L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 1/Chapitre 2

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CHAPITRE II

LES ARTS DÉCORATIFS
ET LA KÜNSTLER-KOLONIE


En est-il ainsi des Arts Décoratifs ? Assurément, ils n’ont pas suscité de moindres ambitions que les autres. C’est peut-être, là, que s’est porté le principal effort de l’artiste allemand et qu’il croit le plus sincèrement l’avoir emporté sur ses voisins. Si l’on pouvait tirer de lui, en toute franchise, son opinion intime sur l’art de son pays, il avouerait peut-être que sa peinture et sa sculpture n’ont pas éclipsé les françaises, mais il réclamerait en faveur de l’architecture, du meuble, et de la décoration intérieure de la maison allemande. « Si, dans le domaine de l’architecture, dit Ostwald, une forme d’art a pris naissance, c’est à l’Allemagne qu’on doit ce progrès sur une stagnation qui durait depuis environ mille ans. » Et le professeur Kuno Francke explique : « Ce n’est pas seulement dans le bon gouvernement ou dans le progrès social que l’Allemagne, durant les quarante dernières années, a dépassé la plupart des autres pays. La supériorité germanique s’est aussi manifestée avec une rapidité et un poids surprenants dans les choses qui comptent pour la beauté et la joie et l’ornement de la vie. Tandis qu’au point de vue architectonique, Paris conserve toujours le cachet du second Empire et Londres de l’ère victorienne, et que, dans les provinces françaises et les petites villes d’Angleterre, l’art de bâtir ne s’exerce que lentement et selon les vieux errements, Berlin, Hambourg, Brème, Hanovre, Cologne, Cassel, Darmstadt, Francfort, Nuremberg, Munich, pour ne pas parler de beaucoup d’autres villes allemandes, ont entrepris de véritables révolutions, durant la dernière génération. De nouveaux halls municipaux, des théâtres, des opéras, des musées, des bâtiments universitaires, des hôpitaux, des gares, des magasins, de somptueux hôtels particuliers ou des cottages modèles ont surgi partout, et, dans tous ces cas, un style d’architecture nouveau et typiquement allemand semble se développer. Il y a pas mal de lourdeur dans tout cela, mais certainement on n’y voit plus cette imitation académique et cet éclectisme formel de souvenirs pseudo-gothiques ou pseudo-renaissants. Il y a, là, la preuve fréquente d’une imagination originale et puissante et un effort incontestable vers la majesté, la proportion, la symétrie de la silhouette[1]. » Il y a quelque chose de vrai dans ce panégyrique : l’ampleur de l’effort allemand. Quiconque a visité une de ces expositions d’art industriel ou décoratif qu’on a multipliées depuis le début du siècle, pour aider à la gestation d’un style moderne, à Paris comme à Turin, comme à Saint-Louis, comme à Bruxelles, quand il est entré dans la section allemande, a été frappé d’une impression particulière : puissance et cohésion.

Il semblait qu’on parcourût un royaume de titans. Les portes massives et hautes, les cyprès ou les lauriers, les aigles noirs, tout parlait de gloire, de mort, de rapacité. Mais un royaume de titans-unis. Tout portait la même marque, révélait le même caractère ; et sur chaque objet semblait imprimée la trace d’une même main démesurée. À certains moments, il semblait plutôt qu’on fût dans le royaume d’un nain : l’industrieux gnome à capuchon, aux jambes torses, à la barbe patriarcale, que Ludwig Richter et Moritz de Schwind ont popularisé. Car, en toute chose, les caractères étaient de forgerons, d’alchimistes, de bûcherons : objets mal dégrossis, taillés à coups de cognée, puis ornés, tout à coup, dans un coin, d’un joyaux précieux. Mais, nains ou géants, la besogne était la même : énorme et collective. Pas de noms propres : çà et là, des noms de sociétés, de ligues, c’est tout. A Paris, en 1900, il n’y avait pas des exposants de jouets allemands, il n’y en avait qu’un : l’Allemagne. Et ce pays où la pédagogie règne jusque dans la confection des polichinelles, — car il y a des écoles spéciales pour jouets en Thuringe, — présentait tous ses pantins et leurs accessoires sur une seule scène, machinée comme une salle du musée Grévin.

