifice humain du repas où l’homme servait de nourriture à l’homme, ajoute qu’on ne saurait s’étonner de trouver cette coutume chez des nations barbares, alors qu’elle existait aux temps anciens en Sicile et même en Italie.

A la même époque, des faits semblables se passaient en France. Les diverses stations préhistoriques du Midi ont donné des ossemens humains intentionnellement brisés. Les crânes des hommes étaient fracturés comme ceux des animaux, les mâchoires inférieures portaient la trace de coups frappés avec des armes de pierre ; les ossemens montraient, non-seulement l’empreinte des instrumens tranchans qui avaient servi à les dépouiller de leur chair, mais aussi celle des dents qui les avaient rongés. Ces dernières empreintes sont larges, plates, absolument différentes de celles laissées par les carnassiers; aussi les explorateurs ont-ils cru pouvoir les attribuera l’homme. Auprès de Paris, à Villeneuve-Saint-George, à La Varenne-Saint-Maur, il n’est pas rare non plus de retrouver les vestiges de es tristes repas.

Les fouilles de la grotte de Montesquieu-Avantès, dans les environs de Saint-Girons, ont mis au jour un foyer recouvert d’une couche stalagmitique assez épaisse. Sous ce foyer et sous une couche d’argile subjacente gisaient des ossemens de ruminans et de carnassiers, du grand chat et du grand ours des cavernes, confondus avec eux, de nombreux fragmens de crânes, de fémurs, de tibias, d’humérus ou de cubitus ayant appartenu à l’homme. Tous ces os, ceux de l’homme comme ceux des animaux, étaient fracturés de la même façon ; les uns portaient les traces d’un instrument contondant, les autres des stries fines produites par un outil tranchant. Il était impossible d’attribuer ces érosions, ces incisions à un rongeur, car les ossemens attaqués par ces animaux présentent invariablement des empreintes régulières se répétant par séries. Une seule conclusion est possible; tous les ossemens recueillis étaient les débris abandonnés de la nourriture de l’homme.

Les sacrifices humains, prélude du cannibalisme, ont existé en Angleterre dès la plus haute antiquité. Les inhumations sous les mégalithes ou sous les barrows étaient suivies de la mort des serviteurs ou des esclaves du chef que l’on prétendait honorer, et les cérémonies funéraires se terminaient par un repas dont la chair des victimes formait le mets le plus succulent. A Kent’s-Hole, au milieu d’objets très divers qui se rencontrent dans la terre noire, on a relevé certains ossemens humains portant encore la marque des dents de l’homme. Il est impossible de fixer avec quelque certitude l’âge des différentes couches de cette caverne; nous pouvons seulement affirmer que les plus anciens dépôts sont bien antérieurs à l’invasion romaine et qu’ils datent, selon toutes les probabilités, des premiers temps où l’Angleterre était habitée.

Les troglodytes du Portugal se nourrissaient, eux aussi, de chair humaine, et les fouilles d’une seule grotte, qui paraît n’avoir jamais été une sépulture, ont donné près de 3,500 dents humaines. On annonçait tout récemment à la Société d’anthropologie de Berlin la découverte, auprès de Holson (Brunswick) d’os humains brisés et calcinés. Dans une couche inférieure, on recueillait les débris d’animaux appartenant à l’époque préglaciaire. Les mêmes faits se passaient dans l’Europe entière. Nos vieux ancêtres ne reculaient ni devant l’immolation de victimes humaines, ni devant une odieuse nourriture, alors que la plupart des animaux éprouvent une singulière répugnance pour la chair d’un animal de leur espèce.

La mythologie grecque est pleine de semblables récits fondés sans doute sur quelques faits véritables; ils ajoutent une preuve de plus aux preuves matérielles que nous venons de donner. Qui ne se souvient de Lycaon immolant son fils Pélops en l’honneur des dieux, de Polyphème et des Lestrygons dévorant les compagnons d’Ulysse, et mieux encore de l’horrible festin où Atrée fit servir à son frère Thyeste ses deux enfans nés de l’adultère? Grâce à l’heureux privilège du génie d’immortaliser tout ce qu’il touche, ces récits sont transmis d’âge en âge ; ils ne disparaîtront de la mémoire des hommes que quand les hommes eux-mêmes disparaîtront de la terre.

L’histoire apporte à son tour de longs enseignemens; elle nous condamne à une suite rarement interrompue de scènes atroces. On mettait un homme en lambeaux sur l’autel de Dionysios Omostes, raconte Plutarque; les Celtes traitaient magnifiquement les esclaves destinés à être sacrifiés; ils les immolaient ensuite en grande pompe. Tous les ans, la tribu scythe des Albanes engraissait une hétaïre pour la sacrifier sur l’autel d’Astarté, la déesse de la volupté. Aux Thargilies, les Athéniens revêtaient de riches habits un homme et une femme qui avaient été entretenus aux frais du trésor public ; au jour indiqué, ils étaient conduits hors de la ville et brûlés au milieu des acclamations d’une population avide de sang. Les autodafés se célébraient en Espagne avec le même concours de peuple et les mêmes acclamations ; ce n’était plus au nom de dieux cruels et voluptueux que se faisaient ces sanglantes exécutions, mais au nom du Dieu de miséricorde et de justice. Tout change : les lois, les mœurs, les coutumes se modifient; l’univers se transforme; seules les passions des hommes survivent à travers les siècles. Si elles semblent sommeiller un moment, c’est pour reparaître bientôt plus violentes et plus indomptables.

Continuons notre funèbre liste : les Perses immolaient des victimes sur l’autel de Mithra, et leurs prêtres devaient, selon une hideuse coutume que nous allons retrouver chez les Mexicains, porter la peau des malheureux qu’ils avaient égorgés jusqu’à ce qu’elle tombât en pourriture. Les Ammonites brûlaient leurs enfans en l’honneur de Moloch, et Manéthon rapporte que l’on sacrifiait chaque jour à Héliopolis trois misérables esclaves.

Les horreurs sans nom de Carthage se retrouvent à Upsal chez les Scandinaves; à Rugen et à Romova, chez les Slaves. Les Hindous offraient chaque année à leurs dieux cent quatre-vingt-cinq victimes humaines. La coutume des ancêtres, un mythe consacré par la tradition, avaient fixé ce chiffre. Inspirés par le même sentiment, les Romains précipitaient tous les ans trente malheureux dans le Tibre ; peu à peu les mœurs s’adoucirent, et les hommes furent remplacés par des mannequins d’osier. Aux temps où Pline écrivait son Histoire naturelle, certains peuples de l’Ethiopie croyaient honorer leurs dieux par de sanglans sacrifices. Juvénal, dans la satire où il raille si impitoyablement les superstitions des Égyptiens, raconte l’ardente lutte de deux villes, Coptos et Tentyra. « Un Coptite, s’écrie-t-il, dont la terreur précipitait les pas, glisse et tombe; on le prend, on le coupe, on le dépèce en mille morceaux afin que ces débris puissent servir à tous. La troupe triomphante le dévore et ronge jusqu’à ses os. Elle ne le fit pas bouillir dans l’airain, ni rôtir à la broche, tant d’apprêts semblaient trop longs à son impatience; elle se contenta d’un cadavre cru, »

Ces scènes d’anthropophagie ne sont point des licences poétiques ; nous les trouvons partout, inspirées non-seulement par l’ardente colère de la lutte, mais encore par des sentimens plus doux, par l’amour ou le respect, par exemple. Chez les Issedones, une des tribus scythes, quand un vieillard était sur le point de mourir; « ses parens, dit Hérodote, s’empressent d’arriver, amenant leurs plus beaux bestiaux; ils les égorgent, les coupent en morceaux; ils en agissent de même pour le cadavre, et, après avoir mêlé toutes ces chairs, ils en font un festin. Ils ôtent ensuite le poil de la barbe et les cheveux, et, après avoir soigneusement nettoyé la tête, ils la dorent et s’en servent dans les sacrifices solennels qu’ils sont tenus d’offrir chaque année. » La même coutume existait chez les Massagètes. Un usage transmis par les ancêtres voulait que les vieillards fussent étranglés, et leur chair, mêlée à celle d’un mouton, était servie au repas qui terminait les funérailles. Ce festin devenait pour les enfans un devoir pieux, et nulle sépulture ne semblait plus honorable. Aristote nous dit le cannibalisme chez les hommes qui habitaient les bords du Pont-Euxin; Diodore de Sicile, chez les Galates; César et Porphyre décrivent les sacrifices en usage chez tous les peuples barbares de leur temps, et Strabon, en parlant des Irlandais, les montre plus sauvages encore que les Bretons. « Ils sont, dit-il, anthropophages et polyphages et se font un honneur de manger leurs parens lorsque ceux-ci viennent à mourir. » Saint Jérôme, au IVe siècle de notre ère, affirme avoir rencontré dans la Gaule les Attacotes, issus d’une race qui habitait les bords de la Clyde, au-delà de la grande muraille d’Adrien. Ces hommes se repaissaient de chair humaine, bien qu’ils possédassent de grands troupeaux de bœufs, de moutons, de porcs, auxquels leurs immenses forêts fournissaient d’excellens pâturages. On ne peut guère s’étonner de trouver cette barbarie chez des peuples sauvages, quand, au temps de la splendeur de Rome, les courtisans de l’empereur Commode, au dire de Galien, mangeaient, par un raffinement de gourmandise, les morceaux les plus délicats du corps de l’homme ou de la femme.

Dans les tombeaux de la Géorgie, dont les plus anciens ont précédé l’ère chrétienne, il n’est pas rare de trouver des ossemens humains, bouillis ou carbonisés; c’étaient sans doute ceux des victimes qui avaient servi au festin des funérailles. Bien des siècles après, à l’autre extrémité de l’Europe, Adam de Brème, qui prêchait le christianisme à la cour du roi Swen Ulson, nous dit les Scandinaves vêtus de peaux de bêtes, chassant l’aurochs et l’élan, ne sachant guère qu’imiter le cri des animaux et dévorant leurs prisonniers.

