L'Art pendant la guerre 1914-1918/Partie 3/Chapitre 1

La bibliothèque libre.

CHAPITRE I

YPRES ET LES FLANDRES

Et ils l’ont rendu. Regardons, par exemple, l’aquarelle de M. Duvent : Ypres sous les obus. Nous avons sous les yeux la réalité des vieilles chroniques. Des Halles d’Ypres, qui furent le Palais du Drap, la Cathédrale des libertés publiques depuis le XIIIe siècle, quelque chose, à la fois, comme le Palais de l’Arte della Lana et le Palais Vieux, à Florence, — il ne reste plus que quelques aiguilles, les tourelles isolées des toits qu’elles flanquaient, et une masse ruineuse, dont le découpage semble emprunté à une eau-forte de Victor Hugo. L’aiguille, qui pointe sur cette masse, est une des quatre tourelles d’angles qui cantonnaient le beffroi ; les deux autres, posées comme en poivrières, marquent les deux extrémités de cet immense vaisseau de 138 mètres de long, troué de 96 fenêtres, qui fut la Halle d’Ypres.

Derrière, à droite, on voit ce qui subsiste du clocher carré de la cathédrale Saint-Martin. La petite aiguille, qui pointe tout auprès, est un des deux clochetons qui jaillissaient à droite et à gauche du transept. Un bout de galerie ajourée court encore au-dessus des ogives, ouvertes maintenant sur le vide. Entre ces deux aiguilles, cette basse masure trouée, couleur de sang, est tout ce qui reste de l’Hôtel de Ville, le Nieuwerk, Renaissance, à toit hollandais, bâti au xviie siècle, qui était accolé, plaqué aux Halles, pour le grand scandale de ceux qui aiment l’unité des styles. L’obus prussien a réparé cette « erreur ». Les hauts murs sanglants, avec quelques pignons demeurés en l’air, dans le coin à droite, c’est la grande nef de cette cathédrale Saint-Martin du xiiie siècle et du xve siècle, fameuse par ses stalles et ses bois sculptés. Et, sous ce ciel traversé de nuées sombres, au-dessus de ces flaques de pluie où les flèches de pierre enfoncent leurs reflets, la grande Halle, privée de son faîte, aplatie à terre et soulevée encore lourdement par ses colonnades, ressemble — on l’a dit, et la comparaison est exacte — au fantôme du Palais des Doges.

La comparaison est plus juste et va plus loin qu’on ne croit si l’on songe à leur sens historique. Ce qui s’est écroulé là, c’est le plus grand monument, peut-être, de la Bourgeoisie et de l’oligarchie patronale au Moyen âge. Les drapiers qui s’y rencontraient ressemblaient, en plus d’un point, aux seigneurs qui s’assemblaient dans la sala dei Pregadi : par leur génie commercial, par leur exclusivisme, par leur esprit d’entreprise. Ce n’est pas le Roi, ni l’Église qu’exaltait ce Beffroi de 70 mètres de haut, commencé pourtant dans les premières années du xiiie siècle, en 1201, et entièrement achevé en 1380 : c’était le Capital. C’était le clocher laïque et municipal, où sonna, pendant des siècles, la cloche des patrons appelant au travail et au repos les multitudes ouvrières. Placé au bord du continent consommateur de drap, en face de l’Angleterre, productrice de laine, c’était aussi le phare vers où se portaient les regards de toute l’Europe, pour un des besoins primordiaux de l’homme : se vêtir. 87 000 marques de plomb désignaient, chaque année, les pièces de drap sorties des halles d’Ypres et expédiées par le monde. Plus que du Palais des Doges, son histoire rejoignait l’histoire de notre temps. Car c’est là, que s’était posée pour la première fois, en plein Moyen âge, la « question ouvrière » sous la forme même qu’elle prend aujourd’hui, là, que les « Drapiers », patrons du temps, virent déferler la foule hâve et menaçante des tisserands, des foulons et des teinturiers. C’est de là que partirent les revendications populaires, qui secouèrent les foules jusqu’à Amiens, jusqu’à Paris, jusqu’à Rouen. Les révoltes de 1359 à 1379, presque continuelles sous les formes anti-dynastiques habituelles à l’époque, étaient des rêves de communisme ouvrier.

