L'Autriche en 1867 et son rôle dans l'Europe orientale depuis son exclusion de la confédération germanique

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L'Autriche en 1867 et son rôle dans l'Europe orientale depuis son exclusion de la confédération germanique
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 71 (p. 941-983).
L'AUTRICHE EN 1867

Depuis huit ans, la monarchie autrichienne a traversé deux crises redoutables. Au dire de ses adversaires, elle ne saurait survivre à la perte successive de ses positions en Italie et en Allemagne, comme au travail de décomposition intérieure qui se fait dans son sein. Il est vrai que la vieille Autriche, celle qui n’était « qu’une dynastie et une armée, » ne s’est pas remise des dernières secousses ; mais nous sommes en face d’une Autriche rajeunie par des formes politiques mieux en harmonie avec l’esprit moderne. Cette Autriche ne peut plus être sérieusement menacée ni par l’Italie, à laquelle elle ferait au besoin le sacrifice de quelques districts voisins du lac de Garde, ni par l’Allemagne, tout entière aux luttes de sa constitution intérieure. Elle n’a d’autre ennemie qu’elle-même, que certaines passions qui s’acharnent à sa ruine pour le plus grand triomphe de la théorie des nationalités. Ce mot a donné lieu il tant de méprises lorsqu’il s’est agi de l’Autriche et de l’Orient, qu’il n’est pas inutile d’en préciser historiquement et philosophiquement le sens et la portée. A le prendre dans son acception véritable, il signifie le sentiment de solidarité qui porte certains groupes d’hommes à vouloir établir entre eux le lien étroit d’une existence politique commune. De tous les faits qui révèlent cette communauté d’intérêts vitaux, l’unité de langage est le plus apparent. On se figure sans peine le sentiment de révolte qui naît au cœur de l’homme, si, au nom d’une autorité quelconque, on veut le forcer à comprendre et à accepter une langue qui n’est pas la sienne. En usant de pareilles violences, un gouvernement sape sa propre base ; il n’est plus accepté librement, et les insurrections éclatent par la force des choses. C’est là l’histoire des luttes de l’Italie contre la domination autrichienne ; mais ce lien intellectuel de la langue, qui a fait l’unité française, l’unité italienne, ne se rencontre pas partout. Il est l’indice le plus fréquent et non l’essence du principe de la nationalité. Un état peut, sans danger imminent pour sa tranquillité intérieure, renfermer des groupes de langues diverses. Si le gouvernement qui le dirige respecte depuis des siècles les aspirations des populations, si par la participation de tous il s’engage dans les voies du progrès social, cela suffit. Les liens nationaux sont étroitement formés, les velléités sécessionistes ne sont plus à redouter.

Dans toute l’Europe occidentale, le progrès des mœurs et des lois a effacé ce qui pouvait subsister des conflits de race proprement dits. Si l’on excepte un petit nombre de points contestés, tels que le Slesvig, le Luxembourg et le Tyrol italien, il semble que nous soyons arrivés à entrevoir les limites et les extensions possibles des états de l’Occident. C’est que le classement des races est fait pour l’Allemagne, pour la Scandinavie, pour la France, pour l’Italie et pour l’Espagne. Il n’en est plus de même des états de l’Europe orientale. Ce ne sont plus des questions de point d’honneur national qui s’y agitent. En Autriche comme dans l’empire ottoman, les instincts de race dominent trop souvent les combinaisons politiques, et on les confond avec la nationalité. C’est uniquement sur le principe de la communauté de race qu’est fondé le panslavisme et que s’appuient les Russes pour chercher à fonder leur domination sur les autres peuples slaves et à se créer une clientèle aux dépens de l’Autriche et de la Turquie. Faut-il y voir l’essor naturel d’un peuple civilisé étendant sa sphère d’action en vertu d’une communauté de mœurs, de langage et d’intérêts volontairement acceptée par ses voisins ? En aucune façon. La première application du panslavisme a été faite à la Pologne pour la rayer du nombre des nations. Ce sanglant exemple nous en dit assez, et aucun esprit éclairé ne peut accepter l’abus menteur que fait la Russie du mot de nationalité.

L’Autriche, qui compte dix-sept millions de sujets slaves, doit être la première à combattre cette propagande de race qui constitue un danger pour l’équilibre européen. Elle n’y peut réussir qu’en s’occupant de l’éducation des peuples slaves, en les éclairant sur leurs véritables intérêts, en les amenant à comprendre qu’ils doivent s’unir aux Allemands et aux Magyars, même au prix de quelques froissemens d’amour-propre, plutôt que de subir la domination ou tout au moins la prépondérance de la Russie. Déjà cette alliance entre des élémens divers de race et de langage commence à se faire pour le royaume de Hongrie. De la Save aux Karpathes, on compte sept langues différentes ; mais, en dépit des passions et des haines imprudemment excitées il y a vingt ans, toute cette contrée ne forme qu’une seule nation créée et soutenue par le puissant esprit politique de la race magyare, ayant derrière elle de glorieuses traditions historiques, le berceau et le centre de la seule civilisation florissante au sud-est de l’Europe. A chaque crise de son histoire, après la réaction joséphiste comme après celle de 1850, la Hongrie se relève plus fière et plus unie. Il est visible que cette nation se constitue en dehors de toute idée d’identité de race, exemple frappant qui nous montre que, même peuplés de races différentes, certains pays peuvent former une unité nationale. Jamais il ne suffira de prendre une carte ethnographique pour fixer le sort, des peuples à la satisfaction universelle, et ce qu’on nomme une nationalité n’existera point par le seul fait d’affinités physiologiques et d’identités grammaticales. Elle ne s’arrêtera non plus ni à la rive d’un fleuve ni au versant d’une montagne. Aucun de ces élémens n’est à lui seul le signe de la nationalité. Il les faut combiner avec l’étude du caractère propre de chaque civilisation. Ce mot si vague au premier abord se saisit mieux lorsqu’on étudie le passé des peuples et les tendances naturelles de leur politique ; on arrive ainsi à lui trouver un sens profond. C’est comme un cri qui s’élance de la conscience des citoyens, c’est la personne même d’un groupe quelconque de populations, être moral et collectif doué d’une âme particulière ; c’est l’idée de patrie dans l’acception la plus large et la plus noble, une patrie qui se forme par l’affection commune de ses enfans, par le besoin de s’unir ou de rester unis, une patrie indépendante désormais des accidens politiques, qui embrassera dans notre France une Alsace allemande, par les mœurs et l’origine, mais rattachée à nous par deux siècles de bon gouvernement, une patrie telle que la comprenaient les Italiens quand ils revendiquaient la Vénétie, une patrie telle que se la sont faite les Suisses, ne distinguant pas ceux d’entre eux qui parlent l’allemand, le français ou l’italien, une patrie telle que l’a voulue l’Allemagne en se groupant autour de la Prusse pour montrer sa force dans son unité.

Cette idée de nationalité, qui a transformé l’Europe occidentale, a acquis toute sa puissance d’expansion au fur et à mesure de la diffusion des doctrines du XVIIIe siècle et de la révolution française sur l’égalité de droits pour tous les hommes et sur la souveraineté populaire. Ce sera la gloire de la France de l’avoir appliquée sur son sol et répandue dans le monde. Peu importe que l’unité de l’Italie ou l’unité de l’Allemagne en soit la conséquence, aucun peuple n’avait le droit de l’empêcher. Nous nous refusons à croire qu’une idée si saine, si conforme aux tendances de l’esprit humain, soit le principe destiné à bouleverser l’Europe. Telle que nous la comprenons, telle que la comprennent les Allemands et les Magyars, c’est-à-dire soigneusement distinguée de l’idée de race, elle ne nous paraît pas une menace pour l’Autriche. Le travail qui se fait chez elle en effet n’est pas celui de nationalités demandant à prendre un rang à part dans la famille des états européens, c’est celui de races ayant vécu dans un isolement prolongé sans se mêler les unes aux autres, cherchant aujourd’hui à se grouper pour arriver à une organisation collective, — l’état autrichien, — et jetées seulement dans d’autres voies par une série de fautes et de malheurs, mine inépuisable de griefs contre l’ancienne monarchie des Habsbourg. Chacun des pays qui la composent revendique séparément une mesure plus ou moins large d’autonomie ; mais tous, Hongrie ou Croatie, Illyrie ou Bohême, aperçoivent la nécessité d’un lien commun, d’une fédération comme celle qu’un hasard providentiel a préparée entre eux. Relier ces peuples échus à la domination autrichienne dans des situations très diverses, combattre des menées étrangères incessantes, détourner cette triste passion dont s’est éprise une portion des Slaves pour l’idée de race au point d’oublier l’idée de patrie, obtenir de ces populations, aigries par des années de mauvais gouvernement, surchargées d’impôts, découragées par de continuels revers, l’effort nécessaire pour maintenir entre elles cette communauté politique où elles entrevoient, mais vaguement encore, leur salut, c’est là sans doute une tâche difficile au milieu du mouvement et des impatiences de l’esprit moderne. Du moins, pour se guider dans la marche à suivre, les amis de l’Autriche ont les expériences d’un passé récent, et ces expériences sont comprises par les hommes que l’empereur François-Joseph a récemment appelés dans ses conseils.


I

Un écrivain qui avait vu de près les faits qu’il racontait a dit dans la Revue les causes de la crise de 1848. L’état autrichien semblait alors se soutenir par un prodige d’équilibre. Il ne supprimait pas les haines de race, il les encourageait soit par calcul, soit par inhabileté, et au fond on n’avait guère d’autre système que celui de perpétuer la division dans l’empire ; on n’y voulait qu’une unité, celle de la dynastie et de l’armée.

Tandis que les conseillers de l’empereur Ferdinand, surpris par le contre-coup de la révolution de Paris en 1848, entretenaient l’irritation chez les Slaves du sud, encourageaient le patriotisme ardent de Jellachich et de Stratimirovic, les chefs populaires des Croates et des Serbes, tandis qu’ils affectaient le dédain le plus absolu pour les prétentions des Magyars à l’égard des autres races, le faible empereur, pris de panique, donnait sa sanction solennelle aux lois de la diète de Presbourg en mars 1848. Ces lois, votées coup sur coup sur les instances du parti radical conduit par Kossuth, marquaient encore davantage l’isolement entre la Hongrie et les autres pays de l’empire, dépourvus à cette époque d’institutions représentatives. Elles introduisaient dans la monarchie un germe de désagrégation profonde en donnant au palatin ou vice-roi, lorsque le souverain était empêché de résider dans le royaume, tous les pouvoirs jusqu’à celui de sanctionner les lois votées par la diète et de disposer des troupes laissées en Hongrie. En outre, par suite de la précipitation qu’on avait apportée aux réformes, on avait laissé aux comitats, ou assemblées électives de canton, le droit de se refuser à l’exécution des actes du pouvoir central, si bien qu’une fraction de la nation pouvait arrêter et annuler de fait les décisions prises par un ministère responsable vis-à-vis de la nation tout entière. Enfin on statuait que la grande principauté de Transylvanie serait incorporée purement et simplement au territoire hongrois sans égard pour son autonomie et son droit spécial ; on tenait la Croatie pour assimilée politiquement au royaume proprement dit, et on humiliait la diète d’Agram en restreignant ses attributions au point que les Croates pouvaient se persuader aisément qu’on voulait les traiter comme un peuple conquis. Par une réaction naturelle, les autres races, les Allemands et les Slaves, mettaient en avant des prétentions tout aussi violentes, et formulaient des programmes très peu conciliables avec les exigences des Magyars. Les conseillers de l’empereur Ferdinand, surpris par ce mouvement des races, où ils n’avaient vu d’abord qu’un jeu peu dangereux, passaient tour à tour de concessions excessives à l’égard de la Hongrie à des complaisances pour le parti unitaire allemand. Après avoir laissé faire les élections pour le parlement de Francfort, ils se ravisaient et se prenaient d’enthousiasme pour les doctrines des conservateurs slaves. Il devint bientôt évident qu’on ne sortirait de ce désarroi que par la force, et presque coup sur coup l’armée autrichienne réprima les Slaves trop ardens de Prague, combattit les révolutionnaires allemands à Francfort et à Vienne, et entama la lutte contre les Magyars révoltés, sans parler des campagnes de Radetzky.

Le prince Félix Schwarzenberg et M. de Bach réussirent à ramener la soumission apparente de tous ces peuples, et l’empereur François-Joseph, appelé si jeune au périlleux honneur de régner sur l’Autriche, put pendant les premières années se faire illusion sur le système militaire et absolutiste auquel il devait ses premiers succès de gouvernement. Victorieux à l’intérieur, il se crut assez fort pour étendre ses triomphes, et il appliqua tous les soins de sa politique à reprendre la domination en Italie et la prépondérance en Allemagne, sans s’inquiéter de savoir si telles eussent été les aspirations de ses peuples, éclairés et librement consultés. Comme on ne tentait aucun effort pour rapprocher les Allemands, les Slaves et les Magyars, tous les hommes capables de prendre part aux affaires publiques s’habituèrent à considérer l’idée même de l’unité monarchique autrichienne comme personnifiée par une bureaucratie détestée, appliquant arbitrairement des taxes énormes et usant des produits d’impôts considérables pour servir une politique d’équilibre européen inaccessible à l’intelligence des masses. Ce n’est pas à dire que le ministère Bach-Schwarzenberg ait été entièrement stérile. En traçant l’histoire de l’Autriche de 1850 à 1859, on trouverait beaucoup de lois d’économie sociale qui lui font honneur ; mais ces lois n’entraient pas dans les habitudes du pays. On ne prenait pas la peine de dissiper les préventions qu’elles soulevaient, et, quand elles étaient bonnes, elles étaient encore très généralement condamnées à cause du refus que l’on faisait d’en expliquer les mérites. C’est que les meilleures lois ont besoin de se faire au grand jour. Il faut qu’elles soient discutées et comprises par ceux qui les appliquent et ceux auxquels elles sont appliquées.

Aussi au bout de ce sommeil de dix années, lorsque la parole fut rendue à toutes ces races naguère encore armées les unes contre les autres, elles demandèrent compte des illusions qu’on avait si imprudemment exaltées en faisant appel à leur concours pour réprimer les Magyars et les Italiens, et elles se redressèrent avec le souvenir de tous les griefs et de toutes les passions de l’année 1848, grossi des mécontentemens accumulés pendant la période de régime absolu qu’on venait de traverser. Allemands, Roumains, Polonais, Ruthènes et Serbes de la monarchie autrichienne ont tous des co-religionnaires. si je puis employer cette expression, hors des limites de l’empire. On pouvait craindre en 1859 que la majorité de ces groupes ne voulût se détacher, et nombre de publicistes lançaient déjà les prédictions les plus sinistres. Une force les retint. On se demanda qui pourrait succéder à l’état autrichien, et tout homme sincère répondit que, pour lui comme pour le voisin, aucune combinaison ne valait encore celle-là.

