L'Eglise française après quinze ans de séparation/01

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Georges d’Avenel
L'Eglise française après quinze ans de séparation
Revue des Deux Mondes7e période, tome 64 (p. 820-847).
L’ÉGLISE FRANÇAISE
APRÈS QUINZE ANS DE SÉPARATION

I
LE CLERGÉ

Qu’est-il advenu de l’Église en France depuis qu’elle est séparée de l’État ? A-t-elle souffert ou profité du nouveau régime ? A-t-elle trouvé de quoi vivre ? A-t-elle recruté des ministres et conservé ses fidèles ? Est-elle en déclin ou en progrès, et qu’augurer, pour l’avenir du catholicisme dans notre république, de l’histoire religieuse des quinze dernières années ?

J’ai tenté, pour répondre à ces questions, de pénétrer les âmes de nos concitoyens, en faisant pour ainsi dire la statistique de leurs croyances et le bilan de leur piété. Cette enquête, sur la vie spirituelle de la France, s’est étendue à soixante-seize départements ; j’en offre ici les résultats à ceux qu’intéresse le mouvement des idées, au moment où notre gouvernement vient de renouer, sur le terrain politique, ses relations avec le Vatican.


I

En un pays démocratique comme le nôtre, où la majorité régnante et gouvernante est proprement ce qu’on nomme « l’Etat, » la répudiation par cet « État » d’une Eglise qui, dur ; mt quinze siècles, avait fait corps avec la machine officielle, semblerait, si on ne savait combien de causes vicient les résultats du suffrage universel, révéler, à tout le moins, l’antipathie du plus grand nombre pour cet organisme religieux. Je dis antipathie et non point indifférence. L’indifférence n’est point querelleuse ; ce n’est pas sur une matière indifférente à la population que l’on peut susciter et entretenir une agitation durable. Pendant les trente années qui ont précédé le divorce final, furent prises une série de mesures ayant toutes pour but d’opérer la scission entre l’ « Evangile » et le « Code, » entre la foi et la loi, entre le fidèle et le citoyen. L’électeur n’était-il donc plus croyant ? Et depuis quand ne l’était-il plus ?

Catholiques, jusqu’à quel point les Français l’étaient-ils hier ? L’histoire religieuse du siècle dernier nous l’apprend. Jusqu’à quel point ne le sont-ils plus aujourd’hui ? L’histoire religieuse des quinze années écoulées depuis la séparation nous l’apprendra. La religion va-t-elle peu à peu disparaître ? Va-t-elle simplement se transformer dans ses ouailles, dans son clergé, dans son gouvernement supérieur, dans son mode de pénétration, dans ses modalités accessoires ? En quoi consistera cette transformation et comment peut-elle s’accomplir ? Il y a bien des manières d’être ou de n’être pas chrétien et nous verrons jusqu’à quel degré les Français actuels le sont, ou ne le sont pas.

On a pu constater qu’au rebours de ce que pensent nombre d’amis de la religion, les Français de 1876, bien qu’élevés tous « chrétiennement, » élisaient des députés qui nourrissaient à l’égard de l’Église des sentiments d’une neutralité plus hostile que bienveillante. Or, trente ans plus tard, la séparation permit de constater que les Français de 1906 étaient beaucoup plus attachés au christianisme que les zélateurs d’irréligion ne se l’étaient figuré et ne voulaient le faire croire.

Sous l’ancien régime, au temps où l’on évaluait dans les statistiques la population rurale d’après le nombre des communiants à Pâques, s’abstenir de cette communion était déjà une déclaration ouverte de « libertinage, » ainsi qu’on nommait au XVIIe siècle ce que nous appelons « libre pensée. » Il y a vingt ans, sous le règne de tel ministre où les fonctionnaires, convaincus d’aller à la messe « avec un livre, » étaient fort mal notés, la simple assistance à cet office du dimanche constituait une audacieuse dévotion. C’est dire que les pratiques religieuses n’ont pas la même valeur indicative à toutes les époques pour nous renseigner sur le for intérieur des consciences ; la routine et l’ambiance, la mode si l’on veut, y ont toujours eu grande part.

Le cardinal archevêque de Lyon, fort bien accueilli dans une bourgade qui passait pour antireligieuse, se hasarde à demander au maire pourquoi l’on ne va pas à la messe dans sa commune ; il reçoit cette réponse pleine de philosophie : « Votre Eminence, on n’y va pas parce qu’on n’y va pas ; si on y allait, on irait. » N’est-ce pas au XVIe siècle l’idée de Montaigne lorsqu’il écrivait : « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes Périgourdins ou Allemands ; nous nous sommes rencontrés au pays où cette religion était en usage ? » L’ « usage, » en effet, était d’être chrétien, ou du moins de vivre comme si on l’était, en accomplissant plus ou moins les rites du christianisme, comme l’on parlait une certaine langue et que l’on portait un certain habit. Mais jusqu’à quel point l’Evangile était-il demeuré la règle supérieure de vie pour la masse des fidèles ? Jusqu’à quel point adoraient-ils le Père « en esprit et en vérité ? »

Pour apprécier ce que l’on a perdu, il faudrait faire l’inventaire de ce que l’on a possédé, afin d’évaluer l’importance des pertes. Si nous remontons aux premiers siècles de l’Eglise et même aux temps apostoliques, ne voyons-nous pas, dès le début, au sein du troupeau de l’âge héroïque, des tièdes, des révoltés, des hérétiques, des ignorants et des imposteurs ? Dès que la religion devint loi de l’Etat, puissance publique, tout ce que lui amena de fidèles le panurgisme, l’obligation policière, tout cela peut-il compter pour de vrais chrétiens ? On voit bien comment ils se comportent, en majorité, brebis et même pasteurs. Les vrais chrétiens sont les saints, ils sont rares.

Peut-on dire que le Christ ait été aimé, que sa parole ait été crue, comprise et pratiquée par l’universalité des individus qui portaient le nom de « chrétiens, » lesquels auraient tout à coup rejeté en bloc cet amour, cette croyance et ces enseignements ? Ne peut-on pas dire au contraire qu’une partie de cette foule admettait par routine et sans réflexion des dogmes traditionnels, qu’elle conformait fort peu sa vie à sa foi, et que sa foi elle-même avait des fondements très peu solides dans sa raison, — puisqu’il a suffi des réflexions d’un petit nombre d’esprits qui ont osé mettre en écrit leurs doutes ou leur incrédulité, pour que la foi de beaucoup d’hommes qui passaient pour chrétiens et que l’on nommait tels, chavirât en quelques années, et s’évanouît souvent sans lutte, comme un brouillard du matin qui se dissipe et disparait devant un rayon de soleil ?

Est-ce leur foi d’hier qui n’était pas solide ? Leur incrédulité d’aujourd’hui est-elle plus solide ? N’est-il pas vrai que beaucoup devaient penser ce que quelques-uns ont imprimé, avant que cela ne fût imprimé, et que la foule, qui ne pensait rien du tout, continue à ne pas penser davantage ? Le monde civilisé a-t-il cessé d’être chrétien ? Ne peut-on pas plutôt se demander s’il l’a jamais été dans son ensemble ?

Supposez des chrétiens véritables ; les attaques, les insinuations, les doutes, n’ont pas de prise sur eux. Bossuet n’aurait pas converti Voltaire, mais Voltaire n’aurait pas endoctriné Bossuet.

« Mais, diront les admirateurs systématiques du passé, cette religion de routine et d’écorce, c’est tout ce que l’on peut attendre de la multitude ; tout ignorante que vous la supposiez, c’était en soi une chose bonne ; vous ne prétendez pas que tous les chrétiens soient des mystiques ou des docteurs et, à raffiner ainsi sur la qualité, vous n’allez plus en trouver que quelques milliers sur le sol français. Si cette pieuse armature ne suffisait pas, n’était-ce pas quelque chose et un catholique ne doit-il pas la regretter ? » Je veux bien l’admettre ; mais le fait est qu’une masse a quitté l’Eglise, et que pour la reconquérir et la convertir, l’Eglise ne peut plus compter sur les mêmes concours qui souvent lui avaient été accordés pour la conversion de ses pères. Depuis quinze ou seize cents ans, depuis Constantin jusqu’à Louis XIV, et même jusqu’à Napoléon III, le décret du chef politique avait pu collaborer avec le zèle des missionnaires et les arguments des apologistes.