Ces Halles avaient vu passer, aussi, la grande guerre. Maintes fois, le flot de l’invasion avait battu leurs murs. Ypres était, avec Bruges et Gand, une des Trois villes du Nord qui commandaient toutes les plaines. La possession en était disputée par tous les voisins.

Lors du siège fameux de 1383, elle avait résisté à l’assaut de vingt mille Gantois appuyés par toute une armée anglaise, l’armée de l’évêque de Norwich. Il faut lire, dans notre Froissart, le récit de ces jours terribles, pour imaginer le spectacle dont ce vieux Beffroi avait été témoin : « Et vous dis que les archers d’Angleterre qui étoient sur les dunes des fossés de la ville, tiroient sajettes dedans si ouniement et si dur que à peine osoit nul appareoir aux créneaux de la ville et aux défenses. Et recueillirent ce jour ceux de Yppre bien la valeur de deux tonneaux pleins d’artillerie. Et n’osoit nul aller par les rues qui marchissoient aux murs où l’assaut étoit, par paour du trait, si il n’étoit trop bien armé et pavesché de son bouclier. Ainsi dura cel assaut jusques à la nuit, que les Anglois et les Flamands qui tout le jour avoient assailli en deux batailles, retournèrent en leurs logis, tous lassés et tous travaillés ; et aussi étoient ceux de la ville de Yppre. » Les Flamands savent leur histoire, mais ils croyaient bien que ces choses étaient du Passé : elles étaient de l’Avenir.

Une autre ville, qui avait connu bien des sièges terribles, avant de voir tomber ses monuments par ce dernier déluge de feu, c’est Arras. Regardons l’aquarelle de M. Duvent, faite le 12 août 1915, les ruines blanches de plâtras et rouges de briques à nu, sur un ciel tragique d’incendie ou de bombardement. Du Beffroi d’Arras, jadis haut de 75 mètres, ciselé comme une châsse, vibrant comme une volière, plein de carillons qui semblaient ne jamais devoir finir, voici ce qui reste : un pic de pierres sculptées sur une moraine de décombres. Aux grandes dates de sa vie : 1463, date de sa première pierre, 1499, date de son achèvement en toute sa partie carrée, puis 1551, date de son nouveau « départ » pour le ciel, en deux étages octogones, flanqués de choses pointues et fleuries qui montaient avec lui, il faut ajouter aujourd’hui une quatrième date, 1915, date de son écroulement jusqu’à la hauteur du premier étage. Le reste, qui avait vu Louis XI avec ses médailles et, depuis, tant de sièges, tant de fêtes, de carrousels et de kermesses et les journées tragiques de la Révolution, est poussière. À droite, cette chose plate triangulaire dessine, seule encore, la forme qu’avait la haute toiture de l’Hôtel de Ville, lorsqu’elle descendait des deux côtés en pentes raides, semées de lucarnes sur trois rangs, crêtée, plombée et dorée à son sommet comme un reliquaire. Tout contre, ce magma carbonisé, voilà tout ce qui reste d’une aile dans le style Renaissance flamande ajoutée après coup à l’Hôtel de Ville gothique, car ici, comme à Ypres, on avait accolé hardiment les deux styles. Ce trou rond dans les briques rouges est comme le dernier hublot de cette nef démâtée. On voit, là, le dernier vestige d’une rangée de baies circulaires ouvertes au second étage. Elles contrastaient vivement avec les hautes ogives gothiques qui flamboyaient au-dessous. La délicieuse dissymétrie de cet Hôtel de Ville, presque égale à celle du Palais des Doges, se devine encore quand on regarde les ruines des arcades si exactement dessinées par M. Duvent. On sent qu’elles s’ouvraient selon des courbes toutes différentes : l’arc en tiers-point et le plein-cintre, alternant sur des colonnes inégalement espacées, sauvaient les sept arcades de l’inévitable ennui d’un plan régulier. Peut-être cela gênait-il M. Hoffmann, l’architecte municipal de Berlin, ou M. Peter Behrens. L’ordre règne maintenant dans le style ogival d’Arras : il n’y a plus rien.