Nous n’essaierons pas de retracer ici avec détails l’histoire de l’Autriche depuis le diplôme d’octobre 1860 et la patente de février 1861 jusqu’au couronnement de François-Joseph comme roi de Hongrie. Ce sont six années de tâtonnemens pendant lesquelles on a eu le tort de laisser des pays entiers de la monarchie dans un doute irritant sur la sincérité des intentions libérales du souverain. On a passé tout ce temps sans arrêter la conduite qu’on tiendrait à l’égard de la Hongrie. On songea d’abord à négocier avec elle, et M. Deák expliqua la situation de ce royaume au point de vue du droit public dans les deux adresses de 1861. Le cabinet autrichien les fit rejeter, trouvant qu’on compromettrait l’unité de l’empire en reconnaissant la validité de toutes les lois sanctionnées en 1848 par l’empereur Ferdinand, et il s’efforça de persuader aux autres peuples de la monarchie que l’Autriche devait chercher son appui dans la confédération germanique et établir à Vienne le centre unique de son action politique. Obligé de renoncer à faire accepter sa constitution centraliste aux Magyars, M. de Schmerling pensa trouver un appui dans le reichsrath restreint, assemblée qu’il destinait d’abord à former l’unité administrative de l’empire, moins la Hongrie. Il aurait voulu représenter au monde la Hongrie comme rebelle à la majorité des peuples autrichiens, sacrifiant le véritable intérêt de la monarchie à des traditions constitutionnelles surannées. Au fond, M. de Schmerling estimait que ce pays ne pourrait se passer à la longue du régime parlementaire tel qu’il le lui proposait, et qu’il l’accepterait pour se débarrasser de l’occupation militaire, n’importe à quelles conditions. L’auteur de la première constitution autrichienne, caractère timide et guindé, peu aimé de l’entourage de l’empereur, n’était propre à inspirer confiance à personne, pas même à ceux qui partageaient ses vues. Il n’avait pas le tempérament qui convient pour le grand air des discussions publiques. Lorsque l’empereur se fut convaincu que ce n’était point l’homme à lui gagner le cœur des Magyars, il le congédia, et personne ne sembla regretter sa chute. il eut pour successeur le comte Belcredi, un ancien gouverneur de Bohême qui avait su assez habilement se maintenir au milieu des animosités nationales des deux races de ce pays. Ce ministre et ses collègues signèrent la patente du 20 septembre 1865 et suspendirent l’action du reichsrath sous prétexte que les tendances ultra-allemandes de cette assemblée rendaient toute réconciliation impossible entre les peuples de la monarchie. On a dit que le programme de ce cabinet était celui des chefs slaves de Prague et d’Agram, et qu’il voulait une Autriche fédérative dont tous les pays et royaumes eussent été dotés de la même autonomie. En réalité, le ministère Belcredi n’a rien voulu, partant rien accompli. Dans sa courte durée, il n’a vécu que d’expédiens, un jour encourageant les Tchèques de Prague dans leurs manifestations slavistes et leur parlant de faire couronner François-Joseph de cette vieille couronné de saint Wenceslas où ils veulent voir le palladium de leurs libertés, un autre jour entamant des pourparlers avec les leaders de la majorité à Pesth sans savoir quelle suite il donnerait à ses premières démarches et s’il conseillerait l’acceptation de la constitution hongroise de 1848. Après avoir assoupi l’esprit public, il accepta la guerre avec la Prusse et la lutte sur le terrain allemand comme une dérivation à ses soucis de politique intérieure, persuadé qu’une victoire sur les Prussiens rendrait au gouvernement la force et le prestige qu’il avait presque totalement perdus depuis l’échec de Solferino. Incertain de ce qu’il ferait à l’égard de la Vénétie, il a mieux aimé risquer les chances de battre les Italiens que de se donner vis-à-vis de l’Europe, qui le conviait à prendre part à un congrès, le bénéfice moral d’une situation nette et d’un respect sérieux pour la volonté de populations impossibles à conserver à la domination autrichienne. Au travers des incidens graves qui ont précédé la guerre, les trois comtes, ainsi nommait-on MM. de Mensdorff, Esterhazy et Belcredi, n’ont pas prononcé une parole qui pût enflammer l’Allemagne, si peu façonnée encore aux allures despotiques de M. de Bismark. Ils ont pensé qu’ils sauveraient l’empire en négociant habilement certains arrangement secrets dont l’histoire n’a pas encore le dernier mot. À ce jeu, l’Autriche a dépensé 600 millions de francs, et elle a cessé de faire partie de la confédération germanique, accablée de lassitude au bout d’un mois de campagne, hors d’état de se relever militairement de sa défaite par un effort vigoureux contre les envahisseurs. Quelle autre situation n’eût-elle pas eue, si la Hongrie, sincèrement rattachée, avait envoyé sur le théâtre des hostilités ses bandes héroïques de volontaires, si l’Allemagne avait pu entendre une voix venant du Danube lui formuler avec l’esprit libéral de notre époque un programme de reconstitution ! Tout cela a manqué, et à l’arrivée de M. de Beust aux affaires bien des gens croyaient l’Autriche à la veille d’une catastrophe décisive.

L’empereur François-Joseph, élevé à l’école de l’adversité, ne s’est pas mépris sur l’étendue du péril. Il s’est dit que le temps était fait des doctrines d’absolutisme et de centralisation qui lui avaient été prêchées par tout son entourage, et il se choisit un ministre en dehors de la coterie du palais. M. de Beust, nature énergique et laborieuse, avait trop longtemps étouffé dans un cadre trop étroit pour son activité ; il montra alors la mesure de sa valeur comme homme d’état. Appelé au portefeuille des affaires étrangères après la paix de Prague, il se donna trois mois pour étudier la situation, et au bout de ce temps il avait fait partager ses vues à son souverain, qui n’a cessé depuis lors de le soutenir contre toutes les influences hostiles. M. de Beust n’eut pas d’autre politique que de courir au plus pressé. « Nous n’avons pas le choix des moyens, dit-il au reichsrath. Il s’agit de franchir des montagnes avec une voiture incommode et lourdement chargée. Un seul sentier est praticable ; il faut nous y engager avec le char de l’état et le pousser hors des ornières que nous pourrons y trouver. Demandons le concours de tous ceux qui sont intéressés à le faire avancer. Lorsque le plus grand nombre aura poussé à la roue d’une façon intelligente, on marchera et on arrivera. »

Le programme du chancelier de l’empire d’Autriche peut se formuler ainsi : respecter la constitution élaborée par M. de Schmerling, mais seulement dans les pays qui avant 1860 n’avaient pas eu de droit public propre, rétablir au-delà de la Leitha la constitution hongroise et amener entre ces deux grands groupes, désormais distincts, une conciliation sur tous les objets d’intérêt commun. M. de Beust le déclara hautement la première fois qu’il prit la parole dans le reichsrath. « Je n’ai pas tardé à reconnaître, dit-il, que l’empire d’Autriche ne pouvait reprendre sa place dans le monde que si l’on obtenait le bon accord entre les pays qui le composent. Il nous faut la Hongrie satisfaite et le reste de l’empire satisfait par le rétablissement d’un régime constitutionnel et libéral assis sur des bases solides. » Et ailleurs, s’emparant de la trop célèbre formule qu’employait M. de Schmerling pour répondre aux revendications constitutionnelles de la Hongrie, « n’allons plus dire que nous pouvons attendre, s’écrie-t-il : la vie des nations de l’Europe, leurs transformations, ne s’arrêtent jamais. A nous de veiller à ce que cette grande question des nationalités qui met l’Europe en émoi se résolve sans entraîner pour nous de nouveaux périls. Que tous ceux qui veulent la force de l’Autriche s’unissent pour vouloir la conciliation, et l’Europe saura gré à l’Autriche d’avoir détourné les périls que contient le mot de nationalité. »

M. de Beust n’était pas homme à s’attarder à la recherche d’une constitution de pure théorie. Il disait familièrement que c’eût été agir en homme qui construirait un vaste et bel édifice sans vouloir se préoccuper des besoins de ceux qu’il aurait à y loger. Ici le premier besoin était un rapprochement avec la Hongrie, dont l’attitude presque hostile avait paralysé tous les efforts des prédécesseurs de M. de Beust. Il fallait que l’empereur François-Joseph fût franchement et irrévocablement reconnu par tous comme légitime souverain de ses 10 millions de sujets hongrois, La conquête de 1849 était un titre sans valeur. Nation indépendante et fière, la Hongrie était en 1866 ce qu’elle avait été en 1723, lorsque sa diète élaborait la pragmatique sanction. Elle consentait à s’allier aux destinées de la monarchie autrichienne, mais à la condition de conserver ses institutions libérales, les plus vieilles institutions libérales du continent européen. Hospitaliers et bienveillans, réservés et simples avec une gravité orientale qui trahit l’orgueil de leur origine, passionnés pour la chose publique, disposés à appliquer toutes les conquêtes de l’esprit moderne à la seule condition que la supériorité de leur race ne sera point méconnue, les Magyars se présentent cette fois encore tels que M. Desprez les dépeignait dans la Revue en 1848, armés d’une inflexible ténacité. « La nation a eu des fortunes diverses, disait Deák, mais elle n’a jamais abandonné son droit. Le jour où nous abandonnerions nos institutions historiques solennellement consacrées pour accepter les bénéfices d’une charte octroyée, nous nous mettrions à la merci du souverain. » C’est ainsi que malgré leur petit nombre, en dépit de l’insuffisance de leurs ressources matérielles, privés de frontières naturelles et ne pouvant faire fonds sur l’appui sérieux d’aucun voisin, les Magyars ont su maintenir intact le principe tutélaire de leurs libertés. Ils ont subi le pouvoir absolu lorsqu’ils n’étaient pas assez forts pour le renverser ; jamais de leur sein il ne s’est élevé une voix pour le reconnaître. Cette ténacité inflexible est pour eux un principe qu’ils nomment la « continuité de droit, » et ils le font remonter à la pragmatique sanction de 1713, pacte unique en vérité dans l’histoire des nations avant 1789, lentement élaboré par eux avant d’être scellé avec la maison de Habsbourg. L’homme des Magyars, c’est Deák, Dès 1847, encore bien jeune il comptait au premier rang parmi les citoyens les plus éminens de la Hongrie ; calme et impartial dans ses idées, plein de chaleur et d’entraînement dans l’expression de ses convictions, il était déjà, il y a vingt ans, le seul homme capable d’amener à une conclusion pratique les débats parlementaires les plus vifs. A la fin d’une séance orageuse, d’instinct tous les regards de ses amis et de ses adversaires se tournent vers lui. Il se lève alors, il parle, et le plus souvent, lorsqu’il conclut, chacun croit retrouver l’expression de sa propre opinion dans ce qu’il propose. Cet esprit de conduite, ce don suprême de la dialectique parlementaire, font de toute sa personne morale une sorte d’abstraction où se résume la nation tout entière.

M. de Beust fut frappé de sa première entrevue avec Deák. Il comprit qu’il n’y avait rien à espérer de la Hongrie, si l’on n’acceptait pas les termes de l’arrangement que Deák proposait. Ses entretiens avec Andrassy, Eotvös, Gorove Horvath, ayant fortifié en lui cette impression, son opinion fut formée irrévocablement. Il promit au nom de l’empereur le rétablissement de la constitution hongroise et la nomination de ministres spéciaux du royaume de saint Etienne, sous la seule condition que la diète voterait avant le couronnement une loi sur les affaires communes à la Hongrie et aux autres pays de la monarchie. Convaincus que tout l’avenir de leur patrie était dans une alliance intime avec l’Autriche, les députée Deákistes s’engagèrent à faire partager cette conviction à la diète. Cette grave discussion, de l’issue de laquelle dépendait le rapprochement entre la race magyare et la race allemande, fournit à M. Deák l’occasion de prononcer un discours magistral, vaste coup d’œil jeté sur les vingt dernières années de l’histoire du pays, commentaire éloquent et précis de l’accord intervenu avec l’Autriche. M. Deák commence en rappelant que la Hongrie est restée une des dernières contrées imprégnées de l’esprit féodal. Elle a eu à accomplir presque en même temps une réforme sociale et politique.


