L'Evangile et l'histoire - Vie de Jésus de M. Renan

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L'Evangile et l'histoire - Vie de Jésus de M. Renan
Revue des Deux Mondes2e période, tome 46 (p. 564-596).
L’ÉVANGILE
ET
L’HISTOIRE

Vie de Jésus, par M. Ernest Renan, de l’Institut, 1 vol. in-8o

Il y a des livres qui répondent à un besoin si profond des esprits, qui donnent, en paraissant, une satisfaction si pleine à quiconque a soif de vérité et de lumière, qu’après en avoir joui d’abord et les avoir savourés, on se demande, par un retour inévitable, comment cela n’était pas déjà fait, et déjà fait par un maître. On comprend néanmoins que d’abord pendant bien des siècles l’idée d’un livre sur la vie de Jésus n’ait pas pu seulement entrer dans les esprits. Tant que les Évangiles ont été des textes sacrés placés sous la garde d’une orthodoxie vigilante, il n’y avait pas à penser à écrire un pareil livre. Tout ce qu’on pouvait faire était d’ordonner ces documens, de les accorder ensemble, si on pouvait et comme on pouvait, et d’en composer un seul corps de rédaction pour la commodité d’un lecteur édifié. Le XVIIe siècle en était là encore, et nos plus beaux génies ne pouvaient rien de plus sur un tel sujet.

Il y a pourtant un homme que mon imagination se représente quelquefois, comme malgré elle, écrivant cette vie avec une sublime éloquence, car l’imagination peut tout, et ni les vraisemblances historiques ni les conditions mêmes du possible ne suffisent à l’arrêter. Cet homme est Pascal. Il était plein des Évangiles, et ce besoin de précision rigoureuse qui le poursuivait partout lui avait fait essayer, pour lui-même, une de ces concordances dont je parlais tout à l’heure. On a retrouvé cet Abrégé de la vie de Jésus-Christ ; M. Faugère l’a publié. Quant à l’âme de Jésus, nul génie moderne n’a été en commerce plus intime avec elle. Le divin de cette vie obsédait son imagination et son cœur. Il ne lui manquait que la clé du mystère ; qui sait s’il ne l’aurait pas trouvée ? En toutes choses, on voit Pascal se nourrissant d’abord avec une confiance avide de la science telle qu’on la lui a donnée ; puis un rayon, un seul rayon, qui vient à tomber dans son esprit, y ouvre tout à coup des abîmes. Il y a d’ailleurs, il y aurait eu de plus en plus dans sa pensée des cimes si hautes qu’elles reçoivent d’avance des lueurs de l’avenir. Pascal est mort à trente-neuf ans ; supposons qu’il ait vécu, qu’il ait retrouvé la force, qu’il ait pu lire le Traité théologico-politique de Spinoza : où est-ce qu’une pareille ouverture l’aurait conduit ? Effrayé alors d’une lumière que lui seul parmi les siens eût pu supporter, il l’eût enfermée peut-être en lui-même, il eût porté sur lui sa contemplation du vrai Jésus, comme il portait le memento de sa vision : il eût tracé en secret, et pour la postérité seule, la véritable idée de celui en qui il avait toujours vécu, et qu’il aurait enfin pénétré jusqu’à son fond. Il y aurait mis sa curiosité obstinée et sa lucidité géométrique et, par-dessus les effusions, les ardeurs du Mystère de Jésus… Mais laissons cela, puisque c’est un rêve, puisque Pascal n’a pas vécu, puisqu’il n’a pas fait, puisqu’il n’aurait sans doute pas pu faire un tel livre ; laissons cela, et débarrassons M. Renan de ce rival.

Le XVIIIe siècle est venu ; la critique, longtemps amassée, fait son explosion, qui est terrible. Voltaire a tout déblayé, et la vie de Jésus semble possible ; cependant elle ne se fait pas[1]. Voltaire et Jésus, quels pôles opposés ! Et par où se ferait la communication de l’un à l’autre ? Elle s’était faite pourtant jusqu’à une certaine mesure, et il ne faut pas croire que Voltaire ait traversé les Évangiles toujours raillant et détruisant, et détournant les yeux de l’image sacrée. Dans l’article Religion du Dictionnaire philosophique, il décrit le songe d’une de ses nuits, songe peuplé de sages avec qui il raisonne ; mais, au bout de cette promenade philosophique, voici ce qu’il trouve, et par où le songe s’achève : « Je vis un homme d’une figure douce et simple, qui me parut âgé d’environ trente-cinq ans. Il jetait de loin des regards de compassion sur ces amas d’ossemens blanchis à travers lesquels on m’avait fait passer pour arriver à la demeure des sages. Je fus étonné de lui trouver les pieds enflés et sanglans, les mains de même, le flanc percé… — Est-ce aussi par des prêtres et par des juges que vous avez été assassiné si cruellement ? — Il me répondit oui. — Et qui étaient donc ces monstres ? — C’étaient des hypocrites… — Vous voulûtes donc leur enseigner une nouvelle religion ? — Point du tout, je leur disais simplement : Aimez Dieu de tout votre cœur et votre prochain comme vous-même, car c’est là tout l’homme. Jugez si ce précepte n’est pas aussi ancien que l’univers, jugez si je leur apportais un culte nouveau. Je ne cessais de leur dire que j’étais venu non pour abolir la loi, mais pour l’accomplir… — J’étais près de le supplier de vouloir bien me dire au juste qui il était, mon guide m’avertit de n’en rien faire. Il me dit que je n’étais pas fait pour comprendre ces mystères sublimes. Je le conjurai seulement de m’apprendre en quoi consistait la vraie religion. — Ne vous l’ai-je pas déjà dit ? Aimez Dieu et votre prochain comme vous même… — Eh bien ! s’il en est ainsi, je vous prends pour mon seul maître. — Alors il me fit un signe de tête qui me remplit de consolation. La vision disparut, et la bonne conscience me resta. »

Il y a dans ce morceau comme l’impression fugitive de la vie de Jésus selon l’histoire ; j’ai voulu le signaler à la curiosité de ceux qui me lisent, et rendre en passant cet hommage au grand émancipateur ; mais ce morceau lui-même, que je n’ai pu transcrire sans faire à chaque instant des coupures, témoigne assez que la préoccupation de la polémique et du pamphlet dominait Voltaire (et peut-être les lecteurs de Voltaire) au point qu’ils ne s’en pouvaient pas détacher. Et que d’aspects d’une telle existence et d’une telle œuvre lui seraient restés fermés presque sans espoir ! Rousseau semblait pouvoir mieux comprendre Jésus, sauf à le faire quelquefois trop ressemblant à lui-même. Il semble enfin que Diderot, s’il eût pu s’astreindre à faire un livre, aurait dû faire celui-là. Le livre ne s’est pas fait ; est-ce seulement parce qu’on n’était pas assez savant ? Je crois surtout qu’on n’osait pas, car il faut peut-être plus d’audace pour étudier que pour détruire. La société, qui s’amusait du combat et du bruit, qui ne trouvait pas mauvais que du dehors on jetât des pierres dans le sanctuaire, n’aurait peut-être pas souffert qu’on prétendît y entrer comme chez soi, et en prendre possession tranquillement par la science grave et par l’histoire. Les blasphémateurs étaient des brouillons, des enfans perdus, dont le monde pour ainsi dire ne répondait pas ; mais les honnêtes gens et les esprits sérieux semblaient obligés à s’abstenir.

Il est étonnant combien longtemps un terrain qui a été sacré, même quand il n’est plus défendu, peut demeurer ainsi inaccessible. Il est vrai que l’immense bouleversement de la fin du siècle, et les principes de conservation et de restauration auxquels on revint ensuite, particulièrement dans l’ordre religieux, ont dû être en France un obstacle aux hardiesses de la critique théologique. De là vient sans doute que nos maîtres du XIXe siècle n’ont pas abordé non plus l’œuvre qui restait à faire. Historiens, poètes, philosophes, critiques se sont également écartés avec respect de la grande question. Ni Chateaubriand, ni Guizot, ni Villemain, ni Lamartine, ni Cousin, ni Thierry, ni Michelet, ni Victor Hugo, ni Mérimée, ni Quinet, ni George Sand, ni Sainte-Beuve, n’ont osé écrire la vie de Jésus. Parmi tous ceux-là, on s’étonne surtout que Michelet ne se soit pas laissé tenter. Quelques préparations spéciales pouvaient lui manquer, mais son merveilleux esprit sait si bien se faire sur tout sujet l’érudition dont il a besoin ! L’honneur de se placer par une telle étude au centre même, si on peut parler ainsi, de la science et de l’histoire était réservé à une autre génération.

Tandis que l’esprit de la France se taisait, comme de peur de faire trop de bruit, l’Allemagne, libre des inquiétudes et des agitations politiques, travaillait silencieusement et fructueusement. Elle avait pour cela deux grands avantages ; d’une part ce génie d’érudition exacte qui lui est propre, que rien ne distrayait de son travail, de l’autre le libre examen que le protestantisme permettait à ses écoles de théologie. Ce n’est guère que des théologiens qu’on pouvait attendre d’abord une étude patiente des textes sacrés et de tout ce qui s’y rattache, et il n’y a que des théologiens protestans qui aient pu se permettre cette étude. C’étaient aussi des protestans, des Anglais, qui avaient préparé la critique de Voltaire. Nous devons au protestantisme plus d’une avance sur le chemin de la vérité. Et pour mesurer au contraire combien l’orthodoxie régnante tenait chez nous la critique historique en servitude, il suffit de rappeler qu’il n’y a pas un seul travail qui se rapporte de près ou de loin aux origines du christianisme dans les mémoires de notre Académie des Inscriptions ! La nouvelle critique faisait autre chose que celle dont la philosophie du XVIIIe siècle était sortie. Elle ne contrôlait pas seulement la légende, elle tâchait de l’expliquer ; elle n’attaquait plus en bloc l’édifice, elle s’efforçait de l’étudier jusque dans ses moindres détails. Elle ne se bornait pas à dire qu’il ne fallait pas croire, elle cherchait comment on avait cru, et ce que c’était précisément qu’on avait cru. Elle était enfin essentiellement historique. Je ne marquerai pas en détail les progrès divers de cette critique théologique en Allemagne ; je dirai seulement qu’elle aboutissait en 1835 à la Vie de Jésus du docteur Strauss, qu’il faut plutôt appeler Critique de la vie de Jésus[2]. La traduction que M. Littré en a publiée peu après, et qui est un de ses plus grands titres, a mis la France, dès 1840, en possession d’un admirable monument de critique négative, qui n’est pas précisément la vie de Jésus, puisqu’il ne consiste qu’en une discussion perpétuelle, mais après lequel seulement on pouvait écrire avec sûreté la vie de Jésus. À partir de ce moment, les esprits se portèrent de tous côtés sur ces questions, et une sorte de conversation universelle, s’établissant sur les origines du christianisme, annonça qu’on en aurait bientôt l’histoire.

Le livre de M. Salvador, Jésus-Christ et sa doctrine, quoiqu’il n’ait paru qu’après celui du docteur Strauss, n’a pas été conçu évidemment sous son influence. Lui seul en France s’était trouvé prêt avant le mouvement général, et il le devait à son caractère d’Israélite, qui lui donnait à la fois la connaissance de bien des choses dont ne s’occupaient pas les chrétiens et des raisons de s’y intéresser qui leur manquaient. Déjà dix années auparavant, dans son Histoire des Institutions de Moïse, il avait touché incidemment la question du procès de Jésus, et l’avait traitée d’une manière qui avait vivement ému les esprits. Jésus-Christ et sa doctrine est un livre intéressant et remarquable ; mais, outre que c’est plutôt une discussion qu’une histoire, la thèse juive qui y est développée et qui en fait l’intérêt ne permet pas de le comparer à un livre qui s’élève au-dessus de toute thèse et de toute église.