Au moyen âge, les rois guerriers s’adonnaient à la « conversion » des peuples conquis. C’était une opération rapide et forte en ce temps-là, d’ailleurs peu durable et que l’on recommençait souvent : témoin ces Saxons du temps de Charlemagne qui demandaient le baptême toutes les fois qu’ils éprouvaient le besoin d’avoir une tunique neuve. Ce qui est certain, c’est qu’on ne lèvera plus des « paroissiens » pour le curé, comme on embrigade des conscrits pour le commandant de recrutement, des contribuables pour le percepteur, des justiciables pour le magistrat et des administrés pour le préfet. Et ce qui n’est pas moins certain, ce que la Séparation vient de démontrer de nos jours, que les forces de police, retournées cette fois contre l’Eglise, seront aussi impuissantes à déchristianiser les croyants, que les mêmes forces avaient été incapables au XIXe siècle de catéchiser libres penseurs.

L’école d’Etat elle-même n’y sert de rien ; qui tient l’école ne tient pas l’avenir. Les catholiques, inconsolables d’avoir perdu l’école officielle, ne tarderont pas à constater qu’elle ne procure pas non plus à leurs successeurs l’empire des consciences.


II

La Séparation, dès son début, a trompé tout le monde, ceux qui l’ont faite autant que ceux qui l’ont subie. L’Eglise française en avait grand’peur. C’était pourtant le propre du christianisme d’avoir instauré dans le monde la distinction du spirituel et du temporel ; cette doctrine était sortie tout entière de l’Evangile. Partout avant Jésus-Christ, dans l’antiquité païenne, à Babylone, en Perse, en Egypte, à Rome et, même dans la Judée israélite, à Jérusalem, le Roi était plus ou moins pontife, le grand-prêtre était partie intégrante et supérieure de l’Etat. Tendance si naturelle à l’humanité que, chez la plupart des chrétiens séparés de Rome, les chefs d’Etat ont longtemps été chefs d’Eglise.

Le Christ au contraire avait établi formellement la distinction des deux domaines. Soit qu’il déclare que « son royaume n’est pas de ce monde » ou qu’il ordonne de « rendre à César ce qui appartient à César, » soit qu’il commande à Pierre de « remettre son épée dans le fourreau, » ou qu’il réponde à qui lui demande de s’entremettre dans la division d’un héritage : « Homme, qui m’a établi pour faire vos partages ? » ou encore, qu’à cette suggestion de faire descendre le feu du ciel sur le bourg samaritain qui l’a repoussé, il reprenne Jacques et Jean par cette rude parole : « Vous ne savez à quel esprit vous appartenez ; » partout, en vingt occasions, Jésus sépare à jamais le « Royaume de Dieu » des vues, des ambitions et des contentions terrestres.

Le régime sous lequel il était né, n’avait pas mal réussi au christianisme, puisque ce fut à ses progrès incessants pendant trois siècles, à la multiplication de ses adeptes malgré les persécutions, qu’il dut la force populaire par laquelle il s’imposa au pouvoir. La liberté de conscience que proclama l’empereur Constantin, dans son édit de 313, était un régime analogue à la séparation inaugurée en 1905 ; à cette nuance près qu’au lieu de confisquer les biens de l’Église, pour la punir de n’avoir pas voulu se laisser organiser par la loi civile, comme fit le législateur il y a quinze ans, le pouvoir du IVe siècle débutait par une restitution des propriétés cultuelles ou autres précédemment dérobées.

« Nous avons décidé, disait la circulaire impériale, que non seulement leurs lieux de réunion, mais tous autres biens que les corporations chrétiennes possédaient, si quelques-uns d’entre eux ont été achetés par notre lise ou par qui que ce soit, on les rende aux conventicules chrétiens gratis, et sans chercher des prétextes ou soulever des ambiguïtés. » Une autre liberté octroyée au IVe siècle, non maintenue au XXe siècle, était celle de tester en faveur des églises. Il fut interdit aux juifs, sous peine du feu, de lapider ceux d’entre eux qui se convertiraient au christianisme ; mais le pouvoir demeurait impartial entre les différents cultes : « Nous voulons, disait l’Empereur, que tous aient la même liberté de leurs religions et observances, ainsi que l’exige la paix de notre temps, pour que chacun ait libre faculté d’adorer ce qui lui plaît. »

Seulement, ce régime de neutralité parfaite dura peu : une vingtaine d’années à peine ; après lesquelles l’État romain se mit à proscrire plus ou moins délibérément le paganisme ; les temples restèrent ouverts, mais les fonctionnaires furent dés lors choisis en majeure partie parmi les chrétiens ; à ceux qui étaient païens, il fut défendu de prendre part officiellement aux cérémonies de leur culte, — prohibition que l’on a vu se reproduire, en des temps modernes, contre les chrétiens.

« Puisque l’erreur lamentable résiste encore avec trop de force chez quelques-uns, disait le prince, qu’ils gardent, s’ils le veulent, les temples du mensonge. » Précaire et provisoire fut d’ailleurs cette liberté des païens. Comme l’État avait cessé de faire les frais des sacrifices, les collèges sacrés et les sacerdoces se recrutaient avec difficulté ; puis les prêtres furent dépouillés de leurs traitements et les temples de leurs revenus propres ; il fut interdit d’élever des idoles, de pratiquer la divination et de sacrifier sous peine de mort. Enfin, les temples furent fermés ou démolis et tout exercice de l’ancien culte extirpé à coups de rescrits impériaux.

Bien que l’agonie du paganisme ait duré assez longtemps et qu’en certaines contrées il se soit défendu par la force, ces procédés violents procurèrent des conversions individuelles ou collectives, en grand nombre, mais non pas de la meilleure qualité. Cependant, un monarque chrétien n’est-il pas conduit tout naturellement à faire régner la paix parmi ses frères en Jésus-Christ, à protéger la « vérité » et à combattre l’ « erreur ? » Il provoquera donc des réunions épiscopales, il y siégera comme arbitre et poursuivra par voie de rigueur l’exécution des sentences rendues.

Ainsi naquit, il y a seize cents ans, cet emmêlement du spirituel et du temporel : « théocratie, » au temps où l’Eglise gouverna directement les hommes ; « cléricalisme, » suivant l’expression contemporaine, quand elle se sert de l’Etat pour soutenir ses dogmes et faire observer ses lois. L’idée d’établir, conserver ou favoriser l’unité religieuse par l’Etat, au moyen de la force dont il est dépositaire, n’est pas une idée libérale et, par conséquent, ce n’est pas une idée chrétienne. En effet, le chrétien est par définition le plus libéral de tous les hommes. Il doit travailler par l’exemple et par la parole à propager la foi ; mais pût-il, au prix d’un seul coup de poing, convertir le monde entier, il n’aurait pas le droit de donner ce coup de poing.

Le Dieu tout-puissant qu’il adore s’est plu à respecter la liberté de sa créature ; « la vérité vous fera libres, » a dit le Christ, et l’apôtre saint Jacques écrivait : « Vous serez jugés par la loi de liberté. » Comment le chrétien oserait-il attenter à la liberté de ses frères. Cette liberté, d’où il tire son mérite, est un des plus beaux dogmes que sa religion lui enseigne ; le maintien de ce dogme dans sa pureté faisait encore au XVIIIe siècle, au temps de la querelle janséniste, l’objet de la célèbre bulle Unigenitus.

En fait et historiquement, la conduite de l’Eglise au IVe siècle s’explique. Après trois siècles de persécutions, comment repousser un triomphe temporel, qui sera le règne de Dieu sur la terre ? « Le bien et le mal peuvent-ils être traités de même ? » N’est-il pas juste de récompenser les fidèles et de punir les impies ? N’est-ce point le premier devoir de l’Empereur et, puisqu’il s’offre à le remplir, ne faut-il point le louer de son zèle et l’encourager ? Au reste, point n’en est besoin ; le prince ne souffrirait pas que l’on discutât son droit d’agir ainsi. Personne ne se scandalisa de voir l’État intervenir envers les hérétiques dissidents, comme envers les païens ; on alla très vite jusqu’au massacre. « Ces mesures, dit Eusèbe, eurent pour effet de rallier à l’Eglise un grand nombre de dissidents. » Quand le pouvoir était hérétique ou schismatique, c’est aux catholiques que la police faisait la vie dure, suivant ce précepte législatif qu’il n’y avait qu’une manière d’être chrétien : celle que reconnaissait l’Etat et qu’estampillaient ses proconsuls.