« Aurions-nous mérité de compter parmi les nations de l’Europe, dit-il, si en 1848 nous n’avions pas développé notre constitution ? Notre existence internationale indépendante aurait disparu, et l’Europe, entraînée par le grand courant démocratique des idées modernes, se serait à peine aperçue de la catastrophe. En 1848, nous avons eu une tâche immense devant nous. Des questions de l’ordre le plus grave se sont élevées, qui toutes réclamaient une prompte solution ; mais à une époque aussi tourmentée on ne pouvait que jeter les fondemens de la réforme sociale, et dans la séance du 18 mars la diète de Presbourg dut déclarer que l’état trouble des affaires ne permettrait pas d’élaborer avec détail et complètement les lois qui devaient donner aux populations la somme de prospérité morale et matérielle qui leur était promise. On fit donc des lois provisoires en même temps qu’on prenait les mesures nécessaires pour sauvegarder l’indépendance du royaume, gravement menacée. Je ne reviendrai pas sur l’issue de nos luttes malheureuses, je constate seulement que l’épreuve de douze ans de gouvernement absolu a fait voir la vitalité de la constitution hongroise et de l’esprit public en Hongrie. Un jour est venu où notre souverain a reconnu de lui-même qu’il fallait gouverner notre pays selon la constitution. Par malheur, on a débuté par une faute. Dans nos deux premières adresses de 1861, nous nous sommes plaints de ce que le diplôme d’octobre et la patente de février méconnaissaient les droits que nous avons en vertu de la pragmatique sanction, et nous avons rétabli la situation que cet acte avait faite à notre pays au point de vue du droit public. À Vienne, on a refusé de nous écouter, on a soutenu (c’était la doctrine de presque tous les Allemands de la monarchie) que le fait de l’insurrection de 1848 emportait la déchéance de nos droits, et à la fin de 1861 le pouvoir absolu était rétabli de fait depuis la Leitha jusqu’aux Karpathes. Nous avions trois conduites à tenir : nous insurger, attendre dans le silence des événemens que nous n’aurions pu diriger, enfin affirmer à chaque occasion notre bon droit pour essayer de convaincre notre souverain, et ramener à nous l’opinion publique dans le reste de la monarchie. Une révolution est un acte de désespoir qui entraîne des maux violens ; nous n’en avons pas voulu. Attendre dans le silence notre salut d’événemens impossibles à prévoir, c’eût été compromettre pour une période de temps indéterminée les intérêts auxquels la nation magyare est chargée de veiller. Nous avons préféré nous arrêter au dernier parti. Chaque fois que l’occasion s’en est présentée, nous avons prouvé clairement à notre souverain la justice de notre cause. Aujourd’hui il s’agit de lui montrer que le rétablissement de la constitution hongroise ne saurait être un péril pour l’existence de la monarchie autrichienne. C’est à cet effet que notre diète a nommé une commission de soixante-sept membres qui vous propose un projet de loi sur les affaires communes entre ce pays et le reste de l’empire. Ce projet, nous ne vous le donnons pas pour une œuvre parfaite, nous vous le donnons pour une œuvre que nous croyons appropriée aux circonstances où nous nous trouvons. Je comprends et j’apprécie le sentiment qui anime quelques-uns de mes collègues lorsqu’ils soutiennent que notre conduite n’est pas conforme à la constitution. Une constitution est pour une nation un dépôt sacré, et nous avons reçu mandat d’en être les gardiens jaloux ; mais j’ai à cela une courte réponse. Nous ne vivons pas et nous n’avons jamais vécu ayant des intérêts complètement séparés de ceux de l’Autriche. Quand le pays a reconnu à la branche féminine des Habsbourg le droit de monter sur le trône des fils d’Arpad, la pragmatique sanction a dit que les deux groupes seraient indissolublement unis, et n’a-t-il pas fallu que les deux pays contractassent mutuellement l’engagement de s’armer pour leur commune défense ? A toute époque, les états de Hongrie ont respecté cet engagement. En 1809, quand Napoléon Ier proclame qu’il vient faire la guerre non pas aux Magyars, mais à l’Autriche, toute la nation se lève pour défendre la Hongrie et l’Autriche : même en 1848 on voit Kossuth déclarer à la diète de Pesth, après Batthyanyi et Eotvös, qu’il faut se conformer à l’esprit de la pragmatique sanction et mettre à la disposition de sa majesté toutes les forces nécessaires pour résister aux ennemis extérieurs, et les régimens magyars demeurèrent fidèles en Lombardie au drapeau de l’empire malgré les sympathies que nous éprouvions pour la cause italienne. Au temps actuel, où quelques heures à peine s’écoulent entre la déclaration de guerre et le début des hostilités, où la concentration de deux cent mille combattans est l’affaire d’une semaine, il est nécessaire que les troupes du royaume de Hongrie soient unies à celles des pays de l’ouest pour être prêtes à l’instant voulu à défendre l’empire. Voilà le motif qui nous a fait insérer au projet l’article XII, portant que notre roi, comme chef du pouvoir exécutif, aura le commandement et la libre disposition de l’armée. » Les orateurs de la gauche reprochaient au projet sur les affaires communes d’exiger le sacrifice des droits de la Hongrie comme état indépendant. Ils voulaient bien reconnaître des affaires communes, mais par défiance de l’Autriche ils voulaient laisser les deux groupes sans point de contact. C’était aliéner l’indépendance du pays et les droits de la diète, avait dit M. Tisza, que de confier aux délégations le soin de se prononcer sur la direction générale des relations extérieures et sur le budget de la guerre. A cela, M. Deák répond qu’une bonne politique étrangère est au pied de la lettre la meilleure défense d’un grand empire comme celui où règne François-Joseph. Il ne peut y avoir deux politiques, l’une pour les pays hongrois, l’autre pour les pays non hongrois. « Jadis la nation ne pouvait exprimer son sentiment en ces matières que tous les dix ans au plus, lorsque le roi venait demander des recrues à la diète. La loi que nous proposons a pour conséquence le développement du principe de contrôle contenu dans notre constitution, et désormais chaque année les délégués de la diète hongroise pourront se faire rendre compte de tout ce qui a trait aux affaires politiques de l’empire. » M. Deák. saisit là un des signes de notre époque, qui réclame la permanence dans le contrôle des actes du pouvoir et le vote annuel de l’impôt. Cette permanence ne figurait pas dans le texte des lois anciennes, qu’invoquent sans cesse les Magyars. Les diètes étaient consultées comme l’étaient les états-généraux de France au XIVe siècle, lorsque le souverain avait à leur demander des levées ou des subsides. De ce privilège presque aussi précaire que l’étaient ceux de la Bohême, de la Haute-Autriche ou de la Styrie, les Magyars, par une persévérance sans exemple, ont fait un droit constitutionnel régulier. C’est bien là le vrai triomphe de la sagacité politique. Les ultra-Magyars de l’école de Kossuth n’ont pas compris que ce triomphe n’était durable que si l’on avait l’art de le faire accepter et si l’on ne s’en faisait pas une arme contre le principe essentiel de l’union avec les peuples voisins, et la gauche se récriait sur ce que les délégations allaient entrer en contact avec les Allemands de l’Autriche, qu’elle persiste à considérer comme des ennemis de l’indépendance hongroise. On aurait pu dire à ceux qui présentaient ces objections qu’ils se trompaient de date, et qu’ils se méprenaient sur les tendances de leurs voisins. D’ailleurs, comme le leur fit observer M. Deák, ces délégations des deux parties de l’empire n’ont rien de commun avec le reichsrath de M. de Schmerling, où les Magyars seraient nécessairement restés dans la minorité. Elles n’auront à délibérer que sur des objets où l’intérêt est évidemment le même pour la Hongrie et pour les autres peuples de la monarchie. En outre elles fonctionnent séparément, leurs pouvoirs ne durent qu’une année. La non-réélection de délégués qui auraient consenti une quote-part d’impôts trop élevée constitue la véritable sanction du droit qu’a la nation d’intervenir dans le vote des impôts. « Au fond, pour un intérêt aussi sérieux que celui de la défense et. même de l’indépendance du pays, en quoi importe-t-il, continue M. Deák, que la dépense soit votée par la diète tout entière ou seulement par quinze membres qu’elle aura commis à cette tâche, et d’ailleurs la diète elle-même n’a-t-elle pas le dernier mot, puisqu’elle sanctionne la décision de ses délégués et vote l’impôt applicable au paiement de ces dépenses ? » Loin de trouver que le compromis soit un danger pour l’indépendance hongroise, ne faudrait-il pas se demander au contraire si les pouvoirs constitutionnels ne sont point investis là d’une prérogative dangereuse pour l’unité de la monarchie ? Un vote hostile peut arrêter le service de toutes les dépenses contractées pour affaires communes, celui de la dette par exemple. Heureusement la confiance que les Magyars témoignent aux peuples de l’occident de la monarchie est assez entière pour permettre d’adopter ce système. M. Deák n’avait pas à justifier devant ses compatriotes les principes dualistes, car personne en Hongrie ne se préoccupait des inconvéniens qu’ils pourraient avoir dans l’application. Il ne revenait constamment à la charge que pour démontrer la nécessité d’envoyer des délégués à Vienne.


« Aujourd’hui, par le nouveau diplôme royal, dit-il, notre droit devient clair et positif. Nous voterons le contingent militaire, l’emploi du revenu public, le système d’impôts, et la sanction de chacun de nos votes sera dans la responsabilité des ministres qui gouverneront le pays. Quand les délégations se réuniront, nous y serons placés sur le pied de la parité absolue vis-à-vis de l’Autriche. Dès lors, comment dire que nous dépendrons pour un seul de nos intérêts de tel ou tel vote de personnes étrangères à la Hongrie ? En acceptant la loi sur les affaires communes, vous contractez une alliance d’égal à égal comme celles que concluent souvent deux états, et il ne m’est pas possible de discerner l’inconvénient qu’il pourrait y avoir à développer le principe d’une libre entente entre l’Autriche et nous, lorsque de part et d’autre nous trouverons intérêt à ce rapprochement. Le principe d’une action commune entre la diète hongroise et les représentans des autres pays de la monarchie, limité comme il l’est aujourd’hui par le projet des soixante-sept, est dans ma conviction intime la solution vraie de la question de nos rapports avec l’Autriche. »


Reste la plus grosse objection de la gauche. « Pourquoi, disaient MM. Ghiczy et Tisza, associer davantage le sort de la Hongrie à celui d’une monarchie menacée de dissolution ?

« Comment n’êtes-vous pas rassurés, répondait M. Deák, par cette pensée que l’Europe reconnaît l’empire d’Autriche comme une partie essentielle de son système politique ? Pour ma part, ma raison se refuse à croire à la chute de cet empire lorsque je vois le monarque qui le dirige chercher le plus ferme appui de son trône dans la liberté constitutionnelle et dans la confiance de ses peuples. D’ailleurs est-ce affaire à la politique de négliger le présent et de s’attacher à des éventualités douteuses ? Je crois que la chute de la monarchie autrichienne serait une catastrophe pour la Hongrie ; mais, si elle doit venir, je voudrais du moins que notre organisation intérieure comme état fût assez vigoureuse pour que nous puissions être le centre d’une nouvelle formation politique. Tout en ayant le sentiment de la force et de la vitalité de la race magyare, la raison politique nous commande de reconnaître qu’à nous seuls nous ne pourrons jamais former un état indépendant isolé du reste de l’Europe. Que serait une Hongrie sans alliés sûrs, pressée entre le colosse russe et le futur et très puissant empire d’Allemagne ? Il faudra toujours que nous prenions place dans une confédération d’états, de sorte que, quoi qu’il arrive, nous serons toujours obligés d’avoir des affaires communes avec d’autres groupes politiques, et personne ne pourra soutenir que nous seuls pourrons traiter de ces affaires communes, et qu’on pourra arriver à s’entendre sans nommer de part et d’autre des délégués.


Il n’est pas de pays où les orateurs de la gauche ne fassent appel au sentiment public, et dans les grands débats du parlement hongrois ils ne manquèrent pas à cette tactique. M. Deák ne nia point l’irrésistible puissance de l’opinion, mais il ajouta :


« J’ai assez vieilli dans les affaires pour apprendre combien il est difficile de distinguer la véritable opinion publique. Prenons garde de nous tenir trop étroitement à l’opinion de ceux que nous voyons autour de nous. Réfléchissons que le peuple qui nous a envoyés ici pour trancher les questions constitutionnelles a voulu que nous lui indiquions la voie, et non pas que nous allions en chaque circonstance chercher ses avis. Les hautes questions de droit public et de législation que nous avons à trancher ne sont pas à la portée de tous, et nous demeurons fidèles à notre mandat en nous efforçant de les trancher de la façon la plus convenable pour les intérêts du peuple. Ce serait les mal servir que de rejeter le compromis proposé aujourd’hui pour le vague espoir d’obtenir mieux par quelque bouleversement inattendu de la politique européenne. On nous dit : Mais ce n’est pas là la politique du droit strict ; c’est celle de l’opportunité. Oui, j’en conviens. Nous consultons l’opportunité ; je n’hésite pas à dire que le premier devoir d’un parlement qui fait les lois est d’en examiner l’opportunité et de rapporter telle disposition de la loi ou de la constitution qu’il a faite lorsqu’il est obligé de reconnaître qu’elle ne répond plus aux besoins de la société pour laquelle elle est faite. Avant tout, ce que la Hongrie doit éviter, c’est l’isolement, et le projet de loi de la commission des soixante-sept est à mes yeux le mode le plus opportun d’arriver à un compromis pacifique. J’en demande l’adoption. »


Ce discours donne la mesure du talent oratoire et du grand sens politique de M. Deák. Non-seulement il fit une impression des plus vives sur la diète, mais il réussit à opérer un notable apaisement dans les esprits. La gauche ne s’attacha plus à des récriminations stériles et parut se résigner à sa défaite. « Il est vrai, disait l’un de ses orateurs, qu’il y a dans le parlement deux partis, ayant chacun adopté une ligne de conduite différente ; mais le cœur de tous les députés n’a jamais cessé de battre pour l’amour du pays. Il est vrai aussi que notre parti est resté en minorité, mais je n’en bénis pas moins la Providence, car un grand but commun, supérieur aux divisions de parti, est aujourd’hui atteint. Notre patrie a été sauvée, un ministère responsable fonctionne, et nous avons un roi couronné. Ainsi les griefs de la nation auront bientôt disparu, et nous devons, dans la situation présente, témoigner toute notre confiance aux hommes placés à la tête du gouvernement. » Le bon sens magyar a très bien saisi la situation. La Hongrie a les moyens de redevenir aussi indépendante et plus prospère qu’elle ne l’a jamais été. Aussi tous les exilés se sont-ils empressés de rentrer dans leur patrie après l’amnistie complète du couronnement. Ceux qui en 1859 combattaient en Italie les armes autrichiennes, les Klapka, les Türr, les Perczel, ont fait acte d’adhésion sincère aux résolutions de la diète, et quelques-uns même se sont rangés ouvertement sous les drapeaux du parti modéré. Un seul homme protesta et proteste encore contre la réconciliation de la Hongrie et de la maison de Habsbourg : ce fut Kossuth. En lisant les attaques de Kossuth contre le parti Deákiste, on est obligé de convenir que l’éloignement prolongé a enlevé à l’ancien journaliste-dictateur la vision des faits les plus constans, « Au bout de quelques années d’exil, dit Macaulay, l’homme arrive le plus souvent à voir au travers d’un prisme menteur tout ce qui tient à la société qu’il a quittée… Plus l’exil dure, plus l’hallucination grandit. » Cette loi du cœur humain s’est vérifiée sur M. Kossuth, l’homme qui a joué le plus grand rôle dans l’histoire de la Hongrie moderne. Hors d’une révolution violente ayant pour but de faire des Magyars les chefs immédiats de la confédération des peuples du Danube, M. Kossuth ne voit rien d’heureux pour son pays. Pour en agir ainsi, les Magyars seraient-ils assez forts, pourraient-ils se passer d’alliés ? A coup sûr ce ne serait pas le nom de Kossuth qui leur en donnerait, car sa courte dictature a été marquée par de regrettables actes de violence envers les autres races du royaume de Hongrie. Il est juste de tenir compte à l’ancien dictateur du prestige qu’a laissé à son nom la participation à la grande réforme sociale de 1840 à 1848, et ce souvenir lui a valu en effet le choix des trois cents électeurs de Waitzen et l’abstention des deux mille Deákistes de cette ville ; mais il a ruiné son influence sur la gauche en déclinant le mandat qui lui était offert. La conduite des affaires reste sans conteste aux mains des amis de M. Deák.

