L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 2/Chapitre 2

La bibliothèque libre.

CHAPITRE II

CE QU’ONT FAIT LES ARTISTES


Notre plaisir ou notre émotion grandissent, au contraire, à mesure que nous pénétrons mieux le détail pittoresque de l’œuvre. Or, celui-ci est infini. Voyez comme l’artiste a tiré parti, au point de vue décoratif, de toute cette complication apologétique, réduisant à leur plus simple expression les actions imposées qui le gênaient, et s’appliquant à en développer d’autres qui n’avaient rien à voir ici et pour leur pur agrément esthétique. Si, maintenant, vous lisez non plus les gloses des savants, mais ces images mêmes, vous trouverez que jamais l’art n’a fait meilleur marché du sujet, qu’à nulle époque la peinture religieuse n’a contenu tant de choses étrangères à la religion, et, en poussant plus avant l’analyse, que c’est peut-être à cela qu’elle doit d’avoir conservé son charme divers et universel. Je parle de ces tapisseries de haute lisse, faites d’après des cartons composés tout exprès, comme s’il s’agissait de tableaux ou de fresques. C’est qu’en effet elles sont, en tout, semblables. On peut étudier, sur cette décoration murale, de laine, faite au xvie siècle, toutes les caractéristiques de la peinture, du xve siècle. Même les procédés de modelé sont, autant que la matière différente le permet, identiques. Dès la première tenture à gauche, en entrant, la Mort de la Vierge, on en a la preuve. Il y a, là, les exemples les plus frappants qu’on puisse voir de décoloration du ton local par la lumière. La robe bleue de la Vierge est décolorée en blanc, la robe verte de l’Apôtre, qui tient la croix, est décolorée en jaune d’or ; de même, celle de l’Apôtre qui gravit une marche, à gauche et, tout le long de ces tapisseries, vous verrez les lumières des feuilles vertes exprimées par du jaune d’or. Ce n’est pas du tout, là, une adaptation propre à la tapisserie : à cette époque, la peinture faisait de même. Il y a, aux Uffizi, une salle entière, la salle dite « de Michel-Ange », où toutes les lumières des plantes sont ainsi tissées d’or : c’est très sensible, par exemple, dans les herbes des premiers plans de Ghirlandajo, en son Adoration des Rois. Notre artiste, en composant ses cartons, n’a donc pas pensé tout spécialement au métier de l’interprète : il a pensé à tirer le meilleur parti esthétique de son sujet.

Pour cela, il a enfermé son sujet principal, la Vierge et les Saints, dans un cadre d’architecture, gracile et svelte, au milieu de sa composition. Sur le toit, il a donné un siège à Dieu le Père, ou aux anges qui forment une couronne surnaturelle à la société terrestre de Marie. Dans les coins d’en haut, à droite et à gauche, il a logé les deux scènes bibliques imposées par l’inventeur pour « préfigurer » la scène centrale et, au-dessous de ces deux scènes, dans les deux coins d’en bas, il a portraituré, en pied, les prophètes qui ont annoncé l’événement. Enfin, entre ces motifs qui lui étaient imposés, il a répandu des figures épisodiques, des feuillages, des bêtes, des plantes, des fleurs à foison : oliviers, chênes, palmiers, faisans, paons, canards, moutons, chiens barbets, chouettes, pigeons, mendiants, grues, perroquets, pages, suivantes puisant de l’eau, infirmes montrant leurs plaies, singes jouant avec leur chaîne, hérons gobant des reptiles, faucons planeurs, pigeons sur les créneaux, lavandières tordant leur linge, bergers emplissant leur gourde, coqs et poules picorant, béliers luttant, écureuils grimpant, œillets, roses, lis, fougères, fraises, potentilles, simples de toutes sortes, et parmi elles, lapins se frottant le museau, faisant leurs cent tours.