III

Depuis le IVe siècle jusqu’à l’aurore du XIXe, depuis Constantin jusqu’à Napoléon, il y eut très peu de variations dans le régime du mariage de l’Etat avec l’Eglise. Celle-ci, en épousant l’Empire romain, s’était alliée à un malade qui devint bientôt un moribond ; elle le remplaça par des rois barbares qui passèrent avec elle le même contrat. Les dynasties changèrent, les bases de l’union ne changèrent pas ; Louis XIV apprécie les devoirs de l’Eglise vis-à-vis de l’Etat et les droits de l’Etat sur l’Église de la même façon que Philippe le Bel, Charlemagne ou Théodose.

Et Napoléon Ier, là-dessus, pensait comme Louis XIV, en disant que « les affaires religieuses ont toujours été rangées par les différents Codes des nations au nombre des matières qui appartiennent à la haute police de l’Etat. » Il allait même beaucoup plus loin en ajoutant : « qu’il ne voyait pas où placer, entre l’autorité civile et la religieuse, une ligne de séparation dont l’existence n’est qu’une chimère... Il faut une religion au peuple et il faut que cette religion soit dans la main du gouvernement. »

Pour lui le prêtre était un gendarme sacré, en soutane, agent préventif plus efficace que l’agent répressif et assermenté, en bottes fortes ; il entendait les faire marcher tous deux du même pas. Aussi bien, pour mieux assurer le départ des conscrits, avait-il introduit dans le catéchisme la formule suivante : « Nous devons à Napoléon Ier, notre empereur, l’amour, le respect, l’obéissance, la fidélité, le service militaire, les tributs ordonnés pour la défense de l’Empire et de son trône. Car il est celui que Dieu a suscité... » Seulement Napoléon, tout en revendiquant sur l’Eglise les droits traditionnels de la monarchie, n’en acceptait point les charges.

Lorsqu’on écrira, dans cent ans, l’histoire religieuse de notre temps, que l’Eglise et l’Etat auront changé et seront animés d’un esprit tout différent de celui que nous avons vu à la fin du XIXe siècle, on éprouvera quelque difficulté à comprendre nos hostilités contemporaines. Il paraîtra, par exemple, inexplicable qu’ « égalité » et « fraternité » étant d’origine et d’institution purement chrétiennes, en opposition au droit antique et naturel du « surhomme, » le christianisme, qui avait vécu en bonne intelligence avec des gouvernements de toutes sortes, peu conformes à son idéal, ait eu à subir précisément l’hostilité d’un système politique qui semblait appliquer plus qu’aucun autre les principes chrétiens en prônant la fraternité légale et la charité obligatoire.

Pourquoi le régime de parfaite liberté religieuse, qui venait d’être instauré quelques années auparavant par Washington, sur le sol vierge des Etats-Unis, ne s’est-il pas acclimaté dès 1790 dans la France de la Révolution ? On ne peut reprocher au clergé, pris en bloc, d’avoir fait mauvais accueil aux « principes de 1789 ? » La masse des curés à « portion congrue, » ou plutôt incongrue, n’avait pas sous l’ancien régime une situation digne d’envie ; ce furent leurs députés aux Etats-Généraux qui, le jour du serment du Jeu de Paume, fondèrent avec le Tiers-Etat l’Assemblée nationale. Seulement, au contraire de l’Amérique où le Congrès ne s’est jamais occupé de religion, en France, où depuis quinze cents ans la religion était une institution publique, absorbée par l’Etat qu’elle avait pénétré de ses principes, le premier acte de la Constituante, qui croyait avoir laïcisé la société, fut de légiférer sur les matières ecclésiastiques en votant la « Constitution civile du clergé. » Dès lors le prêtre, indigné qu’on prétendit gouverner son église tandis qu’on ne le protégeait plus, se jeta dans la réaction et longtemps y resta.

Lorsqu’après dix ans de proscriptions et d’anathèmes l’Eglise et l’Etat, mariés de nouveau par le Concordat de 1801, reprirent la vie commune, ce fut sous le régime de la séparation de cœurs. En disant du Pape de son temps qu’il fallait « lui baiser les pieds et lui lier les mains, » le cardinal de Richelieu exprimait assez bien les rapports de la religion avec l’ancien régime ; le Roi la dominait et la servait, parce qu’il y croyait et l’aimait. Les gouvernements modernes, de 1801 à 1870, la dominaient peu, n’y croyaient guère et la servaient mal. Pour l’avoir favorisée à l’excès, Charles X la rendit odieuse au peuple ; Louis-Philippe, en la taquinant, lui procura une popularité éphémère, qu’elle perdit en s’alliant au second Empire. Confisquée par une opinion, elle fut entraînée dans la défaite de cette opinion.

Puisqu’il n’y a aucun lien nécessaire entre le catholicisme et les différents types de gouvernements monarchiques, qui se sont succédé chez nous en moins de cent ans ; et puisqu’il devait y avoir au contraire une sympathie de principes entre la démocratie et l’Evangile, il semblerait naturel de voir des catholiques et des libres penseurs, appartenant à tous les partis politiques, disséminés sur tous les bancs de la Chambre, comme l’on voit siéger des libres-échangistes à l’extrême gauche aussi bien qu’à l’extrême droite, et comme il se trouve des dévots et des incrédules parmi les partisans du privilège des bouilleurs de cru.

Seulement, par un sentiment très humain, l’Eglise catholique, après avoir été de temps immémorial seule officielle et honorée, ne se résignait point au partage. Pour elle, la liberté des cultes était comme une dépossession ; leur égalité, qu’elle regardait comme une faveur en Angleterre, qu’elle acceptait en Amérique sans arrière-pensée, lui semblait un outrage en France. Cet attachement au contrat d’union entre l’Eglise et l’Etat persista jusqu’à la fin dans le clergé, sous un gouvernement qui le haïssait ; il subsista dans ce gouvernement lui-même. Qu’importait pourtant au pouvoir de dominer un corps qui n’agissait plus que sur une minorité de citoyens ; minorité si hostile que le pape Léon XIII lui-même n’avait pas réussi à la rallier franchement à la forme républicaine ? Tout en confisquant les biens privément acquis par le moine, l’Etat continuait à payer le salaire promis au curé. Il se lassa enfin de son concordat avec cette compagne mécontente. Il divorça, en gardant la dot.

On crut l’Eglise perdue ; elle était sauvée. Quand elle se plaignait trop fort, au temps où l’Etat était encore uni à elle, il la menaçait, comme du pire traitement qu’elle eût à redouter, de la jeter à la porte, sans le sou, de l’envoyer mendier son budget des cultes. Et cette effroyable perspective faisait trembler les pasteurs et les ouailles. « Un Etat, disait Napoléon ! er, n’a qu’une autorité précaire quand il existe dans son territoire des hommes ayant une grande influence sur les esprits et les consciences, sans que ces hommes lui appartiennent. » C’est là ce qui longtemps avait fait différer la rupture ; elle n’eût pas eu lieu si l’Église n’eût paru décidément sur ses fins ; jamais un gouvernement ami n’aurait concédé cette indépendance. Il fallut, non seulement que le pouvoir civil de 1905 eût peu de sympathie pour le catholicisme, mais surtout qu’il le crût mourant ; il lui infligea la séparation... pour l’achever.

Au village, M. Homais triompha ; son curé, l’abbé Bournisien, se lamenta ; des conséquences désastreuses de la mesure, ni l’un ni l’autre ne doutaient. Ils se trompaient tous deux. L’Evangile débarrassé de ses chaînes, libre, pauvre et seul, apparaissait à notre démocratie du XXe siècle comme il était apparu à Jérusalem, le lendemain de la première Pentecôte, lorsque Pierre, sur les degrés du temple, dénué de toute subvention budgétaire, ouvrit la bouche pour la première fois ; on allait voir de nouveau ce qu’il pouvait faire et s’il avait perdu, avec sa fraîcheur, sa force et sa vertu.