Ceux qui savent apprécier le bénéfice pour les nations libres de partis fortement disciplinés ne seront pas sans ressentir une vive admiration pour l’organisation du parti modéré à la diète de Pesth. Aucun projet de loi, aucun amendement n’est porté en assemblée générale avant d’avoir été discuté librement par les membres du club Deák. Dans ces réunions, il n’est pas un-seul point des affaires publiques qui ne soit l’objet d’un examen approfondi. C’est là que l’empereur François-Joseph a trouvé facilement son premier ministère hongrois, et les ministres y viennent familièrement exposer leurs vues, recueillir les critiques ou les conseils de leurs amis de la majorité avant d’affronter le débat public. Sur toute affaire d’importance, la conduite est concertée d’avance. Les lignes générales du débat sont tracées lorsqu’on arrive devant la diète, et on évite ainsi ces discussions confuses, ces entraînemens irréfléchis si fréquens dans les assemblées politiques nouvelles à la vie constitutionnelle.

L’acte du couronnement de François-Joseph au bout de dix-huit années de règne restera un des traits les plus brillans de l’histoire de la Hongrie. La cérémonie du couronnement est à tous ses instans le signe visible du pacte qui doit unir la nation et le souverain. Cette fois ce n’était pas une aristocratie privilégiée, c’était bien la nation tout entière qui prenait part à cette fête. C’étaient des députés élus sans distinction de classes qui avaient élaboré le diplôme du couronnement, cette charte des droits du royaume renouvelée à chaque règne et qui met la constitution hongroise à la hauteur de tous les progrès libéraux de notre siècle, tes mêmes hommes qui avaient pendant seize années montré une si énergique persistance à réclamer leur droit écrit avaient rédigé la formule du serment prêté par le roi à son peuple. Le personnage qui remplissait les fonctions attribuées jadis au palatin, celui que les anciennes traditions mettaient immédiatement au second rang, c’était le chef du cabinet responsable, le comte Andrassy, parti en 1849 pour l’exil, aujourd’hui le serviteur dévoué du roi légal de son pays. Lorsque François-Joseph, monté sur le tertre formé de mottes de terre de tous les comitats du royaume, le visage tourné vers le Danube, le grand fleuve autrichien, jure de se consacrer à la défense de ses sujets, quel pinceau peut rendre cette scène, l’enthousiasme de ces cent mille assistans s’écriant tous : « Eljen ! la nation te reconnaît pour son chef ? » Au lendemain d’une telle journée, comment ne pas comprendre cette fierté avec laquelle les Magyars prononcent le mot de royaume de Hongrie en l’opposant à celui de provinces héréditaires ? Eux se sont donnés librement à la maison de Habsbourg-Lorraine, et à l’avènement de chaque monarque ils renouvellent leur pacte, tandis que c’est le vieux droit monarchique, la conquête, l’hérédité, qui ont été l’origine de la domination autrichienne sur les autres pays de l’empire.

Résumons cette constitution hongroise, qui vaut aujourd’hui à un pays presque oublié l’attention de l’Europe. Au sommet de la hiérarchie, un roi qui a prêté le serment solennel de respecter les droits de ses sujets ; un ministère, fort de la confiance de la majorité de la diète, chargé d’exercer le pouvoir exécutif ; une diète, qui est l’expression de la volonté nationale, votant l’impôt et contrôlant les actes des ministres ; , immédiatement après, dans l’organisation administrative, les comitats, conseils généraux en permanence, nommant à tous les degrés les juges et les administrateurs, sans attaches d’intérêt avec les membres du gouvernement, assurant une circulation bienfaisante du centre aux extrémités de l’organisme social. Évidemment un pareil système fait grand fonds sur la sagacité de la nation hongroise ; il serait dangereux pour l’unité de la monarchie, si la confiance ne se maintenait pas entre l’Autriche et la Hongrie. Il veut à l’application des hommes d’état, fermes, sûrs de leur but, sachant exposer leur popularité, s’il le faut, pour réprimer les excès, et il demande surtout de la nation le renoncement à cet esprit de critique passionné des actes du pouvoir qui est le défaut de tous les peuples trop amoureux des questions politiques. Ce trait de caractère si profondément marqué chez les Magyars pouvait s’expliquer lorsque les rapports entre les chambres et le roi se faisaient par une chancellerie aulique sans responsabilité devant la nation. Aujourd’hui il serait coupable, puisque le ministère paraît à chacun des débats de la diète et est responsable vis-à-vis d’elle de la conduite des affaires publiques. Toutefois les Magyars ont encore à accomplir un grand effort sur eux-mêmes pour faire accepter les lois qu’ils votent à la diète de Pesth par tous ces peuples d’une physionomie si tranchée que le hasard a fixés dans cette contrée du Danube devenue au Xe siècle le royaume de saint Etienne. Pour cela, il faut qu’elles ne soient plus empreintes de cet esprit arrogant et exclusif qui a perdu la cause hongroise en 1848. Il faut ôter aux races diverses du royaume tout prétexte à subir les séductions dont les assiège la propagande moscovite en leur présentant le mirage de la nationalité.

A l’intérieur de la Hongrie proprement dite, il n’est presque aucun comitat uniquement peuplé de Magyars. Au nord, ce sont les Slovaques ; à l’ouest, des Croates ; au sud, des Serbes et des Roumains, sans compter des Ruthènes et des Allemands, ceux-là plus dénationalisés, mais pour la plupart jaloux à l’excès de leurs coutumes propres et de l’usage de leur langue. La loi dite « des nationalités, » élaborée par un comité de la diète, fait heureusement à cet égard toutes les concessions compatibles avec le principe de l’unité politique et administrative du royaume. Il y avait surtout à compter avec les Serbes, très nombreux et très hardis ; mais l’ancien antagonisme des Rajacic et des Stratimirovic contre les Magyars est bien affaibli. Les Serbes veulent une université, le maintien de leurs libertés religieuses, toutes choses compatibles avec l’idée que les Magyars se font aujourd’hui de l’unité hongroise. Les haines éteintes ne risqueraient de reparaître que si l’empereur François-Joseph, persévérant dans une politique de conservation mal entendue à l’égard de l’empire ottoman, voulait contrecarrer trop vivement les vues des Serbes de Belgrade pour la régénération des races slaves chrétiennes de la Turquie d’Europe. On a pu très vite constater la popularité de M. de Beust sur ce point de l’empire lorsque l’on a su que, de concert avec la France, il avait heureusement négocié à Constantinople l’évacuation de la citadelle de Belgrade par les troupes ottomanes. Ce succès diplomatique a profité au rapprochement des Magyars et des Serbes. Les autres races, les Roumains et les Slovaques, qui avaient associé leurs efforts à ceux des armées de Jellachich et de Windischgraetz lorsqu’il s’était agi de combattre les Magyars en 1848, n’ont donné aucun signe d’agitation. Elles attendent la loi « des nationalités, » qui doit exiger que dans chaque comitat on se serve pour l’administration et la justice de la langue la plus répandue.

Les obstacles que rencontre cette œuvre de pacification des conflits de race sont plus grands dans deux pays qui dépendent de la couronne de saint Etienne, mais qui ont à beaucoup d’égards une histoire distincte de la Hongrie proprement dite, — la Transylvanie et la Croatie. Ces contrées, essentiellement favorisées par la nature, peuvent compter parmi celles où les populations ont le plus souffert des vicissitudes des systèmes politiques. Il y a dix-neuf ans, la Transylvanie a été le théâtre d’une guerre civile sanglante entre les Magyars et les Roumains. A deux reprises, son territoire fut occupé par les troupes russes. A la suite de ce bouleversement, elle se vit ravir la meilleure partie de ses franchises municipales ; mais du moins ceux qui l’administrèrent lui offrirent en compensation des écoles et de larges routes à travers les districts les plus peuplés de son territoire. On avait compris à Vienne l’immense parti qu’il y avait à tirer de la position magnifique de cette principauté, sorte de forteresse naturelle d’où une armée bien dirigée peut en quelques heures couper les Russes de leur base d’opérations le jour où leurs armées marcheraient sur Constantinople, et on agissait sagement en cherchant à relever la race roumaine de son long abaissement.

La Transylvanie se partage en trois races qui vivent encore presque aussi isolées les unes des autres qu’au moyen âge. Il y a là 1,700,000 Roumains ou Valaques dont l’émancipation sociale ne remonte pas à vingt ans, et dont les suffrages ne sont comptés que depuis six ans : peuple pauvre, sans aristocratie, sans hommes d’état et encore à beaucoup d’égards sous la dépendance des Magyars et des Saxons, qui les emploient et les paient. Grecs du rite uni et non uni, ils ne connaissent la liberté religieuse que depuis peu d’années. Leurs popes, aussi misérables qu’eux, accessibles aux séductions de l’or russe, osaient à peine autrefois se montrer en public, et il fallait un privilège impérial pour obtenir le droit de construire une église grecque. Aujourd’hui au contraire le gouvernement fait beaucoup pour le clergé. Il a souvent appelé à Vienne le métropolitain grec d’Hermannstadt, le remuant évêque Schaguna, et il a facilité autant qu’il dépendait de lui l’affranchissement du lien qui rattachait les Roumains grecs au patriarcat religieux serbe de Carlowitz. Les Roumains du rite grec réunis à Rome n’ont d’église constituée que depuis 1853. Les favoriser, mettre à leur tête un archevêque capable eût été d’une excellente politique pour résister au travail souterrain de la propagande moscovite ; mais par malheur les efforts du gouvernement avaient échoué jusqu’ici contre l’incapacité de l’archevêque catholique grec, Mer Schulutz, mort il y a quelques jours, si bien que le chef politique incontesté de la race roumaine en Transylvanie est Mgr Schaguna. On dirait que la Providence s’est plu à accumuler sur ce coin de terre toutes les bigarrures de race et d’institution. A côté des Roumains, les Saxons de la foi luthérienne, débris d’une puissante émigration du XIIIe siècle, vivent entre eux, jaloux à l’excès des privilèges qu’ils ont su obtenir des princes de la maison d’Autriche, riches, économes, laborieux, et cependant perdant chaque année du terrain par leur persistance invétérée à appliquer la doctrine de Malthus sur le danger des accroissemens de famille. Viennent enfin les Szeklers, ces fiers montagnards de l’est descendans des Sicules, et leurs congénères les Magyars des environs de Klausenbourg, les uns et les autres ayant leurs aspirations et leurs intérêts tournés du côté de la Hongrie.

La Transylvanie, où derrière les questions d’égalité sociale ou politique on peut craindre de rencontrer des réveils subits de rancunes séculaires, a été comme un champ d’expérimentations politiques pour M. de Schmerling. Sa grande œuvre a consisté à la rattacher aux autres provinces allemandes et slaves de l’empire qui devaient se faire représenter dans le reichsrath de Vienne, et pour y réussir il chercha un point d’appui parmi les Saxons. C’était le moment où l’on combattait les demandes de la Hongrie en soutenant que l’insurrection de 1848 avait privé ce royaume du droit de réclamer sa propre constitution, et tout moyen était bon pour tenir en échec l’obstination des Magyars. On ne craignit point de ressusciter les haines des Roumains contre leurs anciens dominateurs, les fils d’Arpad et de Huniady. Les Magyars transylvains de leur côté, en quittant l’assemblée de 1862, où on leur avait demandé de voter l’envoi de députés au reichsrath, traitèrent avec un mépris insultant ces grossiers Valaques que l’on enlevait aux travaux de la terre pour leur donner à trancher des questions dignes des plus hautes méditations de l’homme d’état. Les propositions du gouvernement furent votées grâce à l’entente de Schaguna et de M. Schmidt, comes ou premier représentant de l’université saxonne de Hermannstadt, et M. de Schmerling gagna pour sa seconde chambre du reichsrath quelques hommes pour le moins aussi illettrés que les popes ruthènes de la Galicie ou de la Bukovine. Pendant deux sessions, ces députés jouèrent un singulier rôle : ils figuraient dans le reichsrath plénier lorsqu’on votait sur le budget général de l’empire ou sur les questions de droit public général, et ils se retiraient lorsque le reichsrath devenait restreint, et qu’il était chargé de voter des lois pour la partie occidentale ou cisleithanienne de la monarchie. Cette politique fut de courte durée. Le 25 décembre 1865, la diète de Clausenbourg reconnaissait valable l’union politique de la Hongrie et de la Transylvanie telle qu’elle avait été votée en 1848. On devait s’attendre à ce que ce brusque revirement ne serait du goût ni des Saxons ni des Roumains. Leurs organes se sont plaints de ce que la diète de Clausenbourg, convoquée une dernière fois pour l’abdication solennelle des droits de la Transylvanie à l’autonomie politique, fût composée en majeure partie de députés non élus, mais simplement désignés par le gouvernement parmi les notabilités du pays. Pourtant l’apaisement est en voie de se faire. Le ministère hongrois, où l’on voit figurer le comte Miko, un Transylvain, a procédé avec tous les ménagemens possibles pour les usages et les traditions des nations non magyares de la Transylvanie, et une loi est proposée à la diète de Pesth qui est très favorable à l’autonomie administrative du pays. Les Saxons, esprits positifs, ont le sentiment de leur faiblesse numérique ; ils sont avant tout conservateurs et partisans du gouvernement qui leur assure la sécurité. Les Roumains sont loin d’être arrivés à ce degré de compacité et d’organisation politique où ils pourraient devenir un instrument commode entre les mains des ennemis de l’empire, et un simulacre de congrès roumain qui s’est tenu dernièrement à Bucharest a bien fait voir que d’eux-mêmes les Roumains sujets de l’empereur François-Joseph ne se sentent nullement portés à envier la condition des sujets du prince Charles de Roumanie.