Nous avons raconté les découvertes qui tendent à prouver le cannibalisme des vieux habitans de notre sol; il persistait dans des temps plus modernes, et Charlemagne édictait les peines les plus sévères contre ceux qui osaient manger de la chair humaine et contre ceux qui se livraient à la magie. Les deux crimes se confondaient sans doute et l’on prétendait par d’horribles sacrifices rendre propices les esprits infernaux.

La légende ajoutait aux faits vrais des récits fabuleux. Richard Cœur de lion avait été atteint devant Saint-Jean-d’Acre d’une fièvre ardente dont il se remettait lentement. Avec le désir d’un convalescent, — d’un convalescent royal surtout, — il réclamait de la viande de porc. Les veneurs et les pourvoyeurs du roi se mirent en campagne; mais, dans toute la Syrie et dans toute la Palestine, il fut impossible de trouver un seul de ces animaux, dont la viande était regardée comme impure. Les cuisiniers la remplacèrent par une tête de Sarrasin, qu’ils accommodèrent avec force épices et dont Richard mangea de grand appétit. Le vieux chroniqueur, auquel nous empruntons ces détails, ajoute :


King Richard shall warrant
There is no flesh so nourrissant
Unto an English man
Partridge, plover, héron ne swan,
Cow ne ox, sheep ne swine
As the head of a Sarazine.

Si des recherches persévérantes étaient poursuivies en Asie, on arriverait certainement à connaître des faits analogues. M. Morse raconte les fouilles d’un de ces amoncellemens de débris de toute sorte, lentes accumulations de l’homme, auxquels on a donné le nom de kjökkenmöddings. Ce kjökkenmödding, situé auprès de Yeddo, était formé principalement de coquilles appartenant aux mêmes espèces que celles qui vivent encore aujourd’hui dans la baie. Au milieu des coquilles gisaient de nombreux ossemens, parmi lesquels les ossemens humains et ceux du cerf dominaient; tous les os à moelle, ceux de l’homme comme ceux des animaux, étaient brisés dans leur longueur. Les prédécesseurs de la race qui habite aujourd’hui le Japon, les prédécesseurs des Aïnos, plus anciens encore, étaient donc des anthropophages, comme leurs contemporains en Europe. Des sacrifices humains précédaient ces repas; de nombreuses légendes en font foi, et ce ne fut qu’après de longs siècles que les misérables victimes furent remplacées par des images en terre cuite ou en bois. Au sud de Malabar, dans le Travancore, les fouilles mettent au jour des grands vases (manchàrà), recouverts de larges dalles en granit. C’était dans ces vases que l’on déposait les corps des jeunes filles immolées en l’honneur des dieux. La déesse Kali exigeait plus encore : chaque année, l’on amenait devant elle une jeune femme grosse de son premier enfant; sa tête roulait aux pieds de l’idole, et, de même qu’au Mexique ou au Yucatan, on aspergeait l’autel de ce sang fumant encore. Comme protection contre leurs ennemis, tous les rajahs enterraient des vierges sur les frontières de leurs états, et ces odieux sacrifices durèrent jusqu’à l’occupation anglaise. Le capitaine Burton me racontait récemment les traces de cannibalisme qu’il avait constatées à Beith-Sahur, auprès de Jérusalem. Ces traces doivent remonter à une haute antiquité, car, chez le peuple juif, les sacrifices humains étaient strictement prohibés, et celui de Jephté, le seul dont la Bible fasse mention, est très controversé par les commentateurs[1],

Nous avons dit à quel usage les Scythes destinaient les crânes de leurs ancêtres. Au commencement de notre siècle, la même coutume existait chez les Australiens, dont les derniers représentans, par une loi inexorable, disparaissent devant une civilisation qu’ils ne peuvent ni comprendre ni supporter. Toujours et partout, nous trouvons chez les races humaines, en apparence si différentes, les mêmes goûts, les mêmes efforts, les mêmes tendances, les mêmes conceptions ; l’unité se montre au sein de la diversité.

D’autres fois, les reliques humaines devenaient des trophées, objets de la légitime fierté de leurs possesseurs. Les hommes de l’âge de pierre se paraient de colliers de dents humaines, et les sépultures nous livrent des squelettes portant encore à leur cou ce dernier témoignage de leur grandeur passée. Ceux de Marvejols buvaient dans des crânes humains; une semblable coupe est déposée au musée de Grenoble; une autre a été trouvée à Billancourt ; d’autres encore à Sutz, à Locras, à OEfelé en Suisse. Le docteur Prunières cite la moitié d’un radius, probablement féminin, soigneusement poli et transformé en poinçon; M. Garrigou une pointe de flèche taillée dans un os humain; M. Pellegrino un polissoir formé d’un péroné, recueilli dans les couches inférieures du célèbre terramare de Castione, auprès de Parme. M. Pereira da Costa parlait au congrès préhistorique, tenu à Paris en 1867, d’un fémur devenu un sceptre ou un bâton de commandement. Pruner-Bey, en enlevant de la gangue qui l’enveloppait un crâne provenant du mégalithe de Vauréal, recueillait un fragment d’omoplate portant une incision très nette ; une petite rondelle en os était passée dans le trou et servait sans doute à suspendre ce singulier ornement sur la poitrine d’un élégant ou d’une élégante de l’époque. M. de Longpérier enfin, pour terminer ces lugubres citations, qu’il serait facile de continuer indéfiniment, par le d’un os humain, percé de trous réguliers et servant, par une étrange ironie de la mort, de flûte pour charmer les vivans.

La superstition jouait aussi un grand rôle. On a recueilli durant ces dernières années, et cela dans tous les pays, de nombreuses rondelles levées sur les crânes d’individus trépanés pendant leur vie. La trépanation, à en juger par le nombre d’individus ainsi opérés, devait être très fréquente. Sa réussite donnait-elle à l’homme un certain degré de célébrité, un renom de sainteté? C’est ce qu’il n’est guère facile de dire aujourd’hui. Nous savons seulement que, sur un grand nombre de crânes retrouvés dans les fouilles, on constate non-seulement l’opération primitive, la cicatrisation de la blessure et un travail réparateur souvent très ancien, mais aussi l’enlèvement après la mort de rondelles qui devenaient pour le vivant un ornement ou une amulette. Pour que le possesseur du crâne ne fût pas défiguré dans la vie nouvelle qui s’ouvrait pour lui, on avait soin de remplacer les rondelles enlevées par des fragmens semblables empruntés à d’autres crânes. Cette pensée de la vie se prolongeant par-delà le tombeau, quelque obscure qu’elle se montre, est intéressante à étudier ; elle console au milieu des atrocités dont il faut poursuivre le récit.


III.

Ce qui se passait en Amérique à l’arrivée des Espagnols dépasse en férocité tout ce que nous avons raconté jusqu’ici. Chez les Aztecs, les sacrifices sanglans se renouvelaient en l’honneur de chaque divinité, et les divinités étaient nombreuses. Avant de célébrer la fête du dieu Camaxtli, les prêtres étaient tenus à un jeûne rigoureux qui ne durait pas moins de cent soixante jours ; pendant tout ce temps ils devaient se percer la langue avec de petits bâtons pointus. Les dévots s’infligeaient à leur tour des blessures volontaires en mémoire de Quetzacoatl arrosant l’autel avec le sang tiré de ses oreilles ou de ses lèvres. A telle autre fête, des enfans devaient être immolés en l’honneur de Tlaloc, le dieu de la pluie ; si les parens n’offraient pas volontairement leurs enfans, le Calpulli[2] devait les acheter ; tous cependant n’étaient pas jugés dignes de cet honneur. Il fallait qu’ils fussent nés sous un signe favorable et que leurs cheveux fussent bouclés. Ces malheureux étaient égorgés sur le sommet des montagnes, précipités dans le lac qui baigne la ville de Mexico, ou par un supplice plus cruel encore, enfermés vivans dans une grotte que l’on murait immédiatement. Au premier jour du mois de centeotl[3], on célébrait la fête de la déesse Toci, la mère des dieux; elle était précédée de huit jours de réjouissances, de danses, de combats simulés, où les armes étaient des fleurs. La jeune fille choisie pour victime conduisait une des troupes, celle à laquelle la victoire était réservée. Au jour de la fête, elle traversait la ville, parée des ornemens de l’idole qui figurait Toci. Des vieilles femmes l’entouraient ; elles devaient la distraire, lui faire oublier la mort qui approchait, en lui racontant les plaisirs qui l’attendaient dans le lit du dieu que, cette nuit même, elle allait avoir le bonheur de partager. A minuit, elle était conduite au teocalli; un des sacrificateurs la chargeait sur ses épaules ; en une seconde la tête était tranchée ; et la peau des cuisses et du ventre servait de voile à un jeune prêtre, chargé de représenter Centeotl, le fils de Toci, pendant les cérémonies qui se prolongeaient durant plusieurs jours. Aux mois suivans, le dieu des orfèvres, celui des marchands, exigeaient des sacrifices non moins cruels; des centaines de misérables captifs étaient traînés aux pieds du grand prêtre, leur poitrine était ouverte et leur cœur, pantelant encore, offert à l’idole qu’on prétendait honorer. A d’autres fêtes, s’il est permis de les appeler ainsi, la peau du malheureux était arrachée ; des gladiateurs s’en revêtaient pour se livrer à des combats simulés[4], ou bien dans un élan de ferveur les prêtres s’empressaient de porter ces dépouilles. Ainsi vêtus, ils s’arrêtaient successivement devant chaque maison, réclamant des offrandes que nul n’osait refuser. « Ils puaient comme des chiens morts, » ajoute Sahagun, à qui nous empruntons ces détails. Quand la peau tombait en lambeaux, elle était suspendue dans un des nombreux temples du pays ; mais si elle avait appartenu à un prisonnier fait les armes à la main, elle devait être rendue au vainqueur, et le hideux trophée se transmettait aux descendans, comme un glorieux souvenir destiné à rehausser l’éclat de leur race. Les réjouissances en l’honneur de Mixcoatl, qui présidait à la fois à la chasse et au tonnerre, étaient inaugurées par des battues où les animaux, daims, coyottes, lièvres, lapins, tombaient sous les flèches des zélateurs du dieu. Puis venaient les inévitables sacrifices humains; on allumait enfin un grand feu; les hommes y jetaient des pipes ou des poteries, les femmes des fuseaux, dans l’espérance que le dieu leur rendrait ces offrandes au centuple dans la vie qui les attendait par-delà la tombe. Au jour consacré à Xuihteculli, le dieu du feu, les captifs étaient portés en triomphe sur les épaules des prêtres jusqu’à la plate-forme où s’élevait le temple de l’idole, puis précipités dans un foyer ardent. La foule se repaissait avec transport de l’agonie de ces malheureux, et des danses et des festins terminaient la journée. A Tlascala, un des mois de l’année était consacré à l’amour ; il était inauguré par le supplice de nombreuses vierges. D’autres fois, un jeune homme et une jeune fille choisis pour leur beauté étaient entretenus toute une année avec un luxe royal, puis conduits à la mort, comme les victimes les plus agréables aux dieux.