Lamennais, devenu libre, aurait écrit, je le crois, la vie de Jésus, s’il avait été plus jeune : en 1840, il touchait à soixante ans. Six ans plus tard, il publia la traduction des Évangiles avec des notes toutes pleines de l’esprit nouveau ; il ne put faire davantage.

C’est moins de deux ans après, qu’un jeune compatriote de Lamennais, M. Ernest Renan, qui lui-même était entré dans le sanctuaire, mais qui en était sorti à temps, débuta dans un journal philosophique dont la courte existence a laissé une trace profonde, la Liberté de penser. Dès 1850, il hasarda dans ce journal, sous de simples initiales, ses études sur les Historiens critiques de Jésus, première préparation de sa propre histoire. Cette histoire paraît aujourd’hui, je n’ai pas besoin de dire avec quel éclat et au milieu de quelle attente. Pour nous rendre compte de cette confiance du public et de la vocation qui marquait M. Renan pour cette œuvre, cherchons quelles qualités étaient nécessaires à celui qui prétendait l’accomplir. Il fallait un penseur, un esprit d’une largeur et d’une élévation sans limites, absolument dégagé de tout préjugé et de toute tradition. Il fallait un savant, un érudit qui pût tout lire et qui eût tout lu, et lu avec toutes les ressources de la critique philologique. Il devait savoir l’hébreu, non pas peut-être que cette condition soit absolument indispensable, puisque après tout les livres chrétiens originaux sont écrits en grec ; mais l’hébreu est la langue de la Bible, l’hébreu encore, ou du moins une espèce d’hébreu, était la langue de Jésus, l’hébreu est la langue du Talmud, et quelle gêne, malgré les traductions, pour celui qui veut étudier les origines chrétiennes, que de ne pas lire la langue du Talmud, de Jésus et de la Bible ! Il fallait, pour ressusciter avec toute leur vie ces choses étranges et si loin de nous, une imagination de poète, et pourquoi ne le dirais-je pas ? un esprit qui ne fut pas parisien. Il fallait peut-être, c’est M. Renan qui le déclare, avoir vécu dans le temple, sous la robe même de Jésus, et s’y être pénétré de foi : mais aussi il fallait en être sorti, c’est lui qui le dit encore, et avoir respiré largement l’air du dehors. Il était bon que celui qui raconterait Jésus eût vu le pays où Jésus vivait, qu’il l’eût vu longtemps et à loisir, qu’il eût comblé entre Jésus et lui la distance des lieux pour s’aider à remplir celle des temps. Enfin il fallait un écrivain, puisqu’il n’y a de pensée vivante et puissante que par le style.

Eh bien ! M. Renan est un penseur dont chaque page éveille des pensées. M. Renan est un philologue consommé, un orientaliste ; il est l’auteur de l’Histoire des Langues sémitiques, il est professeur public d’hébreu, de chaldaïque et de syriaque. Il a autant de poésie en lui que de force et de savoir, et c’est un Breton, c’est-à-dire quelque chose comme un Galiléen de la France. C’est un Lamennais qui s’est séparé assez tôt pour n’avoir ni irritation, ni aigreur. Il a vu la Palestine et la Syrie, il y a séjourné longtemps, il y a presque vu la mort, et il y a laissé une portion bien chère et bien précieuse de lui-même. Je n’ai pas besoin de dire enfin si M. Renan sait écrire. Voilà ce qu’il apportait à ce travail : voyons maintenant ce qu’il a fait.


I.

L’historien se place tout d’abord et se tient constamment dans tout son livre en dehors du surnaturel, c’est-à-dire de l’imaginaire. Non-seulement Jésus n’y est pas Dieu, ce dont on voit par les récits mêmes que ni lui ni les siens n’ont eu l’idée, mais toute prophétie, tout miracle, en un mot tout merveilleux, même celui auquel lui-même a pu croire, est effacé de sa vie. C’est le principe dominant de la vraie histoire comme de toute vraie science — et sans lequel on peut dire qu’elle n’existe pas, — que ce qui n’est pas dans la nature n’est rien, et ne saurait être compté pour rien, si ce n’est pour une idée. Ce principe a mis entre le passé et l’avenir, dans l’ordre intellectuel, un abîme infranchissable. Ceux qui refuseraient encore d’admettre ce principe n’ont rien à faire du livre de M. Renan, et M. Renan, de son côté, n’a pas à s’inquiéter de leur opposition et de leur censure, car il n’écrit pas pour eux.

On ne s’étonnera donc pas que je ne confronte point son ouvrage à d’autres travaux, faits dans un tout autre sens par des hommes dont l’un est le confrère de M. Renan à l’Institut[3]. Si je n’entre pas dans cette discussion, ce n’est certes pas par dédain ni pour l’autorité des personnes, ni pour les preuves qu’elles ont données dans ces livres, ou de leur savoir, ou de leur habileté d’argumentation, ou de la chaleur de leur conviction ; mais c’est par l’impossibilité d’y entrer, sans accepter par cela même une supposition inacceptable, celle que le surnaturel soit seulement possible. Le philosophe part de la raison, le croyant part de la foi. Pour lui, la foi n’a pas de titres à produire, mais tout au plus à se défendre de ceux qu’on prétendrait produire contre elle. L’orthodoxe n’a pas besoin de prouver le miracle, il est content s’il peut seulement ne pas être forcé ou ne pas se croire forcé à le nier. Je voudrais préciser davantage par un exemple. Le critique ouvre un Évangile, et il y trouve la prédiction précise et circonstanciée de la prise de Jérusalem et de la ruine du temple. Il conclut tout de suite, et sans en demander davantage, que ce livre, ou tout au moins cet endroit, a été écrit après l’événement, et il tient cela pour acquis, à moins qu’on ne fournisse la preuve du contraire. Mais pour l’orthodoxe le livre est sacré, et tout doit y être présumé vrai ; c’est donc bien Jésus qui a annoncé la destruction du temple avant le temps, et cette annonce a été une prophétie ; il le croit, et il exige qu’on le croie, et c’est lui qui demande qu’on lui démontre qu’il ne peut pas croire. Ces démonstrations à rebours ne sont pas et ne peuvent pas être toujours faisables ; mais quand elles se font, on les élude, car il n’y a qu’en mathématiques qu’on ne peut pas disputer. On se tire d’un mauvais pas, soit par une entorse donnée au texte, soit par la supposition extrême que le texte même est altéré, soit par tout autre artifice ; de cette façon on ne reste jamais court, et, dans la légende la plus remplie d’invraisemblances et la plus répugnante au sens ordinaire, on soutient que le faux n’est pas prouvé, et on trouve que cela suffit. Ces sortes de livres peuvent satisfaire un lecteur qui a la même foi que l’auteur et qui ne veut pas qu’on l’ébranle ; ils l’autorisent, et par là ils raffermissent, tout en le laissant encore, je le crains, exposé à bien des embarras et à bien des doutes ; mais ils ne répondent pas aux véritables libres penseurs. Les deux critiques sont sans action l’une sur l’autre ; ce sont des lignes qui ne peuvent se rencontrer, quoiqu’elles ne soient pas du tout parallèles, parce qu’elles ne sont pas dans le même plan.

On comprend donc que je ne m’engage pas plus avant dans cette voie, et que je rentre sur le terrain philosophique, en dehors duquel M. Renan n’a jamais posé le pied dans le vide. L’impossibilité et le néant essentiel du miracle, l’indéfectibilité des lois naturelles, la nature toujours pareille à elle-même dans le monde moral aussi bien que dans le monde physique, la naissance du christianisme et l’apparition de Jésus purs phénomènes historiques, magnifiques phénomènes, à la bonne heure, mais phénomènes comme les autres, et dont l’étude doit se faire suivant les mêmes procédés que toute autre étude, voilà le fond solide sur lequel le livre est bâti. Mon examen s’appuie sur les mêmes principes, et j’ai dû les proclamer d’abord, sans effort et tranquillement, comme choses toutes simples, mais non sans fierté et sans joie, puisqu’on peut en mesurer le prix à ce qu’il en a coûté pour les conquérir. Il a fallu depuis la mort de Jésus dix-huit siècles, et remplis de quelles épreuves ! avant qu’il soit devenu possible d’écrire humainement pour la première fois, avec une publicité franche et digne, l’histoire de la vie de Jésus.

Mais la critique purement négative n’est que la condition première et essentielle d’une telle œuvre, elle ne la contient pas et ne suffit pas à la produire. Sans elle, rien n’est faisable ; mais avec elle seule rien n’est fait. Ce qui se donnait comme surnaturel n’avait pas besoin d’être compris ; ce qu’on établit comme naturel et humain, on est tenu de le faire comprendre, et on sent bien que cela ne doit pas être facile quand, au lieu d’une histoire authentique, on n’a qu’une légende devant soi, et que le fond historique de cette légende, fond en grande partie effacé, est d’ailleurs séparé de nous, outre la distance des temps, par des mœurs et des habitudes d’esprit plus éloignées de nous que les temps mêmes. C’est cette distance que M. Renan a su combler, après nous l’avoir fait d’abord mesurer à merveille. « Comme la terre refroidie ne permet plus de comprendre les phénomènes de la création primitive, parce que le feu qui la pénétrait s’est éteint, ainsi les explications réfléchies ont toujours quelque chose d’insuffisant, quand il s’agit d’appliquer nos timides procédés d’induction aux révolutions des époques créatrices qui ont décidé du sort de l’humanité. » Il nous replace dans ces temps de foi où la pensée des hommes s’échappait sans cesse de la vie réelle pour poursuivre dans l’air un mystère ou un messie, où il semblait que tout ce qu’on touchait recelait en soi le divin et le merveilleux, qui étaient toujours prêts à se laisser saisir et surprendre, où l’imagination des peuples devançait le miracle autour de Jésus et le créait, de sorte que le plus grand miracle eût été qu’il n’en fît pas (p. 268), Par une opposition piquante, il met nos civilisations, régies par une police minutieuse, en face de ces époques lointaines et de cette barbarie libre. « Supposons un solitaire demeurant dans les carrières voisines de nos capitales, sortant de là de temps en temps pour se présenter aux palais des souverains, forçant la consigne, et d’un ton impérieux annonçant aux rois l’approche des révolutions dont il a été le promoteur. Cette idée seule nous fait sourire. Tel cependant fut Élie. Élie le Thesbite, de nos jours, ne franchirait pas le guichet des Tuileries. La prédication de Jésus, sa libre activité en Galilée, ne sortent pas moins complètement des conditions sociales auxquelles nous sommes habitués. » Voilà ce qu’étaient, un peu partout, les temps d’alors ; mais la Judée était chose à part dans ces temps mêmes. M. Renan caractérise la race sémitique, mère des grandes religions du monde, et dans cette race les Beni-Israël ou les Juifs, leur loi extraordinaire, leur longue et forte éducation par le malheur de la domination étrangère, la passion mystique qui s’alluma au feu d’un indomptable ressentiment, leur attente d’un libérateur et d’une rénovation qui devait faire du peuple de Dieu la lumière des peuples ; puis quand les Juifs, sentant peser sur eux Rome tout entière, ne purent plus espérer raisonnablement cette délivrance, leur espérance se déplaça seulement, et se transporta hors de la terre et de la vie présente. Le royaume de Dieu, toujours attendu, dut se manifester par la fin du monde et l’avènement d’un monde nouveau. C’est une belle remarque de M. Renan que cette illusion commune remplaça pour les Juifs le rêve individuel de l’immortalité de l’âme, tel que l’esprit grec l’avait conçu. Ils crurent au Messie et à la Jérusalem céleste, parce qu’ils n’avaient pas d’autre au-delà. « Si Israël avait eu la doctrine dite spiritualiste, qui coupe l’homme en deux parts, le corps et l’âme, et trouve tout naturel que, pendant que le corps pourrit, l’âme survive, cet accès de rage et d’énergique protestation n’aurait pas eu sa raison d’être ; mais une telle doctrine, sortie de la philosophie grecque, n’était pas dans les traditions de l’esprit juif. » Cependant cette catastrophe qui devait venir, ils se la figuraient prochaine et soudaine, et ainsi il s’en fallait de beaucoup que le présent fût désintéressé dans cette attente de ce qui peut-être arriverait demain. Les puissans et les heureux se sentaient menacés par ces espérances, dont les petits et les faibles se nourrissaient, et je dirais volontiers que le royaume de Dieu, sous ce nom mystique, n’était pas au fond autre chose, pour le grand nombre, que ce que nous appelons simplement en langue moderne une révolution, révolution redoutée et suspectée des uns, avidement désirée des autres, et ayant cela de particulier, qu’étant conçue comme surnaturelle, elle autorisait des espérances sans raison comme sans mesure, et n’avait aucunement besoin d’être préparée pour être attendue. Les spéculatifs pieux s’en remettaient au Seigneur de choisir son jour, mais le grand nombre devançait le signal par ses impatiences. De là des insurrections comme celle de Juda le Galiléen, prédécesseur violent de Jésus, et qui était du même pays.