La séparation débuta par une victoire des catholiques et par un échec du pouvoir. Celui de 1905, en dressant l’acte de divorce, avait, comme celui de 1790 à 115 ans de distance, fait lui aussi sa « Constitution civile du clergé. » A ne pas l’accepter, il y avait gros à perdre pour le prêtre ; l’Etat se flattait que des prélats dont il avait pris soin d’éplucher le dossier, avant de leur donner son investiture par l’ « anneau d’améthyste, » ne feraient pas trop la petite bouche pour avaler celte-constitution. Or il se trouva qu’en 1905 le successeur de Pierre, redevenu au temporel, disait-on, simple sujet romain, — comme l’était au premier siècle l’apôtre dont il tient la place, — fut, au spirituel, beaucoup plus puissant que n’avait été le pape-roi de 1790.

« Cette loi française, dit simplement le chef des consciences catholiques, cette loi que viennent de faire le gouvernement et le parlement issus de la volonté nationale, je ne l’accepte pas. Elle ne sera pas appliquée. » Et la puissance majoritaire, le pays légal recula ; il n’osa pas fermer les temples. Il a pris « argent dont il avait les clefs ; il n’a pas touché au culte. Puisque les fidèles ne pliaient pas devant les textes, on s’est résigné à faire plier les textes devant eux. L’opinion publique, l’opinion des masses que l’on croyait indifférentes, imposa cette retraite. C’était pour l’Église, le premier fruit de la liberté et chacun, parmi ceux mêmes qui en ont fait les frais, convient aujourd’hui qu’il n’a pas coûté trop cher.

Dans l’esprit d’un grand nombre qui en voulaient à Dieu d’avoir pour lui les gendarmes, le prêtre, devenu simple citoyen, cessa d’être impopulaire : « Nous ne voulons pas qu’il nous gouverne, avait dit le paysan, mais Nous ne voulons pas qu’on l’embête. » Les luttes religieuses perdirent de leur acuité, puis se démodèrent et l’on s’aperçut que les sectaires seraient incapables de les entretenir seuls, pourvu que les « dévots politiques, » c’est-à-dire les cléricaux, ne s’en chargeassent point.


IV

Ç’avait été une grande illusion de s’imaginer prendre l’Église par la famine. On aurait pu s’en rendre compte par l’exemple de ces congrégations à qui l’État, depuis plus de cent ans, avait coupé les vivres : les couvents qui n’avaient, à l’aurore du XIXe siècle, ni logis, ni sujets, ni ressources, s’étaient rebâtis et repeuplés sans l’aide d’aucun concordat ; si bien qu’on eût pu plaisamment soutenir, il y a vingt-cinq ans, que, parmi les effets de la Révolution française, l’un des principaux avait été la restauration des ordres monastiques. Le curé, au XXe siècle, sera-t-il moins favorisé ? Et d’abord, s’en trouvera-t-il assez pour le service du culte ? Comment s’opérera leur recrutement ? La guerre ayant fait de nombreux vides dans les rangs du jeune clergé, c’est avant le 1er août 1914, qu’il faut rechercher son effectif normal.

L’État, qui depuis Louis-Philippe avait cessé sa subvention aux petits séminaires, ne donnait plus rien pour les grands depuis 1885. Ils vivaient donc de la charité. La suppression du budget des Cultes ayant été suivie de la confiscation des biens, que l’Église française avait acquis ou hérités au cours du XIXe siècle, — une valeur de quelque 600 millions, rançon ou amende payée pour prix de la liberté intégrale, — nombre de diocèses se virent brusquement dépossédés de leurs séminaires grands et petits. Il fallut, pour en installer de nouveaux, louer ou bâtir ; ce qui se fit plus ou moins largement suivant les ressources, et ce qui demanda quelques années pendant lesquelles les vocations fléchirent.

Si l’on considère, d’une part le salaire dérisoire des curés, — 900 francs par an, — qui n’était ni celui d’un employé, ni celui d’un ouvrier de métier, ni celui d’un domestique, de l’autre les connaissances nécessaires pour être promu au sacerdoce et les rares vertus qu’il comporte de nos jours, on avouera qu’il est invraisemblable, — humainement, — de trouver en France plus de 40 000 hommes dont on ne saurait dire, comme de certains clercs bien rentés de l’ancien régime, qu’ils « se portent au service du ciel pour les commodités de la terre. » Le bourgeois a peu de goût pour un ministère qui exige tant et donne si peu ; les neuf dixièmes des desservants sortent de la classe laborieuse, fils d’artisans ou de laboureurs et souvent des plus malaisés. Tout près de terre par ses origines, le personnel sacerdotal est ainsi en bonne posture pour plonger dans la foule, dans cette foule défiante, passionnée d’égalité, et pour agir sur elle au jour prochain où les malentendus se dissiperont entre la démocratie et l’Evangile.

Encore faut-il qu’il ne meure pas de faim tout à fait. La crainte de cette extrémité fit, en 1905, reculer les futurs candidats et surtout les familles, effrayées sur l’avenir de leurs fils ou répugnant à ce que, par cette quête qu’il allait falloir faire de porte en porte, ils fussent « obligés, disaient-elles, de mendier leur pain. » Cette panique qui, dans plusieurs diocèses, avait commencé dès avant la séparation, se prolongea jusque vers 1909. Elle aura sa répercussion sur les ordinations pendant sept ou huit ans.

A Paris, les vocations que l’on appelle « tardives, » bien que ce soient pour la plupart celles de jeunes hommes de vingt à trente ans venus des carrières libérales, ajoutent un appoint sérieux à celui que fournissent les 300 élèves du petit séminaire de Conflans. Au grand séminaire d’Issy, qui a remplacé Saint-Sulpice, on comptait a la dernière rentrée, — octobre 1920, — 80 nouveaux candidats au sacerdoce, parmi lesquels 55 étaient de jeunes officiers, dont les galons avaient été gagnés durant les quatre années de guerre, sous le feu de l’ennemi. En province le grand séminaire est alimenté presque exclusivement par le petit, où sont élevés les enfants que l’on juge pouvoir être un jour « le partage du Seigneur. » Bien que leur entretien, durant cette période d’études secondaires, soit à la charge de l’évêché, — il coûtait en 1914 environ 400 francs, chiffre aujourd’hui plus que doublé, — ils demeurent, pas n’est besoin de le dire, maîtres de leur destinée. De fait, et quoique la moitié de leurs élèves à peine entre dans les ordres, c’est du peuplement des petits séminaires que dépend le recrutement du clergé.

Insuffisant en 1913 et 1914, le chiffre des ordinations le sera sans doute davantage encore pendant quelques années, nombre d’aspirants à la prêtrise ayant été tués à la guerre ; le service des paroisses en pourra souffrir, mais les classes des petits séminaires n’ont jamais été plus remplies que dans les années 1913-1917 ; l’affluence de ces enfants, devenus depuis de jeunes hommes, promet-elle de combler rapidement les vacances ? Oui, si tous demeurent fidèles au premier appel.

En 1915, avec la marche ascendante de cet effectif, qui atteignait 130 élèves, le diocèse d’Amiens comptait pourvoir d’un titulaire les paroisses même les plus petites, — 230 âmes et au-dessous ; — celui d’Angers, malgré ses besoins importants pour l’enseignement libre supérieur, prévoyait une surabondance dans quelques années. A Auch, 60 élèves fréquentaient les trois classes du petit séminaire créé seulement en 1912 ; Périgueux avait doublé depuis trois ans, Soissons et Langres de même ; Pamiers, de 35 élèves, était remonté à 100 ; Cahors, Perpignan, Valence avaient aussi 100 élèves, Digne et Nancy 125, Belley 132, Versailles 320. Reims, avec 150 élèves, était au complet ; on pouvait en dire autant d’Albi ; Nevers, avec les augmentations constatées depuis trois ou quatre ans, pouvait se suffire ; Rennes était comble, Rouen, plus nombreux que jamais, Marseille en pleine prospérité.