Tout cela court, vole, s’ébroue, jaillit, grimpe, plane ou foisonne, du haut en bas de la toile, sans se laisser arrêter par le frêle édifice qui encadre le sujet principal, va d’une scène à l’autre, du Nouveau Testament à l’Ancien et de la terre au ciel. On ne se lasse pas d’admirer la souplesse et la variété de cette mise en scène, dans un cadre toujours pareil, jamais identique, avec une symétrie parfaite de l’ensemble qui repose l’œil et une dissymétrie continuelle du détail qui l’amuse, chaque pilastre différant de son pendant, chaque chapiteau de son vis-à-vis, tout, jusqu’aux cartouches, aux banderoles ou « rolets » suspendus des deux côtés pour porter les paroles saintes, s’équilibrant sans se ressembler.

De même, le peintre a merveilleusement tiré parti des couleurs mises à sa disposition : le rouge, le bleu, le jaune, le vert, le tanné et le brun rouge. Il a plaqué, au centre, un accord bleu, entouré de nombreux accords rouges et jaunes qu’avivent, partout, les accents verts des feuillages. Il n’y a qu’à se retourner vers les tapisseries de Pepersack, les Noces de Cana, ou Jésus au milieu des Docteurs, pour saisir à quel point l’homme du xve siècle, avec moins de couleurs, était plus coloriste que celui du xviie.

Or, rien de tout cela n’est dû au théologien, bien que les couleurs de certains costumes sacrés fussent prévus par les manuels : tout cela est dû à l’artiste. C’est le sujet officieux qui se glisse à côté du sujet ou plutôt de l’objet officiel, le senti à côté du voulu, ou ce qui est voulu par l’imaginatif après ce qui a été voulu par le pédant. « Ah ! il faut citer l’Écclésiaste au Mariage de la Vierge et montrer un prophète qui dise : « Unum de mille virum reperi, j’ai trouvé un homme entre mille ! » Je vais en profiter pour témoigner aux âges à venir ce qu’est un vieux beau sous Louis XII ! » se dit sans doute notre homme. Car, si naïf qu’on le suppose, l’artiste, au commencement du xvie siècle, n’imaginait pas que l’auteur de l’Écclésiaste fût coiffé comme Balthazar Castiglione. En portraiturant cet humaniste à la barbe frisée, tête à tête avec un perroquet, en détaillant sa toque rebrassée et son bicoquet, son collet d’hermine, ses manches à crevés, ses bottes rabattues et son manteau de cérémonie bordé et brodé de gemmes, il s’est diverti extraordinairement.

Visiblement, il y a deux volontés qui cheminent, ici, l’une près de l’autre, très différentes, souvent contradictoires. Le chanoine a voulu faire œuvre d’instruction et d’éducation, et suivre, le mieux possible, les indications de la Bible des Pauvres ou du Miroir. L’artiste, lui, a voulu réjouir les yeux par la multiplicité des spectacles, attirer dans ce cadre tout ce qu’il trouvait de beau dans la nature, faire étalage de sa virtuosité picturale, que cela cadrât, ou non, avec l’histoire. Le chanoine ne s’était guère avisé, et peut-être n’était-il pas toujours enchanté, de ces fantaisies qui nous enchantent. C’est bien lui qui a dicté la Rencontre de saint Joachim et de sainte Anne à la Porte d’Or de Jérusalem : d’un côté, l’ange avertit saint Joachim de quitter ses troupeaux et de rentrer dans le monde, de l’autre, il enjoint à sainte Anne, d’abandonner ses lectures pieuses, parce que son veuvage va finir, et de s’en aller à cette même porte, où l’attend sa divine destinée. Mais ce n’est pas lui qui a imaginé l’élégant donjon à pont-levis, et la rue en perspective, les Amours courant sur la frise, comme échappés des cheminées d’Urbino, les têtes curieuses aux lucarnes, les poules picorant, le coq triomphant, les canards nageant, la grue marchant à pas comptés, l’écureuil grimpant à l’arbre, le chien lapant l’eau du fossé, le berger y descendant sa gourde, la lavandière y tordant son linge, ni le faisan, ni le paon, ni le lapin, sous les fougères, ni toute cette somptueuse défroque de chapes, de manteaux et de bonnets. C’est lui qui a dicté les trois actions principales dans la Présentation de la Vierge enfant au Temple, mais non les robes de « beau maintien », les escoffions, les templettes et les manches à crevés bouffants, de l’éblouissant cortège féminin. Il a bien donné, dans les Perfections de la Vierge, le texte Fons hortorum, mais non prévu la délicieuse vasque d’or qui s’arrondit, ni les filets d’eau qui descendent des flûtes maniées par les petits Amours.