Les Croates et les Tchèques sont, de tous les peuples de l’Autriche, ceux qui forment les plus étranges demandes au nom de leur nationalité. Les rapports des Croates avec la Hongrie supportent le poids des défiances séculaires et des souvenirs de luttes récentes qui les ont éloignés de la race magyare sans les rapprocher pour cela des Allemands. Là est le plus redoutable écueil pour les hommes d’état hongrois. En s’annexant à la Hongrie, la Croatie ou royaume triple et un conserva son propre droit, sa juridiction, de telle sorte que, restée administrativement autonome, elle ne fut point incorporée au pays magyar. Elle était seulement réunie à la couronne de saint Etienne, et telle resta en droit la condition expresse des transactions successives intervenues entre les deux pays. En fait cependant, la Croatie, obligée de s’aider beaucoup des Magyars pour se défendre des Turcs, demeura toujours attachée à la Hongrie par un lien politique plus ou moins étroit. Les tentatives des Magyars pour s’emparer de la haute administration dans la Croatie datent du XVIIIe siècle. De regnum adnexum on voulut en faire une pars adnexa ; mais, malgré l’influence des grands magnats magyars, l’assimilation ne se fit pas ou ne se fit qu’à la surface. Elle fut contrariée par les instincts démocratiques du peuple et du clergé. En 1822, les Magyars obtinrent un succès plus positif que tous ceux qu’ils avaient obtenus jusque-là. L’empereur François consentit à placer sous l’autorité directe du palatin, son lieutenant à Pesth, la ville et le port de Fiume. Fiume, en plein territoire croate, à 100 milles de la Hongrie, eut un gouverneur magyar. À cette époque et même après les événemens de Grèce et de Pologne, qui eurent un si grand retentissement dans le monde slave, le sentiment national semblait avoir disparu de la Croatie, et on ne sait combien de temps se serait prolongée cette léthargie, si les Magyars n’avaient pas renouvelé leurs attaques et voulu substituer leur propre idiome au latin, qui formait encore, il y a trente ans, la langue politique universelle des peuples de la vallée du Danube. A partir de ce moment, le clergé croate, grec et catholique, en, dehors du clergé tout ce que le pays renfermait d’hommes intelligens se mit avec passion à la recherche des traditions du passé. A la tête du mouvement, on vit le comte Draschkowitz, magnat influent, et l’ardent Gaj, jaloux d’arriver à la gloire de Kollar, le grand poète des Serbes, un homme de qui l’on peut dire qu’il a communiqué son enthousiasme à toute la Croatie et rendu aux Slaves du sud le sentiment de leur fraternité ethnographique et de leur dignité morale. Malgré tout le succès de leurs publications et de leurs discours, ni Gaj ni Draschkowitz ne pouvaient espérer affranchir pacifiquement leurs nationaux de la domination hongroise. En 1845, un autre poète érudit, M. de Kukuljevic, posa et fit adopter le programme d’après lequel la Croatie et la Slavonie devaient être déclarées administrativement indépendantes de la Hongrie. La ville d’Agram serait érigée en archevêché et dotée de grands établissemens d’instruction de façon à devenir le centre intellectuel des Slaves du sud. La Dalmatie serait enfin unie de nouveau intimement à la Croatie et à la Slavonie pour compléter le royaume triple et un. Ce mélange de demandes politiques et littéraires ne prit pas à l’improviste le prince de Metternich, fort préoccupé dès lors des résistances qu’il rencontrait en Hongrie. Il usa d’atermoiemens, et ne prit parti ni pour les Magyars ni pour les Croates ; mais il fit certaines concessions à ces derniers et accepta de la main de Gaj le jeune Jellachich comme ban de Croatie. Il lui parut habile de laisser les Magyars s’engager de plus en plus dans la voie des emportemens et s’ôter par là tout crédit à Agram ; c’est à cela qu’ils arrivèrent en effet en voulant obliger les délégués croates à la diète de Pesth à employer la langue magyare. En 1847, ceux-ci quittèrent Pesth : les Croates et les Magyars étaient désunis, et aux premières difficultés du cabinet de Vienne avec la Hongrie les Croates se trouvèrent prêts à entamer une vigoureuse guerre de race. Ils déclarèrent rompu tout lien avec la Hongrie, et se dévouèrent avec un courage irréfléchi pour venir en aide à l’Autriche sans rien demander de positif en échange de leur concours. Cependant, tandis que les chefs militaires agissaient, les chefs politiques discutaient. Éblouis par ce réveil des instincts slaves sur tous les points de l’empire d’Autriche et par l’écho retentissant des discours prononcés par les députés slaves de Bohême aux diètes de Vienne et de Kremsier, le petit groupe des poètes et des érudits d’Agram voyait déjà leur patrie formant un des chaînons de la grande alliance des Slaves de l’Europe. Les plus prudens ne songeaient qu’à l’autonomie du royaume triple et un, qui fût demeuré uni à l’Autriche par un lien fédératif ; mais les exaltés rêvaient bien autre chose. Avant tout, il fallait reformer un état sud slave d’après les limites linguistiques et ethnographiques. On y faisait entrer le banat hongrois, la Slavonie, la Croatie, la Dalmatie, l’Illyrie, tout le sud de la Carinthie et de la Styrie, et ensuite les pays ottomans au sud de la Save, la Serbie, la Bosnie, l’Herzégovine, la Bulgarie et le Monténégro.

Ce premier programme politique se donnait pour l’application logique et nécessaire du principe des nationalités ; mais c’était toute une révolution à organiser, et, parmi les hommes d’état autrichiens qui étaient animés de sentimens bienveillans pour les Croates, aucun n’eût conseillé au jeune empereur François-Joseph de jouer le rôle de champion de la race slave. C’était une singulière aberration que de se prévaloir des affinités de langue découvertes par Gaj dans tous ces pays pour se persuader qu’il était aisé d’en obtenir un effort commun en vue de changer la forme du gouvernement établi, en rompant avec tant d’attaches séculaires. A supposer que les Croates eussent été assez forts pour entraîner les pays qu’ils voulaient rallier à eux, il leur eût fallu des hommes prêts à se dévouer à l’éducation politique et sociale des races slaves, et cela demandait l’effort de plusieurs générations. Le sens de ce programma échappait complètement aux masses, préoccupées surtout d’arriver à l’égalité civile et à la propriété individuelle. Après les victoires de Jellachich, le cabinet autrichien récompensa la Croatie en dirigeant assez arbitrairement ce travail de réforme sociale. Tout le reste fut traité de chimères politiques, et le héros des 2 millions de Slaves venus au secours de l’Autriche dans sa détresse, le ban Jellachich, mourut simple lieutenant-gouverneur des provinces croates au nom de l’empereur François-Joseph, souverain absolu. Le ministère Bach-Schwarzenberg traita le pays en province autrichienne et y dépêcha sa légion bureaucratique allemande. Ce fut un démenti complet aux espérances des patriotes croates si imprudemment surexcitées.

En négligeant de satisfaire le sentiment national qui venait de se révéler avec tant d’énergie, les hommes d’état autrichiens de 1850 à 1860 laissaient la Croatie échapper à leur influence. Le culte des gloires du passé ne s’était pas effacé ; le clergé, chargé de l’éducation publique, prêchait à la jeunesse la revendication des libertés croates. En même temps disparaissaient les haines aveugles contre les Magyars, desquels on n’avait plus rien à redouter. Si on ne voulait pas encore s’unir à la Hongrie, déjà on ne voulait plus se rapprocher de l’Autriche. En 1860, lorsque le pays put manifester son sentiment, il se trouva immédiatement un parti pour demander le rétablissement partiel de l’ancienne union politique, rompue par la guerre civile de 1848 ; mais ce programme ne fut pas accepté par la diète de 1861. La résolution qu’elle vota commençait par déclarer que les événemens de 1848 avaient rompu tous les liens politiques entre la Croatie et la Hongrie. Elle reconnaissait toutefois que la Croatie, pays de la couronne de saint Etienne, devait avoir le même souverain que la Hongrie, et acceptait le principe d’une négociation avec la diète de Pesth sur la base de l’égalité la plus absolue entre les deux pays. Au fond, les Croates ne s’entendaient que sur deux points. Ils admettaient que leur souverain devait être le même que celui de la Hongrie, ils voulaient une entière autonomie administrative ; mais sur la question des alliances à contracter et des voies à suivre pour atteindre à l’émancipation politique, les opinions variaient à l’infini. Quelques personnes eussent consenti à envoyer des délégués au reichsrath allemand de Vienne avec mission unique de voter les dépenses générales de l’empire. C’était l’infime minorité. Un plus grand nombre recommandaient l’abstention. Il fallait suivre l’exemple des Slaves de Moravie et de Bohême, réclamer la constitution d’une monarchie autrichienne fédérative où le groupe des Croates et des Illyriens du sud eût fait le pendant du groupe tchéco-slave du nord. Enfin il y avait un troisième parti, plus porté à croire à la sincérité des avances venues de Pesth. « C’est à la Croatie d’écrire sur une feuille blanche les conditions sous lesquelles elle consent à se rapprocher de nous, » avait dit M. Deák, et beaucoup songeaient à Agram qu’il fallait accepter cette offre, négocier avec les Magyars et obtenir avec leur aide une somme d’indépendance aussi grande que possible. Cet avis prévalut en partie à la diète de 1865, et Mgr Strossmayer, le chef du parti dit des autonomes, accepta même la présidence de la députation qui fut envoyée à la diète de Pesth. La députation reçut pour mission de rechercher, de concert avec la députation hongroise, le mode qui convenait le mieux pour assurer la juste part d’influence de la Croatie et de la Hongrie dans les affaires communes à tous les pays de l’empire. Lorsqu’on sortit des exposés de droit historique pour aborder la question de conduite à tenir, les Magyars déclarèrent que les délégués à envoyer à Vienne devraient être issus d’une élection faite en commun par les deux diètes. La chose en elle-même était simple et logique ; mais il eût fallu que les Croates prissent part aux délibérations de la diète de Pesth. Les Croates avaient reçu d’Agram en partant des instructions qui ne les autorisaient pas à faire une semblable concession. La négociation échoua, et en se retirant les Croates semblèrent vouloir fermer toutes les portes derrière eux. Nature emportée et mobile, Mgr Strossmayer usa son influence à élargir l’abîme qui séparait ses compatriotes des Magyars, « Fions-nous-en à l’expérience de 1848, dit-il. Je vois bien aujourd’hui pour ma part que toute tentative ultérieure d’entrer en négociation avec la Hongrie ne peut aboutir qu’à un échecs Nous ne saurions accepter les lois votées à Presbourg et à Pesth en 1848. C’est comme nation autonome que nous figurons dans l’histoire et que nous avons pris part à la pragmatique sanction. Aujourd’hui comme alors c’est à notre diète seule de parler et de nous représenter dans les questions de droit public. Votons l’adresse qui posera nettement tous ces principes, et je suis sûr que notre conduite aura les meilleurs résultats pour le pays. » Cette adresse, qui devait sauver le pays, demandait entre autres concessions un ministère spécial pour la Croatie. L’exagération de ces demandes frappait tous les esprits, car on savait bien que pour y répondre l’empereur et ses conseillers n’avaient pas seulement à examiner s’ils contenteraient les Croates, qu’ils avaient encore à se rendre compte de l’effet qu’on produirait dans le reste de l’empire en se montrant trop tolérant à leur égard.

Il n’y avait rien d’ailleurs dans l’attitude du parlement hongrois qui fût de nature à expliquer ce déchaînement des passions anti-magyares. Le projet de loi sur les affaires communes à la Hongrie et au reste de l’empire renfermait un paragraphe spécial à la Croatie où il était dit : « Un arrangement spécial concerté entre notre parlement et la diète d’Agram déterminera la proportion dans laquelle les pays représentés à Agram prendront part à l’élection de délégués chargés de traiter les affaires communes à toute la monarchie et fixera le mode de cette élection. » C’était encore la page blanche que Deák offrait aux Croates pour y inscrire leurs droits, et l’on n’était pas très éloigné d’accorder ce que les Croates étaient venus demander à Pesth. Il s’agissait moins d’une question de fond que d’une question d’étiquette internationale. Les Croates furent intraitables à la diète d’avril comme ils l’avaient été à celle de décembre, et François-Joseph fut couronné roi de Hongrie et de Croatie sans que personne fût venu d’Agram pour prendre part à cette solennité. Aucun diplôme spécial de couronnement ne fut rendu pour consacrer les anciens privilèges spéciaux de la Croatie ou pour réorganiser le pays d’après les principes libéraux mis en avant par M. de Beust. Le provisoire continua et continue encore. Le ministère hongrois a pris la haute main sur les affaires de la Croatie et la diète d’Agram n’est pas convoquée.

En lisant les séances de cette assemblée, on est frappé de l’absence d’esprit politique chez presque tous les Croates qui veulent jouer un rôle dans les affaires de leur pays. Pendant des jours entiers, par exemple, les orateurs de la majorité discutent le sens d’un rescrit de Léopold Ier ou de Marie-Thérèse, Un jour, le parti national quitte la salle des séances au moment où il craint de se trouver en minorité. Cette tactique peu digne est reprise le lendemain par Berlic, Zivkovic, Stojanovic, qui refusent de prendre part au vote d’une adresse à l’empereur. Sur le fond du débat, plus théorique que pratique, qui s’est engagé entre les Hongrois et eux, on doit arriver à s’entendre, surtout si les ministres magyars, aujourd’hui maîtres des destinées de la Croatie, n’y font pas sentir trop lourdement l’action du gouvernement central. Sans appui à espérer d’aucun côté, les Croates se résigneront au rôle secondaire que l’histoire, que l’état arriéré de leurs mœurs et de leurs institutions les forcent provisoirement d’accepter. Qu’on respecte leur autonomie, l’usage de leur langue dans toutes les affaires qui se traitent chez eux, et la paix sera bien près d’être faite. Les Magyars ont à faire une autre concession essentielle. Le petit port de Fiume, sur l’Adriatique, qu’une excellente route relie depuis un siècle à la vallée de la Save, a longtemps profité de tout le mouvement du commerce de la Hongrie par mer. Avant la brouille des Magyars et des Croates, il avait été déclaré partie intégrante du sol hongrois, et lorsque des troubles y ont éclaté récemment, le comte Andrassy y a envoyé un gouverneur, comme il eût fait pour toute autre ville du royaume proprement dit. Fiume a la prétention d’envoyer directement des députés à la diète de Pesth, et ses représentans ne paraissent à la diète d’Agram que pour y protester… contre leur propre présence. Au fond, cette attitude de la majorité des habitans de Fiume vient de leur désir d’avoir promptement le chemin de fer que les Magyars leur font espérer. Les Croates de leur côté tiennent à ce qu’il soit bien établi, que tout lien entre Fiume et la Hongrie a cessé depuis 1848. N’y a-t-il pas entre ces deux prétentions les élémens d’un compromis, et puisqu’à Vienne, à Pesth, à Agram, dans cent autres lieux de l’empire d’Autriche, on a si souvent sur les lèvres le mot d’autonomie, ne peut-on pas faire de Fiume une ville libre, se gouvernant elle-même comme Trieste, sa rivale, et donner satisfaction aux Croates en la portant nominalement à leur territoire ?