A Toulouse, les deux petits séminaires récemment relevés promettent des prêtres en nombre suffisant ; à Orléans, à Poitiers, à Aix, à Saint-Dié, à Séez, à Viviers, à Tarbes, à Saint-Flour, les vocations avaient repris leur cours normal ; Autun escomptait des ordinations très nombreuses dans un délai peu éloigné ; Lyon, avec 45 ordinations par an, avait retrouvé le chiffre qu’il atteignait sous le Concordat. Laval se plaignait de n’avoir plus que juste ce qu’il lui fallait ; mais peut-être dans ses calculs entrait-il quelque pessimisme, puisque déjà en 1875, d’après la statistique officielle, ce diocèse déclarait que « 130 prêtres lui seraient encore nécessaires ; » tandis qu’il était notoire qu’il fournissait à cette époque aux congrégations beaucoup de missionnaires et de religieux.

Ceux-là, « sujets « suivant la règle ecclésiastique, de leur diocèse de naissance, n’auraient pu l’abandonner sans l’assentiment de l’évêque. Il existe encore des contrées assez largement pourvues d’où les clercs émigrent au dehors, pays de familles nombreuses le plus souvent : en Bretagne, Quimper ; le petit diocèse de Tarentaise en Savoie ; Mende, en Limousin, où les séminaires et les écoles presbytérales comptent ensemble 600 étudiants. A Tours, à Troyes, qui groupe à peine 50 élèves, il manque à peu près moitié du chiffre nécessaire ; mais cette situation peut changer. Ainsi à La Rochelle, où les familles affolées au moment de la séparation s’étaient opposées aux vocations, où le grand séminaire, vidé peu à peu, avait été quelque temps fermé, le petit séminaire, reconstitué, logeait en 1915 71 élèves.

Douze mandements d’évêques dans les dix-huit derniers mois appelaient l’attention des fidèles sur la crise de recrutement du clergé. Le zèle même que mettaient ainsi les évêques à conjurer cette crise permettait d’espérer que, bien que le service militaire dût en retarder le dénouement, la pénurie de prêtres était destinée à s’atténuer. Seules les très petites paroisses, — 200 âmes en moyenne, — étaient mises en binage dans quelques diocèses ; comme elles étaient très proches les unes des autres, les fidèles n’en souffraient pas et le zèle du curé trouvait par cette concentration à mieux s’employer. Moulins compte une dizaine de villages dans ce cas. Carcassonne 70, Tulle voudrait 25 prêtres de plus ; à Nancy, ces cures minuscules ont été annexées à de plus grandes afin de pourvoir de vicaires celles où la population a augmenté, avec le développement de l’industrie métallurgique en Meurthe-et-Moselle.

A ces hommes qui partaient, les poches vides, exercer un ministère de charité il fallait procurer de quoi vivre. Le « denier du culte » fut organisé par toutes les confessions reliures. Les protestants français, dont les 850 associations avaient à entretenir 950 pasteurs, recueillirent par les soins de leurs comités 3 160 000 francs par an, alors qu’ils ne recevaient de l’Etat que 1 750 000 francs avant la séparation. Les catholiques ne furent pas aussi généreux proportionnellement à leur nombre. Mais combien y a-t-il de « catholiques » à contribuer au denier du culte ? Les chiffres varient fort d’un département à l’autre ; — il en est où la moitié des familles ne donnent rien ; — dans le même département, d’un arrondissement, d’un canton à l’autre, il existe de singuliers écarts. Les besoins ne sont pas en rapport avec la population puisqu’il est des diocèses très pauvres, et d’autres qui, pour un très grand nombre de paroisses, — Auch, par exemple, — comptent un très petit nombre d’habitants.

Une « caisse interdiocésaine » a été fondée pour combler le déficit des uns avec le superflu des autres. L’un des prélats, assez heureux pour verser à cette caisse, estime que « le denier du culte est mal organisé dans certains diocèses où ce sont les curés qui font la quête. Si le curé n’est pas bien vu, il obtient très peu. Ailleurs le curé ne fait pas la quête, mais attend à la sacristie ou à l’église. Ceux qui ne l’ont pas trouvé ne reviennent pas et beaucoup de gens ne se dérangent pas. On a tort, dit encore cet évêque, de fixer une somme ; ceux qui donneraient plus se bornent au chiffre tarifé ; ceux qui donneraient moins ne donnent rien. Dans mon diocèse, la quête est faite régulièrement par des dames ou des demoiselles respectables qui ont la sympathie de toute la population ; on s’est habitué à cette quête, on y prépare son offrande et, quand les quêteuses n’entrent pas dans certains logis qui leur paraissent bien pauvres, ces braves gens réclament et veulent contribuer de leur petite offrande. »

A ces observations d’un membre éminent de l’épiscopat, l’on peut ajouter qu’un des meilleurs moyens de faire appel à la bourse des fidèles est de leur communiquer chaque année, suivant la méthode américaine, le budget dont ils doivent fournir les recettes. Plusieurs de nos évêques agissent ainsi et s’en trouvent bien. Le denier du culte oscillait, avant la guerre, de 135 000 ou 150 000 francs, à Perpignan ou à Dax, jusqu’à 450 000 francs à Amiens ou à Grenoble ; il descendait jusqu’à 100 000 francs à Gap et 70 000 francs à Digne, et s’élevait jusqu’à 600 000 francs à Saint-Brieuc et 700 000 francs à Arras. Le chiffre de 400 000 francs atteint à Bourges, dépassé à Reims, à Séez ou à Meaux, est supérieur à la moyenne ; ceux de 210 000 francs à Moulins, de 247 000 francs à Agen, de 267 000 francs à Belley et même de 300 000 francs à Orléans lui sont inférieurs.

A Cahors comme à Nancy, à Nevers, à Langres ou à Montpellier, un peu partout enfin, on constatait en 1914 une augmentaiion progressive dans les souscriptions. Elles avaient passé, à La Rochelle, de 160 000 francs en 1906 à 194 000 francs eo 1909 et 232 000 francs en 1913. Il faudrait là 300 000 francs, — ce qui représenterait de la part des catholiques une cotisation de 1 fr. 20 par tête, — pour donner à tous les prêtres l’ancien traitement concordataire.

C’est seulement, en effet, sur le chiffre du traitement que nous pouvons fonder une appréciation de la situation du clergé durant la dernière année de paix. Le montant du « denier du culte » ne nous renseigne guère, ni même le plus ou moins de satisfaction des premiers pasteurs : car les uns, tout en se plaignant d’un léger déficit, ont pu conserver à leurs curés les chiffres antérieurs ; tandis que d’autres, à qui manque une bonne part du maigre émolument de jadis, disent avec un héroïsme tranquille « pouvoir se suffire, » parce qu’en effet leurs prêtres savent s’imposer assez de sacrifices pour que leurs besoins s’accommodent de leur misère. On cite l’évêque de Dax réunissant ses curés pour leur annoncer qu’il ne pourrait leur donner que 300 francs par an. Nul ne fit entendre un murmure. Ceux-là seraient au régime du pain sec, si les paroissiens ne leur faisaient quelques dons de vivres et si les diocèses plus fortunés ne leur envoyaient des subsides.

C’est aussi le cas des Hautes et Basses-Alpes : à Gap, les catholiques contribuent autant et plus qu’en bien des pays plus riches, — 1 franc par tête, — mais ils ne sont pas 100 000. De même les 700 000 hectares qui forment aujourd’hui le diocèse de Digne, et qui, sous l’ancien régime, comprenaient avec celui-ci la totalité des évêchés de Sisteron, Riez, Senez, Glandève, Apt et une notable partie de l’archevêché d’Embrun, ne comptent que 15 habitants au kilomètre carré sur leurs 350 paroisses. Avec la quête locale il manquerait 100 000 francs que la Providence aide l’évêque à trouver au dehors.

Si l’on regarde l’échelle des traitements ecclésiastiques, on en remarque à la vérité de bien humbles : 475 francs à Mende, 500 francs à Tulle, 600 francs à Cahors, etc. ; mais si l’on dresse pour la France entière un tableau d’ensemble, on voit que 51 diocèses avaient pu conserver à leurs curés l’ancien traitent nt concordataire de 900 francs, 17 leur servaient de 800 à 850 francs, 7 de 700 à 750. Une dizaine leur allouent seulement 600 francs et au-dessous. Ces appointements de famine sont donc l’exception et, si l’on considère les difficultés auxquelles se heurte toute organisation nouvelle, le temps qu’il faut pour changer les habitudes d’un peuple que l’on convie à un impôt volontaire, le dénuement presque absolu du début, l’œuvre accomplie jusqu’ici permet d’affirmer que l’Eglise de France pourra entretenir ses membres comme elle pourra les recruter.