Ainsi, lorsqu’on a trouvé, dans chacune de ces images, le texte sacré d’où l’artiste a tiré son sujet, on n’a pas trouvé, du tout, ce qui leur donne leur aspect particulier. Pour le trouver, il faut les regarder avec des yeux d’ignorant, non d’archéologue, en les confrontant, non plus avec l’histoire ou la théologie, mais avec la nature et la vie. Alors, on voit tout de suite ce qui fait le charme de ces images : c’est leur fantaisie. Ôtez à ces dames leurs costumes anachroniques, leurs toilettes du xve siècle, et drapez-les à l’antique, comme l’eussent fait Le Sueur et Poussin ; fauchez toutes ces fleurs et ces feuillages du premier plan ; frappez dans vos mains et faites envoler tous ces oiseaux ; chassez tous ces gens et toutes ces bêtes qui n’ont rien à faire ici ; mettez de l’ordre dans ces moutons ; rendez aux trésors des églises les dalmatiques dont les anges se sont indûment affublés et enseignez-leur plus de simplicité dans leurs parures aviatrices ; réduisez, en un mot, les acteurs aux rôles prévus par les livres saints en leur défendant de chercher des « effets » à contresens, et le décor aux indications du metteur en scène, — et vous n’aurez touché, en quoi que ce soit, aux instructions de la Bible des pauvres ou du Speculum humanae salvationis, — vous les aurez mieux suivies, au contraire, — et tout le charme de ceci aura disparu. Il tient donc à tout autre chose, et cette autre chose peut se résumer en un seul mot : la disparité.