M. Renan a peint avec amour la Galilée. Il a appris de Josèphe ce qu’elle était autrefois ; il sait par lui-même ce qu’elle est aujourd’hui, ce qu’elle a dû être toujours. Il a suivi les traces de Jésus sur les lieux, autant du moins qu’on peut les suivre, car il nous apprend combien elles sont effacées : « Il est douteux qu’on arrive jamais, sur ce sol profondément dévasté, à fixer les places où l’humanité voudrait venir baiser l’empreinte de ses pieds. » Il a vu le lac de Tibériade et sa pentapole, et il a rendu ce qu’il voyait dans des pages dont on ne peut s’empêcher de détacher quelque chose. « Le lac, l’horizon, les arbustes, les fleurs, voilà donc tout ce qui reste du petit canton de trois ou quatre lieues où Jésus fonda son œuvre divine. Les arbres ont totalement disparu. Dans ce pays où la végétation était autrefois si brillante que Josèphe y voyait une sorte de miracle, — la nature, suivant lui, s’étant plu à rapprocher ici côte à côte les plantes des pays froids, les productions des zones brûlantes, les arbres des climats moyens, chargés toute l’année de fleurs et de fruits ; — dans ce pays, dis-je, on calcule maintenant un jour d’avance l’endroit où l’on trouvera le lendemain un peu d’ombre pour son repos. Le lac est devenu désert. Une seule barque dans le plus misérable état sillonne aujourd’hui ses flots, jadis si riches de vie et de joie ; mais les eaux sont toujours légères et transparentes. La grève, composée de rochers ou de galets, est bien celle d’une petite mer, non celle d’un étang, comme les bords du lac Huleh. Elle est nette, propre, sans vase, toujours battue au même endroit par le léger mouvement des flots. De petits promontoires, couverts de lauriers-roses, de tamaris et de câpriers épineux, s’y dessinent ; à deux endroits surtout, à la sortie du Jourdain, près de Tarichée, et au bord de la plaine de Génésareth, il y a d’enivrans parterres, où les vagues viennent s’éteindre en des massifs de gazon et de fleurs. Le ruisseau d’Aïn-Tabiga fait un petit estuaire plein de jolis coquillages. Des nuées d’oiseaux couvrent le lac. L’horizon est éblouissant de lumière. Les eaux, d’un azur céleste, profondément encaissées entre des roches brûlantes, semblent, quand on les regarde du haut des montagnes de Safed, occuper le fond d’une coupe d’or. Au nord, les ravins neigeux de l’Hermon se découpent en lignes blanches sur le ciel ; à l’ouest, les hauts plateaux ondulés de la Gaulonitide et de la Pérée, absolument arides et revêtus par le soleil d’une sorte d’atmosphère veloutée, forment une montagne compacte, ou pour mieux dire une longue terrasse très élevée, qui, depuis Césarée de Philippe, court indéfiniment vers le sud. »

Il fait revivre les plus petites choses, il nous fait entrer dans une synagogue, et nous la montre pendant que Jésus y prêche un jour de sabbat ; mais par-dessus tout il nous montre admirablement Jésus lui-même. On l’a dit déjà ici parfaitement bien : « Le côté humain des récits évangéliques est saisi avec une émotion et une finesse qui manquent aux travaux, d’ailleurs si recommandables, de l’école allemande. » Le portrait de Jésus, un portrait fait non pas en une fois, mais qui se reprend et s’achève de page en page, présente au plus haut degré cette finesse et cette émotion. Jésus n’est pas un docteur, il n’a ni théologie, ni philosophie qui lui appartienne ; il ne discute jamais ; il ne prêche pas ses opinions, il se prêche lui-même ; je ne crois pas qu’on puisse dire mieux. Il n’apporte pas ce qu’on appelle une religion, un culte nouveau. On chercherait vainement dans l’Evangile une pratique religieuse recommandée par Jésus, à moins qu’on n’appelle ainsi la communion du pain et du vin avec ses disciples, image de l’association des âmes qui avaient la même espérance et le même amour. Jamais on n’a été moins prêtre que ne le fut Jésus. Il n’a pas été non plus un illuminé ; il n’a pas de visions ; il ne connaît ni le buisson ardent de Moïse, ni l’ange Gabriel de Mahomet. Ce n’est plus même Jean, le Jean de l’ablution et du désert, extraordinaire et isolé. Il se place au milieu des hommes, seulement il sent Dieu dans son cœur, il se sent son fils, et il répète ce que lui dit son père. La plus haute conscience de Dieu qui ait existé au sein de l’humanité a été celle de Jésus.

C’est là aussi, c’est dans son cœur et dans sa conscience qu’il trouve le royaume de Dieu, c’est-à-dire la fin de toute iniquité et de toute misère. Il le sent venir, ou plutôt il le sent venu ; il l’annonce, et il le fait d’avance ; il le commence par cette parole même qui l’appelle. Le royaume de Dieu, étant en lui, est bientôt autour de lui. La charité, l’abnégation, l’humilité, toutes les forces et toutes les tendresses, la sainteté et la perfection, naissent de toutes ses paroles et de tous ses pas, et passent de l’idéal dans la vie même. Il n’a pas une morale qui lui soit particulière (p. 84) ; mais ce qui lui est particulier, c’est de parler comme il parle et d’être écouté comme on l’écoute. Tout a été dit dans un mot du livre des Actes : « Il a passé en bien faisant. »

C’est ce passage de Jésus à travers le monde que M. Renan a saisi et fixé dans des pages qui sont les plus belles de son livre. C’est le cœur de son sujet, c’est la vraie origine du christianisme. Il a répandu çà et là les versets des discours et des paraboles, et le commentaire dont il les embrasse est si pieux et si vrai, que, loin d’altérer en rien ces fleurs, il leur rend au contraire la fraîcheur et le charme des premiers jours. Quelques esprits se sont défiés de ce charme même et ont voulu s’en défendre : on a écrit que l’Evangile de M. Renan était délicieux, mais qu’on aimait encore mieux les vieux Évangiles. C’est un mot joli à dire, mais qui n’est pas sérieux. Qui sait mieux que M. Renan ce que valent les Évangiles, et en toutes choses qui a plus que lui la passion des sources, et qui aime plus les beaux voyages qu’on doit faire pour y remonter ? Mais ces grands livres, il faut savoir les lire et les comprendre. Les monumens primitifs ont besoin d’être traduits non pas seulement d’une langue dans une autre, cela est peu ; mais qui entend leur langue n’entend pas pour cela leur pensée et ne pénètre pas jusqu’à leur âme. Jamais on ne lira plus à livre ouvert les vieux Évangiles que quand on aura appris à les lire avec un tel interprète.

Cependant les ressources du talent de M. Renan ne m’ont frappé nulle part autant qu’à l’endroit où il rencontre devant lui non plus la perfection de la morale évangélique, mais ses excès et ce qu’on pourrait appeler sa déraison. Le riche réprouvé par cela seul qu’il est riche, le pauvre élu par cela seul qu’il est pauvre, la condamnation de la prudence et même du travail, et, au lieu de l’apologue grec de la fourmi, la parabole du lis qui est si bien vêtu sans filer ; la besogne utile mise au-dessous de la contemplation oisive, la mendicité glorifiée, toute sorte de défis à cette science économique qui est si près d’être toute la religion d’aujourd’hui ; le précepte, si on est frappé sur une joue, de tendre l’autre : toutes ces choses, qui embarrassent quelquefois la sagesse même de l’église, n’embarrassent pas l’écrivain, qui peut se laisser aller librement au rêve de son âme. « Un sentiment d’une admirable profondeur domina en tout ceci Jésus, et fit de lui pour l’éternité le vrai créateur de la paix de l’âme, le grand consolateur de la vie. En dégageant l’homme de ce qu’il appelait « les sollicitudes de ce monde, » Jésus put aller à l’excès et porter atteinte aux conditions essentielles de la société humaine ; mais il fonda ce haut spiritualisme qui pendant des siècles a rempli les âmes de joie à travers cette vallée de larmes. Il vit avec une parfaite justesse que l’inattention de l’homme, son manque de philosophie et de moralité, viennent le plus souvent des distractions auxquelles il se laisse aller, des soucis qui l’assiègent, et que la civilisation multiplie outre mesure. L’Évangile, de la sorte, a été le suprême remède aux ennuis de la vie vulgaire, un perpétuel sursum corda, une puissante distraction aux misérables soins de la terre, un doux appel, comme celui de Jésus à l’oreille de Marthe : « Marthe, Marthe, tu t’inquiètes de beaucoup de choses ; or une seule est nécessaire. » Grâce à Jésus, l’existence la plus terne, la plus absorbée par de tristes ou humilians devoirs, a eu son échappée sur un coin du ciel. Dans nos civilisations affairées, le souvenir de la vie libre de Galilée a été comme le parfum d’un autre monde, comme une « rosée de l’Hermon, » qui a empêché la sécheresse et la vulgarité d’envahir entièrement le champ de Dieu. »

Il dira encore plus loin : « L’humanité, pour porter son fardeau, a besoin de croire qu’elle n’est pas complètement payée par son salaire. Le plus grand service qu’on puisse lui rendre est de lui répéter souvent qu’elle ne vit pas seulement de pain. » S’il y a une raison assez intraitable pour résister à ces paroles, ce ne sera pas la mienne. Je ne refuserai pas à la poésie et à l’idéal cette part dans la vie dont l’écrivain se montre si délicatement jaloux, et que sa belle parole défend si bien. Et je dirai volontiers, avec l’Évangile et avec lui, que cette part est la meilleure, pourvu qu’on entende non pas qu’elle doit être la plus grosse, ou que ceux qui la possèdent s’en doivent montrer plus orgueilleux, mais qu’au contraire elle doit être la plus précieuse précisément parce qu’elle est la plus petite et la plus humble.