Malgré sa mise « hors la loi » et son exclusion du droit commun d’association, elle a déjà commencé à recevoir des libéralités et des fondations destinées au culte ; espérons qu’elle n’aura pas désormais à user d’une procédure compliquée et incommode pour les conserver hors de toute atteinte. Un point à noter : le denier du culte n’a pas fait tort aux œuvres anciennes de piété, de charité ou d’enseignement. Elles sont au moins aussi prospères que sous le Concordat ; aucune n’a été supprimée faute d’argent et quelques nouvelles ont été créées. Il est des diocèses où les trois quêtes de la Propagation de la Foi, de la Sainte-Enfance et du denier de Saint-Pierre produisent ensemble plus de 100 000 francs par an ; il en est où les traitements ecclésiastiques sont réduits de près de moitié et qui pourtant entretiennent 400 écoles libres. Presque partout ces écoles, au nombre de plusieurs centaines, absorbent une bonne moitié des ressources épiscopales, qui pourraient, au besoin, servir à l’entretien du clergé.

Les allocations curiales ne sont qu’une partie des frais généraux du culte. Sur ces dépenses à la charge des fidèles un léger prélèvement constitue pour le clergé ce qu’on appelle le « casuel. » Ce casuel, appoint sérieux du traitement dans les grandes villes, représente 250 à 300 francs dans les bourgs ; il est tout à fait insignifiant dans les campagnes, — souvent 50 francs à peine par an ; — seulement, de ses paroissiens ruraux, le prêtre reçoit en plusieurs diocèses des prestations en nature, purement bénévoles bien entendu, mais que de vieilles traditions ont consacrées, à l’occasion de certaines cérémonies, des Rogations ou autres fêtes, et qui l’aident à vivre. Ailleurs un nouvel usage s’est créé depuis la Séparation : c’est le conseil municipal qui alloue au curé, en maintes communes, des indemnités de 5 ou 600 francs au maximum. Pour ne pas éveiller les susceptibilités légales, ces indemnités s’inscrivent au budget sous des titres variés et purement laïques, — son des cloches, entretien du cimetière, etc. — A chicaner ces crédits, L’autorité supérieure s’aliénerait les populations : elle s’abstient donc de les apercevoir.

Enfin le prêtre a ses honoraires de messes, qui de 1 fr. 50 et 2 francs avant la guerre, ont été récemment portés, par un crû des évêques, au chiffre de 4 et 5 francs. Avec le nouveau prix de la vie, ces diverses ressources ne constituent qu’un budget de famine ; curés ou vicaires campagnards, dénués de patrimoine, — et c’est le cas de presque tous, — pourraient faire, sans crainte d’y manquer, ce vœu de pauvreté réservé jadis aux moines de certains ordres. Ils vivent donc misérables, mais ils vivent libres, ardents à l’apostolat, et cette misère volontaire leur donne une assez fière auréole parmi notre nation qui goûte peu le pain sec.


V

A Paris, lorsque le monopole des pompes funèbres que l’administration diocésaine possédait de vieille date, — à charge par elle d’enterrer gratis tous les indigents, — lui fut retiré vers 1904, il en résulta pour l’archevêché une perte beaucoup plus sensible que celle du budget des cultes : 1 200 000 francs par an, dont 800 000 pour la ville et 400 000 pour la banlieue. La suppression pesa principalement sur les paroisses pauvres, qui équilibraient leur budget au moyen de ce fonds commun des cérémonies funéraires, comme elles partagent encore le casuel avec les paroisses riches. Le produit des mariages, enterrements, chaises, collectes, etc., est en effet bien peu de chose dans les quartiers exclusivement populaires ou dans les communes limitrophes. Le Pré-Saint-Gervais, par exemple, au moment de la séparation, faisait des recettes mensuelles de 160 francs, dont 55 provenant des recettes du dimanche. Comment, avec une pareille somme, payer seulement l’organiste, les chantres et le sacristain. Or cette commune, au lieu d’un vicaire en 1905, en avait deux en 1913 et venait avant la guerre d’ouvrir une église neuve.

C’est que Paris et sa banlieue sont, de toute notre république, L’endroit où le progrès religieux a été le plus sensible ; saisissante contradiction ou étrange paradoxe : depuis le jour où le catholicisme français, privé de la personnalité civile, a perdu légalement le droit de posséder, 54 églises ont été bâties et livrées au culte dans ce diocèse. Comme il existait, en 1905, 222 églises ou chapelles publiques, dont 172 ayant titre de paroisses, ces 54 nouveaux centres de prières représentent un accroissement de 25 pour 100 sur l’effectif antérieur.

Partie sont situés en ville, à Batignolles, à Ménilmontant, à Grenelle, Belleville, Charonne, Passy ou Clignancourt ; un plus grand nombre aux environs, à Clichy, Bicêtre, Plaisance, Montrouge, Pantin, Montreuil, Asnières, Saint-Ouen, etc., au milieu de ces agglomérations suburbaines qui grossissent et se multiplient beaucoup plus vite que la capitale qu’elles entourent : depuis cinquante ans, la population de la Seine, hors Paris, est passée de 250 000 âmes à 1 265 000. Par le pullulement de l’industrie dans les faubourgs, par l’afflux incessant de familles ouvrières qu’attire, des quatre coins de la France et du monde, l’offre de travail et de bien-être, des villages dont les noms évoquaient hier les joyeuses visions de guinguettes et de berceaux fleuris, où les cottages bourgeois des Parisiens de 1850 alternaient avec des potagers découpés entre les arbres, sont aujourd’hui des villes de 40 000, de 60 000, voire, comme Levallois-Perret, de 80 000 habitants.

Villes mal venues souvent, rues chaotiques où des cahutes improvisées en matériaux de démolition, voisinent avec des maisons à cinq étages, isolées, telles en une bouche vide de vieilles dents, avec des usines, des terrains vagues, des hôtels meublés et des cabarets. D’église, en général, il n’était pas question ; ces nouveaux venus n’en sentaient pas le besoin. « A Paris, disait l’un d’eux, qui d’ailleurs avait reçu l’éducation chrétienne en province, ce n’est pas l’usage d’aller à la messe. » Un grand nombre, élevés dans l’ignorance de toute religion, étaient aussi loin du christianisme qu’une tribu de nègres du Congo. Beaucoup, dont l’indifférence se corsait d’hostilité, n’avaient d’autre pratique cultuelle que de saluer le passage d’une soutane d’un consciencieux : « Hou ! Hou ! A bas la calotte ! »

C’est à ces « brebis perdues de la maison d’Israël » que de jeunes apôtres ont été envoyés. L’un de ces prêtres, tout brûlant de sa première ardeur sacerdotale, après avoir quitté les quartiers riches et franchi la barrière, arrive à Ivry-Port, triste ville de 15 000 âmes, échouée entre la Seine et la voie ferrée. Il s’installe dans un humble logis de deux pièces et son premier visiteur est un messager de la mairie, venu lui signifier qu’on ne veut ici ni curé ni bon Dieu.

N’importe ! le dimanche venu, dans un hangar qui joint sa maison il a installé un autel de fortune, planté deux cierges et il sonne bravement sa petite cloche. Une bonne femme arrive, hésitante, et un enfant, puis une autre, à peine cinq ou six. C’est tout. Il dit sa messe, adresse quelques mots à ces bonnes femmes, explique ce qu’il est venu faire, les charge de le répéter et puis, de nouveau, le voilà seul. Des jours et des jours se passent ainsi ; le matin, l’après-midi, des tentatives de visites, et toujours, dès qu’il se montre dans la, rue, des sifflets et des rires.