D’abord, disparité dans les styles. Chaque tableau offre le plus bel exemple de la « confusion des genres, » ou, si l’on veut, de la réunion des genres. Aujourd’hui, on distingue ceux-ci très nettement, et, dans les comptes rendus, on voit les tableaux des Salons répartis en « peinture d’histoire, tableaux de genre, paysages, art décoratif, art religieux, scènes humoristiques, portraits, natures mortes. » Sous quelle rubrique, un salonnier rendrait-il compte de ces quatorze scènes de la Vie et Mort de la Vierge ? Sous celle de la « Peinture religieuse », c’est entendu, à cause de son sujet officiel, mais jamais composition ne fut moins spécifiquement et uniquement dévote. Considérez le cortège de dames, en grande toilette, qui ont ouï parler de la Présentation de la Vierge enfant au Temple et ne veulent pas manquer le spectacle : c’est un défilé mondain des dernières « créations » des couturiers à la mode : les templettes à turban enrubanné, les corsages échancrés carrément, assez bas, avec la gorgerette de « doulx-fillet », les larges manches, dites à la grand’garre, tout un luxe féminin qui s’émancipe, petit à petit, de la tutelle d’Anne de Bretagne, tandis que le luxe des hommes s’est, déjà, tout à fait émancipé et que nous voyons, de l’autre côté de l’escalier, un seigneur arborer, déjà, la toque plate, à brillants, de François Ier. On y voit même, sur une petite fille, la dernière « création » de Béatrice d’Este. Cette gamine, que nous retrouvons sept fois dans ces quatorze compositions, toujours conduite par la main, se faufilant au milieu des grandes personnes pour mieux voir la scène, est toujours coiffée et habillée à l’italienne. D’où vient-elle ? Que fait-elle ? On dirait une de ces poupées envoyées en France par les grandes dames de Mantoue, de Milan ou de Ferrare pour y propager les modes nouvelles d’outre-monts… Enfin, dans un coin, nous voyons un vieux beau commodément installé pour ne pas perdre un coup d’œil du cortège et qui en désigne les attractions du bout du doigt. C’est une « scène de genre », traitée par un portraitiste mondain. C’est peut-être, aussi, une collection de portraits, et non pas de portraits honteux, dissimulés sous des habits d’emprunt et dans une action biblique, mais de portraits campés en pied, séparés de la foule, exactement tels qu’on les fait aujourd’hui pour le Salon. Voyez, dans les Trois Maries, le docteur en bonnet carré, qui discourt à notre gauche : n’est-ce pas évidemment un portrait, et criant de ressemblance, je veux dire : de dissemblance et de particularité ? Il y a quelque vingt ans, on fut un peu choqué de voir un peintre introduire M. Renan, simple spectateur, dans une scène de l’Évangile. Ce docteur était, sans doute, aussi reconnaissable pour ses contemporains que pour nous M. Renan, — auquel il ressemble quelque peu, par aventure. Le peintre l’a mis pourtant aux pieds de la Vierge, derrière Marie Jacobé. On l’aurait beaucoup surpris en le blâmant. C’est qu’on n’avait, alors, aucune idée de la « division des genres ».

De même, saisit-il toutes les occasions pour retracer les scènes de la vie populaire et les caractériser jusqu’à la caricature. Comme les mendiants venaient autour du Temple, il en met trois dans sa Présentation de Notre-Seigneur, qui sont des études très poussées des infirmités humaines. Nous avons, là, sous prétexte de peinture religieuse, un croquis digne de Breughel ou de Callot. Et comme le prophète Malachie, qui se tient là, pour dire : veniet ad Templum…, nous montre une trogne extraordinaire, on pourrait découper, dans cette tapisserie, tout un tableau réaliste et profane au plus haut point. Parfois, cela va jusqu’à l’humour, et les deux bergers qui retournent la tête dans la Nativité, près des armoiries de l’archevêque, sont de véritables « charges ». Le caricaturiste du xve siècle n’a pas besoin, comme aujourd’hui, d’une exposition des humoristes pour se faire connaître : il lui suffit d’un tableau de piété.

Cela suffit, aussi, à l’« animalier » du xve siècle. C’est toute une ménagerie qui est répandue dans les premiers plans et sur les architectures. Chaque bête est étudiée à part, dans ses caractères spécifiques, saisi dans son mouvement le plus révélateur : l’écureuil quand il grimpe, la chèvre quand elle se suspend au cytise, la poule quand elle picore, la grue ou le héron quand ils s’en vont, sur leurs échasses, chasser aux vermisseaux. Ces études d’après nature qui, plus tard, seront mises à part, dans des cadres, pour divertir les amis des bêtes et les chasseurs, sont introduites, un peu par fraude, là où le peintre l’a pu : près du Bon Dieu.

Ses études botaniques, de même. C’est peu de dire de l’artiste, à cette époque, qu’il fait du paysage, et c’est trop : — il fait de la botanique. Vous reconnaissez facilement chacune des plantes et des fleurs qu’il a détaillées au premier plan. Chacune est considérée à part comme posant pour son portrait : ce sont des monographies de fleurs. Rien de si précis, de si exact ou de si scientifique n’a paru, depuis lors, dans nos premiers plans de paysage.