Mais où l’impression était la plus forte, c’était durant l’automne de 1902, sur les bords du Pô, en Piémont. La ville de Turin avait invité les artistes de tous les pays à déployer, en liberté, les monstres du modern style. Tout était admis, pourvu que rien ne ressemblât aux chefs-d’œuvre du passé. Et, en effet, cela n’y ressemblait pas. Il y avait, là, des appartements pour gens maigres et des appartements pour gens gras. Il y avait des armoires rondes, des secrétaires sphériques, des garde-manger sphériques, des fauteuils triangulaires, des sièges tendus de peau ou parchemin, retentissants comme des tambours, des harmonies décoratives pour calmer toutes les espèces de neurasthénies et aussi pour en procurer d’autres. Naturellement, les portes allaient s’élargissant vers le haut, les cristaux étaient tout à fait opaques, et les porcelaines plus lourdes que du plomb. Il semblait que l’homme d’esprit, qui présidait alors aux destinées de la ville de Turin, eût voulu montrer à l’Europe tout ce qu’il fallait éviter. Mais les Allemands prirent la chose fort au sérieux. Nul de ceux qui passèrent, ce jour-là, sous l’étrange velum égyptien tendu à l’entrée du parc de Valentino ne peut l’avoir oublié. Tous les pays se présentaient à leur guise et avaient envoyé leurs meilleurs exemples de tératologie ornementale. Mais aucun ne se présentait en bataille, en rangs serrés, comme une armée. La France apparaissait dans un désarroi notable : ici, la vitrine d’un de ses joailliers, là, quelques meubles d’un artiste moderne, plus loin des céramiques. Seuls, les noms des auteurs apprenaient que, parmi tant d’autres exposants, il y avait quelques Français. L’Angleterre existait à peine : il y avait la salle Mackintosh, il y avait la salle Walter Crane, mais d’ensemble britannique, point. Les autres nations faisaient claquer au vent les noms de leurs artistes comme des drapeaux : « Horta ! Hobé ! Henry van de Velde ! » criait la Belgique. Le Danemark exposait ses porcelaines fameuses en deux endroits fort distants l’un de l’autre.

Au contraire, il y avait toute une région, toute une suite de salles, tout un dédale purement allemand. Pas de noms : l’Allemagne. On ne trouvait, si bien que l’on fouillât toutes les pièces, que deux individus, deux têtes dressées du même rythme, impassible, hautain, impersonnel : d’abord l’Empereur, au-dessus d’une fontaine massive et rude, et puis, au fond d’une petite chambre, Nietzsche. L’homme qui a dit : « Je vous en conjure, mes frères, restez fidèles à la terre et n’en croyez pas ceux qui vous parlent d’espérances supra-terrestres ! Ce sont des empoisonneurs… » et celui qui a dit : « L’Art doit être une aide et une force éducative pour toutes les classes de mon peuple, c’est-à-dire lui donner, quand il est las après un dur labeur, le moyen de se fortifier par la contemplation des choses idéales. » C’était tout. Si vous prêtiez l’oreille aux accents des constructeurs, ou de leurs amis, voici les étranges paroles qu’on entendait : Pénètre, étranger : ici règne l’Empire allemand ; considère d’un cœur joyeux sa vaillance ! — C’est une devise de ce goût qu’il faudrait graver au centre de l’entrée. Car ce qui se révèle silencieusement dans ce hall, c’est la puissance : c’est la puissance de l’Empire de Wilhelm II, mûre, prête, décidée, forte du même droit, de la même possession, de la même autorité, s’il lui fallait assurer sa place parmi les puissances du monde, dans un nouveau partage du globe, que celles que le destin de ses peuples a publiées comme son immuable décret[2] »

Alors, on s’enfonçait dans des salles obscures, çà et là, éclairées d’une lumière louche, vers des fontaines où l’eau semblait rouler une poussière d’or. Des meubles trapus se courbaient vers la terre et y enfonçaient leurs griffes, comme s’ils avaient peur qu’on les en arrachât. Des cheminées en forme de sarcophages, des tables myriapodes, des tentures massives comme des cottes de mailles, défiant le temps, des figures de cauchemar : toujours la lutte de l’homme contre la destinée, ou bien des symboles du courage, de la patience, de la force : une lionne, un chevalier tout armé ; des forêts sombres, des sommets incultes, neigeux, une nature implacable dans son indifférence ou son hostilité : — voilà ce qu’on rencontrait toujours et partout. Ah ! elle était loin, la recherche du gemüthlich ? Ce n’était pas beau, mais c’était écrasant. Parmi la dispersion des autres pays, l’Allemagne se présentait, là, unie et disciplinée comme une armée en bataille. Et quand on repassait sous le velum et sous le monument sculpté par Calandra, et qu’on quittait cette éphémère apothéose de l’extravagance internationale que fut l’Exposition de Turin, en 1902, on emportait une impression de malaise à la pensée de l’immense nation organisant un art comme on organise une invasion.