Tous ces sacrifices s’accomplissaient selon des rites strictement observés. Cinq lévites (chachalmeca) saisissaient la victime dès qu’elle atteignait la dernière marche du teocalli et la couchaient sur une pierre de forme convexe (le tehcatl), pour que sa poitrine se présentât en saillie et facilitât ainsi la tâche du sacrificateur. Un lourd collier en pierre maintenait le cou[5] ; les chachalmeca serraient les bras et les jambes; le grand prêtre (topiltzin) laissait tomber un couteau en obsidienne, « l’homme s’ouvrait par le milieu comme une grenade, » dit le père Duran. Un prêtre aspirait le sang par un tube, puis le rejetait dans une coupe qui était portée en grande pompe devant les principales idoles comme un hommage public, puis déposée au palais du roi. Le cœur était spécialement consacré au dieu dont on célébrait la fête, et le corps était précipité au bas des mêmes marches que le vivant venait à peine de franchir.

Dans les occasions solennelles, au jour consacré à Huitzilopochtli, le dieu de la guerre[6]. par exemple, le topiltzin portait une magnifique dalmatique rouge couverte de broderies vertes; une couronne de plumes vertes et jaunes ornait sa tête ; à ses oreilles et à ses lèvres pendaient de larges émeraudes enchâssées dans de l’or. Les lévites et les prêtres avaient soin de peindre en blanc le tour de leurs yeux et de leur bouche. Cet aspect farouche ajoutait à la frayeur qu’inspirait leur ministère, plus craint encore que respecté.

Les Aztecs variaient leurs plaisirs par des combats de gladiateurs. Le captif était attaché à un poteau sur une large pierre ronde, assez semblable à une meule de moulin, on lui donnait des armes et un bouclier pour défendre sa vie et il était attaqué tour à tour par les fidèles qui briguaient cet honneur. Le sang ruisselait; les blessures causées par les flèches ou les lances restaient béantes ; l’agonie du malheureux, dont les forces étaient doublées par la souffrance et par la rage, durait quelquefois très longtemps. Il succombait enfin et on traînait rapidement le cadavre devant l’autel; le dieu ne devait pas perdre son offrande.

Durant la dernière année du règne de Montezuma, un chef tlascaltec des plus renommés avait été fait prisonnier dans une embuscade. Sa force était telle que nul ne pouvait soulever son macuahuitl[7] Le monarque mexicain lui offrit sa liberté ; mais le Tlascaltec était trop fier pour l’accepter de ses ennemis. Il demanda à combattre sur la pierre des gladiateurs. Sa prière fut accordée ; on l’attacha par le pied au poteau et on lui remit une massue. Les Mexicains les plus illustres vinrent tour à tour l’attaquer; huit furent tués, vingt autres grièvement blessés avant qu’on pût venir à bout du captif. « Jamais cœur plus vaillant, ajoute le chroniqueur, ne fut offert au soleil. » Quand le prisonnier était d’un rang élevé et que sa bravoure avait été digne de sa race, on coupait le corps en morceaux destinés à ses parens et à ses amis. C’était un présent distingué, et ceux qui le recevaient devaient le reconnaître par une généreuse offrande de pierres précieuses, d’ornemens en or ou de plumes d’oiseaux rares.

Les sacrifices étaient toujours suivis de plusieurs jours de fêtes, de danses, de festins, d’ivresse brutale[8]. Durant ces fêtes, les maris devaient s’abstenir de tout commerce avec leurs femmes, les dévots se perçaient la langue, les lèvres, les oreilles et barbouillaient de leur sang la figure des idoles. D’autres fois, le sang était tiré des organes sexuels et on en arrosait des grains de maïs que les assistans se disputaient avec ardeur dans une pensée aphrodisiaque. À ces festins, la viande des victimes était le mets le plus recherché. Les morceaux les plus délicats étaient réservés aux prêtres, le haut de la cuisse au roi ; une certaine partie du corps devait être remise à celui qui avait offert soit son enfant, soit un esclave ou un prisonnier fait dans les fréquens combats qui se livraient, souvent dans le seul dessein de se procurer des victimes. On distribuait le surplus au menu peuple qui se pressait au bas du teocalli pour obtenir sa part du festin. La viande humaine devait être accommodée avec du maïs et portait un nom spécial, le tlacatlaolli. Certaines règles étaient observées. Ni le maître de l’esclave, ni le père de l’enfant ne pouvaient manger de leur chair par respect pour la famille et ils étaient tenus d’envoyer la part qui leur revenait à leurs amis ou à leurs voisins.

Outre les victimes sacrifiées sur les autels des dieux, ces hommes avaient d’autres moyens de se procurer de la chair humaine, si nous devons en croire les chroniqueurs espagnols, un peu suspects, il est vrai. Des hommes, des femmes, des enfans étaient enfermés dans des cages en bois et engraissés comme des animaux jusqu’au jour où on les conduisait à la boucherie.

Les Mexicains, au moment de la conquête, ne possédaient ni chevaux, ni bœufs, ni moutons, ni chèvres, aucun animal domestique en un mot. Ce serait donc l’absence de toute espèce de viande qui les aurait conduits au cannibalisme. Pour beaucoup d’écrivains, pour ceux surtout issus de leur race, c’est là leur excuse ; mais le fait n’est pas complètement vrai ; le pays était riche et fertile, les bois renfermaient du gros gibier en abondance, et ces hommes engraissaient, comme les Chinois le font encore aujourd’hui, des chiens d’une espèce particulière (techichi) qui servaient à leur nourriture.

Le nombre des victimes immolées était immense et devait être une cause sérieuse de dépopulation. Le retour d’une armée victorieuse, l’avènement d’un nouveau souverain, les funérailles de son prédécesseur, la dédicace d’un temple étaient toujours accompagnés de véritables hécatombes. Si une défaite, une famine, une maladie pestilentielle venaient frapper les Aztecs, le peuple réclamait avec ardeur des sacrifices pour apaiser les dieux irrités.

En 1487, la dédicace par Ahuitzotl, le prédécesseur de Montezuma, du grand temple de Mexico consacré à Huitzilopochtli fut marquée par la mort de soixante-douze mille trois cent quarante-quatre malheureux[9]. Le massacre, rapporte le père Duran, dura quatre jours ; le sang des victimes coulait en telle abondance le long des terrasses du temple qu’il bondissait en cascades et formait de véritables étangs : en se coagulant, il répandait dans la ville la plus horrible puanteur. Les prêtres étaient las de frapper, ajoute un autre chroniqueur, il fallait successivement les remplacer ; mais le peuple ne se lassait point de cette effroyable boucherie ; il répondait par des acclamations joyeuses aux cris de désespoir de ceux qui mouraient. Sous Montezuma, douze mille captifs périrent lors de l’inauguration d’une pierre mystérieuse amenée à grands frais à Mexico et destinée à devenir l’autel des sacrifices. Ces tristes scènes touchaient à leur fin ; en 1518, au moment même où Juan de Grijalva débarquait sur la côte mexicaine, là où s’élève aujourd’hui la ville de Vera-Cruz, de nombreux prisonniers étaient égorgés en l’honneur d’un nouveau temple élevé à Coatlan. Ce devait être la dernière de ces tristes fêtes ; les Espagnols vainqueurs s’empressèrent de les abolir.