Et ce détail, aussi, contribue grandement à l’aspect décoratif de ces tapisseries. Je dis qu’il y contribue et non pas qu’il a été choisi délibérément pour y contribuer. Vous trouverez cette même insistance analytique, ce nombre et cette variété de plantes jaillies au premier plan et étudiées une à une dans presque toutes les œuvres fameuses des maîtres d’alors. Il y a moins de variétés de fleurs et de plantes dans toutes les bordures de tapisseries réunies, ici, que dans le seul premier plan de la Nativité de Fiorenzo di Lorenzo, à Pérouse.

Pareillement, ces architectures bien régulières et symétriques, le toit de la crèche dans la Nativité et les Rois Mages sont d’un excellent effet ornemental. Mais on les retrouve dans tous les tableaux de cette époque. On ne voit, nulle part, que l’artiste, ayant pu donner, par la tapisserie, l’illusion d’un tableau, s’en soit privé.

Non seulement cet artiste n’évite pas la confusion des genres et des styles, mais il s’y complaît manifestement. Toujours la chose vue se juxtapose, chez lui, à la chose imaginée. Il habille le fantastique avec le réel : l’ange avec la dalmatique, Dieu le père avec la couronne impériale, et rien n’est plus précis que l’inventaire de l’intérieur bourgeois où il reçoit les anges de l’Annonciation. Il fait le procès-verbal de l’impossible. De là, une saveur et une suggestion toujours piquantes. Cette juxtaposition continuelle du détail vrai servilement reproduit et de la fantaisie rêvée sauve les compositions primitives de toute monotonie.

Toutefois, cette disparité des styles, si elle est la plus apparente, n’est pas la seule, ni la plus importante. Un artiste, de nos jours, qui voudrait confondre ainsi les genres dans un même tableau et y être, dans un coin, humoriste, dans l’autre dévot, dans l’autre épique et plus loin réaliste, le pourrait sans nécessairement atteindre au caractère singulier de ceci. Pourquoi ? C’est que partout, d’un bout à l’autre, il apporterait une science égale, plus ou moins grande, du dessin, de l’attitude et une connaissance égale de l’objet. C’est à quoi de longs siècles de maîtres et d’exemples et de recettes l’ont habilité. Ce n’est pas, là, le fait de notre peintre. Il y a des choses qu’il sait très bien faire dès longtemps et il y en a d’autres qu’il apprend seulement ; il y a des gestes où il est désinvolte et d’autres où il est gauche ; il y a des sortes d’hommes ou de bêtes, des espèces ou des âges où il est expérimenté et d’autres où il est novice, des essences d’arbres qu’il connaît et d’autres qu’il ignore, des lignes qu’il sait mettre en perspective, et d’autres où il hésite encore et fléchit.

Par exemple, lorsqu’il met une figure en action, tout geste purement impulsif, démonstratif ou sentimental est gauche, incertain, inexpressif. Les vingt-huit prophètes, ou docteurs, qui se tiennent dans les coins de ses compositions, s’ingénient vainement à prendre des attitudes révélatrices. Ils ne savent que faire de leurs mains, et les plus expressifs d’entre eux ne parviennent qu’au geste du montreur de phénomènes, à la porte d’une baraque, qui invite à entrer. Dieu n’est pas certes apparu dans le Buisson ardent à Moïse pour le même objet que, dans l’Arbre de la Science du bien et du mal, à Ève après sa faute : pourtant ses deux gestes, interchangeables, ont aussi peu de signification l’un que l’autre. La Fille de Jephté, arrivant au Temple, semble prononcer une allocution. De même, les soldats venus pour massacrer les innocents. Quand l’action est rapide, l’impropriété du geste est flagrante. Jacob et l’Ange n’ont nullement l’air de lutter. David, descendant de sa fenêtre, n’a nullement l’air de fuir. Dans Joachim et Anne chassés du Temple, on ne voit point du tout, par le geste du grand prêtre, qu’il les chasse, ni par les leurs, qu’ils soient chassés. En revanche, les deux mendiants qui tendent leur sébile se font admirablement comprendre, et leur geste est très propre à remplir son objet. C’est qu’alors il ne s’agit plus d’une action impulsive, ou sentimentale, mais d’un mouvement commandé par une nécessité définie, et un mouvement souvent répété, par conséquent facile à observer.