D’où venait cet art ? De l’endroit le moins fait, semble-t-il, pour inspirer de pareils énergumènes : de Darmstadt. Car c’est de là, plutôt que de Munich, plutôt que de Weimar, qu’est parti, à la fin du xixe siècle, le mouvement qui devait « rénover », au dire de M. Ostwald et de M. Kuno Francke, « l’Art de la Maison », en Allemagne. Il y avait, en ce temps-là, dans la capitale de la Hesse, un jeune prince épris des arts, qui venait de ceindre la couronne grand-ducale. Il s’appelait Ernst-Ludwig, et méditait de laisser ce nom à la postérité, entouré des prestiges que donne un mécénisme intelligent. Il méditait, aussi, de faire une bonne affaire. Or, à l’extrémité de sa bonne ville, bien loin vers l’Est, par delà les casernes, près de l’ancienne porte de la ville, appelée « la porte des Chasseurs », sur le chemin des prairies et des forêts de hêtres, s’étendait un parc touffu, ombreux, mystérieux, enchevêtré, qu’on appelait la Mathildenhöhe. On n’y voyait jamais personne, sauf quelques enfants, le jeudi, ce qui faisait qu’on l’appelait le « parc du jeudi ». Beaucoup de vieux habitants de Darmstadt ignoraient son existence. Des pavillons royaux, inhabités, contrevents fermés, oubliés par les princes, adoptés par les mousses et les aristoloches, paraissaient, çà et là, au détour d’une allée. Le reste était sauvage. On eût pu, en cherchant bien, trouver les troncs d’arbres où habitait la sœur des Sept Corbeaux, où l’épée de Siegfried est plantée. C’était beau. Toutefois le jeune prince jetait sur ces splendeurs végétales un regard sévère. Peut-être se rappelait-il le parti que les habitants de la Riviera ont su tirer de leurs pinèdes et de leurs champs d’oliviers, en les remplaçant par des garages d’automobiles ou des maisons de rapport. Il lui parut que l’Allemagne avait assez entretenu de forêts mystérieuses, dans le passé, pour le plaisir des Richter et des Schwind, et qu’il était temps de monnayer le mystère. Bref, il découpa, abattit, dépeça, vendit tout ce qui était d’un rapport facile, traçant, à travers le parc féerique, des rues et des trottoirs, pour mieux attirer le chaland. Il restait encore un morceau d’importance : ne sachant qu’en faire, il le donna aux artistes.

Un des thèmes favoris de la critique contemporaine est que l’absence d’un style moderne, dans l’art, tient à l’absence de liberté chez l’artiste. L’architecte, le décorateur, le dessinateur de meubles, ont la tête pleine de nouveautés heureuses, prêtes à s’extérioriser : malheureusement, le bourgeois, qui les emploie, pèse de tout son poids, du poids de ses préjugés et de son or, pour les arrêter dans leur essor. Il y a, aussi, les ordonnances de police sur les façades, qu’il faut rendre responsables des mascarons sans génie et des pâtisseries superfétatoires. Enfin, la division du travail et la spécialisation à outrance, — ces deux conditions du travail moderne, — sont de grandes coupables. Au lieu que ce soit l’architecte, comme dans les temps anciens, qui ait la haute main sur tout l’œuvre et en règle les diverses parties, sculpture, décoration, meubles même, dans leur rapport avec le plan général de l’édifice, chaque artiste employé ne songe qu’à faire une exposition de ses talents, comme s’il était seul, et sans égard à l’effet que produisent les autres. Que l’artiste ne dépende plus du bourgeois et que tout dépende de l’architecte, — et le style du xxe siècle est né !