Deux questions, celles des confins militaires et de la Dalmatie, sont envisagées de la même manière par les Croates et les Magyars, et(si elles n’ont pas encore été discutées entre les cabinets de Vienne et de Pesth, c’est que, dans la nécessité où l’on se trouvait d’en régler de plus importantes, on a dû les laisser de côté comme secondaires. Les confins militaires croato-serbes, depuis la Dalmatie jusqu’au Danube, font partie de la Croatie, et, quand il s’est agi de régler le droit public de la Croatie, ils ont envoyé des députés à Agram. Leur administration dépend directement du ministre de la guerre à Vienne. Ils sont encore organisés aujourd’hui à peu près comme ils l’étaient lorsque Marie-Thérèse les institua pour servir de barrière contre les Turcs. Il y a beaucoup de très bonnes choses dans ce régime, l’administration est prompte, la justice y prend un caractère paternel et bienveillant, l’instruction y est encouragée ; mais toute prospérité est tarie par un vice radical. Le confinaire n’est jamais pendant toute sa vie que propriétaire pour une part indivise du champ qu’il cultive. Si la récolte a manqué, le gouvernement doit pourvoir à sa nourriture, de sorte que sur un sol très riche la production est à peine au niveau des besoins. D’ailleurs défense à tout étranger de s’établir dans la frontière et d’y créer des usines. Ce système, contraire à toutes les notions de l’économie politique, est appliqué à une population de onze cent mille âmes peuplant un territoire de 5,830 milles carrés. Le gouvernement a longtemps compté, il pourrait compter encore sur la fidélité et le courage des confinaires ; cependant il y a eu des avertissemens qu’il ne peut pas négliger. Là aussi le fier sentiment de l’indépendance et l’orgueil de race se sont réveillés. Aux dernières élections pour la diète d’Agram, les confinaires n’ont pas toujours élu leurs officiers, comme ils le faisaient par le passé, et on entend souvent dire dans le pays-frontière que les défaites de Magenta et de Solferino ont eu pour cause le peu d’entrain des troupes confinaires dans leurs luttes contre les Italiens. Il y a de ce côté une grande réforme sociale à entreprendre, et l’on y applaudira non-seulement en Croatie et en Hongrie, mais dans toute l’Europe. C’est toute une société qu’il faut rendre au grand air et à la lumière pour qu’elle puisse à son tour contribuer au progrès des chrétiens slaves de la Turquie.

Sur la seconde des deux questions qui exigent le concours des diètes de Pesth et d’Agram, celle de la Dalmatie, il n’y a qu’un mot à dire : rien ne presse. La Dalmatie jouit et a toujours joui d’une autonomie convenable, et les Slaves qui la peuplent pour plus de moitié ne paraissent pas encore désirer très vivement une fusion administrative et politique avec la Croatie.

Au milieu de ces élémens discordans et des mille obstacles qu’opposent à leurs rêves ambitieux les instincts de race des peuples de la couronne de saint Etienne, les Magyars témoignent une confiance dans l’avenir que bien des gens traiteront d’optimisme incorrigible. On aime à parler à Pesth de la Hongrie de l’avenir, centre d’un vaste système d’états confédérés formant au sein de la monarchie autrichienne un groupe de douze millions d’habitans, libres, sagement gouvernés, répandant sur les peuples voisins de la Turquie l’influence de leurs idées ; mais, pour que cette combinaison réussisse, il faut ôter tout prétexte à la propagande russe, et c’est ce but que doit se proposer la diète de Pesth en élaborant la loi dite des nationalités. La centralisation, comme la France et la Prusse l’appliquent, n’est pas possible, et pour prospérer et grandir il faut laisser grandir autour de soi tous ces élémens très viables, Roumains, Serbes, Croates, dont on voudrait en vain tenter la conquête ou l’assimilation. Il faut que le citoyen de Pesth cesse d’être un Magyar, c’est-à-dire un homme de race, pour devenir un Hongrois. Armé de son incontestable supériorité d’intelligence, il ne doit aspirer qu’à soutenir les autres peuples de son territoire dans la voie du progrès social et politique. Si quelque jour il voulait tenter une répression violente, il risque de succomber sous le nombre des adversaires que la Russie cherche à lui susciter. Réconcilié avec l’Autriche, il a une large voie ouverte devant lui. Les hommes éminens, les Deák, les Beust, les Andrassy, les Eotvös, ne manquent pas pour l’y conduire, et en-deçà de la Hongrie et de l’Autriche il peut compter sur la sympathie de tous les vrais libéraux européens. Il n’en est pas un seul qui n’applaudisse lorsqu’il saura la monarchie autrichienne sauvée et la Turquie d’Europe émancipée, garanties par un boulevard solide contre les empiétemens de la Russie.


II

Dans les pays qu’on est convenu d’appeler cisleithans[1], l’empire d’Autriche compte près de 8 millions d’Allemands, environ 5 millions de Tchèques, plus de 2 millions de Ruthènes, à peu près le même nombre de Polonais et 1,200,000 Slovènes ou Slaves da sud. Entre ces populations si diverses d’origine qui l’emportera du vieil attachement à la maison de Habsbourg, ou de l’esprit de race ? Si les Polonais tentaient à eux seuls de refaire l’état polonais d’avant 1772, si les Slaves, Tchèques ou Slovènes, exhumant d’anciennes traditions historiques, ne voulaient plus chercher qu’à se constituer en petites principautés destinées à accepter tôt ou tard la suzeraineté de la Russie, « cette grande mère des Slaves, » si les Allemands enfin recherchaient avant tout leur unité nationale, que deviendrait l’Autriche au milieu de ce chaos de prétentions séparatistes ? Fort heureusement, presque aussitôt après le désastre de Sadowa, la grande majorité de ces populations trouva un système auquel elle put se rattacher et un homme d’état capable de la conduire. Centraliser à Vienne tout juste assez pour maintenir l’unité politique de la monarchie, respecter autant que possible l’autonomie de chaque groupe de l’empire, pratiquer la paix en acceptant franchement la nouvelle situation internationale, tel fut le système. L’homme fut M. de Beust.

Les troupes prussiennes campaient encore sur le sol autrichien lorsqu’un petit groupe de députés allemands se réunit à Aussee pour se concerter sur les douloureuses éventualités en présence desquelles on se trouvait placé tout à coup. On fut d’accord que la continuation de la lutte militaire était impossible. C’était par sa faute que l’Autriche perdait ses positions dans la confédération germanique. Elle n’avait pas su dire à ces princes et à ces populations, déjà irrités des procédés cavaliers de M. de Bismark, comment elle comprenait la réorganisation de l’Allemagne. Elle n’avait rien fait pour intéresser le sentiment national allemand aux succès de l’armée de Benedek, et à l’intérieur elle avait étouffé l’esprit public en suspendant l’action du reichsrath. Nul n’était préparé à cette guerre si déplorable et si déplorée même en Allemagne. Le mieux était de la terminer au plus tôt, car on ne pouvait pas penser à provoquer de ces réveils de patriotisme, de ces explosions vigoureuses de haine qui vengent une défaite. Il n’y fallait pas songer, parce qu’on eût risqué de jeter les Slaves dans une voie politique conduisant tout droit à l’abaissement des Allemands de la monarchie autrichienne. Trop faibles désormais pour imposer à l’Autriche la forme d’un état centralisé qu’ils avaient un instant rêvée, les députés allemands du reichsrath réunis à Aussee se résignèrent à abandonner leur ancien projet de contraindre les Magyars à figurer dans une assemblée politique à Vienne. Les objections qu’on avait élevées contre l’existence de la Hongrie comme état indépendant de la monarchie autrichienne tombèrent, et on fut d’avis d’accepter le rétablissement de la constitution, hongroise, à la condition que la diète de Pesth prendrait équitablement sa part des charges générales de la monarchie. C’était une alliance qu’on demandait au lieu d’exiger une incorporation. On a vu comment l’idée avait été accueillie à Pesth lors de la discussion du projet de loi sur les affaires communes. L’accord vient d’être définitivement scellé par les deux délégations réunies à Vienne pour fixer la quote-part de la Hongrie et des pays cisleithans dans les dépenses générales ; mais, pour arriver à ces résultats qu’on entrevoyait à Aussee, il fallait une discussion libre. Les Allemands en avaient le naturel pressentiment, et ils demandaient le développement des promesses libérales contenues dans les diplômes d’octobre 1860 et de février 1861, afin de prévenir par un contrôle sérieux de l’opinion publique les écarts d’une politique trop personnelle, afin d’assurer au reichsrath, du moins dans les pays cisleithans, une action constante et régulière sur la marche des affaires intérieures. Les Allemands comprenaient bien qu’au sein de cette assemblée le premier rôle serait pour eux, non pas qu’ils y fussent les plus nombreux, mais à cause de leur incontestable supériorité intellectuelle. C’est en effet une loi nécessaire de toutes les sociétés. Si parmi les groupes dont elles se composent il s’en trouve un qui comprenne un plus grand nombre d’hommes propres aux affaires publiques, c’est à celui-là, quoi qu’on fasse, que reviendra l’action prépondérante dans le gouvernement.

Ainsi, en vertu de leur choix libre et raisonné, les Allemands de l’Autriche renonçaient à être maintenus dans la confédération des peuples allemands, d’où la violence les avait exclus. Ils repoussaient le pangermanisme par la crainte de jeter les Slaves dans les voies du panslavisme, c’est-à-dire de la Russie. Toutefois ils mettent à ce renoncement une condition singulièrement propre à affermir la paix. Ils entendent que les forces militaires de l’Autriche ne puissent jamais être tournées contre le reste de l’Allemagne. D’ailleurs ils sont très tentés de reprendre le rôle que leur assignent leurs philosophes, leurs poètes et leurs romanciers, celui de moniteurs des populations arriérées qui vivent au milieu d’eux. Pour y réussir, les Allemands ont à échapper au même écueil que les Magyars. Il leur faut quitter cet esprit exclusif qui leur a fait plus d’une fois repousser les demandes légitimes des Slaves autrichiens. Ils ont à se débarrasser d’un certain pédantisme administratif peu propre à la bonne expédition des affaires, et qui parfois leur fait porter, à la tribune au sein des commissions, dans le texte des lois, un luxe de formalités tout bureaucratique, tendance regrettable dans un état qui n’a pas un instant à perdre, s’il veut se mettre au niveau politique des autres états de l’Europe. Au demeurant toutefois, les Allemands de l’Autriche sont si bien doués qu’à la première session du reichsrath en 1860 il s’est tout de suite trouvé une demi-douzaine d’hommes capables de faire honneur à des nations vieillies dans la pratique des institutions libres. Citons en tête le prince Auersperg, d’une grande famille de Bohême et président probable du conseil dans le ministère cisleithan qui va se former, le savant criminaliste M. Herbst, M. Giskra, le hardi bourgmestre de Brünn pendant l’occupation prussienne, M. de Kaiserfeld, le premier qui ait élevé la voix parmi ses compatriotes allemands du reichsrath pour réclamer les droits de la Hongrie comme nation libre, MM. Hasner, Brinz, Lasser, formés à l’école du barreau ou de l’administration, hommes de mérite auxquels n’a manqué jusqu’ici que l’expérience des grandes assemblées. Ces députés, qui ont formé la réunion d’Aussee pendant l’automne de 1866, n’avaient cessé depuis un an d’attaquer la politique de tâtonnemens du ministère Mensdorff-Belcredi. Vis-à-vis des autres populations de l’empire d’Autriche, leur situation est devenue meilleure qu’elle ne l’était avant Sadowa. Presque tous jouaient alors un rôle dans la crise germanique. Ils parlaient un langage qui faisait dire d’eux : « Vous êtes Allemands avant d’être Autrichiens. » On tirait à Prague, à Laibach et à Lemberg de très fâcheuses conséquences de leur rôle ambigu entre Vienne et Francfort, et on leur reprochait de vouloir faire disparaître la personnalité de l’Autriche derrière la personnalité de l’Allemagne. S’il y a eu en effet des velléités de ce genre, elles ont été à jamais condamnées par le programme d’Aussee, elles ont disparu depuis que M. de Beust est à la tête des affaires. On en acquit la preuve à la première session du reichsrath. Au mois de mars, M. de Bismark, après avoir fait voter les principaux articles de la constitution unitaire et militaire de l’Allemagne du nord, publia les traités d’alliance offensive et défensive qu’il avait signés avec les états du midi. Aucune voix ne s’éleva en Autriche pour demander que le cabinet de Berlin fût rappelé à la scrupuleuse observation de la paix de Prague ; personne ne réclama en faveur du principe de la séparation des deux Allemagnes.

Malheureusement tout le monde en Autriche n’a pas compris de même ce besoin d’union après un grand désastre. C’était assez que la conduite de M. de Beust rencontrât l’approbation des députés allemands de la Bohême, pour qu’aussitôt les Tchèques marquassent leur opposition. La seule annonce de la remise en vigueur de la constitution de février 1861, peu favorable, il est vrai, à l’action des diètes provinciales, avait aussitôt réveillé toute l’ardeur des polémiques tchèques en faveur des droits de la couronne de Bohême, et l’histoire à la main MM. Rieger, Palaçky, Brauner, se tenaient sur la brèche, réclamant l’observation des privilèges et franchises du royaume de saint Wenceslas. Cette ardeur des Tchèques à ressusciter de vieilles chartes ne peut s’expliquer que chez un peuple sorti en plein XIXe siècle seulement d’une longue oppression sociale et politique, un peuple encore armé de tous ses ressentimens des siècles passés.