Je ne sais si je voudrais donner à l’utopie autant que lui donne une page d’ailleurs bien séduisante (p. 125), et que beaucoup adopteront peut-être plus hardiment que moi ; mais je ne croirai dire que la vérité toute pure en disant, avec l’auteur, qu’à côté du royaume de Dieu apocalyptique, que Jésus n’a pu que rêver comme le rêvaient les hommes de son temps, il y en a un autre qui n’est pas imaginaire, et que Jésus l’a compris, l’a voulu, l’a fondé. « Le royaume de Dieu n’est alors que le bien, un ordre de choses meilleur que celui qui existe… Ces vérités, qui sont pour nous purement abstraites, étaient pour Jésus des réalités vivantes. Tout est dans sa pensée concret et substantiel : Jésus est l’homme qui a cru le plus énergiquement à la réalité de l’idéal. » Non pas que M. Renan fasse bon marché de l’illusion même ; il s’en exprime dans des termes qui montrent qu’il en est touché et qui touchent ; mais c’est ici un de ces passages où je me reprocherais de ne pas le laisser parler tout seul. « Tous croyaient à chaque instant que le royaume tant désiré allait poindre. Chacun s’y voyait déjà assis sur un trône à côté du maître. On s’y partageait les places, on cherchait à supputer les jours. Cela s’appelait la « bonne nouvelle ; » la doctrine n’avait pas d’autre nom. Un vieux mot : paradis, que l’hébreu, comme toutes les langues de l’Orient, avait emprunté à la Perse, et qui désigna d’abord les parcs des rois achéménides, résumait le rêve de tous ; un jardin délicieux où l’on continuerait à jamais la vie charmante que l’on menait ici-bas. Combien dura cet enivrement ? On l’ignore. Nul, pendant le cours de cette magique apparition, ne mesura plus le temps qu’on ne mesure un rêve. La durée fut suspendue, une semaine fut comme un siècle ; mais qu’il ait rempli des années ou des mois, le rêve fut si beau que l’humanité en a vécu depuis, et que notre consolation est encore d’en recueillir le parfum affaibli. Jamais tant de joie ne souleva la poitrine de l’homme. Un moment, dans cet effort, le plus vigoureux qu’elle ait fait pour s’élever au-dessus de sa planète, l’humanité oublia le poids de plomb qui l’attache à la terre et les tristesses de la vie d’ici-bas. Heureux qui a pu voir de ses yeux cette éclosion divine et partager, ne fût-ce qu’un jour, cette illusion sans pareille ! Mais plus heureux encore, nous dirait Jésus, celui qui, dégagé de toute illusion, reproduirait en lui-même l’apparition céleste, et, sans rêve millénaire, sans paradis chimérique, sans signes dans le ciel, par la droiture de sa volonté et la poésie de son âme, saurait de nouveau créer en son cœur le vrai royaume de Dieu ! »

J’en voudrais rester sur de telles paroles, et cependant le livre ne nous laisse pas oublier que ce paradis avait ses ombres, que le mal frappait à la porte, qu’on entendait la voix aigre des ennemis de Dieu, et que Jésus lui-même dut prendre souvent des accens plus âpres pour leur répondre, jusqu’aux jours où il ne trouva plus devant lui que la persécution, et l’abandon, et la mort. Jésus a su combattre, Jésus même a su haïr ; autrement il ne serait ni si grand ni si tendre, car qui ne sait pas haïr ne sait pas aimer. Cet aspect tout autre de Jésus est relevé ailleurs avec force, quand l’écrivain approche des sombres scènes de la fin. Ces scènes mêmes sont dignement traitées, mais l’écrivain n’a pas autant du sien à y mettre. La passion, surtout dans l’admirable texte du plus ancien Evangile, forme un tableau tout composé d’un incomparable effet, et où il n’y a rien à ajouter. Il n’en est pas de même quand il s’agit de se représenter l’action de Jésus dans les jours libres et tranquilles, et cette apparition qui semble avoir renouvelé un monde vieilli. Là aussi tout est sans doute dans l’Evangile, mais tout y est disséminé, comme l’âme d’un homme est éparse en effet dans son existence. Il n’y a alors que la puissance de l’imagination et de l’art qui soi capable de recomposer l’image confuse, et de la dessiner comme ici avec toute sa beauté et tout s)n charme.

Toute cette partie, qui est le fond même du livre, en est aussi la merveille. Que de choses cependant à recueillir dans tout le reste : l’étude si intéressante sur Jean, l’analyse des sentimens des pharisiens et de leur conduite dans le procès, les rapprochemens si curieux avec le Talmud, l’érudition orientale qui poursuit jusqu’à la moindre trace d’une idée ou d’une image venant des peuples ou des livres de la Haute-Asie ! mais ma pensée revient toujours à cette prédication errante par laquelle le doux prophète se révéla aux humbles populations de la Galilée. Elle ne peut se détacher de cette image idéale et vague de Jésus, que le vague même rend plus touchante. Elle le suit dans ces paysages riches et âpres à la fois, sur les eaux ou les bords du lac, ou sur la pente des montagnes, homme à part au milieu d’une foule qui tranche elle-même si vivement sur le reste des hommes. C’est là ce qu’il faillit rendre par-dessus tout, et c’est là aussi ce qu’il y avait de plus difficile à rendre. M. Renan Fa fait avec un bonheur qui permet de dire qu’en plus d’un endroit il a été jusqu’au parfait.

Par un premier fruit de ce travail, il s’est trouvé dispensé de discuter dans son livre l’opinion paradoxale qui va jusqu’à nier, ou tout au moins à mettre en doute l’existence même de Jésus. Il n’en a parlé qu’en passant, dans son introduction, pour défendre le docteur Strauss, et cela avec toute justice, de l’imputation d’avoir soutenu cette idée. Je ne crois pas en effet qu’une hypothèse si hardie puisse tenir contre la simple impression des Évangiles, et celui qui sait faire passer cette impression dans son récit ruine par cela seul l’hypothèse. On peut se demander d’où elle est née. C’est d’abord de ce que la biographie de Jésus a d’insuffisant, puisqu’on n’y trouve pas un fait de détail qui ne soit contestable et contesté, et en effet d’une part les récits évangéliques divergent jusqu’à la contradiction, et de l’autre les écrivains du dehors gardent sur Jésus un silence complet, si on n’admet pas le texte de Josèphe, que, quant à moi, je ne puis admettre. C’est aussi qu’on avait reconnu ou cru reconnaître dans la légende chrétienne la trace d’idées astronomiques communes à diverses religions. Le jour sacré du christianisme est le jour du soleil ; Jésus a douze apôtres, comme le soleil a douze signes ; Jésus naît au solstice d’hiver, c’est-à-dire à l’heure où les jours recommencent à croître ; il ressuscite à l’équinoxe du printemps, quand les jours deviennent plus longs que les nuits, et qu’ainsi la lumière prend le dessus sur les ténèbres. Mais premièrement on trouve du silence des textes des explications suffisantes, et qui ne permettent pas même de s’en étonner ; secondement il n’y a aucune trace, dans les monumens primitifs du christianisme, ni du jour du soleil, ni de la date astronomique fixée plus tard pour la naissance de Jésus : ce ne sont pas les Évangiles qui mettent la Noël à cette date. La fixation de la Pâque chrétienne s’est trouvée déterminée par celle de la Pâque juive, comme le chiffre des douze apôtres par celui des douze tribus, et s’il y a là des traditions astronomiques, elles peuvent servir à la critique de l’histoire du judaïsme, non de l’histoire de Jésus. Ce qui a soulevé les doutes, ce n’est pas véritablement Jésus, c’est le Christ, c’est-à-dire le personnage tout imaginaire qui se forma avec le temps, par le travail des esprits, sur l’idée que Jésus avait laissée. C’est le Christ de Tertullien par exemple qui ressemble au soleil, et non pas celui de l’Évangile. On n’aurait probablement pas douté de l’existence de Jésus, si la loi n’avait fait de Jésus un dieu, c’est-à-dire une image où chacun mêlait l’image divine qu’il avait déjà en lui, mystère complexe autour duquel, comme autour d’un noyau, s’amassaient d’autres mystères, et où les traditions de toute origine se trouvaient confondues. C’est la foi qui amasse les nuages, et il n’y a rien de mieux que la critique pour les dissiper.

La critique non plus ne doit pas être accusée de diminuer la grandeur des personnages appelés divins. Le divin n’a pas de mesure et par conséquent pas de grandeur véritable. Je ne puis surtout accepter la phrase célèbre de Rousseau, celle qui impatientait Voltaire : « La vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. » Outre qu’elle est sans logique, car la vie d’un dieu, la mort d’un dieu, sont des assemblages de mots auxquels il est impossible d’attacher une idée nette, moralement même, et comme expression d’un sentiment, elle n’est encore qu’une illusion dont on découvre bientôt le vide. Ne parlons que de la mort de Jésus ; elle n’est si touchante dans le texte même de l’Évangile qu’autant que l’idée du dieu en est absente. On sait le mot de ce patient qu’on menait pendre, et qu’un moine exhortait : « Pensez, mon fils, comme Jésus s’est livré à ses bourreaux. — Ah ! mon père, il savait bien qu’il ressusciterait le troisième jour. » Parole au fond très philosophique, comme bien des saillies. Si toutes les idées de science, de puissance, d’éternité, que l’esprit humain attache à ce mot de « dieu » venaient se mêler au spectacle de cette agonie, l’effet en serait détruit aussitôt. Jésus nous touche parce qu’il est un homme et qu’il frissonne sans reculer au froid de la mort et à celui de l’abandon. Non certes, il ne sait pas qu’il ressuscitera le troisième jour, c’est-à-dire il ne sait pas qu’au lendemain de sa mort sa pensée sortira de son tombeau pour ne plus mourir. Laissé seul par ses disciples qui s’enfuient, devant ces prêtres menaçans, ce gouverneur indifférent et dur, cette foule hurlante, il ne sent plus Dieu présent et se plaint qu’il l’ait délaissé. Son cœur est abreuvé d’amertume ; c’est précisément par où il prend tout le nôtre. Nous nous irritons surtout, pour lui comme pour Socrate et tous ces martyrs de l’humanité, de ne pouvoir, au plus fort de leurs souffrances, les leur payer tout d’un coup, en leur faisant voir le bien qu’ils ont fait. Il disparaît obscurément, si obscurément qu’aucun écrivain profane ne paraît alors avoir su son nom ; l’homme qui mourait au Golgotha allait devenir en effet un dieu pour les autres, mais en mourant il n’en savait rien. Un génie auquel l’ardente piété du passé n’avait pu ôter la large ouverture d’esprit des temps modernes, et chez qui la passion même éclairait souvent ce que la foi eût laissé obscur, Pascal a dit : « Ce qui nous gâte pour comparer ce qui s’est passé autrefois dans l’église à ce qui s’y voit maintenant, c’est qu’ordinairement on regarde saint Athanase, sainte Thérèse et les autres comme couronnes de gloire et comme des dieux. À présent que le temps a éclairci les choses, cela paraît ainsi : mais, au temps où on le persécutait, ce grand saint était un homme qui s’appelait Athanase, et sainte Thérèse, une fille… C’étaient des saints, disons-nous, ce n’est pas comme nous. Que se passait-il donc alors ? Saint Athanase était un homme appelé Athanase, accusé de plusieurs crimes, condamné en tel et tel concile pour tel et tel crime… » Sa pensée s’arrête aux saints, bornée par son catéchisme et son église ; mais la nôtre achève, et nous disons comme lui : — Ce Jésus dont il est écrit que son nom est au-dessus de tous nom (Phil., 2, 10), et qu’à ce nom tout genou doit fléchir au ciel, en terre et aux enfers, n’était pourtant que Jésus, un Juif plein de cœur que d’autres Juifs ont fait attacher pour cela à une croix, où il a fini misérablement, en doutant peut-être de lui-même. Il n’y a rien de plus grand, mais c’est parce qu’il n’y a rien de plus triste.

Non-seulement Jésus, dans ces derniers momens, n’est qu’un homme, mais il n’y est pas même un homme extraordinaire. Pour mourir comme Socrate, il faut être comme Socrate un personnage. Il n’est pas besoin d’être Jésus pour avoir la mort de Jésus. Le plus petit des hommes, le plus misérable, peut souffrir et finir ainsi ; je ne dis pas seulement dans les mêmes angoisses, je dis avec les mêmes mouvemens de l’âme, exaltée par ces épreuves. Les discours de l’Apologie ou du Phédon ne conviennent qu’à un philosophe ; mais presque chaque parole de Jésus dans sa nuit dernière, à l’exception d’un seul mot : « Je suis le Christ. » qu’on a peine à croire qu’il ait pu dire (v. p. 390), est à la portée du dernier de nous. C’est ce qui fait de la passion un drame d’un effet universel et incomparable, où l’humanité s’adore dans une image d’elle-même également touchante et sublime. Non, ni la vie ni la mort de Jésus ne perdent rien à être abordées avec la sincérité du libre examen.