Le grand-duc de Hesse entendait ces doléances, comme nous les avons tous entendues, il y a quelque vingt cinq ans, et il résolut d’y mettre un terme. Il décida d’appeler, de toutes parts, les « stylistes modernes » et de leur donner, libéralement, les moyens de bâtir des demeures qui « répondent à la personnalité humaine et artistique de leurs habitants », comme on disait dans le jargon du moment. Il leur offrit cet espace admirable de la Mathildenhöhe, demeuré sauvage, tout en légères ondulations, et plein des plus beaux arbres du monde, pour y établir un groupe de maisons et d’ateliers, à leur guise, une Künstler-Kolonie. Il fournit l’argent nécessaire. Tous les artistes capables de réaliser l’insaisissable style moderne furent conviés au grand œuvre. Il alla chercher, à Paris, Hans Christiansen, Allemand formé par la fréquentation des ateliers français et connu seulement par les dessins modernistes qu’il envoyait à la Jugend ; il alla prendre, à Vienne, l’architecte Olbrich, redoutable bâtisseur de villes mi-orientales et pseudo-italiennes ; il fit venir, de Munich, le sculpteur Habich ; il découvrit, à Mayence, le jeune Patriz Huber, âgé de vingt ans tout au plus, décorateur alaman de Souabe, qui donnait les plus grandes espérances ; il appela, de Magdebourg, un enfant prodige, Paul Burck, la tête déjà pleine de réminiscences de tous les maîtres, spécialement de Segantini ; il emprunta à Berlin Rudolf Bosselt, qui, comme tant d’autres, ciselait des figures de femmes exaspérées d’être attachées à des objets de première nécessité ; il nomma maître de l’œuvre Peter Behrens, architecte et décorateur notable, déjà, et qui devait le devenir plus encore. Il les lâcha dans le parc de la Mathildenhöhe et leur dit : « Allez ! Il n’y a plus de style, il n’y a plus de loi, il n’y en a jamais eu. Faites la maison de vos rêves ! » Ce qu’ils firent, les bons Hessois le virent à l’Exposition de la Künstler-Kolonie, en 1901, et se demandèrent, respectueusement, si leur grand-duc avait bien sa tête à lui. À peine au sortir de leur ville, il leur semblait qu’ils entraient dans un autre monde : celui de la cacophonie et de l’incongru. « Qu’est cela ? se dirent-ils, nous ne sommes plus à Darmstadt ! » Ceux d’entre eux qui avaient vu, à Paris, la rue du Caire, en 1889, ou bien à Berlin, Venise, pensèrent qu’ils assistaient à une nouvelle fantaisie de ce genre. Mais du moins, à Paris, ils s’étaient amusés ! Ici, on ne s’amusait qu’aux dépens de l’art allemand.

Pourtant, on était en présence d’une imposante manifestation d’union et de solidarité esthétiques. Olbrich avait bâti la maison de Hans Christiansen, que celui-ci avait décorée de roses, de roses sanglantes plaquées entre des murs bleus, sous un toit de tuiles vertes. Comme décor d’un jour, c’était un peu criard, mais assez réussi : seulement, il ne semblait pas qu’on pût habiter dans ce « déjeuner de soleil ». Olbrich avait encore bâti, au milieu de la colonie, la maison commune des artistes, celle où ils devaient tous avoir leurs ateliers : la Maison Ernst-Ludwig. On voyait, sur le perron, deux gigantesques statues de Habich, qu’on croyait laissées à la porte par l’impossibilité où l’on avait été de les faire entrer. Peter Behrens avait bâti sa propre maison dans le style perpendiculaire, à longs filets de briques, qu’on voit à quelques vieux édifices allemands, notamment à la Stargardterthor, à Neu-Brandenburg. Les autres s’étaient entraidés à construire ou à décorer leurs réciproques demeures, avec un enthousiasme collectif. L’ensemble paraissait fait pour loger des marionnettes. Les intérieurs, tout en coins et en recoins, pouvaient servir de décors à des scènes de genre, mais interdisaient tout espoir d’y vivre bourgeoisement. Certaines choses, comme la Maison Ernst-Ludwig, étaient franchement horribles.

Les gens de Darmstadt se consultèrent avec inquiétude. Ils se racontaient l’histoire d’un jeune homme riche de Munich qui, ayant eu la faiblesse de se bâtir une maison art nouveau, laquelle ne lui avait pas coûté moins de 1200 000 marks, avait pris le parti, la voyant terminée, d’aller faire le tour du monde. Puis la foule s’écoula, plus goguenarde qu’on ne l’eût attendu, peut-être, d’une foule allemande, et les artistes se trouvèrent seuls dans la « maison de leurs rêves… ». Ils n’y restèrent pas longtemps. Bientôt, à l’usage, ils s’aperçurent que dans le groupe des ateliers, on ne pouvait pas faire d’ateliers et que dans les maisons d’habitation, on ne pouvait pas vivre. Dès lors, il suffit d’un vent d’hiver pour les lasser de leur fantasmagorie moderniste, et ceux qui l’avaient conçue, épouvantés de leur propre œuvre, se hâtèrent de fuir sous d’autres plafonds, se chauffer à d’autres foyers, moins modernes, mais plus pratiques, montrant ainsi qu’ils étaient capables de toutes les gageures, hors d’habiter la maison qu’ils avaient bâtie.