Aussi, tout geste professionnel, qui tend à une opération concrète et définie, sur un objet, tout « geste de métier » est-il très bien rendu. La femme qui puise de l’eau, dans la Nativité de la Vierge, tient son seau exactement comme il faut le tenir pour le remplir à un robinet. Le saint Joseph, qui menuise dans l’Annonciation, lève son maillet et arc-boute son genou comme il faut pour enfoncer son coin dans le bois solidement maintenu. La lavandière, qui lave son linge dans le fossé de la Porte d’Or, le tord réellement assez pour qu’il s’égoutte. Le mendiant, qui tend sa sébile à Joachim chassé du Temple, est certainement un professionnel. À côté de ces gestes, qu’on peut appeler « de métier », la femme qui fouille le coffre à linge et celle qui, du bout des doigts, tâte l’eau dans la Nativité de la Vierge, et aussi le Moïse qui se déchausse et le saint Joseph qui protège, de la main, la flamme de sa chandelle, dans la Nativité de Notre-Seigneur, font des gestes effectifs et qu’on a l’occasion souvent d’observer : aussi sont-ils tous attrapés avec justesse et rendus avec humour. Ceci n’est point particulier à l’artiste. C’est une caractéristique des Primitifs et de tous ceux qui les ont suivis jusqu’au xvie siècle. Il n’y a pas d’exemple, avant Raphaël, qu’un geste de métier soit manqué. Nous en avons encore un exemple frappant, un siècle avant cette tapisserie, dans celle du Roi Clovis : ce sont les gestes des soldats se servant de leurs armes.

C’est un étrange salmigondis, à première vue, que la tapisserie longue de huit mètres et demi, haute de la moitié environ, qui représente comment le fort roy Clovis fu couronné, comment prist la Cité de Soissons. Il semble qu’on ait mis, dans un sac, des têtes, des casques, des bras, des maisons, des tours, des créneaux, des mâchicoulis, des pièces d’armures, des draperies, des tiares, des coutelas, des toits, des broderies, des arbalètes, des arcs et toutes sortes de choses cornues et pointues, qu’on ait secoué le tout longuement et le tout répandu sur un tapis. Mais l’imbroglio n’est qu’apparent. Étudions-le, un instant, en partant de la dernière figure à notre droite et en revenant, pas à pas, sur notre gauche. Tout se débrouille : il y a même un certain ordre de bataille. À n’en pas douter, une armée rangée sous l’étendard vermeil aux trois crapauds, qui désigne les Francs, s’avance de gauche à droite, repoussant devant elle un lot d’adversaires. En avant, marchent des fantassins, maniant des armes d’hast, ce sont les gens du corps à corps : l’un d’eux, cuirassé d’extraordinaires épaulières d’or rouge, à têtes de lion, et de genouillères cornues, charge comme à la baïonnette, mais avec un fauchart ou plutôt avec un « vouge », emmanché d’une rondelle d’arrêt ; l’autre, à cuirasse bleue et à manches et chausses rouges, coiffé d’un surprenant casque à mèche, décharge un terrible coup de maillet d’armes sur un nègre qui s’en va. Au-dessus, dans l’intérieur de la ville, on se bat également corps à corps : épée, coutelas ou maillet d’armes ; le roi Clovis, lui-même, s’y emploie terriblement.