En dehors des fêtes extraordinaires, dont nous venons de parler, le nombre des victimes qui périssaient dans les saturnales annuelles était considérable. Juan de Zumaraga, le premier évêque de Mexico, le porte à vingt mille dans une lettre adressée au chapitre général de son ordre. Gomara va plus loin encore et l’estime à cinquante mille. Ces chiffres, que contredit Las Casas dans son célèbre Mémoire, peuvent bien être exagérés, mais des monumens que l’on ne peut récuser restaient encore debout lors de la conquête et attestaient la cruauté des Mexicains. Nous citerons les quauhxicalco, immense ossuaire, où venaient s’accumuler les ossemens des malheureux égorgés sur l’autel des idoles, et les tzompantli, grands madriers avec des barres transversales, où les têtes des victimes étaient rangées avec ordre. Ici nous laissons la parole à un témoin oculaire, Andres de Tupia, et nous ne pouvons mieux faire que de reproduire son naïf récit : « Il y avait, enfoncées en face de la grande tour, dit-il, soixante ou soixante-dix poutres éloignées de la tour d’une portée d’arbalète, posées sur un grand théâtre fait de chaux et de pierres et sur les gradins d’icelui beaucoup de têtes de morts fixées avec de la chaux et les dents tournées en dehors. Il y avait d’un côté et de l’autre de ces poutres, deux tours faites de chaux et de têtes de mort, sans aucune autre pierre ; autant que l’on pouvait voir, les poutres étaient séparées l’une de l’autre d’un peu moins d’un vare[10] de mesure et depuis le haut de ces poutres jusqu’en bas étaient disposés des bâtons, autant qu’il en pouvait tenir et dans chaque bâton cinq têtes de mort étaient enfilées par les tempes. Celui qui écrit ceci et un certain Gonzalo de Umbria ont compté les bâtons qu’il y avait et multipliant par cinq têtes chaque bâton, de ceux qui étaient entre poutre et poutre, comme je l’ai dit, nous trouvâmes qu’il y avait cent trente-six mille têtes. » Celles des prisonniers de guerre, convient-il d’ajouter, étaient seules ainsi conservées ; les misérables esclaves ne méritaient pas tant d’honneur[11]. Nous nous sommes étendu sur les sacrifices et les fêtes des Mexicains, parce que, sur aucun autre point du globe, sauf peut-être quelques parties encore peu connues de l’Afrique, ces fêtes n’ont été aussi nombreuses, ni ces sacrifices aussi odieux. Mais il faut le dire, les mêmes coutumes se retrouvent dans tous les pays des deux Amériques et nous n’avons guère que l’embarras du choix. Les dieux des Mayas étaient, il est vrai, moins cruels que ceux des Aztecs ; les sacrifices humains étaient plus rares ; ils n’avaient lieu qu’à des époques indéterminées, quand le pontife suprême annonçait la colère des dieux et l’obligation de les apaiser. A peine les paroles solennelles s’échappaient-elles de ses lèvres, que chacun s’empressait de lui amener, comme des victimes de propitiation, les uns leurs serviteurs ou leurs esclaves, les autres leurs propres enfans. Le pontife choisissait parmi eux, puis fixait le jour après avoir consulté les augures. A partir de ce moment, les hommes, devaient se priver de bains et de tout rapport avec leurs femmes pendant soixante ou quatre-vingts jours, quelquefois même pendant un temps plus long, selon leur degré de dévotion. Ils étaient aussi tenus, à certaines heures du jour et de la nuit, d’offrir aux dieux quelques gouttes de sang tiré de leurs langues, de leurs bras, de leurs cuisses, des organes sexuels, et de brûler au même moment du copal pour que l’odeur de l’encens arrivât avec celle du sang aux pieds de la divinité. Pendant ces jours de pénitence, les esclaves destinés au sacrifice avaient le droit de parcourir le pays et d’entrer librement dans le palais du roi, comme dans la demeure du pauvre, pour y réclamer à manger ou à boire. Tout était prévu; pour éviter que ces esclaves ne prissent la fuite, et n’échappassent ainsi au supplice, ils portaient au cou un collier en or, en argent ou en cuivre, selon la richesse de leur maître, et ils étaient toujours accompagnés de gardes chargés de veiller sur eux.

La fête arrivait enfin. Les prêtres revêtaient leurs plus magnifiques ornemens, des manteaux couverts de pierreries, des couronnes d’or et d’argent. Les idoles étaient descendues de leurs niches et placées sur des piédestaux chargés de fleurs odoriférantes ; les victimes étaient conduites au teocalli, au milieu des chants et des danses. Chaque fidèle saisissait par les cheveux le malheureux qu’il offrait et le traînait devant la pierre du sacrifice en adressant à haute voix ses supplications au dieu qu’il prétendait honorer. Comme au Mexique, le sacrificateur ouvrait la poitrine de la victime, arrachait le cœur et barbouillait avec le sang la figure de l’idole. Les têtes étaient exposées sur des poteaux destinés à cet usage; au Michoacan, le cœur, partout ailleurs les pieds et les mains, appartenaient aux prêtres; la chair était cuite avec du piment et d’autres assaisonnemens et distribuée aux assistans, qui la recevaient avec respect. C’est ainsi que périrent Aguilar et ses compagnons, qui avaient fait naufrage sur les côtes du Yucatan. D’autres Espagnols subirent le même sort et Albornoz ajoute ce détail caractéristique que les Indiens ne voulaient plus manger cette chair, tant ils la trouvaient dure et coriace.

Chez les Cakchiquels, qui habitaient le Guatemala, des jeunes filles choisies parmi les plus belles et astreintes à une rigoureuse chasteté, étaient, nous apprend Cortez, désignées dès l’enfance pour être offertes à la déesse d’Acala. Ces mêmes Cakchiquels, avant d’aller au combat, sacrifiaient une femme et une chienne ; une défaite inévitable aurait suivi l’omission de cette offrande. Les Otomis immolaient des jeunes vierges pour obtenir la pluie si nécessaire dans ces régions arides, et, si nous devons en croire les conquistadores, la viande humaine se vendait publiquement sur les marchés du pays. Les Zapotecs offraient des hommes aux dieux, des femmes aux déesses, des enfans aux divinités inférieures. Au jour consacré à Teotinan, une femme devait porter la victime sur son dos au moment où elle allait recevoir le coup mortel, et c’était un honneur envié que d’être couverte du sang qui coulait. Chez les Itzas, quand les prisonniers manquaient, quand la chasse à l’homme n’avait point été heureuse, on choisissait les jeunes gens les plus gras; ils étaient tantôt empalés, tantôt enfermés dans une statue en bronze placée au milieu d’un feu ardent. La chair, convenablement préparée, était offerte aux assistans. Le cannibalisme n’était pas moins en honneur chez les Caraïbes, qui habitaient les Antilles; mais, si nous devons en croire Pierre Martyr, il était interdit de manger les femmes; elles étaient réservées pour les plaisirs de leur maître.

Il nous faut répéter à satiété ces tristes détails; les mêmes cruautés se sont renouvelées dans toute l’Amérique du Nord. Castañeda de Nagera dit, en parlant des habitans du Nouveau-Mexique : « Ils mangent tous de la chair humaine et vont à la chasse de l’homme. » Les prisonniers étaient livrés aux femmes de la tribu et, avant de les mettre à mort, elles les accablaient d’injures et de mauvais traitemens. Dans l’espérance de vaincre leur stoïcisme, elles se plaisaient à leur arracher des morceaux de chair, à les brûler avec des charbons ardens, à leur infliger d’horribles tortures. Le supplice avait lieu au milieu de chants, de danses, de hurlemens et de gestes frénétiques. La plupart d’entre eux, ajoute Castañeda, mangent la chair des prisonniers et conservent leurs ossemens comme d’honorables trophées. Ces horreurs se continuèrent longtemps après l’arrivée des Européens dans les pays qui n’étaient pas encore soumis à leur domination. Les Pawnees tuaient une captive, pour asperger de son sang leurs champs et pour en accroître ainsi la fertilité; les Loups immolaient une vierge comme une offrande au génie du maïs; les Utes déterraient les cadavres, au besoin, mangeaient leurs propres enfans, et un des premiers pionniers du Texas raconte que, parmi les provisions dont ses compagnons et lui s’emparèrent dans un campement de Comanches qu’ils venaient de surprendre, figuraient de grands morceaux de chair humaine préparée pour la cuisson. Dupratz nous apprend que les Natchez offraient des sacrifices humains, non-seulement à la mort du Grand-Soleil, — tel était le titre de leur chef, — mais aussi à la mort des soleils inférieurs, et deux siècles après, Cook, naviguant sur les côtes encore peu connues du Pacifique, voyait les habitans lui apporter à titre d’hommage des têtes, des pieds, des mains à peine dépouillés de leur chair, et dont plusieurs gardaient encore les traces du feu auquel ils avaient été exposés.

Dans nulle partie du globe, la nature ne s’est montrée plus prodigue pour l’homme que dans les régions immenses qui s’étendent de la Guyane à l’Uruguay, de l’Atlantique aux premiers contreforts des Andes. La fertilité du sol, sous la double influence de la chaleur et de l’humidité, est admirable. Partout croissent les essences forestières les plus estimées; partout poussent, avec une luxuriante variété, les rares plantes médicinales, les végétaux utiles à l’alimentation de l’homme, les fleurs au coloris éclatant, les fruits savoureux. Les forêts vierges, dont rien, au dire des voyageurs, n’égale la magnificence, descendent jusqu’aux rives des fleuves les plus importans du monde entier. Ces forêts sont peuplées de singes, de tapirs, de pécaris, d’oiseaux au brillant plumage; l’abondance des poissons dans les différens cours d’eau est peut-être plus remarquable encore. La tortue, le pirarucu, que les indigènes frappent avec adresse de leur lance lorsqu’il paraît à la surface de l’eau, suffiraient seuls à la nourriture d’une population nombreuse. La barbarie des hommes forme un étrange contraste avec la richesse de la nature. On rencontre à chaque pas, en remontant l’Amazone ou ses affluens, au sein de cet empire du Brésil, sous tant de rapports en si grand progrès, des peuplades barbares et cannibales[12]. Il en était ainsi, à plus forte raison, au XVIe siècle, et les Portugais trouvèrent le cannibalisme en honneur chez les Guaranis, les Tupis, les Tupiuambas, comme les Espagnols l’avaient trouvé dans les régions plus au nord. Les prêtres excitaient les guerriers à tuer leurs prisonniers. Le Grand Esprit, qui habite le tammaraka[13], réclamait, disaient-ils, de la chair humaine. Les Tapuyas dévoraient, après leur mort, ceux des leurs qui s’étaient fait remarquer par leur vaillance. Les mères étaient tenues de manger les enfans qu’elles avaient perdus. Les os des cadavres étaient pilés avec du maïs, et le deuil devait durer jusqu’à ce que le corps entier eût été consommé. Sur le versant du Pacifique, les Chibchas, race forte et courageuse, agricole et laborieuse, présentaient un caractère particulier et une civilisation qui leur était propre, sans que nous puissions dire ni l’origine de la race, ni les débuts de cette civilisation. Isolés sur les plateaux montagneux des Andes, moins puissans que les Aztecs ou les Péruviens, ils avaient su, malgré leur infériorité, maintenir leur indépendance contre leurs dangereux voisins. La richesse de ce peuple paraît avoir été considérable, et les chroniqueurs rapportent que les conquistadores parvinrent à recueillir un butin dont la valeur dépassait le chiffre énorme pour l’époque de 30 millions de notre monnaie. Les Chibchas adoraient le soleil, la lune et les étoiles. Ils offraient au soleil, mais seulement à de rares occasions, des victimes humaines. Une de ces occasions était le renouvellement de chaque cycle de quinze ans, base de leurs calculs astronomiques. Les victimes étaient en général de jeunes prisonniers préparés par une longue initiation à la mort qui les attendait. Selon un rite consacré par un long usage, on devait asperger de leur sang les pierres sur lesquelles dardaient les premiers rayons du soleil levant.