Comment c’est-il arrivé ? C’est M. Flameng qui va nous le dire. Il a peint le même motif, mais vu un mois auparavant, et vu d’un autre point : du pan de mur qu’on aperçoit, à l’extrémité gauche dans l’aquarelle de M. Duvent Peintre de batailles, il a saisi la Ruine au moment où elle se fait. On croit entendre le bruit sourd de la masse qui s’éboule, on croit respirer cette poussière acre qui flotte dans l’air pendant l’incendie. L’écorce sombre des pierres, patinées par le temps, se détache et tombe ; la bâtisse primitive, l’appareil du xve siècle, est mis à nu : c’est une minute rare pour l’œil de l’artiste.

Lorsque le dernier étage du Beffroi d’Arras avait été terminé, jadis, un poète du lieu était venu en commémorer le souvenir par ces vers, ensuite gravés sur une plaque, à l’intérieur de l’édifice :

L’an mil cincq cent cinquante quatre,
Par ung second jour de juillet,
Jehan Delamotte et Pierre Goulattre
Firent en ce lieu le premier guet,
Estant à nouveau le Beffroi faict
Par ung nommé Jehan Caron
Maistre en cet art, ung des perfaicts
Car il avoit un grand renom.

L’inscription de M. Flameng, au bas de son aquarelle, Arras, juillet 1915, a la même éloquence et éveillera chez nos descendants autant de souvenirs.

L’artiste ne s’est pas borné à cet éloge funèbre du Beffroi, la gloire d’Arras. Il a voulu conserver l’aspect de ruines d’un moindre style.

Voici l’incendie de la cathédrale d’Arras, le 6 juillet, au lendemain de la pluie d’obus, — cinq mille, dit la chronique, — qui acheva la destruction de la ville. Cette façade à colonnes corinthiennes, qui semble empruntée à quelque église d’Italie, c’est l’entrée de la cathédrale, plaquée contre l’immense bâtiment appelé le Palais Saint-Vaast, ancienne abbaye, sorte de caravansérail intellectuel où se trouvaient réunis non seulement l’église, mais l’évêché, le musée, les archives, le séminaire, la bibliothèque. Tout, sauf çà et là quelques façades, est détruit. Le Palais flamba le premier, puis le feu gagna les combles de la cathédrale. On voit, à terre, un des chevrons de la charpente qui flambe encore après l’écroulement du toit tout entier. Sur le sol, le bois crépite et, là-haut, les fumées lumineuses, traversées par le soleil, s’évanouissent dans le ciel indifférent et bleu.