Les Tchèques sont de tous les Slaves de l’Autriche les plus nombreux, les plus cultivés, ceux qui peuvent fournir le passé le plus glorieux. Ils occupent sur le territoire autrichien une bande de terrain d’environ 560 kilomètres de longueur sur une largeur moyenne de 140 kilomètres. Au nord et à l’est, ils vont presque jusqu’au pied des montagnes qui séparent la Bohême de la Saxe et de la Silésie. En Moravie, ils confinent à leurs congénères les Slovaques dans la direction de Presbourg et de la vallée de la Waag, Ils forment un groupe de 5 millions en contact presque dans chaque district avec l’élément allemand, qui en Bohême et en Moravie compte 2,300,000 habitans. Grâce à l’heureuse union qui avait subsisté entre ces deux élémens, la Bohême a été de bonne heure un des plus riches pays d’Europe. Indépendante de 963 à 1276 sous les rois qui se succédèrent de Svatopluk à Ottokar II, elle eut des princes indigènes dont les exploits sur la Drave et la Vistule ont laissé de grands souvenirs parmi ses populations, et lorsqu’elle échut à Rodolphe de Habsbourg, elle fut libre et policée au point d’être un objet d’envie pour les contrées voisines. L’empereur Charles IV avait fondé à Prague une université slave où les élèves affluèrent de tous les points de l’Europe. Des architectes bohèmes s’étaient formés, qui édifièrent sur la Moldau une des villes les plus remarquables du continent. Les premiers germes de division entre les Allemands et les Slaves datent de Jean Huss. En 1409, au moment où celui-ci fut nommé recteur de l’université de Prague, 20,000 étudians allemands retournèrent dans leur patrie avec leurs professeurs, et y fondèrent les universités de Leipzig, de Rostock, d’Ingolstadt. Les Tchèques, très engagés dans le mouvement hussite, prirent les armes après la mort violente du réformateur, et commencèrent contre les Allemands la lutte sanglante que termina la bataille de la Montagne-Blanche, ce suprême effort de l’indépendance bohème. Le royaume de saint Wenceslas disparut après cette journée ; devenu simple fief de l’empire d’Allemagne, il fut fort éprouvé par la guerre de trente ans, et en sortit épuisé. A la paix de Westphalie, les savans, les lettrés et un quart de la population avaient disparu. De pareilles épreuves marquèrent la décadence simultanée des Slaves et des Allemands de Bohême. Les classes gouvernantes étaient presque inaccessibles au progrès du reste de l’Allemagne et entièrement indifférentes au sort des masses, où se perpétuait le culte de la langue et des traditions nationales. L’apathie des chefs, le manque d’industrie et de commerce chez les sujets, l’absence de toute immigration qui en était la conséquence, firent échapper la Bohême à la germanisation. L’élément slave était en train de disparaître en Silésie et en Prusse, tandis qu’en Bohême il possédait les mêmes territoires que cent soixante années auparavant, ceux qu’il occupe encore aujourd’hui. Au moment où l’empereur Joseph II décrétait que nul ne serait admis dans un collège, s’il n’avait la connaissance de l’allemand, il était déjà trop tard pour essayer de germaniser la Bohême.

Un grand mouvement littéraire était alors à son aurore en Allemagne, et par contre-coup l’émulation renaissait chez les Tchèques, qui, eux aussi, commençaient à fouiller les monumens du passé. Les guerres de la révolution et de l’empire vinrent retarder, il est vrai, ce développement du mouvement national ; mais en 1820 la Bohême était revenue au culte de ses gloires hussites. On y avait fondé un musée, une académie des sciences, une société pour la diffusion des bons livres en langue tchèque. Ce mouvement ne tarda point à se personnifier dans trois hommes : l’érudit slovaque Saffarik, auteur d’un livre sur les antiquités slaves qui résume tout ce que l’on sait des origines des Slaves, le Morave Kollar, auteur du poème Slavy Decra, peintre expressif des joies et des douleurs de ses compatriotes, enfin M. Palaçky, l’historien de la Bohême, l’interprète des manuscrits nationaux, décoré du surnom de père des Slaves, esprit contemplatif, caractère honorable, mais facile à entraîner, qui est en train de démentir par le trop grand empressement qu’il témoigne à la Russie son mot célèbre de 1848 : « si l’Autriche n’existait pas, il faudrait l’inventer. » Au sein d’un peuple à l’imagination vive, ce mouvement littéraire ne pouvait tarder à devenir politique. Les yeux fixés sur leur ancienne splendeur au moyen âge, les Tchèques se persuadèrent aisément qu’ils avaient une mission à remplir parmi les Slaves de l’empire. Leur opposition aux Allemands prit un caractère très sérieux lorsque Vienne tomba aux mains des révolutionnaires, et lorsque l’empereur Ferdinand souscrivit à l’incorporation de la Bohême au territoire du futur empire germanique. La politique hésitante du cabinet autrichien, qui tantôt encourageait, tantôt réprimait sévèrement les aspirations des Tchèques, l’ingratitude dont il paya le dévouement de ces derniers, dévouement presque égal à celui des Croates, finirent par creuser un abîme entre la race allemande et la race slave. Le désaccord devait éclater dès les premiers mots qu’on prononcerait de part ou d’autre. Lorsqu’en 1861 M. de Schmerling eut imaginé son reichsrath central, la diète provinciale qui se réunit à Prague se sépara nettement en deux fractions. Tous les députés d’origine tchèque protestèrent contre la loi électorale en vertu de laquelle la diète avait été élue. Ils réclamèrent pour la Bohême le self-government, et ne jugèrent à propos de paraître au reichsrath que pour y réclamer l’autonomie de la Bohême et les droits de la couronne de saint Wenceslas. Ils furent résolument appuyés contre M. de Schmerling par les grandeurs déchues de l’époque réactionnaire. Le comte Thun et ses amis voulaient éloigner leurs naïfs compatriotes de Vienne, cette Babylone ouverte désormais aux principes révolutionnaires. Quant au clergé, si puissant encore sur les masses populaires, il crut sincèrement combattre le rationalisme allemand en prêchant une croisade contre l’élément germanique. Il n’y eut pas jusqu’aux érudits ou se disant tels qui, armés de textes plus ou moins authentiques, ne se fissent un devoir d’entretenir l’agitation. Les Allemands de leur côté étaient naturellement partisans du système d’un état central capable de leur assurer protection contre l’ostracisme dont on voulait les frapper. On eût été fort embarrassé de trouver dans cette diète de Prague, comme on les trouvait à Pesth, les élémens d’une administration indépendante et d’un ministère spécial pour le pays qui l’avait élue.

Dans un pareil état des esprits en Bohême, toute concession était une imprudence. Cependant le comte de Belcredi, dont le ministère a été si funeste à l’Autriche, crut habile de flatter les Tchèques pour les opposer aux Allemands, « qui s’égaraient, disait-on, dans un parlementarisme ridicule. » Des paroles propres à exalter les espérances slaves furent insérées dans la patente du 20 septembre 1865, qui suspendait la constitution centraliste du 26 février 1861. On ménagea la presse de Prague, à laquelle M. de Schmerling avait toujours tenu rigueur, et un jour l’empereur, répondant à une adresse, parla de se faire couronner roi de Bohême. En effet, peu de mois après, on alla chercher à Prague la fameuse couronne de saint Wenceslas ; mais ce fut pour la soustraire aux Prussiens, et lorsqu’elle y fut rapportée il y a un mois, il n’était plus question de renouveler à Prague ce qui venait de se passer à Pesth. Après la guerre, voyant l’hésitation de l’empereur François-Joseph à remettre en vigueur la constitution centraliste de février, les Tchèques avaient encore espéré.que leur diète, unie à celle de Moravie, serait seule appelée à vider la question de leurs rapports avec le cabinet viennois, lorsque M. de Beust fut nommé ministre d’état. A peu de temps de là, les élections avaient lieu pour la diète de Prague ni plus ni moins que pour les autres diètes de l’empire, en vertu, de la loi électorale octroyée qui avait servi pour les élections précédentes, et on s’adressait aux députés uniquement pour les inviter à nommer leurs mandataires au reichsrath. Le débat fut d’une incroyable violence. Tous les orateurs tchèques y prirent part, et M. Rieger, le plus éloquent d’entre eux, y exposa très complètement les vues de son parti sur la situation faite à l’état autrichien par les traités de Nicholsbourg et de Prague, ainsi que sur cette autre question qui les résume toutes pour l’Autriche, la question des nationalités. « Notre défaite à Sadowa, dit-il, a fait l’unité allemande. Peu importe le jour où la maison de Hohenzollern ceindra la couronne impériale. Dès à présent nous sommes en présence d’une nation belliqueuse de 40 millions d’habitans, d’un état puissant dont la tendance est de s’étendre et de s’étendre à nos dépens. » M. Rieger démontre ensuite ce que personne ne lui conteste, c’est que la race allemande est à elle seule impuissante pour former une barrière contre les envahissemens de la Russie. Il faut se préparer à la résistance en armant toutes les races de l’Autriche (M. Rieger dit les nationalités), en leur donnant à toutes des droits égaux. Reprenant alors la théorie dite des nationalités historiques, l’orateur cherche à démontrer que l’Autriche la méconnaît en Hongrie en laissant aux Magyars le champ libre pour opprimer les autres races. On la méconnaît également à l’égard de la Turquie, où traditionnellement la politique autrichienne soutient la domination des pachas contre les tentatives d’émancipation des races chrétiennes. « Esprits bornés qui ne savent pas comprendre l’attrait dangereux que des pays voisins peuvent exercer sur les peuples de l’Autriche : ici des Roumains, si proches de la nouvelle principauté fondée à Bucharest par les Hohenzollern, là des Russes ou Ruthènes, frères de langue et de croyance des sujets du tsar ! » Il est visible que M. Rieger exagère les périls afin de faire valoir davantage l’intérêt que peut avoir l’Autriche à se concilier les Tchèques.


« Notre devoir, dit-il, est de nous tenir prêts à la lutte pour maintenir la monarchie autrichienne et notre nationalité au sein de la monarchie. L’intérêt des Magyars et des Polonais est le même que celui des Slaves. Il faut qu’ils forment une étroite alliance pour que l’Autriche subsiste ; mais, pour asseoir cette alliance, il faut renverser le dualisme de la Hongrie et des pays cisleithans. Ce dualisme peut bien se justifier historiquement, mais il perdra l’Autriche, parce qu’il constitue une menace pour les nationalités de l’empire. Comment veut-on que nous, nationalité indépendante, nous acceptions pour loi fondamentale le projet de loi sur les affaires communes préparé par M. Deák à Pesth. On parle de nous l’octroyer. Nous ne voulons rien d’octroyé par les Magyars. Il convient aux gens de Pesth de nous reléguer dans la Cisleithanie. C’est là une situation que nous n’acceptons pas. Nous voyons dans ce dualisme non-seulement une atteinte aux privilèges particuliers des pays de la couronne de saint Wenceslas, mais encore la révélation de tout un programme hostile aux Slaves. On les étouffe entre les Magyars et les Allemands. Eh bien ! eux aussi veulent être entendus. Leur voix est puissante, qu’on y prenne garde, car j’ignore au jour du danger ce que répondront des nationalités froissées dans leurs légitimes aspirations. »


Le chef du parti des jeunes Tchèques, M. Sladkowski, était plus amer encore. « Vous saluez le départ des députés au reichsrath avec joie, disait-il en se tournant du côté des Allemands, attendez-vous à une amère déception à leur retour. » Enfin un autre député va jusqu’à dire que le royaume de Bohême est uni par un lien purement personnel aux autres pays de la monarchie des Habsbourg, et que le droit des nationalités entraîne celui d’avoir une administration tout aussi indépendante de l’Autriche que l’est celle de la Hongrie. C’est une singulière aberration que celle de ces savans qui pensent ainsi pouvoir remonter le cours des siècles et renverser par une simple délibération d’une assemblée la situation acquise par une longue prescription. Quelle comparaison établir entre les Tchèques, ne pouvant produire un droit national qu’au moyen de patientes recherches d’érudition, et les Magyars, ayant constamment traité d’égal à égal, de nation à nation avec l’Autriche depuis la bulle d’or jusqu’en 1848 ?

De pareils discours appelaient une réponse nette du parti allemand. M. Herbst se chargea de la faire, D’accord avec M. Rieger sur les périls qui menacent la monarchie autrichienne, il déclare que ce n’est pas les conjurer que de refuser l’envoi des députés au reichsrath. Discuter la valeur des mots dualisme, fédéralisme, centralisme, cela n’avance pas la question. C’est au fond des choses qu’il faut s’attacher. Les problèmes qui intéressent un état tout entier ne se résolvent pas par des formules. Le dualisme est moins un système qu’un fait qu’on doit accepter, et il n’y a pas à songer à obtenir que les Magyars renoncent au droit qu’ils ont de conserver une législation distincte. Il faut se résigner à la situation faite à la Bohême par le compromis qui est intervenu avec la Hongrie. « Ne pas envoyer de députés au reichsrath, ajoute M. Herbst, ce serait proclamer à la face de l’Europe que les peuples de l’Autriche se laissent aller au désespoir et qu’ils repoussent le moyen qui s’offre à eux de régler leurs propres affaires. Parce que nous aurons voté dans ce sens, nous n’aurons rien aliéné de l’autonomie pour laquelle la Bohême possède des titres sérieux, car on ne nous demande aucun abandon des droits souverains de la diète sur les affaires du royaume de Bohême. »

Malgré les efforts de M. Herbst, la théorie de M. Rieger trouva faveur auprès de la majorité de la diète, et l’on rejeta les propositions du gouvernement. Celui-ci frappa un grand coup. La diète de Prague fut dissoute. M. de Beust lui-même descendit dans l’arène électorale, et décida le prince Auersperg à user de son influence pour empêcher l’élection des grands propriétaires fonciers qui faisaient cause commune avec les Tchèques. La seconde diète de Prague présenta une majorité favorable à la politique ministérielle, et elle choisit ses représentans au reichsrath. Les Tchèques s’abstinrent de prendre part aux délibérations où furent désignés les députés envoyés à Vienne, et leur orgueil blessé conçut le projet du voyage de Moscou. M. Klaczko a cité ici même quelques-uns des discours dits en langue allemande à ces agapes de la fraternité panslaviste. Je ne veux relever qu’un seul passage d’un de ceux qu’a prononcés M. Rieger. « Tous les peuples manifestent successivement leur grandeur sur la scène du monde. Aujourd’hui c’est le tour des Slaves. C’est à vous de prendre la première place dans ce travail de résurrection, à vous frères de Russie, nation colossale, qui avez amené la catastrophe napoléonienne lorsque toute l’Europe se ruait sur vous. C’est à vous maintenant de prendre l’offensive et de délivrer les Slaves du sud du joug ottoman. Que la Russie accomplisse sa mission. Tous les Slaves s’inclineront devant elle. Vive la Russie ! »