Les Péruviens offraient à leurs dieux des fleurs et de l’encens, quelquefois des tapirs, des cobayes, des serpens. A la grande fête du Raymi, ou du feu sacré, on sacrifiait un lama ; à certaines occasions plus importantes, à l’avènement d’un inca par exemple, on immolait devant l’autel du Soleil un enfant ou une vierge choisie parmi les plus belles. Mais, il faut le dire à l’honneur de ce peuple, ces sacrifices étaient rares, et ils n’étaient jamais suivis des odieux festins qui les accompagnaient chez les Mexicains.

Il est assez difficile de remonter aux débuts de l’anthropophagie en Amérique. Toutes les questions relatives aux diverses races qui ont peuplé le Nouveau-Monde sont encore bien obscures et nous ne pouvons les aborder ici. M. Jeffries Wyman, dans la fouille d’un kjökkenmödding sur les rives du lac Monroë (Floride), avait remarqué les os longs de l’homme (fémur, tibia, humérus) confondus avec des ossemens de cerf et brisés, comme eux, en fragmens ; ce fait éveilla son attention ; il s’en préoccupa et bientôt il eut dix cas bien caractérisés qui ne laissèrent aucun doute dans son esprit sur l’existence du cannibalisme dans les temps où l’homme accumulait autour de sa demeure ces amas de débris, les plus anciens témoins de sa présence. Il était évident que les ossemens humains ne provenaient pas d’une sépulture; aucun squelette n’était complet ; des ossemens appartenant à plusieurs individus gisaient, confondus dans le plus extrême désordre. Les os longs étaient brisés, comme ceux trouvés auprès du lac Monroë, et dans le même dessein sans doute que ceux des animaux, tels que le cerf ou l’alligator, dont ces hommes faisaient leur nourriture. Les intéressantes fouilles d’Osceola Mound vinrent confirmer ces conjectures. Les restes de l’homme et des mammifères ses contemporains étaient renfermés dans une brèche très dure, assez semblable à celle des cavernes qui ont donné dans notre pays des résultats si importans pour la science préhistorique. Wyman retira de cette brèche deux fémurs appartenant à des individus différens. Sur l’un de ces fémurs il remarqua une incision intentionnelle faite pour le briser plus facilement. Pendant que Jeffries Wyman prouvait l’existence de l’anthropophagie dans les états du Sud, Manly Hardy la montrait dans la Nouvelle-Angleterre. Sous un kjökkenmödding de la côte du Maine, il découvrait un nombre assez considérable d’ossemens humains. Les vertèbres, les côtes, tous les petits os manquaient; aucun fragment ne se rapportait aux autres. Il fut impossible de compléter, même partiellement, un seul squelette. Les fouilles donnèrent des ossemens de castor et de morse, mêlés aux ossemens humains, des os d’oiseaux, des arêtes de poisson, de nombreuses coquilles marines, des tessons de poterie, une flèche en silex et une aiguille en os. Sur divers points, des amas de cendres et de charbons attestaient le foyer du cannibale, le lieu où il préparait ses misérables repas.

Les sambaquis du Brésil sont formés, comme les kjökkenmöddings, des débris de la nourriture d’un peuple qui avait habité durant de longs siècles les côtes de l’Atlantique et qui, bien probablement, avait précédé les races que rencontrèrent les Portugais. On peut lire dans ces sambaquis, comme dans un livre, les coutumes, les usages, la vie journalière de ce peuple inconnu Chaque couche de coquilles ou de cendres est une page où les faits, écrits avec la pierre et le feu, parlent d’eux-mêmes et où les drames de la vie sont retracés par les ossemens fracturés des victimes. Ces sambaquis abondent dans les provinces de Parana et d’Espirito-Santo ; il a été retiré de l’un d’eux de nombreux ossemens humains brisés par la main de l’homme.

Tels sont là les plus anciens témoignages que nous possédons de l’existence de l’anthropophagie en Amérique. Les recherches, poursuivies avec ardeur, parviendront sûrement à les affirmer et à les compléter.


IV.

Si les sacrifices humains et les repas de cannibales ont existé dans le passé le plus lointain, nous les voyons, hélas! se continuer dans les temps plus modernes et persister même aux jours où nous vivons, alors que l’univers entier semble s’ouvrir au génie de l’homme et à la civilisation européenne. Aujourd’hui, du moins, ces tristes scènes sont plus rares et ne se voient que chez quelques tribus barbares de l’Afrique ou de l’Australie, chez quelques descendans de ces Américains dont nous avons raconté en frémissant la férocité. Stanley, dans ses voyages au centre de l’Afrique, entrepris avec tant de dévoûment et accomplis avec tant de courage, rencontra, en remontant le fleuve Livingstone, de nombreuses tribus cannibales, et cela au milieu du pays le plus fertile, au milieu de pâturages où les bestiaux abondaient. Les huttes des noirs étaient ornées de crânes et de tibias, et, à plusieurs reprises, il fut attaqué au cri sinistre : De la viande ! de la viande ! Le colonel Mechow a pu descendre le Coango, un des affluens du Congo, jusqu’au 5e degré de latitude sud; là, ses compagnons, effrayés des menaces de peuplades anthropophages, refusèrent de l’accompagner plus loin. Écoutons M. Flouest : « Le Pahouen, dit-il en racontant son exploration de l’Ogooué, est cannibale et d’une cruauté inouïe. Malheur aux prisonniers ! ils sont impitoyablement suspendus dans des filets au-dessus de grands feux et lentement enfumés. » D’autres explorateurs parlent à leur tour de membres humains proprement dépecés et exposés en vente. Savorgnan de Brazza affirme, il est vrai, l’exagération de ces faits; il prétend que les habitans de l’Ogooué et du Gabon ne mangent que la chair des ennemis tués dans le combat ; chez eux, le cannibalisme offrirait donc des circonstances atténuantes.

Dans les parties de l’Afrique centrale aujourd’hui mieux connues, dans le Dahomey, ou dans le pays des Achantis, par exemple, les sacrifices humains existent depuis un temps immémorial et le sang des victimes est versé avec tous les raffinemens d’une barbarie atroce. Il semble que, chez ces hommes, toute sensibilité est émoussée, qu’ils ne connaissent point la pitié et qu’ils ne comprennent point la douleur. C’est avec du sang humain mêlé à de l’argile que doivent être construits les temples élevés en l’honneur de leur roi. Il y a quelques mois à peine, mourait Quacow-Duab, le successeur de Coffee-Calcalli, qui gouvernait le pays lors de l’expédition anglaise. Trois cents victimes, choisies parmi ses femmes, furent immolées sur sa sépulture.

Les mêmes faits se passaient à l’extrême sud, et la conquête anglaise a seule pu y mettre un terme; les voyageurs qui ont exploré la Cafrerie parlent de cavernes remplies d’ossemens humains, La voûte d’une de ces grottes, située dans les montagnes de Theba-Bosigo, est noircie par la fumée des feux qui y ont été allumés ; le sol disparaît sous les ossemens accumulés. Les crânes, les os à moelle sont brisés comme les os du renne dans les cavernes du Périgord, comme ceux de l’alligator sous les kjökkenmöddings de l’Amérique, et les vieillards racontent encore aujourd’hui avec satisfaction les excellens repas qu’ils faisaient dans le bon vieux temps. Dans ce bon vieux temps, les lions étaient dangereux; ils commettaient d’immenses dégâts; pour les détruire, on creusait de grandes fosses, et comme les félins se montraient particulièrement friands de chair humaine, on déposait au fond de ces fosses de jeunes enfans, dont les cris de désespoir devaient les attirer. Une vieille femme, en racontant ces détails, ajoutait avec calme que, dans son enfance, on avait ainsi disposé d’elle, mais qu’heureusement le lion, inquiet, après avoir erré une partie de la nuit autour de la fosse, avait disparu au soleil levant sans oser s’y aventurer. C’est ainsi qu’elle avait échappé à la mort.

La déesse Berra, la principale divinité des Kounds de l’Inde, ne recevait que des sacrifices humains. Il a fallu toute l’énergie du gouvernement anglais pour mettre un terme à ces sacrifices et aux festins qui les suivaient. Souvent la victime était désignée longtemps à l’avance, et jusqu’au moment de sa mort, elle était entourée des respects de tous. Si le meria (c’est le titre que portait le malheureux) était marié, ses enfans devaient l’accompagner au supplice et mourir avec lui. De semblables immolations n’étaient pas rares dans l’Hindoustan. La tradition veut qu’en élevant les murailles, on murait dans la maçonnerie une jeune fille; c’était un moyen infaillible d’assurer l’inviolabilité de la forteresse. Il y a vingt-cinq ans, quand une ville nouvelle, Mandalay, fut déclarée la capitale du Burmah, en remplacement d’Amarapoura, déshonorée par la présence des kalas (les étrangers) et par le traité désastreux qui avait enlevé au Burmah le Pegou, sa dernière province maritime, cinquante-deux personnes d’âge et de sexe différens furent enterrées vivantes aux différentes portes de la ville : on prétendait rendre ainsi les nat-zos ou démons favorables.