Restent les plaintes des croyans sincères, que cette critique trouble, les uns ébranlés par elle et souffrant de l’être, les autres fermes et résistans, mais irrités, tous s’attachant avec amour à ce dieu auquel elle attente. M. Renan, j’en suis sûr, n’est pas indiffèrent à ces regrets, et on le sent en lisant son livre. Moi-même, je ne voudrais y répondre. qu’avec sympathie et avec respect ; mais que de choses j’aurais à répondre ! Mme Swetchine a dit, dans son écrit sur la vieillesse : « Tout en souffrant de la perte des illusions, je n’ai Jamais pu comprendre comment celui qui a l’honneur de posséder la vérité pourrait les regretter. » Elle parle des illusions de la jeunesse, pourquoi n’en dirait-on pas autant de celles de la foi ? L’examen de ce qu’on peut dire en général pour ou contre les croyances religieuses, et plus particulièrement les croyances chrétiennes, sur leurs forces et leurs faiblesses, leurs bienfaits et leurs dangers, est évidemment un sujet trop vaste pour qu’on le puisse traiter en passant ; mais puisqu’il s’agit de la vie de Jésus, et que je viens de rappeler la passion, qu’on me permette une seule réflexion, que ce récit même suggère. Pourquoi est-ce que Jésus a été condamné, qu’il a souffert et qu’il a été mis en croix ? Parce qu’il avait offensé la foi régnante, parce qu’il avait contredit des textes sacrés. La parole qu’on a prononcée contre lui, et qui a été sa sentence de mort, est celle-là même qu’on profère aujourd’hui contre ceux qui étudient sincèrement sa doctrine et son histoire : « il a blasphémé. » Puis, lorsque, les temps ayant changé et le monde s’étant fait chrétien, le nom maudit est devenu un nom adoré, il a aussitôt fait à son tour des victimes. Les prêtres de Jésus ont relevé la potence où Jésus était mort, et ils y ont attaché ceux en qui revivait son esprit, ou les ont brûlés au feu des bûchers. Si je regarde autour de moi aujourd’hui même, je vois ici des enfans qu’on arrache à leurs mères pour les sauver, là des hommes que l’on condamne aux galères pour avoir prêché ce qu’ils croyaient la parole de Dieu, et tout l’effort de l’Europe pesant sur un gouvernement ne réussit qu’à faire changer cette peine atroce en la peine encore affreuse de l’exil ; ailleurs ce sont des Juifs qu’on calomnie et qu’on égorge, là des musulmans qui font d’horribles massacres de chrétiens. À ces horreurs si diverses et si semblables je vois une cause toujours la même, une loi, une légende, un texte sacré, une Bible, un Evangile, un Coran, une lettre qui tue, non pas seulement au sens moral et métaphorique, mais matériellement. Comment donc ne sacrifierais-je pas tout cela à l’esprit qui vivifie ? Et comment ne me dirais-je pas que quand la Légende de Jésus aura été interprétée et comprise, Jésus n’en sera pas moins grand ou moins aimé, mais que les hommes, frères de Jésus, pour qui il a tant fit et tant souffert dans son passage, en seront plus libres et plus heureux ?

J’aime donc également dans le livre de M. Henan la largeur philosophique de la pensée, la sagacité qui pénètre le passé, l’imagination et le style qui le font vivre, l’âme qui l’anime et le fait aimer, et enfin la liberté généreuse qui se met au-dessus des faux scrupules et fait hardiment le bien par la vérité.


II.

Je présenterai maintenant à l’auteur quelques objections qui se résument toutes en ceci, que sa critique dans le détail n’est pas toujours assez ferme et assez sévère. Remarquez bien que je ne demande pas qu’elle soit plus savante ni plus hardie. M. Renan sait tout ce qu’on peut savoir, et personne n’a rien à lui apprendre. Il n’est pas homme non plus à reculer devant une conséquence qui étonne, et comprend à merveille jusqu’où peut mener une idée ; mais il est un narrateur ému et sympathique, il s’attache, non pas seulement au personnage de Jésus, mais aux témoins mêmes par lesquels il arrive jusqu’à lui, et, séduit par l’intérêt de leur témoignage ou de son récit, il renonce quelquefois volontairement à suivre jusqu’au bout sa propre critique. Il connaît et mentionne l’objection, car il ne lui arrive jamais d’être dupe, mais il n’en tient compte ; il s’acquitte pour ainsi dire envers sa conscience d’érudit par des points d’interrogation placés entre parenthèse ou en note, puis il passe outre pour rentrer dans des suppositions complaisantes dont j’invite le lecteur à se défier quelquefois.

Ainsi d’abord il sait et il dit tous les traits où on peut reconnaître, dans les Évangiles, que ceux qui les ont écrits ne sont pas des témoins oculaires, ni même des hommes qui touchent eux-mêmes à ces témoins. Cependant à certains momens il lui plaît de croire qu’il entend Matthieu dans l’évangile qui porte ce nom, et Jean dans le quatrième, et dans les deux autres deux autres compagnons de Jésus. Il demeure indécis et vague, il dit : « Ils sont à peu près des auteurs auxquels on les attribue, » comme s’il pouvait y avoir en cette matière de l’à peu près. Ou bien : « Je n’ose être assuré que le plus ancien évangile ait été écrit tout entier de la plume d’un ancien pêcheur galiléen, » quoiqu’il lui soit absolument impossible de faire le départ entre ce qu’il accepte et ce qu’il rejette. Comme lui-même le dit fort bien, « un traité complet sur la rédaction des Évangiles serait un ouvrage à lui seul. » Je ne puis faire ici ce traité, et toute discussion m’est impossible ; je ne puis qu’énoncer sans le prouver ce que je pense. Je pense donc que non-seulement Jésus n’a rien écrit, mais que les compagnons de Jésus n’ont rien écrit, qu’ainsi aucun évangile, ni aucune portion d’évangile, n’est authentique, et qu’il n’y a d’écrit authentique dans ce qu’on appelle le Nouveau Testament que les seules Lettres de Paul. M. Renan dit : « Supposons qu’il y a dix ou douze ans, trois ou quatre vieux soldats de l’empire se fussent mis chacun de leur côté à écrire la vie de Napoléon avec leurs souvenirs. Il est clair que leurs récits offriraient de nombreuses erreurs, de fortes discordances. L’un mettrait Wagram avant Marengo ; l’autre écrirait sans hésiter que Napoléon chassa des Tuileries le gouvernement de Robespierre ; un troisième omettrait des expéditions de la plus haute importance. Mais une chose résulterait certainement avec un haut degré de vérité de ces naïfs récits, c’est le caractère du héros, l’impression qu’il faisait autour de lui. » La comparaison est ingénieuse, mais non tout à fait exacte. Les évangélistes ne sont pas des soldats de Jésus, rien ne prouve qu’ils aient seulement vu Jésus, et tout fait supposer le contraire. Ils écrivent dans une autre langue que celle de Jésus, et plus ou moins loin de son pays. L’intervalle entre Jésus et eux était rempli ou par la seule tradition orale, ou, s’il y a eu quelque relation écrite dans la langue des Galiléens, la trace même s’en est perdue. Les Évangiles sont vrais, je le crois aussi, quant à l’impression qu’ils nous donnent de Jésus, mais vrais de cette vérité à laquelle la tradition suffit.

J’ajoute, ou plutôt je viens déjà d’indiquer, que ces quatre récits ne sont pas d’une valeur égale, car ils ne sont pas à égale distance de la source. Le plus ancien évangile est celui qui est le second dans nos recueils, et qui porte le nom de Marc. Celui qui porte le nom de Matthieu n’en est guère qu’un remaniement. Le troisième a été évidemment composé plus tard, dans un esprit qui s’éloigne beaucoup de celui du récit primitif. Le quatrième en est bien plus loin encore, et il a un caractère tout à fait à part, qui l’a fait toujours opposer aux trois premiers, pris ensemble. L’auteur de la Vie de Jésus sait tout cela aussi bien que personne, et j’aurais pu étayer de renvois à son livre chacune des phrases que je viens d’écrire ; mais comment concilier ces vues avec la supposition que le quatrième évangile puisse être à peu près de la main d’un homme qui n’a pas quitté Jésus ? La critique embarrassée demeure nécessairement flottante, elle va et vient d’une idée à l’autre sans se fixer.

Je voudrais montrer par quelque exemple les inconvéniens que peut avoir cette indécision. Je prendrai dans le quatrième évangile deux endroits, d’abord un point de fait, et puis un point de doctrine. Le premier est la résurrection de Lazare. Rien de plus fameux que cette histoire, qui sort tout à fait de l’ordre habituel des miracles de Jésus, car il y a deux sortes de miracles, les possibles et les impossibles. J’entends par miracle impossible celui auquel il n’est pas possible de croire. On peut croire qu’un malade a été guéri par le toucher ou la parole d’un homme, quoiqu’il ne l’ait pas été ; on peut croire aussi qu’une guérison vraie, explicable par quelque loi de la nature physique ou morale, a été surnaturel ; mais on ne peut pas croire qu’un homme ouvre la mer et la tienne suspendue pour faire un chemin à pied sec au milieu des eaux, ou que d’un signe il couvre le ciel de ténèbres pour trois jours. Aussi les récits re prêtent-ils à Jésus aucun de ces miracles impossibles, et on lui fait dire expressément, en réponse aux pharisiens qui lui demandent un signe venant du ciel : « Il ne sera pas donné à cette génération de tel signe. » Pourquoi pas à cette génération ? Pourquoi Moïse pouvait-il faire cela, et non pas Jésus ? Les hommes d’alors n’auraient su le dire ; notre critique le dit aisément. C’est qu’on ne commence à croire de pareilles choses qu’à une distance énorme des temps où elles sont censées avoir eu lieu. Les miracles de Jésus ne sont d’ordinaire que de ces menus miracles physiologiques dont le principe est dans les secousses de l’imagination ébranlée. De plus ils se passent dans l’ombre, et souvent le narrateur même semble prévenir la curiosité qui demanderait des témoignages en avertissant que Jésus a défendu aux témoins d’en parler. C’est ce qui arrive surtout pour les miracles qu’on peut appeler extraordinaires, et en particulier pour celui de la transfiguration. Le miracle des pains, il est vrai, est censé s’accomplir devant une foule ; mais c’est une foule insaisissable : la scène n’est pas dans une ville, mais au désert, et de ces quatre ou cinq mille hommes qu’on imaginait, on ne pouvait penser à en retrouver un seul. Il y a dans les Évangiles un miracle, mais un seulement, qui ne comporte aucune illusion : c’est la résurrection de Lazare. C’est en plein jour, devant des témoins rassemblés, dans le bourg de Béthanie, à une demi-lieue de Jérusalem, qu’on voit Jésus arracher au tombeau et à la mort un corps enterré depuis quatre jours déjà et qui sent mauvais. Voilà bien ce que j’ai appelé un miracle impossible ; mais aussi ce miracle unique, ce signe éclatant de Jésus, est précisément celui dont il n’est pas dit un mot dans aucun des trois premiers évangiles, il ne se lit que dans le dernier. La critique donc, qui met à part ce dernier et le croit écrit fort tard, à Éphèse, loin des Juifs et de tout témoin oculaire, n’est pas embarrassée de cette histoire, et n’y voit qu’une création de l’imagination. Le silence des premiers narrateurs sur un fait qui serait le plus éclatant de tous, et la plus grande preuve du caractère divin de leur maître, ce silence inexplicable achève de rendre impossible qu’un tel récit, déjà si suspect par lui-même, paraisse avoir la moindre réalité.