Cependant un an s’est écoulé, le jeune prêtre n’a pas perdu courage ; si nous revenons le voir, un dimanche encore, le hangar est doublé d’un autre, fermé de quelques planches, et cette chapelle est trop petite, — on s’y écrase : un groupe d’hommes est massé d’un côté ; près de l’autel, des chœurs chantent des cantiques. La messe finie, le prêtre annonce les heures des offices, de la réunion des jeunes filles du patronage, du cercle d’études pour les jeunes gens : « Un avocat de Paris viendra parler des syndicats professionnels, amenez vos amis. Demain, à dix heures, catéchisme de première communion. »

« Comment, dit au prêtre le visiteur, vous en êtes là, vous que j’ai vu si seul l’année dernière ! — Oui, c’est la grâce de Dieu, j’ai prié devant lui aux heures sombres : c’est de là qu’est venu le succès. — Et on ne vous insulte plus ? — Oh ! non, ce sont de si braves gens ! Ils ne détestent pas le prêtre, ils ne le connaissent pas. »

Partout en effet où l’on est allé au peuple, partout où un prêtre courageux, installé au milieu d’une foule ouvrière, a osé allumer cet inépuisable foyer d’amour que suscite et propage la parole de Jésus-Christ, partout, après un temps d’épreuves, il a vu de la terre ingrate, fécondée par son apostolat, se lever la moisson.

Au Petit-Ivry, malgré l’expérience heureuse d’Ivry-Port en 1908, la besogne semblait plus difficile ; on hésitait à tenter l’aventure : une chapelle simple et nue, capable de contenir 500 personnes, s’y ouvrit en 1911. C’était peu pour les 12 000 habitants de cette localité ; c’était beaucoup pour ceux qui éprouvaient le besoin d’un culte : les 8 ou 10 personnes qui allaient précédemment entendre la messe à deux kilomètres et qui constituèrent, dans l’église nouvelle, la maigre assistance des premiers dimanches. La vue de la soutane, au début, faisait littéralement peur aux enfants. Ils assourdissaient de leurs cris hostiles l’audacieux qui la portait.

Quelques-uns pourtant s’approchèrent et constatèrent que « le curé n’était pas méchant. » Le bruit courut ensuite qu’il donnait des « petits bons Dieux » en images. Les enfants vinrent plus nombreux ; en quatre mois, ils étaient deux cent trente-six inscrits au patronage. Ce n’était que la dixième partie de la population scolaire, mais le curé recrutait aussi des néophytes adultes : une jeune fille lui amène un grand garçonnet pour qu’il le baptise. « Mais vous, mademoiselle, interroge le curé qui connaît les habitudes de la localité, êtes-vous baptisée ? — Non, monsieur le curé, mais à mon âge, puis-je encore ? Je ne demande pas mieux. » Elle s’en fut avec un catéchisme.

Pour apprendre aux hommes le chemin de son église, l’ingénieux ecclésiastique leur offrit, le dimanche soir, dans cet humble édifice, des projections lumineuses qu’il commentait devant un public attentif et silencieux. Un soir, c’était la vie de Jeanne d’Arc qui se déroulait ; une autre fois, les premières scènes de l’histoire sainte d’après les gravures de Gustave Doré, et tels ont commencé par aller à ce qu’ils appelaient « la messe du cinéma » qui, plus tard, sont venus aux pratiques chrétiennes.

De fait, sur les cent trente assistants de la messe dominicale, il y avait cent vingt-trois femmes. Les hommes ne dépassaient pas encore le chiffre de sept, en 1912. Or il y a un an, — le 15 février 1920, — lors d’une visite solennelle de Mgr Roland-Gosselin, non seulement les hommes du Petit-Ivry se pressaient en grand nombre à l’appel de leur pasteur pour recevoir l’auxiliaire du cardinal dans l’église Notre-Dame de l’Espérance, mais les conseillers municipaux du quartier étaient à leur tête et l’évêque les félicitait du bel exemple qu’ils donnaient d’union sacrée.

Victimes de la mitraille sous laquelle cette union s’est cimentée et qui a fauché cent dix ecclésiastiques de ce diocèse, beaucoup de jeunes vicaires de ces paroisses suburbaines ou des quartiers excentriques sont morts à l’ennemi, depuis ceux de Plaisance et du Perreux en août 1914 jusqu’à celui de Sainte-Geneviève des Grandes-Carrières, adjudant d’infanterie, deux fois cité à l’ordre du corps d’armée, qui fut tué en octobre 1918. Le curé de cette même paroisse, mobilisé lui aussi, envoyait des premières lignes, où lui aussi fut plusieurs fois cité pour sa bravoure, de pressants appels à la charité en faveur de ses œuvres parisiennes.

Ces apostolats, depuis quinze ans, n’ont pas été interrompus : à Saint-Joseph des Quatre-Routes, parmi les chiffonniers, entre Colombes et Asnières ; à Pavillon-sous-Bois, sur l’emplacement de l’ancienne forêt de Bondy, où le prêtre commença par dire la messe devant un autel dressé dans sa salle à manger ; à Villeneuve-la-Garenne, où il la célébra durant neuf mois (1913) dans le salon du presbytère. Ici, après avoir peu à peu abattu les cloisons des pièces voisines pour recevoir les assistants, il installa son « église » dans une ancienne teinturerie, aux murs tachés, aux vitres dépolies par la poussière, son patronage des garçons dans un hangar, celui des filles dans une écurie, où l’on voyait encore les mangeoires. Là aussi le curé se servit de « conférences avec projections, » pour aider le dimanche, dans un grenier, à l’enseignement du catéchisme.

Quand l’abbé Fontaine, l’ami de Huysmans qui l’assista dans sa dernière maladie, débarqua à Clichy, personne le dimanche n’assistait à sa messe ; aujourd’hui, l’église, agrandie, ne désemplit pas. Quand fut instituée une messe réservée aux hommes, il en vint trois ; le dimanche suivant, il n’y en avait qu’un ; il informa le curé de n’avoir plus à se déranger. Aujourd’hui, une nombreuse confrérie du Saint-Sacrement se rassemble aux offices paroissiaux. La moisson d’âmes est plus ou moins abondante, elle est plus ou moins lente à mûrir, suivant la nature de la population ; mais partout où le prêtre vient au peuple, la main tendue, le cœur ouvert, sans aucune arrière-pensée politique surtout, pour se dévouer à son service au nom du Dieu vivant dont il lui découvre l’existence, le peuple écoute cet homme avec surprise, puis avec sympathie, et bientôt avec confiance.

Sur les limites de Plaisance, de Montrouge et de Vaugirard, à la place où s’élève l’église de Notre-Dame du Rosaire, était il y a trente ans un long et infect couloir, la cité Girodet, où grouillait dans une terrible promiscuité une horde de miséreux. Une institutrice de soixante ans, sans fortune, conçut le projet d’évangéliser le quartier où une seule famille se dérangeait pour aller à la paroisse trop éloignée. Son école, ouverte dans une boutique, fut d’abord fréquentée par 6 enfants ; quelques semaines après, le nombre augmenta, puis une salle fut transformée le dimanche en chapelle.

L’abbé Solange-Bodin, assisté peu après de l’abbé Boyreau, envoyé pour fonder dans ce pays infidèle une mission qui prit le titre de « chrétienté, » se met à l’œuvre. Les enfants d’abord vinrent seuls, on atteignit ensuite des parents et, d’une année à l’autre, leur chiffre grandit. Les « persévérants » des patronages formèrent un noyau de vrais fidèles instruits et, suivant la forte expression du saint curé, « non pas seulement pratiquants, ce qui est peu de chose, mais vivant leur christianisme. » Aujourd’hui, l’école compte 600 filles et 12 maîtresses. Les patronages réunissent 1 500 enfants ; des cours professionnels, des-cercles d’hommes et d’apprentis, des mutualités, des œuvres de toute sorte, sont groupés autour de la paroisse érigée en 1911.

Grâce au travail d’apostolat qui s’est fait depuis, le quartier a changé d’esprit. D’hostile ou indifférent, il est actuellement bienveillant aux choses religieuses. La transformation de la population comme tenue extérieure, comme mentalité, comme niveau moral, est étonnante. Les familles organisées sont plus nombreuses, les unions libres plus rares, le nombre des baptêmes a presque triplé, l’ascension est constante. Malheureusement, la population est nomade, la moitié, les deux tiers peut-être, changent de logement chaque année. La mise à jour de son livre d’âmes est ici pour le prêtre un grand travail. Quand il commence à atteindre une famille, quand il a élevé des enfants pendant quatre ou cinq ans, il les voit s’éloigner, remplacés par d’autres, et son travail est à recommencer.