Ce sont, là, les derniers tisons de l’incendie allumé dans la nuit du 5 au 6 juillet. Cette nuit elle-même, M. Flameng l’a peinte. Elle restera certainement, au point de vue esthétique, la grande nouveauté des combats modernes. On voit peu de choses, dans une bataille, le jour : on en voit beaucoup la nuit, beaucoup plus qu’autrefois. Les projecteurs, les fusées éclairantes, les obus fusants, les incendies sont les seuls cadeaux que la Guerre fasse à l’Art. Sans doute, la guerre de nuit remonte loin dans l’histoire. Lors du siège d’Arras par Louis XI, en 1477, lorsque, comme dit Commines, « le roy fit approcher son artillerie et tirer, laquelle estoit puissante et en grand nombre ; les fossés et murailles ne valoient guères ; la batterie fut grande et furent tous espouvantés… » — on dut voir quelques-uns de ces effets de nuit. « Le vingtième jour d’avril, audit an, ajoute un chroniqueur, on jettait journellement engiens de cité dedans Arras, furent jettés plusieurs mortiers en plusieurs lieux, en especial en l’enclos de Saint-Vaast, tant sur le corps de l’église dont la voulte de la nef fut perchié, et fut grand dommage, dont le roy la fit refaire comme il aperra cy après : de rechef cheyrent sur le dortoir et en plusieurs aultres lieux jusques au nombre de 14, dont aucuns avoient 52 pous de tour, mais par la grâce de Dieu, il n’y eut nulluy bleschié, et jectoient tant de nuict comme de jour incessamment serpentines contre la tour, le cloquier et le portail… » Mais les bombardiers modernes ont grandement perfectionné leur pyrotechnie homicide et infiniment varié les effets éclairants de leurs poudres. Si M. Flameng a pu oublier le sens humain du drame qui se jouait devant lui, c’est d’une des plus belles heures de sa vie d’artiste que cette aquarelle pourra témoigner.

Comme Ypres, comme Arras, Nieuport avait connu des heures terribles dans le Passé, et aussi des heures glorieuses, mais ne croyait pas en revoir. Étrange aventure que cette guerre où l’on détruit des villes déjà mortes depuis des siècles, ensevelies dans la vase, le silence et la solitude, où les obus vont déterrer les morts ! Nieuport était de ces villes-là. Elle flottait dans des vêtements trop amples faits en d’autres temps. Les aquarelles de M. Duvent, les Halles et l’Église, nous montrent deux monuments construits jadis pour des multitudes de drapiers ou de fidèles, du temps où la ville n’était pas délaissée par la mer, où elle se défendait avec de hauts remparts, éclairait l’horizon avec ses phares, jouait son rôle dans le cycle international des échanges. Depuis longtemps, ces jours glorieux étaient finis. La mer s’était retirée et les foules avaient suivi la mer. L’immense église était quasi vide, le phare enterré. La ville était plongée dans un sommeil léthargique dont rien ne semblait pouvoir la tirer. Elle ressemblait à ces dormeuses que la science observe parfois durant des années, dans les hôpitaux. Elles ne se réveillent que pour mourir.

Les grands jours d’Ypres et de Nieuport semblaient finis. Voici une petite ville qui n’avait guère eu de grands jours : Gerbéviller, en Lorraine. Elle en aura un désormais : le jour de sa ruine. Un dessin de M. Georges Scott nous le montre sinistre. On devine, rien qu’au coup de crayon de l’artiste, les scènes de sauvagerie qui se sont passées dans cette rue, les jeunes gens brûlés, les femmes fusillées à la course, « comme des lapins », dit le récit d’un témoin oculaire. C’est là, surtout, que le mot de ruines perd sa signification esthétique : ce ne sont pas, là, des ruines, ce sont des décombres…

Après toutes ces visions tragiques, c’est un curieux contraste que la grande aquarelle de M. Vignal, Sermaize-les-Bains. C’est la ruine sous le ciel rasséréné, qui a déjà pris son aspect pittoresque, avec les verdures nouvelles des arbres. C’est un paysage à la place d’une ville : on sent la vie qui se transforme et qui continue. L’homme se lasse, la terre ne se lasse pas. La nature recommence, indifférente, son grand œuvre, recouvrant tranquillement le crime des hommes, comme leurs édifices, d’une même splendeur. M. Vignal a repris son métier, non pas avec la même indifférence, mais avec la même sûreté que la Nature. Il a posé sur le papier ses teintes les plus fraîches, comme lorsqu’il était paisiblement occupé à tailler les ifs d’un beau jardin d’Espagne ou, dans l’indolente Venise, à égrener le chapelet des reflets.