La première tentative d’art nouveau, en Allemagne, était donc un échec. Croyez-vous qu’on s’en tint là ? Pas du tout. « Les moulins allemands tournent lentement, mais ils tournent toujours. » On se remit à l’œuvre, sur de nouveaux frais. Un peu partout, à Berlin, à Munich, à Dresde, on travailla. À Weimar, notamment, la grande-duchesse s’était mis en tête de renouveler, dans une certaine mesure, la tentative de Darmstadt sans tomber dans ses erreurs, et ce fut un Belge, Henry van de Velde, qui prit la direction du mouvement nouveau. Il fut rapidement entouré de disciples ; les plus audacieuses tentatives furent envisagées, spécialement pour renouveler le meuble ; les plus hauts problèmes d’esthétique abordés. Quelques-uns prétendirent que « les jours de Gœthe étaient revenus… ». D’autres, plus prudents, prirent le paquebot pour l’Angleterre, soupçonnant que le meuble anglais, solide sans être massif, clair, simple, pratique, exactement adapté aux exiguïtés de nos demeures et aux exigences de la vie moderne, était peut-être plus facile à démarquer qu’à surpasser. Ils tentèrent donc de le pasticher. Ce qu’il advint de tous ces efforts, on le vit à l’Exposition de Bruxelles, en 1910, et l’on fut édifié.

Reprenons par le souvenir, le chemin de cette Exposition, telle qu’elle apparaissait à la lisière du Bois de la Cambre, avant que l’incendie en eût détruit nombre de palais. Dépassons les pavillons anglais et français et arrêtons-nous sur le plateau où se tient l’Allemagne. De fort loin, on l’aperçoit, tout entière, concentrée dans une cité bâtie par elle-même, comme un État dans l’État, annonçant son omnipotence par son aspect rogue et cossu. Il y a un abîme entre les prétentions architecturales du modern style, à Darmstadt en 1901, ou de Turin en 1902, et celles de Bruxelles en 1910. L’Allemagne s’est très assagie. On voit, tout de suite, qu’on y a beaucoup travaillé depuis dix ans et qu’on a renié, sans vergogne, la plupart des principes affichés avec hauteur, dix ans auparavant. « Rien des styles anciens ! » telle est la théorie, en 1901, à Darmstadt. Tous les styles anciens mélangés selon de nouvelles formules : telle est, à Bruxelles en 1910, la pratique. On s’est retourné complètement, et, si l’on se trompe, du moins ce n’est plus de la même façon. L’influence a passé à d’autres maîtres, à Emmanuel de Seidl et à Hermann Muthesius, notamment. Ils ont fait triompher le massif, le sobre et le sévère. Dorénavant, l’architecte allemand ne cherche plus à tirer une salle de bains des profondeurs de sa propre conscience, ni à extérioriser son état d’âme dans un vestibule. Il revient au solide et au traditionnel. Il se remet aux styles anciens, qui ont ceci de bon qu’ils ont été expérimentés et soumis à la contre-épreuve des siècles et ont prouvé leur vitalité en vivant. La route qu’il suit désormais est meilleure et si elle ne l’a mené à aucun chef-d’œuvre, elle ne l’a pas conduit à des abîmes de mauvais goût.

Comme aspect, c’est, au premier abord, bizarre. Cela commence à terre comme un temple grec et cela finit dans le ciel comme une maison de Nuremberg. Un grand capuchon de tuiles descend sur des colonnes doriques, basses, et trapues, le vieux pignon national couronne la maison gréco-romaine : — telle est l’impression d’ensemble. Considérons maintenant le détail : cette maison antique ne ressemble, en rien, à la véritable demeure des anciens ; le toit gothique se relève par des ondulations et des renflements, sans une seule coupure nette du profil, jusqu’au moment où il jaillit en pignon. C’est une combinaison de vieux et de neuf. Par là-dessus domine une couleur mi-partie noire et blanche sur les grands plans, avec de petites décorations d’un rouge vif de géranium. On remarque que les fenêtres, larges et basses, quadrillées de carreaux blancs, sont aussi tendues de rideaux roses, gris et noirs. C’est une maison en deuil, avec, çà et là, des roses.