Derrière ce corps à corps, se tiennent les gens qui se battent à distance, les archers de l’infanterie légère et chacun d’eux représente un temps différent du tir. Le premier ajuste sa flèche et va tirer : c’est l’archer barbu, au justaucorps rouge et coiffé d’un casque pyramidal où s’ébahit en poupée une petite tête de nègre ; l’autre vient à peine de tirer : son œil suit le vol de sa flèche, et toute sa machine musculaire demeurant figée dans cette attention, les doigts de sa main droite ont conservé la flexion prise au moment du débandement ; un troisième, en dessous, justaucorps bleu, manches rouges, a tiré depuis plus de temps : son bras droit a terminé en l’air le mouvement de recul et il considère avec un peu de dégoût, à ses pieds, le résultat de son tir : un ennemi transpercé par sa flèche, gisant à terre, les yeux morts, un filet de sang ruisselant des lèvres : cette fantasmagorie contient des détails d’un réalisme horrible.

Derrière les archers, voici les gens qui tuent à plus de distance encore : les arbalétriers, l’infanterie lourde. Là, encore, chaque temps du tir a été noté par l’artiste. Au bord du tableau, en voici un, la flèche entre les dents, en train de tendre une arbalète à tour ; pour cela, l’arc renversé est fiché en terre ; il a passé le pied gauche dans l’étrier qui est à la tête du fût (mangé par la bordure) et il tourne la manivelle, des deux mains, pour amener la corde jusqu’au saillant, la noix, qui la retiendra tendue. Derrière lui, un camarade, sa corde étant déjà tendue, se dispose à fixer son carreau dans la rainure de l’arbrier. Son arme est moins savante : c’est une arbalète simple, munie de son étrier ; on voit pendre à sa ceinture le pied-de-biche qui a servi à la tendre. En avant, à l’abri d’un immense pavois, tenu debout par un camarade, l’autre arbalétrier, tenant son arme toute garnie, s’avance sur la pointe du pied comme pour faire une farce : il va viser. Tous ces gestes de métier sont d’une propriété qui témoigne de leur justesse, et je doute que, dans toute la galerie des Batailles, à Versailles, il y ait un seul tableau nous donnant sur la manière de charger et de décharger une arme, des renseignements aussi précis et aussi complets.

Là, au contraire, où manque le « geste de métier », aucune attitude n’est plus significative. C’est ce qui arrive dans l’admirable tapisserie Marie dans le Temple, où vous lisez ces vers tissés entre le héron, le gerfaut, les licornes et l’hermine :

Marie vierge chaste de mer estoille,
Porte du ciel, comme soleil eslue,
Puis de vive eaue, ainsy que lune belle,
Tour de David, lis de noble value,
Cité de Dieu, clair miroir non pollue,
Cèdre exalté, distillante fontaine
En ung jardin fermée, est résolue
De besongnier, et si de grâce pleine.

Une seule figure, ici, fait un geste de métier : c’est la Vierge elle-même, et c’est le geste du tapissier. Assise devant une chaîne de basse lisse, sa main gauche va passer la laine entre les fils, et sa droite tient le peigne, ou plutôt le couteau de bois qui la tassera. Derrière elle, une nichée d’anges ; devant elle, des prophètes ; au-dessus d’elle, Dieu le Père, ne font que des gestes vagues d’admiration, d’adoration ou de bénédiction. Les licornes, dressées sur leur train de derrière, ont une attitude aussi parlante que les deux prophètes ; les perroquets et les faucons sur le bord des fontaines jouent un rôle aussi précis que les anges : un rôle purement décoratif. La Légende dorée nous dit que la Vierge, élevée dans le Temple, « croissait tous les jours en sainteté, visitée par les anges et admise à la vision divine, qu’elle s’était imposé pour règle de rester en prière depuis le matin jusqu’à la troisième heure, et ensuite de la troisième à la neuvième, de tisser de la laine, après quoi elle se remettait en prière, jusqu’au moment où un ange venait lui apporter sa nourriture. » Nous le voyons ici, mais nous voyons surtout autre chose. Nous voyons un paysage décoratif, une fête ordonnée pour le plaisir des yeux. L’artiste a supprimé le temple, ou l’a réduit aux deux colonnes ornementales qui lui étaient nécessaires pour tendre sa tapisserie et pour supporter les armoiries inévitables de Monseigneur. Et, profitant de ce qu’un des emblèmes de la Vierge est l’ortus conclusus, au lieu de la mettre dans le Temple, il l’a mise dans un jardin. C’est le jardin selon le cœur du Moyen âge, le jardin d’Albert le Grand, de Jean de Garlande, du Roman de la Rose, bien clos, à l’abri des incursions du dehors, régulier, en contraste avec l’irrégularité de la nature, ordonné contre tout désordre, riche de tout ce qu’on connaissait alors de plantes, même exotiques.