Mais si c’est Jean, le compagnon fidèle de Jésus, qui a raconté le quatrième évangile, il n’y a plus à douter qu’une scène comme celle-là se soit passée à Béthanie. Dès lors, ou bien il faut reconnaître le miracle (et ce n’est pas M. Renan qui pourra jamais s’y résoudre), ou bien il faut supposer une fraude pieuse et je ne sais quelle illusion qu’on a voulu faire aux spectateurs (p. 361). D’où la doctrine singulière qui permet au prophète de mentir (p. 253), à peu près comme Platon le permet aux chefs des peuples, et qui suppose que Jésus en effet a menti, altérant ainsi une figure d’ailleurs si constamment idéale dans tout le livre[4].

C’est encore le quatrième évangile qui raconte cet entretien de Jésus avec une femme samaritaine dont aucun autre récit n’a parlé, et qui se termine par ces paroles : « Nos pères, dit la femme, ont adoré sur cette montagne (de Sichem), tandis que vous autres vous dites que c’est à Jérusalem qu’il faut adorer. Et Jésus dit : Femme, crois-moi, le tempi va venir que vous n’adorerez plus le Père sur cette montagne, non plus qu’à Jérusalem. Vous adorez ce que vous ne connaissez pas, nous adorons ce que nous ne connaissons pas davantage. Il est vrai que le salut vient des Juifs, mais le temps va venir, et c’est tout à l’heure, où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » Certes rien n’est plus beau que ce langage, mais il n’a jamais été celui de Jésus. C’est là le christianisme après Paul, tout pénétré par l’esprit grec, esprit large et humain dont le judaïsme à lui seul n’aurait jamais rempli la mesure. Et qui ne sent d’ailleurs que ces mots : « vous n’adorerez plus à Jérusalem, » ne peuvent être venus à la pensée de personne qu’après que ce temple de Jérusalem, vers lequel les yeux et les cœurs des judaïsans se tournaient de tous les points du monde, a eu cessé d’exister ?

Mais qu’on se reporte maintenant au plus ancien évangile, et à la place de cette profession de foi véritablement universelle on y trouvera ce qui suit :


« Car une femme entendit parler de lui, qui avait une fille ayant en elle un esprit impur, et elle vint se jeter à ses pieds. — Cette femme était des gentils, étant Syro-Phénicienne de nation, et elle lui demanda de chasser de sa fille le démon. — Et Jésus lui dit : Laisse d’abord se rassasier les enfans, il n’est pas bien de prendre le pain des enfans et de le jeter aux chiens. — Et elle répondit : Eh bien ! Seigneur, les chiens à leur tour, sous la table, mangent les miettes des enfans. — Et il lui dit : Pour cette parole, va, le démon est sorti ce ta fille. »


Quel dialogue ! et jusque dans la charité quel mépris ! Il ne s’agit pourtant que d’avoir part au bienfait de la vertu miraculeuse de Jésus ; que serait-ce s’il était question d’être admis parmi ses élus et d’entrer dans son royaume ? Un autre évangile lui fait dire : « N’allez pas sur le chemin des gentils, n’entrez pas dans les villes des Samaritains ! » Voilà un démenti formel aux grandes paroles de tout à l’heure et qui ramène le Fils de Dieu de l’idéal à l’homme de la réalité.

Je sais qu’en critique comme ailleurs il faut avoir raison sagement, suivant l’expression de Paul (Rom., 12, 3), et qu’on est placé, quoi qu’on fasse, entre des écueils inévitables. M. Renan l’a parfaitement expliqué, et je citerai ici ses propres paroles, qui sont la défense de son livre. « À peine est-il besoin de dire qu’avec de tels documens, pour ne donner que de l’incontestable, il faudrait se borner aux lignes générales. Dans presque toutes les histoires anciennes, même dans celles qui sont bien moins légendaires que celles-là, le détail prête à des doutes infinis. Quand nous avons deux récits d’un même fait, il est extrêmement rare que les deux récits soient d’accord. N’est-ce pas une raison, quand on n’en a qu’un seul, de concevoir bien des perplexités ? On peut dire que parmi les anecdotes, les discours, les mots célèbres rapportés par les historiens, il n’y en a pas un de rigoureusement authentique. Y avait-il des sténographes pour fixer ces paroles rapides ? Y avait-il un annaliste toujours présent pour noter les gestes, les allures, les sentimens des acteurs ? Qu’on essaie d’arriver au vrai sur la manière dont s’est passé tel ou tel fait contemporain, on n’y réussira pas. Deux récits d’un même événement faits par des témoins oculaires diffèrent essentiellement. Faut-il pour cela renoncer à toute la couleur des récits et se borner à l’énoncé des faits d’ensemble ? Ce serait supprimer l’histoire. Certes je crois bien que, si l’on excepte certains axiomes courts et presque mnémoniques, aucun des discours rapportés n’est textuel ; à peine nos procès-verbaux sténographiés le sont-ils. J’admets volontiers que cet admirable récit de la passion renferme une foule d’à peu près : ferait-on cependant l’histoire de Jésus en omettant ces prédications qui nous rendent d’une manière si vive la physionomie de ses discours, et en se bornant à dire « qu’il fut mis à mort par l’ordre de Pilate, à l’instigation des prêtres ? » Ce serait là, selon moi, un genre d’inexactitude pire que celui auquel on s’expose en admettant les détails que nous fournissent les textes. Ces détails ne sont pas vrais à la lettre, mais ils sont vrais d’une vérité supérieure ; ils sont plus vrais que la nue vérité, en ce sens qu’ils sont la vérité rendue expressive et parlante, élevée à la hauteur d’une idée. »

Je m’associe pleinement à ces réflexions excellentes ; je reconnais qu’à force de faire des ratures dans l’histoire on risque de tout effacer, et que l’esprit d’examen lui-même a sa superstition dont il doit se défendre, et qui peut aussi faire tort à la vérité. Je suis trop heureux qu’on me raconte Jésus d’après sa légende ; je demande qu’on prenne seulement deux précautions. La première est de ne pas laisser oublier à l’esprit que ce qu’il a devant lui est en effet une légende, et que certains traits y décèlent plus particulièrement un travail d’imagination et de transformation poétique. La seconde est de ne puiser la tradition qu’à sa source la plus haute et la plus pure, je veux dire dans le plus ancien évangile, dont le caractère est en tout primitif, tout original, sévèrement et simplement grand. Le plus ancien évangile (celui qu’on appelle du nom de Marc) doit être le fond d’une vie de Jésus, et je souhaite qu’on tienne pour suspect et qu’on écarte, parmi ce qui a été ajouté depuis, tout ce qui fait disparate ou contradiction par rapport à ce beau texte. Au reste, c’est ce que M. Renan a fait souvent sans le dire, et particulièrement dans le récit de la passion, où il fait justice de plusieurs additions édifiantes du récit qui porte le nom de Luc, ou de telle autre invention postérieure.

Il y en a une sur laquelle je demande la permission de m’arrêter un moment pour faire voir que cette élimination chronologique que je viens de recommander peut conduire à des observations importantes. Au moment où il raconte la mort de Jésus, M. Renan s’exprime ainsi : « S’il fallait en croire Jean, Marie, mère de Jésus, eût été aussi au pied de la croix, et Jésus, voyant réunis sa mère et son disciple chéri, eût dit à l’un : Voilà ta mère, à l’autre : Voilà ton fils ! Mais on ne comprendrait pas comment les évangélistes synoptiques[5], qui nomment les autres femmes, eussent omis celle dont la présence était un trait si frappant. » Et dans une note M. Renan ajoute : « C’est là, selon moi, un de ces traits où se trahissent la personnalité de Jean et le désir qu’il a de se donner de l’importance. Jean, après la mort de Jésus, paraît en effet avoir recueilli la mère de son maître et l’avoir comme adoptée. La grande considération dont jouit Marie dans l’église naissante le porta sans doute à prétendre que Jésus, dont il voulait se donner pour le disciple favori, lui avait recommandé en mourant ce qu’il avait de plus cher. La présence auprès de lui de ce précieux dépôt lui assurait sur les autres apôtres une sorte de préséance, et donnait à sa doctrine une haute autorité. » Si on se représente ainsi les choses, il faut donc supposer que Jean, à son tour, a menti, et cela de la façon la plus hardie et la moins aisée à comprendre. Tout est simple au contraire pour qui admet que ce n’est pas Jean qui parle ici, mais bien une école qui, après la mort de Jean, se prétendait son héritière et se recommandait de son nom, et qui cherchait en effet à donner de l’importance à l’apôtre à qui on rapportait ce quatrième évangile, qu’on voulait faire croire qu’il avait écrit. J’insiste, puisque m’y voilà conduit, sur les différences très curieuses que présentent entre eux les quatre évangiles au sujet de la mère de Jésus. Si je remonte d’abord au plus ancien (dit l’évangile de Marc), je n’y trouve pas du tout, et c’est un des traits les plus remarquables parmi ceux qui distinguent cet évangile, la légende de la naissance miraculeuse de Jésus. Il n’y est pas dit un mot ni de la virginité ni de la maternité surnaturelle de Marie. Dans cet évangile tout entier, il n’est parlé d’elle que deux fois, et d’une manière peu favorable. Après avoir raconté les premiers miracles de Jésus et le bruit qui se fait autour de lui partout où il se montre, l’écrivain ajoute : «  Ceux de chez lui, ayant appris tout cela, vinrent pour le saisir, disant : Il a perdu le sens… Ses frères donc et sa mère survinrent, et, restant en dehors, ils l’envoyèrent appeler. Et la foule était autour de lui, et on lui dit : Voici ta mère et tes frères qui sont là dehors et qui te cherchent. Et il répondit : Qu’est-ce que ma mère et mes frères ? Et, promenant ses yeux sur tous ceux qui étaient autour de lui : Voilà ma mère et mes frères. » L’autre passage est celui où les Juifs s’étonnent que le nouveau prophète soit tout simplement le fils de Marie, cet homme de chez eux, dont ils connaissent de longue main toute la famille. « Et Jésus leur dit : Un prophète n’est nulle part moins en honneur que dans son pays, parmi ses proches et dans sa maison. » » Pour qui sait lire, il résulte clairement de ces passages, en dehors desquels le plus ancien évangile ne fait absolument aucune mention de Marie, que, dans la pensée de celui qui a écrit ce récit, la mère de Jésus ne croyait pas en lui. Elle ne s’était associée en rien à son enthousiasme et à sa vie extraordinaire ; elle ne le suivait pas dans ses courses à travers la Galilée et les régions voisines : elle le suivit donc encore bien moins quand à la fin il osa se produire à Jérusalem, si toutefois elle vivait encore. Ainsi elle n’était pas à sa mort suivant la tradition primitive, et c’est la seule façon d’expliquer le silence absolu que les trois premiers récits de la passion gardent sur elle.

L’Evangile qui porte le nom de Matthieu présente pour la première fois la naissance et la conception de Jésus comme surnaturelles, ce qui relève tout à coup singulièrement le personnage de sa mère. Il n’en reproduit pas moins les deux passages qu’on vient de lire au sujet de Marie ; il retranche seulement du premier la phrase la plus caractéristique : « Ceux de chez lui vinrent pour le saisir, disant : Il a perdu le sens. » Ces mots étaient trop évidemment en contradiction avec l’idée d’une révélation d’en haut qui avait prévenu Marie de l’origine et de la destinée de son fils ; mais, cette grosse contradiction une fois écartée, l’écrivain se remet à copier ce qu’il a lu ailleurs, sans paraître s’apercevoir de l’impression générale qui sort de ce qu’il copie, impression très peu d’accord avec celle de la légende qu’il a d’abord adoptée. Et il n’y a pas dans cet évangile un mot de plus sur la mère de Jésus.