Lorsqu’un des chefs des Dayaks de Bornéo est résolu à partir pour la chasse des têtes, toute la tribu se réunit sur son invitation. et les danses guerrières ouvrent la fête[14]. Souvent les danseurs portent un masque en bois, imitant la tête d’un crocodile, objet à la fois de leur crainte et de leur vénération. Quand les danses sont terminées, les hommes et les femmes font une confession publique. Si l’un d’eux a transgressé la loi du mariage, et les dénonciations remplacent facilement les aveux, le coupable, quel que soit son sexe, est condamné à l’amende. Tout étant ainsi réglé, et les consciences tranquillisées, les augures sont consultés et sur leur avis favorable le jour est choisi. Les Dayaks se mettent en campagne, et attaquent à l’improviste un village voisin ; les malheureux habitans surpris n’offrent le plus souvent qu’une faible résistance. Les morts sont quelquefois nombreux; les têtes sont desséchées au-dessus d’un brasier ardent et restent la propriété du chef; les guerriers dévorent les corps. Au retour, les vainqueurs célèbrent la fête de Tiwah ou de la mort. Une tête humaine est fixée sur un grand poteau enfoncé dans le sol; un des prisonniers est lié à ce poteau. Tous les hommes en costume de guerre s’avancent successivement et le frappent à coups de lance, pendant que les prêtres et les prêtresses entonnent le chant du triomphe. Si beaucoup de captifs doivent périr le même jour, leurs souffrances, bien qu’elles ne durent jamais moins d’une heure, sont relativement courtes ; mais si, au contraire, les malheureux sont peu nombreux, les bourreaux ont soin de n’infliger que des blessures légères et la victime est torturée pendant de longues heures avant que la mort vienne terminer son supplice.

L’anthropophagie persiste chez les sauvages des Guyanes comme chez ceux du Brésil. Le docteur Crevaux, à la veille de l’expédition qui devait lui coûter la vie, me racontait que, débarquant le soir sur les bords de l’Iça, un des affluens de l’Amazone, il avait surpris une vieille femme préparant le repas des siens; la tête grimaçante d’un Indien bouillait dans la marmite; Une autre fois, au village de Carjonas, sur le Yapura, un homme de la tribu le rejoint, tremblant encore de peur et d’émotion. Il voyageait avec deux autres hommes sur la rivière Araro; surpris par les Ouitotos[15], tous les trois avaient été faits prisonniers. Un de ses compagnons avait été immédiatement lié à un arbre par les pieds et les mains, puis tué au moyen d’une flèche empoisonnée avec un de ces venins subtils dont les Indiens ont gardé le secret. Son corps fut dépecé, quelques morceaux prélevés comme un cadeau honorable pour les chefs voisins et le reste distribué aux assistans. Pendant les apprêts du festin, que tous les Ouitotos suivaient avec avidité, le narrateur était parvenu à échapper à leur surveillance et à éviter par une fuite rapide le sort semblable qui l’attendait.

Les Fuégiens, du moins, ont l’excuse de la faim. La Tierra del Fuego, nom assez bizarre donné à cette terre de glace et de frimas, est probablement la région la plus déshéritée du globe. Le pays présente un aspect aride et désolé qui défie toute description. Les montagnes sont d’une grande élévation; à leur pied, on voit quelques arbres vigoureux; un peu plus haut, des arbustes rabougris et desséchés; puis, toute végétation s’arrête, et l’œil, aussi loin qu’il peut porter, n’aperçoit que des neiges éternelles et des fragmens de roc brisés par la tempête. Le climat même, au cœur de l’été, est froid et nébuleux; aucune culture n’est possible; de rares animaux ont pu se reproduire, au milieu de cette nature implacable; les seuls que l’on rencontre sont les renards, les chauves-souris, quelques petits rongeurs. Les oiseaux ne sont pas moins rares, et aucun chant ne vient animer la solitude des forêts. Les habitans, décimés par la faim, sont tombés au dernier degré de la misère et de la dégradation. En hiver, les vivres manquent absolument : la chasse, la pêche n’ont rien donné ; il faut vivre. La faim est le seul sentiment qui survive dans le cœur de ces hommes; ils doivent choisir entre les vieilles femmes et les chiens ; le choix n’est pas longtemps douteux : les chiens sont utiles, ils attrapent les loutres, les vieilles femmes ne peuvent plus servir à rien. La victime désignée est suspendue par les pieds au-dessus d’un feu de bois vert ; quand elle est à moitié asphyxiée, elle est étranglée, dépecée aussitôt et mangée avec gloutonnerie. Un jeune Fuégien, racontant la mort de sa grand’mère, imitait en riant les contorsions de sa cruelle agonie. Il ne pouvait comprendre la répulsion qu’inspirait son récit. « Je dis cependant la vérité, » ajoutait-il naïvement.

Dans les îles du Pacifique ou de l’archipel Asiatique, au milieu d’une nature riche et belle, d’une végétation sans rivale, dans ces merveilleux climats où il semble que l’homme n’a qu’à se laisser vivre pour être heureux, la férocité de notre race paraît plus odieuse encore que dans les régions où la misère et les privations peuvent servir d’excuse. Les Célébiens et les Javanais, au dire de Crawford, mangent le cœur de leurs ennemis. Les noirs de la Nouvelle-Guinée sont cannibales comme les Kanaks de la Nouvelle-Calédonie; les indigènes des îles Caroline le sont comme ceux des îles Pellew, renommés pour leur douceur. Les habitans des îles Fidji possédaient des fours spécialement destinés à cuire la viande humaine. Une coutume respectée voulait que cette viande ne fût mangée qu’avec des fourchettes religieusement conservées dans les familles et qui ne servaient qu’à cet usage. Les Australiens mangent leurs femmes quand elles commencent à vieillir. Ils donnent comme raison que ce serait dommage de perdre une si bonne nourriture. D’autres écrivains assurent, il est vrai, que ces hommes se cachent pour se livrer à ces abominables repas et qu’ils les nient avec énergie. Malgré ces dénégations intéressées, le fait de l’anthropophagie de la plupart des peuples indigènes de l’Australie paraît absolument prouvé. Sur la rivière Darling, lors de l’initiation, qui a lieu pour les jeunes gens à l’âge de seize ans, le néophyte ne doit se nourrir que de sang humain pendant les deux premiers jours des cérémonies fort longues et fort douloureuses. Les parens et les amis se présentent avec empressement pour cet étrange service. Le bras est serré par une ligature, la veine ouverte, le sang reçu dans un vase de bois. On l’offre immédiatement au jeune homme qui doit le recevoir à genoux sur un lit de branches de fuchsia et le lapper avec sa langue comme un chien.

Les insulaires des Nouvelles-Hébrides dévoraient non-seulement leurs prisonniers et les ennemis tués dans le combat, mais ils déterraient aussi les cadavres des leurs et s’empressaient de les échanger contre les morts des tribus voisines pour se repaître sans scrupule de cette chair infecte. Le cannibalisme n’est pas moins florissant aux îles Sandwich, et le révérend J. Macdonald, après une résidence de huit années comme missionnaire, dit les habitans plongés dans la plus extrême démoralisation. La monnaie courante est le cochon; les femmes se vendent de un à dix cochons ; la beauté compte pour peu, et les prix varient seulement selon l’offre et la demande. Les habitans de la Nouvelle-Zélande étaient, eux aussi, des anthropophages endurcis. L’usage de manger les prisonniers avait été transmis par les pères ; le goût pour la chair humaine se continuait par atavisme, et aucun enseignement ne parvenait à les en détourner. On rapporte qu’un jeune homme doux, bien élevé, employé dans une de nos missions, reconnut un jour une jeune fille qui s’était enfuie de chez les siens; il la ramène à son village, la tue d’un coup de fusil et s’empresse d’inviter ses amis à venir la manger avec lui.

Cessons ces tristes récits; aussi bien la plume tombe des mains d’horreur et de dégoût. Il faut cependant réclamer encore l’attention du lecteur pour pénétrer les mobiles si divers qui ont conduit les hommes à cet excès de dégradation.


V.

La faim, la folie qui l’accompagne, ont sans doute été bien souvent la cause du cannibalisme. Les guerres, les famines, les naufrages, ne nous laissent que l’embarras du choix. Qui ne se souvient du récit ému de Josèphe, racontant que pendant le siège de Jérusalem par Titus, une femme nommée Marie, fille d’Eléazar, tua et dévora son fils ? L’historien arabe Abd-Allatif nous a laissé le tableau effrayant d’une famine en Égypte. Les malheureux s’arrachaient les lambeaux des cadavres, et, quand cette ressource manquait, ils égorgeaient les femmes, les enfans, les vieillards. Au XIe siècle, une famine non moins cruelle désola la France pendant trois années consécutives. Les hommes allaient à la chasse des hommes, rapportent les chroniqueurs. Un boucher de Tournay fut condamné à être brûlé vif pour avoir exposé sur son étal de la chair humaine, et un aubergiste de Mâcon subit la même peine ; il assassinait les voyageurs qui descendaient chez lui non pour les voler, mais pour les manger. La folie de la faim est l’excuse des mères arabes, qui, il y a peu d’années, tuaient leurs enfans pour nourrir la famille[16]. Elle est aussi l’excuse des compagnons du lieutenant Greely dans la dernière expédition du pôle Nord, où des matelots du yacht Mignonnette furent condamnés à manger les leurs pour prolonger leur existence. Mais ce sont là des causes accidentelles, passagères, qui tendent à devenir chaque jour plus rares, grâce à la rapidité des communications d’un point à l’autre. Nous voudrions pouvoir en dire autant des fureurs qui naissent à la suite des guerres civiles, des luttes de parti à parti. Un membre de la Société d’anthropologie racontait dans une séance récente qu’il avait vu deux Siciliens mordre à belles dents le cœur d’un Napolitain qui n’était pas encore complètement mort. Il est d’ailleurs inutile de sortir de France pour savoir ce que les passions surexcitées ont pu amener d’atrocités. L’anthropophagie, dans ces cas douloureux, peut être un crime, elle n’est point une institution.