L’intérieur est tout aussi surprenant. Il n’est pas rare d’y trouver un plafond blanc Louis XV, soutenu par des piliers de la Susiane en briques vernissées, vert et lie-de-vin ; un boudoir sombre et carré, alternant avec une salle d’étude ovale décorée dans le goût de Sans-Souci ; une chambre à coucher sépulcrale meublée comme une cour d’assises, une salle à manger plaquée de céramiques diverses, avec un aspect de damier gigantesque et de jeu de dominos, où les verres, pleins de vins du Rhin, montent et éclosent comme des fleurs. Nul souvenir de la ligne torse et retorse qu’on appela le grand « vermicelle belge », ni du « modern-style » français, lequel empruntait presque toutes ses formes au monde sous-marin. Quand, par hasard, ce n’est pas sombre et trapu, c’est tout simplement anglais. L’ensemble, abstraction faite des rares souvenirs du xviiie siècle, donne l’impression de quelque chose d’étoffé, de rabattu sur le sol, de dur et de géométrique, de « cubique », en un mot, — ce mot étant le seul qui transpose, en une notion intellectuelle, pour le lecteur, l’ensemble des sensations que le visiteur a éprouvées.

Aussi, le meuble et la décoration intérieure, en Allemagne, ont-ils cette fois encore abouti à un complet échec. Nous en avons vu quelque chose, en 1910, à Paris, au Salon d’automne, dans les salles de l’Exposition des arts décoratifs de Munich. Il fallut, à cette époque, tout l’engouement irraisonné que la critique, dite « d’avant-garde », professait à l’égard des innovations exotiques, pour se dissimuler la pauvreté de cette œuvre. Elle ne vaut rien.

Mais il en va tout autrement de l’architecture même et de la décoration extérieure. Là, il faut reconnaître un grand progrès chez l’artiste d’outre-Rhin. L’accusation de mauvais goût qu’on lance contre lui doit s’entendre dans un certain sens et perd de sa valeur à être prodiguée. Quand on parle du « goût décoratif » des Allemands, il ne faut point en juger par celui que la femme allemande déploie dans ses toilettes. C’est un point de vue, mais ce n’est pas le seul. Il ne faut pas en juger, non plus, par ces articles de « camelote » débités, dans le monde entier et tellement adaptés au goût des foules de tous les pays que, le plus souvent ces foules la croient marchandise nationale. Une autre opinion tout aussi erronée est que l’architecture allemande se reconnaîtrait à la surabondance d’ornements parasites, à son faux luxe, à ses entassements de figures et de surplombs. C’est juste le contraire qui est vrai. L’édifice allemand contemporain se reconnaît à ce qu’il y a, dans sa construction, de sobre, de massif et de sévère, disons même de triste, — et c’est son plus grand défaut. De grandes surfaces plates et nues, encadrées de hautes tiges droites, du sol aux combles, où les pleins l’emportent de beaucoup sur les vides, où les ornements n’apparaissent que par petits groupes et généralement en retrait, au lieu d’être en saillie, les colonnes mêmes rentrantes dans le plan des façades, une matière très dure et compacte, des toits tombant très bas et encapuchonnant l’édifice : — voilà son caractère distinctif. Rien au monde n’est plus éloigné du rococo, du Zwinger de Dresde ou des fantaisies de Louis II de Bavière. C’est une réaction totale, hautaine, brutale même, contre tout ce que l’Allemagne, francisée au xviiie siècle, adora.

C’est ce qu’on trouve, par exemple, dans la Surintendance de Dresde, bâtie par Schilling et Graebner, dans le château Zlin, à Mâhren, bâti par Léopol Bauer, dans les maisons bâties par Paul Ludwig Troost, dans la Georgenstrasse, à Munich, dans la maison Lautenbacher bâtie par Emmanuel de Seidl, dans la maison Lautenschlager, à Francfort-sur-le-Mein, bâtie par Hugo Eberhardt, dans la Caisse d’Épargne et le Gymnase du Roi George, de Dresde, bâtis par Hans Erlwein, la Banque provinciale de Dresde, bâtie par Lossow et Viehweger, pour ne citer que les plus connus. De même, encore, la villa du docteur Narda, à Blankenburg, en Thuringe, la maison des Anglais à Elberfeld, par Seidl et le château Wendorff, dans le Mecklembourg, bâti par Paul Korff. Tout n’est point mauvais dans ces laborieuses combinaisons de styles anciens, nationaux ou autres. En tout cas, ces tentatives, relativement nouvelles, sont beaucoup moins malheureuses que les anciennes. L’art décoratif moderne, après tant de siècles inventeurs, est une adaptation plutôt qu’une création et une recherche d’appropriation des belles formes trouvées par d’autres à des besoins ressentis par nous. C’est un travail tout à fait conforme au génie allemand. Même à Berlin, dans les maisons, palais, ou salles de concert bâtis par les Rathenau, les Gessner, les Endell, les Bischoff, les Berndt, les Schaudt, les Jaster et Herpins, les Klopsch, et surtout par Muthesius, on trouve d’heureuses appropriations des styles surannés.