Le troisième évangile développe bien davantage la légende de la naissance ; il est le seul qui contienne ce qu’on appelle l’Annonciation ainsi que la visite de Marie à Elisabeth et les effusions de Marie, et la prédiction douloureuse que lui fait le vieux Siméon. Il ajoute à cela l’histoire de Jésus prêchant dans le temple à douze ans. C’est là que son père et sa mère le retrouvent après l’avoir perdu plusieurs jours ; celle-ci se plaint à lui, et il répond : « Pourquoi me cherchiez-vous ? ne saviez-vous pas que j’avais affaire chez mon père ? Et ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait. » Ce trait est inconcevable après tout ce qui remplit les premiers chapitres, et là encore on voit bien comment, dans ces sortes de livres, on met un récit au bout d’un autre, quoique d’origine différente et de portée contraire. Du moment que Jésus est homme fait, Marie s’efface dans cette troisième narration aussi bien que dans les autres ; on n’y retrouve les deux mêmes passages que dans l’évangile qui porte le nom de Matthieu, et rien de plus, si ce n’est celui-ci, qui est du même genre : « Pendant qu’il parlait, une femme dans la foule, élevant la voix, lui dit : Heureux le ventre qui t’a porté, et les mamelles que tu as tétées ! Mais il dit : Heureux plutôt ceux qui entendent la parole de Dieu et qui l’observent ! »

Le quatrième évangile n’est pas moins différent ici que partout ailleurs des trois autres. D’une part il ne contient pas, pour des raisons qui ne sont pas ici de mon sujet, la légende de la maternité miraculeuse de Marie, de l’autre il ne reproduit pas non plus les traits défavorables à son personnage que j’ai relevés jusqu’ici ; mais il n’y a pas plus de respect pour elle dans le dialogue fameux des noces de Cana qui est particulier à cet Evangile : « Que me veux-tu, femme ? » passage qui a embarrassé plus d’un interprète de la parole sainte. Tel aumônier d’une pension de demoiselles a eu de la peine à soumettre l’esprit et la conscience d’une jeune fille révoltée par cette façon de répondre à une mère.

Me voici revenu à la passion. C’est, parmi les nouveautés de cet évangile, une des plus frappantes que la scène qui a été le point de départ de ces réflexions. Ainsi dans ce dernier et tardif évangile l’imagination a pu enfin se mettre à l’aise, et se représenter la mère à côté du gibet de son fils, dans cette attitude que le Stabat et les œuvres des peintres ont fixée pour tous les esprits et pour tous les yeux ; mais M. Renan a raison de dire qu’ici même ce n’est pas Marie qui préoccupe l’écrivain : il veut surtout relever le disciple aimé, en faisant ainsi parler Jésus, qui le déclare son héritier et son frère. Ce qui fait bien voir que ce n’est pas elle qu’on a en vue, c’est qu’elle s’efface de nouveau tout de suite après, et, chose bien frappante, il n’est pas dit seulement que Jésus ressuscité se soit montré à sa mère, tandis que tant d’autres apparitions nous sont racontées avec détail. Ainsi ce passage même ne contredit pas, au sujet de la mère de Jésus, l’impression générale qu’on reçoit des Évangiles, où elle paraît si peu et si rarement à son honneur. Et nous ne serons plus étonnés quand nous verrons que dans les Lettres de Paul elle n’est pas nommée une seule fois, et que pas un mot absolument ne s’y rapporte à elle, ce qui doit paraître si étrange à des orthodoxes d’aujourd’hui. On ne s’avisait guère en ces temps-là des mystères de la conception immaculée.

Voilà les détails ; mais, même dans l’ensemble, M. Renan me paraît trop complaisant pour la légende sacrée et trop facile à accepter, sous le nom de Jésus, un Jésus imaginaire, plus grand et plus pur que rien d’humain ne saurait l’être. M. de Sacy a dit : « Si Jésus-Christ n’est pas Dieu dans l’ouvrage de M. Renan, il est encore le fils de Dieu ; je ne sais pas trop à la vérité pourquoi ni comment. » Voici ce pourquoi et ce comment, si je ne me trompe. Si Jésus est dans ce livre un homme à part, demi-Dieu et fils de Dieu, un homme de proportions colossales, s’il est placé au plus haut sommet de la grandeur humaine, si en lui s’est condensé tout ce qu’il y a de bon et d’élevé dans notre nature, si enfin l’auteur déclare que Jésus ne sera pas surpassé, et que tous les siècles proclameront qu’entre les fils des hommes il n’en est pas né de plus grand que Jésus, tout cela, à mon sens, peut être traduit ainsi : Jésus est le seul homme historique qui n’ait pas d’histoire. Nous saisissons la personne réelle dans les autres, en lui nous n’atteignons que le personnage idéal. J’ai rappelé déjà le mot de Jean-Jacques : « Si la vie et la mort de Socrate sont d’un sage, la vie et la mort de Jésus sont d’un dieu. » En effet Socrate est, comme on dit, percé à jour. Nous connaissons sa figure et son nez retroussé. Nous n’ignorons ni sa femme Xanthippe ni l’humeur de Xanthippe. Nous le suivons à l’agora, aux gymnases, à table, au lit ; nous assistons à ses amusemens avec ses amis ou à ses disputes avec ses adversaires ; nous l’accompagnons dans l’atelier d’un peintre, dans la boutique d’un marchand, ou chez la belle Théodote, qui pose pour un portrait. Nous l’entendons, pour ainsi dire, toutes les fois qu’il parle et aussi longtemps qu’il parle. Celui qu’on entend causer, celui qu’on voit rire, ne sera jamais un dieu. Je ne sais si Jésus a jamais ri ou causé, car c’était un homme de l’Orient ; mais ses biographies ne nous le diraient pas, ou plutôt il n’a pas de biographies. On ne nous parle pas de son visage ; son âge même n’est pas indiqué. Il n’était pas marié sans doute, il a été de ceux qui se font eunuques pour le royaume des cieux (Matth., XIX, 12) ; mais on n’a pas seulement pris la peine de nous le marquer en termes exprès. On ne nous dit rien de ses habitudes et du détail de sa vie[6]. On ne nous raconte de lui que des apparitions, on ne recueille de sa bouche que des oracles. Tout le reste demeure dans l’ombre ; or l’ombre et le mystère, c’est précisément ce qui est divin. Si on aperçoit quelque chose de ses passions ou de ses préjugés, c’est autant que ses disciples les partagent et les sanctifient ; on n’entrevoit rien de ses faiblesses[7]. En un mot, ceux qui nous racontent Socrate sont des témoins, ceux qui nous parlent de Jésus ne le connaissent pas, ils l’imaginent.

Et l’image idéale grandit encore quand, à l’idée qu’on se faisait de Jésus au voisinage de sa vie réelle, s’ajoutent les progrès que la pensée chrétienne a faits par l’addition d’élémens nouveaux. C’est ainsi qu’après avoir cité le discours à la Samaritaine, M. Renan s’écrie : « Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment fils de Dieu. Il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l’édifice de la religion éternelle. » Mais si Jésus n’a pas dit cette parole et n’a pu la dire, s’il a forcément partagé, malgré la largeur de son âme, le patriotisme ardent, mais étroit des fils d’Israël, l’apparence colossale diminue, et Jésus redevient, au sens propre de la locution hébraïque, un fils de l’homme ; car, même dans les Évangiles, la vérité n’est pas absolument effacée, et il s’y retrouve des traces qui l’accusent. Telles sont les paroles, si peu divines, à la femme syro-phénicienne : « il ne faut pas jeter aux chiens le pain des enfans. » Telles sont encore des scènes comme celle-ci que je prends dans le plus ancien évangile :


« Et au moment même où il sortait de la barque, il se présenta devant lui, sortant des tombeaux, un homme en puissance d’un esprit impur. — Il faisait sa demeure des tombeaux, et personne ne pouvait le lier, même avec des chaînes. — Plus d’une fois il avait été chargé de chaînes et d’entraves, et il avait ouvert les entraves et brisé les chaînes, et on ne pouvait venir à bout de lui. — Et continuellement, le jour et la nuit, il se tenait dans les tombeaux et dans les montagnes, criant et se frappant à coups de pierre. — Et, voyant de loin Jésus, il courut et se prosterna devant lui, — et cria de toute sa force : Qu’y a-t-il entre toi et moi, Jésus, fils du Dieu très haut ? je t’en conjure par lui, ne me tourmente pas. — Et Jésus lui dit : Sors de cet homme, toi, l’esprit impur. — Et il ajouta : Quel est ton nom ? Et il répondit : Mon nom est Légion, car nous sommes beaucoup. — Et il le suppliait avec instance de ne pas le chasser du pays. — Et il y avait là, sur la montagne, un grand troupeau de cochons qui paissaient. — Et les démons lui disaient en le suppliant : Envoie nous dans ces cochons que nous entrions en eux. — Et Jésus le leur permit. Et les esprits impurs sortirent et se jetèrent dans les cochons. Et tout le troupeau se précipita de la hauteur dans la mer. Et il y en avait environ deux mille qui furent noyés dans la mer. — Ceux qui les faisaient paître s’enfuirent et en portèrent la nouvelle dans la ville et dans les campagnes, et on accourut pour voir ce qui était arrivé. — Et ils viennent à Jésus, et ils voient le possédé qui se tenait assis, vêtu et tranquille, qui tout à l’heure avait en lui celui qui s’appelait Légion. — Et ceux qui l’avaient vu leur racontèrent ce qui était arrivé au possédé et aux cochons. — Et ils se mirent à le prier de sortir de leur pays. »


M. Renan pensait évidemment à cette scène quand il a écrit : « On racontait au sujet de ses cures mille histoires singulières, où toute la crédulité du temps se donnait carrière ; » mais il ne faut pas craindre de citer tout au long de pareilles choses : elles empêchent l’imagination de se méprendre. Elles font toucher au doigt le milieu de grossièreté barbare où Jésus était plongé ; elles montrent que les plus grands hommes, comme il a été dit si bien, ont les pieds aussi bas que les autres, quoiqu’ils aient la tête plus élevée ; elles guérissent l’illusion du divin.

Je trouve une page très remarquable où cette illusion va jusqu’à dire que dans Jésus la raillerie aussi est d’un dieu et laisse toute raillerie humaine loin derrière elle, même celle de Molière ou de Platon. Je m’étonne que l’auteur ait oublié ici les Provinciales, elles seules peut-être pouvaient soutenir la redoutable comparaison qu’il institue. Elles n’ont pas frappé moins fort sur les jésuites que l’Evangile sur les pharisiens, et les uns comme les autres en portent la marque ineffaçable. Je ne puis donc croire, quant à moi, qu’il puisse y avoir jamais un homme qui soit avec le reste des hommes hors de proportion. Je ne crois pas même qu’aucun homme puisse être appelé le plus grand des hommes, car cela est trop difficile à mesurer, et il n’y a guère de supériorité absolue. J’ajoute que plus je suis touché de Jésus et me sens pour lui et pour son œuvre de vénération et d’amour, plus aussi je le retiens obstinément près de moi et à ma portée, et ne puis consentir qu’on l’éloigne de nous tous à cette distance infranchissable où il ne nous appartiendrait plus. Il n’est plus même un exemple, s’il devient inimitable, et si on ne peut lui dire à travers les siècles : Je suis ton frère, et je ferai comme toi. Il me semble d’ailleurs qu’il y aurait dans ce parti-pris un tort envers l’humanité tout entière, condamne à ne se pouvoir plus égaler, quoi qu’elle fasse, et à toujours voir sa vertu rester au-dessous de son effort. Ma tendresse et mon enthousiasme ne font acception ni des temps ni des races. Jeanne devant l’inquisition de Ronen vaut pour moi Jésus devant Caïphe. Et s’il naît quelque part une âme pure et forte pour elle-même, tendre pour les siens et pour ceux qui souffrent, soulevée par son élan au-dessus du vulgaire, ardente au bien et terrible au mal, je veux bien lui dire : Tu n’auras jamais une légende comme celle de Jésus, car l’avenir n’est plus aux légendes : mais je ne lui dirai pas : Tu ne vaudras jamais Jésus, car elle peut aimer connue il a aimé, et souffrir comme il a souffert.