La cause la plus fréquente, la plus incontestable des sacrifices humains et des festins de cannibales, leur suite inévitable a été, chacune de ces pages en offre la preuve, le sentiment religieux. Les hommes se faisaient, ils se font, hélas ! chaque jour des dieux aussi féroces qu’ils le sont eux-mêmes. La terreur que ces dieux inspirent est la raison des holocaustes qu’on leur offre ; il faut à tout prix détourner leur vengeance. Les sacrifices humains étaient communs sur toute la côte sud-est de Madagascar. Les Malgaches les regardaient comme seuls capables d’apaiser la colère de leurs dieux. Nous voyons à Haïti le vaudou, c’est le nom donné au culte secret de la couleuvre ; il a été importé d’Afrique par les nègres que la traite livrait à l’esclavage et il s’est fidèlement transmis de génération en génération jusqu’à nous. Quand, au milieu d’une danse frénétique, l’exaltation et la fureur sont arrivées à leur comble, le chef, auquel nul n’oserait désobéir, désigne une victime, le plus souvent une poule ou une chèvre, quelquefois un enfant. Elle est immédiatement égorgée, et tous s’empressent de boire son sang, de manger sa chair, celle de l’enfant comme celle de l’animal[17].

C’est aussi à un sentiment religieux étrangement perverti qu’il faut attribuer la puissance des sorciers, que l’on suppose en communication avec les dieux. Chez les peuples de l’extrême Nord de l’Amérique, ces sorciers erraient pendant des semaines dans les forêts les plus sombres. Rendus furieux par la solitude et la privation de nourriture, ils se précipitaient sur ceux qu’ils rencontraient et les déchiraient avec leurs dents. De semblables blessures étaient méritoires, aussi les plus courageux ou les plus dévots n’hésitaient-ils pas à se présenter à eux et à souffrir sans se plaindre leurs morsures. Chez les Nootkas, les sorciers ne se contentaient pas des vivans, ils déterraient les morts pour les dévorer. C’est en mangeant de la chair humaine, nous dit M. Eyre, un des hommes qui ont le mieux étudié les aborigènes de l’Australie, que les devins établissent leur néfaste influence.

La pensée d’une autre vie, cette pensée si fortifiante qui élève le cœur de l’homme au-delà des horizons bornés de son existence éphémère, au-delà des besoins matériels de chaque jour, se rencontre jusque chez les races les plus inférieures. Elle conduit les hommes à déposer dans la tombe du mort les armes qu’il portait, les outils de sa profession, des vases renfermant les provisions pour le grand voyage. Chez les Scythes comme chez les Peaux-Rouges, on égorgeait le cheval du chef pour le placer à côté de lui dans la sépulture ou sur le bûcher funéraire. De là aussi des sacrifices humains ; les femmes, les esclaves sont condamnés à une mort cruelle pour suivre leur chef dans le monde inconnu où il entrait; et souvent le chef avant de mourir prenait soin de désigner lui-même les serviteurs ou les concubines qui devaient l’accompagner. On cite sous les dolmens de l’Algérie des squelettes repliés sur eux-mêmes et, à côté d’eux, les crânes des malheureux immolés en leur honneur. A Kertch, en fouillant un tumulus connu sous le nom de Koulouba, la colline de cendres, on découvrit les restes mortels d’un roi entouré de ses femmes, de ses serviteurs, de son cheval. Le roi portait une couronne, un collier, des bracelets en or et en émail, indices de son rang, et à côté de lui reposait le glaive qui lui avait servi dans les combats. César, en racontant les funérailles des Gaulois, ajoute : « Ces funérailles, eu égard à leur civilisation, sont magnifiques et somptueuses. Tout ce que l’on croit avoir été cher au défunt pendant sa vie, on le jette dans le bûcher, même les animaux, et, il y a peu d’années encore, on brûlait avec lui les esclaves et les cliens qu’il avait aimés. » Dans le Michoacan, sept femmes de naissance noble devaient être sacrifiées à la mort du roi ; chacune avait ses fonctions spéciales, et nul ne doutait que le roi ne conservât par-delà la tombe les hommages et les respects qui lui étaient rendus pendant sa vie. Dans les premiers temps du royaume de Tezcuco, quelques victimes seulement étaient immolées aux funérailles, mais leur pompe grandissant avec le luxe et la richesse du pays, le nombre augmenta rapidement. Pour honorer le roi Nezahualpilli, on égorgea successivement deux cents hommes et cent femmes. Quand les victimes étaient rangées autour du bûcher, un des plus proches parens du roi leur adressait une longue harangue pour les remercier des services qu’ils avaient rendus au défunt et pour leur recommander la même fidélité dans les nouvelles régions qu’elles allaient habiter avec lui. Souvent ces malheureux se présentaient volontairement et réclamaient l’honneur de mourir avec leur maître. C’est sans doute ce même sentiment qui poussait la veuve hindoue à se précipiter sur le bûcher qui allait consumer son époux. L’immolation de victimes humaines n’est donc pas toujours due à la seule cruauté, à la seule superstition ; elle peut avoir pour cause des sentimens plus élevés, l’amour et le dévoûment.

C’est aussi à un sentiment élevé qu’il faut attribuer l’étrange coutume, transmise presque toujours par une longue suite d’ancêtres, de manger ses parens après leur mort. Nous avons cité des exemples qui remontent à la plus haute antiquité ; il en est bien d’autres encore, et nous n’avons que l’embarras du choix. Les Fans, les M’Bengas, voisins de nos établissemens du Gabon, mangent les corps de leurs pères. Garcilaso de la Vega raconte que les Acumas, qui vivaient sur les bords du Marañon, se réunissaient pour dévorer, rôtis ou bouillis, suivant leur goût, les parens qu’ils avaient perdus. Certaines peuplades de l’Inde croyaient se rendre agréables à la déesse Kali en mangeant ceux des leurs qui étaient atteints de maladies incurables. Les habitans des îles Sandwich rendaient le même hommage aux chefs qu’un jugement solennel prononcé après leur mort déclarait dignes de cet honneur. Ils les mangeaient par amour, disaient-ils !

Si l’on mangeait des parens ou des chefs regrettés par un sentiment de vénération, on mangeait ses ennemis, ceux surtout remarquables par leurs vertus guerrières ou leurs forces physiques, dans l’espoir d’acquérir ainsi ces qualités. Chez tel peuple, c’était le cœur ou l’œil; chez tel autre, les organes sexuels qu’il fallait choisir. Les Thlinkeets dévorent les corps des braves tués dans un combat. « Lorsque les Californiens, raconte La Pérouse, ont vaincu et mis à mort sur le champ de bataille des chefs ou des hommes très courageux, ils en mangeaient quelques morceaux moins en signe de haine ou de vengeance que comme un hommage qu’ils rendaient au mort et dans la persuasion que cette nourriture était propre à augmenter leur courage. » Les Utes faisaient bouillir les cœurs de leurs ennemis et se vantaient d’avoir bu leur sang. Les Pavillons-Noirs, nos ennemis du Tonkin, font mourir leurs prisonniers dans de cruelles tortures; ils mangent ensuite leur cœur et leur foie; ils en usent de même pour ceux des leurs distingués par leur valeur; ils ne doutent point qu’ils ne s’inoculent ainsi cette valeur[18].

Tel devait être aussi le secret désir d’un chef sioux, Sitting Bull, qui, il y a quelques années, ayant surpris un détachement de l’armée régulière des États-Unis, se fit apporter les corps du général et du colonel qui le commandaient et qui avaient été tués dans le combat, ouvrit leur poitrine avec son couteau, en tira le cœur et le dévora devant tous ses hommes.

Chez certains peuples, — mais le fait est assez rare, — on condamnait tel criminel à être mangé. Chez les Zapotèques, la femme adultère était mise à mort, et chacun des complices de ses désordres était tenu de manger un morceau de sa chair. Les Battas de Sumatra ont un livre de lois ou de coutumes écrites sur des feuillets d’écorce. Ces lois condamnent les prisonniers de guerre, les adultères, les voleurs de nuit, ceux qui ont des rapports sexuels avec un membre de leur tribu ou qui l’ont traîtreusement attaqué, à être dévorés vivans. L’usage veut qu’on laisse passer quelque temps entre la sentence et l’exécution; au jour indiqué, le condamné est amené et lié à un poteau les bras en croix. L’offensé a le droit de choisir le morceau qu’il préfère; les assistans ont leur tour; chacun s’avance selon une hiérarchie strictement réglée ; le chef vient le dernier ; il doit couper la tête, qu’il garde comme un trophée; la viande est mangée sur place, et les femmes sont exclues du festin. Une jeune femme, rapporte un voyageur récent, s’était sauvée pour rejoindre son radjah qu’elle aimait ; elle avait été aidée dans sa fuite par un serviteur infidèle. Le mari et ses amis poursuivent les fugitifs; l’amant est tué d’un coup de revolver. Le mari pardonne à la femme, qui était fort jolie ; le serviteur en revanche est condamné à être mangé, et la sentence est exécutée séance tenante, sous les yeux des officiers hollandais, impuissans à l’empêcher.