Mais qu’est-ce qu’il y a de proprement allemand dans tout cela ? Rien du tout. Seuls, les philosophes ou apologistes de rencontre, comme Ostwald, prétendent voir, dans les constructions nouvelles de leur pays, des caractères spécifiquement germaniques. Les critiques d’art et les artistes savent mieux à quoi s’en tenir. Il n’est pas niable, — et ils ne nient pas, — que tout ce que l’art allemand a produit de bon, dans l’application décorative, soit venu d’Angleterre. « Nous ne saurions, ni ne voudrions passer sous silence, — dit l’auteur de la notice sur l’Industrie d’art en Allemagne, en tête du catalogue officiel de l’Exposition de Bruxelles, en 1910, — que les principes de réforme qui ont été par la suite pour notre industrie d’art comme la parole de salut, ont pris pour nous venir d’Angleterre, dans une proportion considérable, le chemin de la Belgique, et que, dans ce pays de réalités industrielles, ils ont été, pour notre profit, dégagés tout d’abord d’un romantisme de mauvais aloi. Il n’y pas un ouvrier d’art allemand qui puisse visiter cette exposition sans se remémorer les noms autrefois si souvent prononcés des Lemmen, des Finch, des Serrurier-Bovy, ou des Horta, mais surtout de Henry van de Velde… C’est de Muthesius, à la fois artiste et administrateur, et qui a, pendant un temps, étudié à fond l’organisation de l’enseignement industriel en Angleterre, que part, dans ce qu’elle a d’essentiel, la réforme radicale des écoles allemandes d’art industriel… »

La seule prétention des artistes d’outre-Rhin est d’avoir adapté aux conditions économiques de la foule et aux moyens de production mécanique, les idées venues d’Angleterre : « Le large esprit de réforme éthico-esthétique, dit le même auteur, à la conscience duquel se sont éveillés les temps nouveaux, dans les ateliers professionnels du groupe Morris, ou aux tables de travail du groupe Ruskin, et qui s’est ensuite modernisé, socialisé, individualisé en Belgique d’une façon décisive, a pris, dans l’Allemagne contemporaine, un tel élan de croissance qu’il y régit en grande puissance l’Industrie, le Commerce et l’Art[3]. » Mais cette prétention même est insoutenable. L’Angleterre avait donné, bien avant l’Allemagne, des exemples de cottages, de portails, de meubles, d’aménagement et de décoration intérieurs, fort simples et fort bon marché, du moins pour les bourses anglaises. Des architectes comme Baillie Scott et Voysey avaient travaillé dans ce sens bien avant les Allemands et Voysey avait même fait la théorie de cette pratique. C’est lui qui avait insisté le premier sur le parti qu’on pourrait tirer des procédés mécaniques de fabrication dans le meuble, si l’on voulait bien concevoir le meuble en fonction de ces procédés. On ne sait ce que signifient ces mots « modernisé, socialisé en Belgique », lorsqu’on observe que ce souci de l’esthétique ne s’est pas arrêté, chez les Anglais, aux classes supérieures, mais qu’il a pénétré, depuis bien longtemps, dans les projets d’habitations ouvrières et, depuis vingt ans, dans l’organisation des immenses garden-cities, qui sont des modèles. Tout ce que les Allemands ont de bon, dans cet ordre de choses, est anglais.

Un seul caractère purement germanique se révèle dans les récentes constructions allemandes : le colossal ou le cyclopéen. Certes, ce caractère n’est pas nouveau dans l’architecture monumentale et commémorative, ni dans la statuaire qui en fait partie intégrante. La Germania du Niederwald ; le monument de Barberousse et de Guillaume Ier, sur le Kyffhaüser, en Thuringe, par Geiger ; la statue d’Arminius, dans la forêt de Teutoburg ; la statue colossale de Bismarck, bien d’autres gigantesques entassements de pierres ou de bronze avaient, dès longtemps, révélé ce goût immodéré de l’Allemand pour ce qui tient de la place. Ce qui est nouveau, c’est de le porter dans l’aspect extérieur de simples maisons de rapport, de banques, de gares de chemins de fer ou de magasins de nouveautés ; c’est de donner une structure cyclopéenne, en pleine ville d’affaires, le long d’une rue où roulent les tramways, à des édifices d’usage domestique et journalier, et d’évoquer, tout d’un coup, Thèbes ou Ipsamboul, à propos de rien. Cette innovation, la dernière en date, des architectes d’outre-Rhin, leur appartient bien en propre. Mais elle n’est guère heureuse, et nul n’aura l’idée de la louer.