Tels sont les hommes qui prétendent tracer les voies de la politique autrichienne et qui se plaignent de n’avoir pas été consultés au lendemain de Sadowa ! A coup sûr on pourrait crier à l’injustice, si les Allemands prenaient occasion de pareils discours pour opprimer les Slaves ; mais on comprend qu’ils n’aient nulle envie après cela de renoncer à la gestion des intérêts de politique générale communs aux deux grandes races de l’empire. La seule présence des Slaves d’Autriche à Moscou est un indice certain qu’ils relèguent au second, plan leur nationalité autrichienne lorsqu’il s’agit de témoigner de leurs rancunes à l’égard des Allemands. Ils réclament l’autonomie bien moins pour le bienfait de former une société libre que pour assurer le triomphe de leur langue, de leurs institutions sur la langue et les institutions des Allemands. Déplorable conflit, où les mots de nationalité et de liberté sont détournés à chaque instant de leur sens naturel ! La nationalité slave en est venue pour beaucoup de gens à signifier le succès de la langue russe comme idiome de tous les Slaves depuis la Save jusqu’à la Mer-Blanche, des sources de l’Elbe à la Caspienne. Cette théorie a des avocats parmi les écrivains de la Gazette de Moscou, à Prague et à Agram. En 1848, on rêvait une Autriche centre des nationalités slaves ; aujourd’hui on parle de l’agrégation de toutes les races slaves à l’empire du tsar, et M. Barschew s’écrie à Moscou, aux applaudissemens de ses hôtes autrichiens : « Unissons-nous pour former un tout compacte, et le nom de ce grand peuple sera géant. » Quant au mot de liberté de la couronne de Bohême, on en a expliqué le sens dans la fête donnée le 28 septembre dernier à l’occasion du cinquantième anniversaire de la découverte d’un manuscrit slave. Il signifie que les Tchèques imposeront leur langue aux Allemands et dirigeront seuls les destinées du royaume de Bohême. « Et ce sont ces hommes, disait, récemment M. de Beust, qui ont sans cessera la bouche les mots de loyauté et de fidélité, qui voudraient voir le souverain se faire couronner sur les lieux mêmes où l’écho retentit encore des sons de l’hymne national russe ! »

Après l’opposition des Tchèques, l’opposition des Ruthènes est la plus dangereuse pour la paix intérieure de l’empire. Dans toute la Galicie orientale, la propagande russe a eu beau jeu par les perpétuels viremens de la politique du cabinet de Vienne à l’égard du clergé grec ou grec uni, qui est tout pour ces populations incultes. Ici d’ailleurs la Russie, outre la communauté de race, ne manque pas de se prévaloir du voisinage et de la similitude de la religion et du langage. Les séminaires russes sont ouverts au clergé ruthène. La jeunesse peut se faire instruire gratuitement à Pétersbourg et à Moscou, sans compter qu’on dispose de réserves inépuisables d’images et d’ornemens d’église, de grammaires et de catéchismes moscovites. Chaque acte d’intolérance des Polonais ou du gouvernement central à l’égard des Ruthènes fraie ainsi la voie à des centaines, d’émissaires russes, et il faut une excessive prudence aux Polonais de la Galicie pour se tenir en garde contre les attaques du grossier fanatisme de leurs voisins, auxquels ils auront bien de la peine à pardonner leurs sympathies ouvertes pour les Russes pendant la dernière insurrection de Pologne. Il y a moins à redouter des Slovènes, ou Illyriens, parmi lesquels le mouvement n’a encore jamais pris de proportions dangereuses pour l’état autrichien. On récite à Laibach la leçon qui se dit à Prague. On se coiffe et on s’habille à la slave, les érudits exhument quelques chartes anciennes, mais, comme les Slovènes au bout de tout cela ont bien voulu envoyer des députés au reichsrath, comme ils se bornent à réclamer des encouragemens pour leur langue, il n’y a rien qui présente un péril sérieux. La propagande panslaviste n’a presque pas pénétré dans ces régions du sud de l’empire.

Viennent enfin les Polonais, décidés à rester étrangers à toutes les imaginations des autres Slaves, et dont aucun n’a visité l’exposition ethnographique de Moscou. Leur indignation s’est traduite en termes véhémens lorsque cette singulière idée a été lancée, dans le monde slave par la presse tchèque. « Nos voisins de Bohême, disaient-ils, se complaisent dans la recherche des affinités physiologiques, ne cherchons pour notre part que les affinités morales. On nous annonce de Prague que les autres Slaves vont à Moscou pour élever la voix en notre faveur ; mais qui leur a conféré le droit d’insulter à notre défaite et de porter la main sur notre dernier bien, notre honneur ? Tout nous sépare de ceux, qui vont à Moscou en passant par-dessus le cadavre de la Pologne. » Les Polonais sont franchement ralliés à la politique de M. de Beust, et ils paraissent comprendre qu’il ne serait pas aujourd’hui possible de rétablir le royaume de Sobieski. Un des leurs, M. Ziemalkowski, est vice-président du reichsrath de Vienne. Ils se réjouissent du rétablissement de la confiance entre les Magyars et l’Autriche. Ils acceptent nettement la situation de sujets de l’empire, et ne demandent rien qu’on ne puisse aisément leur concéder en fait d’autonomie provinciale.

Au milieu des élémens de dissolution qui menacent la monarchie et des périls extérieurs, qu’il ne faut jamais perdre de vue, les ministres autrichiens ont compris que l’église catholique pouvait leur apporter un précieux concours, car partout où la Russie met la main, elle attaque le germanisme et le catholicisme. Toutes les armes de la foi et du patriotisme sont nécessaires pour arrêter les progrès simultanés de l’église grecque et de la propagande panslaviste en Galicie, en Transylvanie et en Croatie. Aussi faut-il considérer comme un malheur que la question du concordat ait surgi en un pareil moment, et que tant de bruit se fasse autour de cet acte trop fameux de la période réactionnaire. Les catholiques et les hommes qui tentent en ce moment la régénération de l’Autriche déplorent également ce concordat, aussi peu approprié à l’esprit des grandes sociétés modernes qu’aux anciennes traditions de l’Autriche en matière religieuse. La cour de Rome y avait cherché une revanche des lois joséphistes, qui plaçaient le clergé de l’empire sur le pied d’une indépendance presque absolue du saint-siège. Aussi pose-t-il d’abord le principe d’une entière liberté de communication entre Rome et le clergé ou les catholiques. Malheureusement il ne s’arrête pas là et tranche dans le vif toutes les questions qui partout ailleurs ont donné lieu à de longs débats entre l’église et les pouvoirs publics. L’église a le droit de posséder indéfiniment des biens sans être tenue à demander l’autorisation de l’état. L’impôt de la dîme est maintenu partout où il n’a pas été légalement aboli avant le 14 août 1855. Les évêques exercent un contrôle supérieur sur tous les établissemens d’instruction, et peuvent censurer publiquement les actions et les livres. Enfin, le mariage étant considéré comme un fait purement religieux, tous les actes concernant l’état des personnes de la foi catholique sont du ressort des tribunaux ecclésiastiques. On se figure facilement les causes de conflit contenues dans une pareille législation. Aussi le clergé n’a usé jusqu’ici de ces privilèges qu’avec une grande circonspection. Néanmoins quelques incidens fâcheux ont suffi pour provoquer des luttes dans lesquelles l’église catholique a perdu beaucoup de son prestige. La cour de Rome ne peut pas penser à faire accepter par des pays libres un acte qu’elle avait obtenu d’un souverain absolu. De toutes parts on lui signale l’action regrettable de certaines clauses du concordat au point de vue même des intérêts religieux. Elle se montrerait donc à la fois habile et équitable en abandonnant, des positions privilégiées que l’opinion publique en Autriche ne lui permettrait pas de conserver pendant bien longtemps. De leur côté, les députés de la majorité du reichsrath, saisis en ce moment des questions confessionnelles, ont intérêt à ne pas pousser le gouvernement dans les voies d’un conflit avec Rome. Il importe avant tout qu’ils acceptent les lois fondamentales qui leur sont soumises et le compromis financier sur le partage de la dette et des charges publiques entre les deux groupes de la monarchie, tel qu’il vient d’être arrêté à Vienne entre leurs délégués et ceux de la Hongrie.

Ce qui sollicite d’une manière tout aussi pressante leur zèle patriotique, c’est la situation économique de l’Autriche. Chacun peut consulter à la première page des statistiques autrichiennes le bilan financier des fautes que le cabinet de Vienne a successivement commises en Italie, en Allemagne et à l’intérieur de la monarchie. Cela s’est traduit par d’énormes emprunts qui ont absorbé une grande portion de l’épargne du pays, par la pauvreté des populations rurales, par de continuelles levées d’hommes. Il reste de ce passé une sorte d’insouciance au sujet des déficits chroniques qui soldent depuis quarante ans tous les budgets de l’empire. C’est beaucoup que M. de Beust ait la confiance de son souverain et cette heureuse dose d’optimisme nécessaire à l’homme qui assume une tâche aussi lourde que la sienne ; c’est beaucoup que l’accord soit scellé entre la Hongrie, rendue à ses institutions libres, et toute la portion intelligente de la partie occidentale de l’empire. C’est beaucoup, mais ce n’est pas tout ; les ministres des finances le savent bien, eux qui ont encore à trouver 50 millions afin de parfaire en 1868 la différence entre les recettes et les dépenses ordinaires du budget. Pour réussir à fermer la plaie des déficits permanens, il ne suffit pas de succès oratoires et d’enthousiasmes de presse, il faut la confiance et la paix. La confiance paraît renaître, et l’on sait gré à l’empereur François-Joseph, dans toute l’Autriche et presque dans toute l’Europe, de l’application qu’il porte à l’œuvre de la régénération de ce malheureux empire. Quant à la paix, il peut dépendre de l’Autriche de l’assurer, si elle sait accepter comme un rôle longtemps encore nécessaire une attitude de neutralité dans tous les débats qui pourraient surgir en Europe de susceptibilités nationales mal comprises ou de l’amour-propre des cabinets maladroitement engagé. Ce sont heureusement ces dispositions qu’on rencontre chez les hommes d’état magyars et autrichiens. Sur la question d’Orient, qui est posée à toute heure, que la diplomatie consente ou non à s’en occuper, ils n’ont aucune hésitation. Ils ne souhaitent pas la mort du malade de Constantinople, et ils pensent que ce serait mal servir la cause des chrétiens d’Orient que de les précipiter dans les révolutions et les guerres dont la chute de l’empire ottoman serait nécessairement suivie. Ils ne sont pas indifférens au sort des Serbes, des Bosniaques et des Bulgares ; mais, au lieu de les encourager à des révoltes inutiles tant que l’Occident refuse de les y secourir, les conseillers de l’empereur François-Joseph pensent qu’on sert mieux leurs intérêts en obtenant successivement de la Porte de nouvelles garanties d’autonomie ou de bon gouvernement. On a dit à la diète de Pesth à propos de l’évacuation par les Turcs de la forteresse de Belgrade : « C’est un premier succès sur le fanatisme ottoman. Travaillons maintenant à obtenir un gouverneur chrétien pour la Bosnie. Formons une nationalité dans ces provinces en les envahissant pacifiquement. Mettons-les en communication par notre frontière avec l’Europe civilisée. » Comme empereur d’Autriche et comme roi de Hongrie, François-Joseph doit favoriser ce développement pacifique des races chrétiennes de l’Orient. « C’est son intérêt et c’est son devoir, » pour employer les paroles du comte Andrassy. L’éminent homme d’état, réprimant l’ardeur fougueuse de ses compatriotes, comprenait parfaitement qu’il y a là une œuvre sociale qui ne réussit pas par l’effort d’un jour, mais qui veut l’application de plusieurs générations. L’élément turc meurt de lui-même : plutôt que de se préparer à la lutte autour de son cadavre, l’Europe civilisée a pour mission de former ceux qui recueilleront sa succession. Le salut de l’Autriche et le repos de la Turquie d’Europe sont au prix de cette politique d’émancipation progressive proclamée en 1866 au congrès de Paris et déjà heureusement appliquée en Roumanie et en Serbie.

Sur la question allemande telle qu’elle se pose aujourd’hui, il règne la plus heureuse concordance entre les vues du comte Andrassy et celles de M. de Beust. L’empire d’Autriche doit accepter le développement de l’unité allemande, et, sans accepter de fait aucune alliance offensive ou même défensive qui risquerait de le lier aux témérités de M. de Bismark, il doit vivre avec ses anciens confédérés en état perpétuel d’alliance morale. Le rôle de l’Autriche et de former la grande chaîne entre l’Allemagne et l’Orient. Si elle se comprend ainsi, elle constitue en Europe cette grande puissance défensive qui manquait à l’équilibre depuis la dissolution de la confédération germanique. Elle se trouve aujourd’hui n’avoir plus aucun intérêt contraire à la Prusse ou du moins à l’Allemagne libérale, et l’Allemagne de son côté n’a aucun intérêt contraire à l’Autriche. Ce n’est pas à la monarchie des Hohenzollern, devenue puissance exclusivement allemande, qu’il peut convenir de tenter l’absorption de la Bohême, où son système, nécessairement centralisateur, aurait à compter avec les résistances des Tchèques, et d’autre part l’Autriche n’a plus d’intérêt à faire mouvoir les ressorts au moyen desquels elle soutenait autrefois son action en Allemagne, car, à suivre encore une politique trop germanique, elle ne manquerait pas d’éveiller les susceptibilités des races diverses qui la peuplent, comme cela est arrivé de 1850 à 1866. La Prusse et l’Autriche ont donc en résumé leur sphère d’action et leur mission historique très nettement définies. La Prusse doit être la grande puissance germanique ; l’Autriche doit être une vaste fédération de peuples guidée par le génie magyar et le génie allemand. Les populations slaves, entrées aujourd’hui en possession d’une large autonomie provinciale et d’un contrôle puissant sur la politique générale de l’état, tiennent entre leurs mains les élémens essentiels de leur développement. Il faut qu’elles soient ralliées à leur patrie vraie, l’Autriche, par l’attrait des mœurs publiques et par le prestige des succès qu’obtient toujours un bon gouvernement. Soustraites, par cette vue plus nette de leurs véritables intérêts, aux influences de la Russie, elles permettraient à l’Autriche de s’étendre lentement et par une pente naturelle vers le Danube et la Mer-Noire.

La nouvelle Allemagne comprend d’ailleurs qu’une nouvelle guerre entre l’Autriche et elle ne profiterait qu’à la Russie. La Prusse y gagnerait à peine de dominer encore sur 8 millions d’Allemands dispersés de l’Elbe à l’Adriatique, et la Russie aurait en retour ces vastes territoires slaves où elle cherche à planter pour l’avenir les jalons de sa domination. L’instinct de la race moscovite a vite saisi que l’alliance intime entre l’Allemagne unitaire et l’Autriche régénérée devait marquer un temps d’arrêt à sa marche vers l’Europe, et comme elle n’a pu ou voulu empêcher l’unité allemande, elle travaille aujourd’hui avec un redoublement d’énergie à empêcher l’Autriche de se relever de sa défaite. Ce ne sont pas les nationalités qui sont en cause ici, c’est le fanatisme de la race. Puissent les hommes d’état autrichiens réussir à détourner cette invasion du panslavisme et les dangers dont il menace notre civilisation occidentale !


L. BULOZ.

  1. La Leitha est une rivière qui sépare la Basse-Autriche de la Hongrie.