Ce va-et-vient continuel, grand obstacle pour obtenir des résultats étendus, désole bien des curés de la banlieue parisienne. Celui du Kremlin-Bicêtre, M. Aigouy, déplore que les gens ne fassent souvent que passer dans sa paroisse, où il n’existe ni grande industrie, ni attrait. Pour ce qui est de l’attrait, le curé du Kremlin-Bicêtre devait lui-même en éprouver un solide pour cette commune, puisqu’il ne l’a pas quittée depuis vingt-cinq ans, bien qu’il eût reçu des autorités locales un accueil peu engageant. C’est à sa soutane qu’en voulait, vers 1901, le maire de cette ville d’aujourd’hui 15 000 âmes, lorsqu’il interdit sur son territoire le port du costume ecclésiastique, par un ukase municipal dont la France entière s’amusa. Un procès s’ensuivit, devant la justice de paix de Villejust, où le curé eut gain de cause.

D’autres difficultés surgirent à l’occasion du modeste hangar, où il avait débuté par une messe dite devant quatre personnes el servie par un garçon de onze ans qui n’était pas baptisé. Sur cette « chapelle, » fermée une première fois par le maire, sous prétexte qu’elle avait été ouverte sans autorisation, les scellés furent apposés de nouveau sous le ministère Combes (1904). Ils y restèrent près de deux ans jusqu’à la loi de Séparation. Durant la clôture, les fidèles, qui ne pouvaient plus pénétrer dans l’intérieur, se réunissaient à la porte du sanctuaire, au pied d’une statue érigée sur trois planches, — la « Vierge des Persécutés, » disaient-ils, — pour écouter des sermons et chanter des cantiques.

Cette chapelle sert aujourd’hui d’annexé à l’église paroissiale, construite près de là dans un terrain beaucoup plus vaste, où, sur une ancienne carrière comblée et assainie, se trouvent aussi les écoles, les patronages, la salle des fêtes. Plus loin sont les jardins ouvriers, concédés gratuitement aux familles comptant au moins quatre enfants, sous la condition que chacune élèvera une tonnelle, parce que « la tonnelle » devient en été le lieu de réunion de tous. On y prend le repas du soir et l’ouvrier perd ainsi l’habitude du cabaret. Comme il n’existe aucun lien de principe entre la culture des légumes et la fréquentation des sacrements, que l’on ne demande pas de « billet de confession » pour distribuer les jardins et qu’il n’est tenu compte que des besoins des familles nombreuses, plusieurs se souciaient fort peu de l’église. Seulement, les graines potagères n’ont pas été seules à pousser ; à prendre un contact amical avec le prêtre, sans que celui-ci ait été le premier à en parler, on a songé à lui demander de régulariser bien des unions libres et de baptiser les enfants.


VI

Prendre contact ! C’était là bien souvent que gisait la difficulté. Le missionnaire de l’Afrique trouvait moyen d’entrer en relations avec des sauvages dont il ne parlait même pas la langue ; comment le clergé français eût-il eu de l’influence sur les incrédules, puisqu’il n’avait avec eux aucun rapport, et semblait ne savoir comment s’y prendre pour en créer, ou ne pas oser le faire ?

La laïcisation de l’enseignement primaire avait beaucoup servi à développer le zèle du prêtre ; son action personnelle était plus grande, mais elle s’exerçait toujours dans une sphère restreinte. Or, les diverses mesures prises par l’Etat ont puissamment aidé les clercs à sortir de leur milieu ; le service militaire des séminaristes ne les a pas seulement dépouillés de leur timidité, il a eu ce résultat d’introduire des apôtres à la caserne, des apôtres en capote bleue, bien plus nombreux, bien plus près des camarades que les anciens aumôniers en soutane précédemment supprimés.

L’un de ces séminaristes soldats prêtait un jour son Evangile à un voisin de chambrée qui, par désœuvrement et faute de mieux, se résigne à lire le petit livre, s’y intéresse comme à un roman, l’achève et objecte cependant, avec scepticisme, que « tout cela sans doute n’est pas vrai. » — « C’est la vérité même, » riposte le prêteur, qui part de là pour commenter la vie et la doctrine de Jésus-Christ. — « Ah ! dit le camarade, rêveur, après un silence, mais alors, c’était un type épatant ! »

Au moment où fut votée la loi sur le service armé du clergé, Jules Simon, qui combattit le projet, disait plaisamment en manière de critique : « Si ma fille se confesse, j’aime autant que ce ne soit pas à un caporal. » Il avait tort ; ce « caporal » a trouvé des pénitents qu’un ecclésiastique ordinaire n’eût point recrutés. Et, pour s’être exercé durant ces dernières années, dans des conditions qui ne rappelaient guère la sacristie, son ministère n’a pas été moins apostolique : assis à l’écart dans une vaste grange où cantonne la compagnie d’infanterie, un prêtre-fantassin confesse un poilu agenouillé ; mais le tapage à l’autre bout est tel qu’on a peine à s’entendre. Si bien qu’impatienté, le confesseur se soulève à demi sur sa chaise et, faisant un cornet de ses mains : « Eh ! là-bas ! ta g… ! » puis il se penche de nouveau vers son camarade, s’absorbe et se recueille pour le prononcé de l’absolution.

On croyait beaucoup naguère, non seulement parmi les non-catholiques qui ne voyaient dans les séminaristes que des « paysans réfractaires aux armes, » mais même dans les milieux dévots, qu’une stricte claustration, loin du monde, était nécessaire à la solidité des vocations. Les plus grands, les plus libres esprits partagèrent cette erreur : tout en citant le cas de petits séminaires, où tel cours, qui comptait en quatrième 44 élèves, n’avait fourni que 4 prêtres ; tout en notant que, de tel collège religieux qui instruisait 400 élèves, il n’était sorti en dix ans qu’une seule vocation ecclésiastique, Taine estimait que, pour créer des prêtres, « il fallait les prendre dans les milieux où la lumière et le bruit du siècle ne pénètrent pas, où l’on ne lit point le journal, même d’un sou, où les vocations peuvent se consolider tout d’une pièce. Elles risquent moins d’être ébranlées ou contrariées par la curiosité, le raisonnement et le doute, par les idées modernes, les influences dissolvantes, les conversations libres, la comparaison des carrières, les haussements d’épaules d’un voisin esprit fort. »

Ce qu’énonçait ainsi, comme vérité psychologique, un penseur illustre dégagé de tout parti pris, des politiques passionnés le traduisirent au profit de leurs idées par la formule, fort en vogue à l’époque, des « curés sac-au-dos. » Les effets, on l’a vu, ont été tout contraires, à la caserne en temps de paix, puis en temps de guerre sur le champ de bataille, où les « curés sac-au-dos » ont conquis de vive force l’estime de leurs adversaires. Un des plus enragés, témoin de l’héroïsme de ces prêtres, ne put s’empêcher un jour de dire : « Ces cochons-là ! Ils font exprès de se faire tuer ! » Ils l’ont fait avec simplicité, comme se font suivant le caractère moderne les plus belles choses.

La séparation d’avec l’État avait développé l’union avec les paroissiens, en forçant le curé, pour quêter son denier du culte, à pénétrer davantage dans le monde ; le monde avait fait plus ample connaissance avec cet homme, obligé de vivre plus sévèrement que les autres hommes et qui, pauvre lui-même, se chargeait par fonction du soin des misérables. Cependant, certaines portes lui restaient fermées au village ; le bivouac, la tranchée, l’ambulance, ont emmêlé beaucoup d’âmes qui s’ignoraient. A révéler la sienne, le prêtre avait tout à gagner.

Est-ce parce que le sentiment public a évolué à son égard ; n’est-ce pas simplement par un souci légitime de politique française, obligée pour des vues purement laïques de faire de l’Evangile un article d’exportation, que notre pays a jugé bon de renouer des rapports diplomatiques avec le Saint-Siège ? Peu importe aux catholiques, qui ne demandent ni faveur, ni argent, mais liberté seule et le droit commun, c’est-à-dire l’égalité, pour leur association et pour eux-mêmes, avec les autres associations et les autres citoyens.

Quels fruits peuvent-ils espérer du régime futur : celui des croyants français confédérés et syndiqués comme une honnête corporation non subventionnée ? Tout dépendra de leur nombre et de leur zèle ; il faut donc savoir d’abord combien la religion catholique compte en France de fidèles effectifs ?


GEORGE D’AVENEL.