Dans l’art du décor, au théâtre, il s’est produit aussi une évolution curieuse et fort inattendue. Du temps de Wagner, c’était un axiome que la mise en scène devait donner, aussi complète que possible, l’impression de la réalité. S’il s’agissait d’une forêt, on devait se croire vraiment transporté en pleine ombre verte, sous des feuilles bruissantes, avec l’éclairage véritable et changeant que donne la nature ; s’il s’agissait d’un intérieur, le jour ne devait venir que d’un côté, non de la rampe, et frapper inégalement les figures. Le détail des objets concourait à une illusion complète.

Aujourd’hui, c’est tout le contraire : un schéma de décor suffit ; une arabesque sur la toile suggère un nuage, un pan de terrain, une forêt ; deux ou trois grands traits symbolisent des arbres ; quelques cubes sombres, l’intérieur d’un palais. Pratiquement, c’est le retour au décor conventionnel, c’est-à-dire qui ne ressemble point à la nature. La seule différence, c’est qu’on a remplacé le mot « conventionnel » par le mot « stylisé ». Ainsi, tout l’effort du décorateur ancien tendait à meubler la scène de choses diverses et pittoresques pour amuser l’œil et l’occuper en même temps que l’oreille. Tout l’effort du nouveau est de vider la scène de tout ce qui n’est pas indispensable pour en suggérer, vaguement, le lieu. Tels sont les décors d’Adolphe Appia, et de Ludwig Sievert pour Parsifal, d’Ottomar Starke pour Gudrun et Jules César, de Walter Bertine pour Aglavaine et Selysette, de Fritz Schumacher pour Hamlet, de Curt Kempin pour les Niebelungen, pour le Torquato Tasso de Gœthe et pour la Grotte des lépreux, dans l’Annonciation de Paul Claudel, à Hellerau. D’autres décorateurs, au théâtre des Artistes, de Munich, ont appliqué plus ou moins heureusement ce programme. Au reste, il semble bien que cette réforme vienne encore d’un Suisse, Adolphe Appia, en même temps que deux autres Suisses, Hodler et Dalcroze, donnaient, dans divers domaines, des exemples très suivis de l’autre côté du Rhin, notamment au théâtre d’Hellerau. Ainsi, en parvenant au terme de cette étude, nous retrouvons ce qui nous a frappé, dès le début, dans cette école : l’imitation.

Tel est l’art allemand d’aujourd’hui : médiocre dans la peinture, détestable dans la sculpture, emprunté dans la décoration. Il offre toujours une adaptation, plus ou moins heureuse, des styles étrangers. C’est pourquoi n’avait-il jamais, jusqu’ici, fait parler de lui. On pensait qu’il n’en ferait jamais parler : on se trompait. Le manifeste pour la destruction de la cathédrale de Reims est, à cet égard, un coup de maître. Ce texte, où les sculpteurs, les peintres et les architectes se solidarisent avec les bombardiers qui ont brisé nos statues du xviiie siècle, n’est imité d’aucune œuvre ancienne, ne doit rien à personne : il est entièrement original. Il y a des exemples d’un pareil vandalisme, dans l’histoire : il est sans exemple que les artistes d’un pays se soient levés pour l’applaudir. Il faudrait, je ne dis pas pour les excuser, mais pour les comprendre, que, dans un délire d’ambition créatrice, ces hommes soient capables de donner au monde un chef-d’œuvre en échange de celui qu’ils ont détruit. Or, ils ne le sont pas.

Janvier 1916.

  1. Prof. Kuno Francke. « The Kaiser and his people. » Atlantic Monthly, octobre 1915.
  2. Georg Fuchs. Le Vestibule de la Maison de Puissance et de Beauté. Deutsche Kunst und Dekoration, Darmstadt, 1902.
  3. Karl Scheffer. L’Industrie d’art en Allemagne. Catalogue officiel de la section allemande. Exposition universelle de Bruxelles, 1910.