L’anthropophagie n’implique nécessairement ni la férocité ni la dégradation extrêmes. Les Battas, dont nous venons de parler, instruits par des missionnaires protestans, savent presque tous lire et écrire. Les Mexicains étaient assurément supérieurs aux autres peuples de l’Amérique du Nord; nulle part cependant les sacrifices humains n’ont atteint un pareil degré d’atrocité, ni les festins de cannibales un aussi grand développement. Nous connaissons des sauvages qui, hier encore, étaient anthropophages et dont les mœurs sont plutôt douces, les insulaires de Taïti et de Tonga, par exemple. A Taïti, l’honneur de manger l’œil était réservé au roi et le premier nom de la reine Pomaré (Aimata, je mange l’œil) était un souvenir de son royal privilège. Mais ce sont là des exceptions et, en général, l’anthropophagie est alliée à la plus complète barbarie. Nous ne pouvons donc souscrire à l’opinion soutenue, il y a quelques années, au congrès préhistorique de Bologne, par M. Vogt, que les tribus adonnées à l’anthropophagie et aux sacrifices humains étaient beaucoup plus avancées dans l’agriculture, l’industrie, les arts, la législation que les peuples voisins qui repoussaient ces crimes. Nous donnons les propres paroles du savant professeur ; point n’est besoin, il semble, de les réfuter. Les faits nombreux que nous avons cités sont une réponse péremptoire. La science la plus incontestable devient vaine, alors qu’on ne sait l’aborder qu’avec des idées préconçues. Il ne faut pas oublier non plus, et c’est peut-être là une des causes de l’erreur de M. Vogt, que l’accusation de cannibalisme a été souvent bien légèrement formulée. Dans les siècles passés, comme aux jours où nous vivons, les haines, les passions, les préjugés populaires, s’y sont donné pleine carrière. Aux premiers temps de notre ère, les chrétiens ne furent-ils pas accusés de célébrer leurs mystères en buvant le sang des jeunes enfans? Au moyen âge, chaque peuple prétendait imputer cette odieuse coutume à ses ennemis. Quand les Lombards envahirent l’Italie à la fin du VIe siècle, ce fut l’accusation que répétaient dans leur terreur les vaincus. Plus tard, dans d’autres régions, elle se renouvelait contre les Slaves. Les croisés et les Sarrasins, dans leurs longues et sanglantes luttes, s’accusaient réciproquement de cannibalisme, et nous-mêmes, n’avons-nous pas vu les colères insensées des peuples contre les Israélites, qui réclamaient, assurait-on, le sang des vierges chrétiennes pour pétrir leurs pains azymes ?

Nous disions, en commençant ces lamentables récits, qu’on était véritablement épouvanté de la dégradation à laquelle l’homme pouvait arriver. Nous avons vu cette dégradation dans les siècles passés; elle persiste au milieu de ce grand mouvement qui agrandit les horizons de l’humanité et nous entraîne vers des destinées inconnues. Il est profondément douloureux, il est humiliant de voir la barbarie régner encore sur des régions immenses et le progrès s’arrêter à tel degré de latitude, comme si des races entières étaient incapables d’y prendre part. Et cependant que d’efforts ont été tentés! que de mobiles puissans sur le cœur de l’homme ont agi sans relâche ! L’ambition et la soif de l’or, le dévoûment et la charité ont conduit le civilisé vers le sauvage, ont amené le contact des races supérieures et des races inférieures. Ces mobiles, si différens dans leur but, si différens dans leur action, ont abouti, il faut bien le dire, à une égale impuissance. Le désir immodéré des conquêtes est aussi ardent chez les peuples modernes, qui se croient les maîtres de leurs destinées, que chez les despotes des temps passés, et les démocraties ne le cèdent en rien, sous ce rapport, aux Césars; mais les conquêtes et leurs dures conséquences ont rarement été bienfaisantes aux vaincus. Les besoins d’un commerce avide de débouchés, en face d’une concurrence effrénée, amènent sur les points les plus reculés du globe des établissemens, des comptoirs nouveaux. Quelques bouteilles d’eau-de-vie, quelques mètres d’étoffe, quelques colliers de verroterie achètent des royaumes entiers. La protection des gouvernemens suit leurs nationaux; une colonie est fondée au milieu de populations barbares; mais les vices de notre civilisation se font plus facilement accepter que ses grandeurs. Des hommes, pionniers héroïques, vont porter aux cannibales des principes plus purs, une morale plus élevée : leur œuvre reste stérile. Ils arrosent de leur sang ces terres inconnues : le bon grain qu’ils sèment ne lève point. Il y a là, pour le penseur, des mystères insondables. L’homme est-il donc condamné à d’infranchissables limites? Les races diverses ne peuvent-elles dépasser un certain ordre de conceptions? ne peuvent-elles s’assimiler un certain ordre de progrès? Les races inférieures ne peuvent-elles se développer au contact de races supérieures et sont-elles fatalement condamnées à disparaître devant elles? Ce seraient là de bien douloureuses conclusions ; aujourd’hui elles paraissent fondées. Dieu veuille que l’histoire future puisse les démentir !


Marquis DE NADAILLAC.

  1. Les paroles du texte sacré sont : Et il accomplit sur elle le vœu qu’il avait fait. On s’est demandé, on se demandera toujours comment ce vœu fut accompli. Il n’est pas impossible que la fille de Jephté ait été seulement condamnée à rester vierge, ce qui était regardé comme un sacrifice chez les Juifs. Sa demande d’aller pendant deux mois sur la montagne pleurer sa virginité avec ses compagnes aide à cette interprétation.
  2. Le Calpulli était formé par la réunion d’un certain nombre de familles toutes alliées entre elles. On ne saurait mieux le comparer qu’au clan écossais.
  3. Le 14 septembre.
  4. On rapporte que les Aztecs députèrent vers le roi de Colhuacan pour lui demander une de ses filles destinée à servir de mère à un de leurs dieux. Le roi exauça la demande; mais, à l’arrivée de la jeune vierge, le dieu ordonna qu’elle fût écorchée vivante et qu’un guerrier se revêtit de sa dépouille sanglante. Telle serait l’origine de cette coutume, toujours religieusement observée jusqu’à la conquête espagnole.
  5. On peut voir, au musée du Trocadéro, ces colliers ainsi que les couteaux en obsidienne destinés aux sacrifices,
  6. La légende de Huitzilopochtli est curieuse. Une pieuse veuve vivait à Tola. Un jour qu’elle était au temple priant les dieux avec ferveur, elle vit flotter dans les airs une petite boule de plumes. Elle la ramassa et la mit dans son sein. De retour chez elle, quand elle voulut chercher la boule, elle avait disparu. Peu de temps après, elle était grosse. Ses fils, irrités du déshonneur de leur mère, voulaient la tuer; mais du fond de ses entrailles, une voix se fit entendre : « Ne crains rien, ô ma mère ! s’écriait cette voix, car tout tournera à ta gloire. » Au même instant, Huitzilopochtli parut portant un bouclier, une lance étincelante de mille feux et une couronne de plumes vertes sur sa tête. Tombant sur ces fils qui avaient osé suspecter la vertu de leur mère, il les mit tous à mort. De ce jour, il fut appelé Tehsauhteotl, le dieu terrible.
  7. Le macuahuitl était une lame en bois assez semblable comme forme aux espadas de dos manos des conquistadores. On insérait sur les bords des fragmens d’obsidienne aussi tranchans que les lames de Tolède, ajoutent les Espagnols. Les coups de cette arme dont les Mexicains se servaient comme d’une massue étaient des plus redoutables; mais l’obsidienne se brisait facilement et dès lors l’arme devenait moins dangereuse.
  8. Les Mexicains connaissaient plusieurs espèces de boissons fermentées.
  9. D’autres chroniqueurs parlent de soixante mille victimes et portent à six millions le nombre des spectateurs accourus de tous les points du Mexique. La première pierre du temple avait été posée en 1483, suivant une inscription conservée au musée du Trocadéro et que M. Hamy est parvenu à déchiffrer. Les peintures du monument du Vatican et du manuscrit Le Tellier conservé à la Bibliothèque nationale représentent les fondations de ce teocalli bâties sur pilotis. Deux épines de maguey les surmontent, symbole des pénitences individuelles qui avaient accompagné le commencement des travaux ; plus haut, on a représenté l’image des nombreux prisonniers immolés à cette occasion.
  10. Le vare est de 0m,80 environ.
  11. Ces détails extraits de la Coleccion de documentos para la historia de Mexico, ont été donnés par le docteur Hamy à la Société d’anthropologie.
  12. On compte encore aujourd’hui au Brésil dix tribus cannibales, dont la population s’élève à quatre-vingt mille âmes environ. Il en est d’autres peu connues qui vivent dans ces plaines immenses entre-coupées de forêts épaisses et marécageuses. M. Rey raconte que dernièrement une de ces tribus avait paru du côté de Linharès (province d’Espirito-Santo) et qu’après avoir attaqué et incendié une habitation, elle avait mangé les propriétaires.
  13. Le tammaraka, ou tambour magique, était une simple calebasse attachée au bout d’un bâton et renfermant un grand nombre de petites pierres que l’on agitait avec force en l’honneur du Dieu.
  14. Carl Bock, the Head Hunters of Borneo.
  15. Les Ouitotos, comme nos ancêtres préhistoriques, fabriquent des flûtes avec des ossemens humains.
  16. Akhbar, Alger, 5 mai 1868.
  17. Ces faits ont été clairement prouvés dans un procès qui eut lieu à Port-au Prince en février 1864. Huit Vaudoux, hommes ou femmes, et parmi eux les chefs de la secte, furent condamnés à mort.
  18. Evening Standard, 26 octobre 1883.