De chaque emblème des Perfections de Marie, l’artiste a fait un motif décoratif : Fons hortorum est devenu le motif d’une fontaine précieusement ciselée ; oliva speciosa, d’un grand arbre ; turris David, d’un château fort ; puteus aquarum vivencium, d’un puits ornemental ; porta celi, d’un donjon ; De lilium inter spinas il a fait jaillir une touffe de lis, de Plantacio rose, une touffe de roses, et, ainsi, chacune des perfections de la Vierge, indiquée par le théologien, se trouve transposée, par l’artiste, en une beauté nouvelle dans le paysage.

À l’inverse, comme toute impression sensorielle se résout chez nous en un sentiment, même cette fantaisie purement pittoresque dépose dans notre souvenir une impression morale. C’est celle d’une vie paisible dans de beaux paysages. L’homme chemine de la naissance à la mort, entouré de prodiges, protégé et guidé par les puissances célestes. Il n’est plus seul en face de la fatalité, nu devant la nature adverse et formidable, comme aux premiers âges, lorsqu’il y avait, entre lui et les êtres du ciel, tant d’ « anneaux manquants ». Dieu est moins haut, la bête est moins hostile : il vit tout près de l’un et de l’autre, dans un échange continuel de services et de figurations. Les dieux, ou plutôt les Saints, qui ont remplacé les dieux, ne sont plus des forces de la nature, mais des Vertus et des Mérites, des êtres de chair et de sang nés de la femme, qui ont souffert ce que nous souffrons. La nature tout entière est hospitalière. Entre les colères du ciel et nous, les anges tendent le voile de leurs ailes ; sur le rocher et la masse géologique du globe, les plantes tissent l’éclatante trame de leurs feuilles et de leurs fleurs et voici que le paysage idéal, le « jardin secret », est fait de toutes les Perfections de la Vierge.

Aussi bien, cette vie idéale, cette Histoire de la Vie et Mort de la Vierge n’est-elle pas autre chose que l’apothéose de la Femme, le triomphe de la pureté et de la faiblesse. C’est l’humanité, enfin délivrée de ses obscurs instincts animaux et soustraite au règne de la violence. Il ne s’agit pas, ici, de conquérir le monde, de dompter des forces naturelles, d’être un « surhomme », mais d’échapper à toute souillure, de demeurer le maître de son âme, de se rattacher à la communion des saints, passés et à venir, par l’obéissance à la loi d’en haut, afin de vivre heureux dans l’émerveillement de la nature d’en bas. Aucune recherche de progrès, point d’ambition, partant point d’inquiétude, nulle poursuite de ce qui sera, mais la jouissance de ce qui est et le souvenir de ce qui a été. Le bonheur depuis longtemps préfiguré, des images un peu obscures de l’avenir : le buisson qui brûle sans se consumer, la verge qui fleurit, et puis, la tache originelle étant enfin effacée, la flamme des premières convoitises et des premières violences étant éteinte, l’avènement de la Femme dans la Paix et dans la lumière : — voilà ce que ces images insinuaient dans les âmes, il y a quatre cents ans. Cela paraissait bien loin de la vie réelle alors. En sommes-nous beaucoup plus près aujourd’hui ?

Mai 1915.