L’idéal et la poésie peuvent rendre injuste pour le présent, qui est le réel : le livre de la Vie de Jésus en est quelquefois la preuve. La nature exquise de ce haut esprit ne peut pardonner aux vulgarités de la vie moderne, à notre civilisation étroitement régulière, à ce moule où elle enferme les existences et les pensées, à l’incapacité dont elle nous frappe pour l’extraordinaire et le miracle, à nos petites tracasseries préventives, plus meurtrières que la mort pour les choses de l’esprit. — Nos seules lois, dit-il, sur l’exercice illégal de la médecine eussent suffi pour arrêter Jésus. — Mais des scènes comme celle du possédé, que je rappelais tout à l’heure, sont-elles donc tant à regretter ? Il dira surtout : « Pour nous, éternels enfans, condamnés à l’impuissance, nous qui travaillons sans moissonner, et ne verrons jamais le fruit de ce que nous avons semé, inclinons-nous devant ces demi-dieux, ils surent ce que nous ignorons : créer, affirmer, agir. » Quoi donc ! pendant ces trois quarts de siècle, nos sociétés ont-elles été si impuissantes ? N’a-t-on ni affirmé ni agi ? Il s’est pourtant fait quelque chose depuis ce temps, et demain peut-être il se fera quelque chose encore !

Enfin je demande grâce pour les Juifs, et mieux que grâce. Si on fait de Jésus quelque chose qui ressemble à un dieu, le meurtre de Jésus aura quelque chose aussi de ce qu’on appelait autrefois un déicide. Il devient un crime inexpiable et éternel. Je n’ai pas besoin de dire que la philosophie de M. Renan repousse cette doctrine ; mais son imagination n’y échappe pas tout à fait. « Si jamais crime, dit-il, fut le crime d’une nation, ce fut la mort de Jésus. » Il a contre les Juifs des duretés étranges. Quand il les voit, pendant les longs et tristes siècles chrétiens du moyen âge, constamment courbés sous la servitude, ou sous l’insulte, ou sous la main des bourreaux, il leur dit que c’est leur faute, et que l’intolérance n’est pas un fait chrétien, mais un fait juif. Il les condamne à pis que la persécution et les tortures ; il a écrit cette phrase magnifique, mais impitoyable : « Cette tunique de Nessus du ridicule, que le Juif, fils des pharisiens, traîne en lambeaux après lui depuis dix-huit siècles, c’est Jésus qui l’a tissée avec un artifice divin. » Et il semble, en l’en affublant ainsi, la lui donner à porter jusqu’à la fin du monde. Il ne veut pas même que le judaïsme ait l’honneur d’avoir produit Jésus : il en sort, dit-il, comme Rousseau du XVIIIe siècle ; mais où est donc l’ingrat qui ne ferait pas au XVIIIe siècle honneur de Rousseau ? Jérusalem a tué Jésus comme Athènes a tué Socrate ; mais Socrate n’en demeure pas moins un fils et une gloire d’Athènes. Ces grandes mémoires restent fidèles à leur patrie dans la mort comme dans la vie. Jésus d’ailleurs n’a pas rompu avec l’esprit juif ; mais l’esprit juif allait s’élargissant à mesure qu’il pénétrait la sagesse grecque et en était pénétré à son tour. Je tiens donc Jésus pour un Juif, et je ne crois pas en cela que je le diminue. C’est un grand peuple que celui qui a souffert perpétuellement l’oppression, sans jamais l’accepter. La nature humaine s’élève à souffrir ainsi. C’est cette oppression toujours pesante, mais aussi toujours secouée, qui rendait le Juif plus dévot à son Dieu, plus tendre et plus miséricordieux aux siens (c’est le mot même de Tacite), plus dur à lui-même, plus indomptable à la brutalité du puissant, plus dédaigneux des folles joies des heureux et de leurs vices :

Pour moi, que tu retiens parmi ces infidèles,
Tu sais combien je hais leurs fêtes criminelles,
Et que je mets au rang des profanations
Leurs tables, leurs festins et leurs libations.


La communauté juive était au milieu du monde comme Esther dans le sérail d’Assuérus, et dans ce farouche isolement elle s’emparait insensiblement de ceux qu’elle étonnait. Le monde, au temps d’Auguste, était imprégné de judaïsme, et déjà tout près d’être juif. Il n’était plus séparé que par la barrière des pratiques. Quand Paul rompit cette barrière, le monde fut conquis, et c’est là ce qui s’est appelé le christianisme, le judaïsme fait tout à tous, pour les gagner tous. Sur le judaïsme pur, je dirai tout en un mot, ne pouvant m’étendre : ce sont les Juifs qui ont appris au reste des hommes ces deux grandes choses, le martyre et la charité. Il n’en faut pas davantage pour démentir les haines et les dérisions d’une foule brutale et pour assurer de la part des sages à ces aînés des peuples un fidèle et pieux respect.


J’ai été long, trop long peut-être, car j’ai risqué de distraire mes lecteurs de l’intérêt dominant de mon sujet. En effet, la question de l’authenticité des Évangiles, celle de leurs diverses dates et de leurs divers esprits, celle même de savoir si la légende de Jésus, en entrant aujourd’hui solennellement dans l’histoire, n’y entre pas trop chargée encore de poésie et d’illusion, ces questions ne manquent, je le crois, ni d’intérêt ni de gravité ; mais elles sont secondaires en comparaison de ce grand fait, la vie de Jésus écrite pour la première fois par un esprit capable de la comprendre et de la sentir, par un artiste assez exquis pour la rendre. Voilà un livre où le christianisme et l’homme dont il est sorti s’expliquent devant nous et nous rendent compte d’eux-mêmes comme le feraient tout autre événement et tout autre homme ; le surnaturel et le mystère sont absolument écartés ; notre raison seule est appelée à juger et à mesurer ce qu’elle étudie. Voilà un livre aussi qui ne s’en tient pas dans cette étude aux actes et aux paroles, et à l’histoire du dehors, mais qui sait atteindre jusqu’à l’âme, sans que le sentiment ait jamais rien de si délicat, de si exalté ou de si profond, qu’il échappe à l’amour que l’écrivain a pour son héros et pour ce qu’il aime plus encore que son héros même, je veux dire l’idéal, l’idéal dans les choses du cœur. Voilà un livre enfin où l’imagination et le style suffisent au sujet ; ce style a une magie qui fixe pour nous, non pas l’histoire seulement, mais le rêve, et nous fait vivre en certaines pages dans ce paradis insaisissable où les âmes dont on nous parle ont vécu à certains jours ou à certains momens. Tout cela est du plus grand prix, et si ma critique en a fâcheusement distrait le lecteur, il n’est que juste, en finissant, qu’elle l’y ramène et l’y replace.

Cette imagination, puissance et charme de l’ouvrage, est ce qui m’a fait m’en défier quelquefois. Je sais néanmoins ce qu’elle vaut, et je n’en méconnais pas l’action bienfaisante. À l’exception de ces traits chagrins contre les Juifs, il n’y a guère de pages où je ne fusse près de regretter quelque chose parmi les idées mêmes que je combats. Elles donnent à l’âme des agitations et des secousses qui peuvent être salutaires, elles nous empêchent de nous endormir dans le médiocre et le convenu. J’ai réclamé quelquefois pour ce qui me semblait la vérité ou la justice ; mais si je sentais jamais autour de moi ou en moi la vérité devenir banale ou la justice étroite, je m’échapperais volontiers du côté où s’envole la pensée de M. Renan.

Je ne veux pas finir sans signaler certains endroits du livre où la personne de l’auteur paraît plus à découvert : d’abord cette dédicace si touchante, d’une poésie à la fois étrange et irrésistible ; puis des traits jetés çà et là, comme celui-ci : « Ce sommet de la montagne de Nazareth, où nul homme moderne ne peut s’asseoir sans un sentiment inquiet sur sa destinée, peut-être frivole, Jésus s’y est assis vingt fois sans un doute. » Quand il représente Jésus fondant cette grande doctrine du dédain transcendant, vraie doctrine de la liberté des âmes, qui seule donne la paix, qui n’entend la cri de cette fière personnalité se retranchant contre les contraintes abaissantes de la vie dans un orgueil légitime, mais aussi dans une espèce de quiétisme de penseur ?

J’aurais dû dire dès le commencement que la Vie de Jésus n’est que la première partie d’un travail beaucoup plus vaste, l’histoire des origines du christianisme. M. Renan se demande s’il pourra jamais exécuter ce projet ; mais il n’a que quarante ans, sa vie est comme son talent dans sa plénitude, et on a le droit de croire qu’il conduira son œuvre jusqu’au bout. Belle destinée que de laisser un tel monument après soi ! elle a dû tenter dans notre temps bien des esprits à qui elle ne sera pas donnée. Il en est qui ont fait ce rêve, et qui toute leur vie en ont bercé leur pensée, mais qui n’ont pas eu, qui n’auraient jamais eu sans doute la force de l’accomplir. Ils s’en consoleront, et ils ne seront pas jaloux, s’il leur reste la satisfaction d’applaudir, et de signaler le livre déjà fait à l’admiration et à la reconnaissance des bons esprits, en donnant acte à l’auteur de ses promesses, car elles seront tenues, n’en doutons pas, avec le même talent que nous goûtons aujourd’hui. Il nous dessinera ce personnage de Paul, si original encore après celui de Jésus ; il éclairera de sa science et de son imagination les visions de l’Apocalypse. Sa critique d’ailleurs deviendra par le travail de plus en plus sûre d’elle-même ; il nous donnera, sur les origines du christianisme, toute la vérité, rien que la vérité, suivant la formule des tribunaux. Rien que la vérité, c’est ce qui est facile, et il n’y a qu’à vouloir ; toute la vérité, c’est-à-dire la vérité dans tout son éclat ou dans tout son charme, c’est ce qui est très difficile, mais ce qui est possible à M. Renan, car il l’a fait.


ERNEST HAVET.

  1. L’Histoire critique de Jésus-Christ (du baron d’Holbach) ou Analyse raisonnée des Évangiles est encore de la polémique et non de l’histoire.
  2. Le titre exact est : Vie de Jésus traitée d’une manière critique.
  3. M. Wallon, de la Croyance due à l’Évangile, 1858 ; — le même, la Sainte Bible, résumée dans son histoire et dans ses enseignemens (2 vol. Ancien et Nouveau Testament). Je nommerai aussi la Vie future suivant la foi, etc., par M. Thomas-Henri Martin.
  4. Le miracle des noces de Cana, moins important, mais public aussi et éclatant à sa manière, ne se trouve également que dans le quatrième évangile.
  5. On appelle ainsi les trois premiers évangélistes, dont les récits sont tracés sur un même plan, qui n’est plus celui du quatrième.
  6. « Je ne voudrais pas, quant à moi, remplir ces vides par des suppositions qui mêleraient le roman à la poésie. » (Vie de Jésus, p. 379, ligne 1, et p. 403).
  7. « Il est probable aussi que beaucoup de ses fautes ont été dissimulées. » (P. 458.) On ne peut trop redire qu’il n’y a pas moyen de faire à l’auteur une objection qu’il n’ait prévenue.