L’Internationale, documents et souvenirs/Tome IV/VI,3

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L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre III
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III


Du milieu de juin au 1er juillet 1876.


D’Espagne, nous reçûmes par un ami, vers la fin de juin, des nouvelles des déportés des îles Mariannes :

« Une lettre — dit le Bulletin — nous apprend qu’une centaine de déportés des îles Mariannes ont débarqué dernièrement à Cadix. On leur avait promis la liberté à la condition qu’ils prendraient du service comme volontaires dans la guerre contre les Indiens révoltés du Iolo. L’expédition à laquelle ils ont pris part s’est terminée à l’avantage du gouvernement, qui a tenu parole, et a rompu les chaînes de ceux qui n’ont pas succombé dans la lutte. Il faut entendre — ajoute notre correspondant — le récit de leurs souffrances et de celles des malheureux qui n’ont pas voulu acheter leur liberté en se battant pour le gouvernement, même contre les Indiens, et qui sont restés sur leurs rochers déserts. La presse s’occupe beaucoup des déportés de la Nouvelle-Calédonie ; mais les malheureux qui, depuis trois ans, gémissent abandonnés, sans vêtements et sans secours, dans les îlots des Mariannes, sont presque oubliés par l’opinion publique de l’Europe. Ils sont pourtant là quatorze cents qui souffrent pour une idée généreuse. Un grand nombre d’entre eux sont des membres de l’Internationale. Sans doute, il n’est pas possible en ce moment de rien faire pour eux ; mais un mot de sympathie, du moins, serait doux à leurs oreilles, et les aiderait à conserver le courage dont ils ont besoin, en leur faisant voir qu’on pense à eux, et que le jour de la réparation n’est peut-être pas aussi éloigné qu’ils peuvent se le figurer dans leur isolement.

« Jusqu’à présent l’occasion ne s’était presque jamais présentée, en effet, d’entretenir nos lecteurs des infortunés déportés des îles Mariannes, si dignes des sympathies des socialistes ;... nous espérons qu’une main amie réussira à leur faire parvenir ce numéro du Bulletin, dans lequel leurs frères d’Europe leur crient : Courage et espérance ! »

Peu de jours après, une nouvelle lettre nous apprenait de quelle façon le gouvernement espagnol entendait l’amnistie :

« À peine les malheureux déportés, qui avaient cru de bonne foi racheter leur liberté en combattant contre les Indiens, avaient-ils été rendus à leurs familles, que le gouvernement faisait arrêter de nouveau un certain nombre d’entre eux, sans prétexte aucun. Trente de ces pauvres gens, qui venaient de débarquer à Cadix, ont été enfermés à la prison de cette ville ; d’autres, arrêtés dans diverses localités, ont été conduits, de prison en prison, garrottés comme des criminels, aux bagnes de Ceuta et de Carthagène. On a reçu la triste nouvelle que cinq membres de l’Internationale, déportés, ont été barbarement fusillés par ordre du gouverneur des Iles Mariannes. Ces cinq socialistes appartenaient à la fédération de San Lucar de Barrameda. »


De Rome, Cafiero nous écrivait, vers le 20 juin : « Il y a eu ici quelques meetings pour discuter la situation du travail... À la suite de ces meetings, beaucoup de promesses de travail avaient été faites aux ouvriers de Rome ; mais, ces promesses n’ayant pas été suivies d’effet, une grande démonstration fut projetée. Tout fut mis en œuvre par le gouvernement pour conjurer le péril ; et comme il n’avait pas réussi, il eut recours à la force : il fit arrêter nos amis Malatesta, Tolchi et Innocenti, et les fit diriger, le premier sur Naples, les deux autres sur Florence. À Naples, Malatesta fut remis en liberté, après qu’on lui eut déclaré qu’il serait surveillé ; je ne sais pas si on a agi de même avec nos amis florentins. En outre, notre ami Emilio Borghetti est depuis quelques jours enfermé dans les prisons neuves de Rome, pour contravention à l’ammonizione. Il est bon que ces choses-là soient connues, parce que nos nouveaux gouvernants (Nicotera et compagnie) veulent se donner des airs de libéraux. »

D’accord avec les groupes socialistes qui de toutes parts, en Italie, affirmaient à nouveau leur existence par des manifestations publiques, la Commission de correspondance, siégeant à Florence, lança le 1er juillet une circulaire pour la convocation d’un Congrès de la Fédération italienne. Elle disait :


Tandis que des centaines de nos meilleurs amis étaient jetés dans les prisons de l’État, la bourgeoisie, qui nous couvrait d’insultes et de calomnies, dut croire pendant quelque temps que l’Internationale était réellement morte en Italie, et morte pour toujours... Après les événements de 1874, l’Internationale italienne avait senti le besoin d’une phase de recueillement et de calme. Elle a fait l’épreuve de ses forces, elle s’est retrempée dans l’étude de ses insuccès, elle s’est préparée à une nouvelle période de lutte, pour faire un nouveau pas vers l’accomplissement de son programme ; et, pleine de vie, elle descend de nouveau dans l’arène publique, et s’apprête à montrer qu’elle existe, et qu’elle existe comme toujours afin de lutter pour la cause du genre humain foulé aux pieds... En vertu de l’article 8 du Pacte fédéral de Rimini, le Congrès régulier n’ayant pu se réunir en 1874 et en 1875, c’est à nous qu’est confiée la mission de pourvoir à la convocation d’un Congrès, qui, après avoir jugé de nos actes, procédera à l’élection d’une nouvelle Commission de correspondance. Une circulaire spéciale vous préviendra du lieu et de la date de ce Congrès, qui se réunira probablement dans le courant d’août...

Florence, 1er juillet 1876. La Commission de correspondance : Francesco Natta, Gaetano Grassi.

L’adresse de la Commission est : Francesco Natta, via Cavour, 2, Florence.


D’Angleterre, notre correspondant nous écrivait, dans les derniers jours de juin :

« Pour la première fois, et au grand scandale des ouvriers bien pensants, un meeting de Trade Unionistes a été tenu un dimanche ! Ce sont les employés du chemin de fer de Manchester qui ont donné cet exemple impie. Ils éprouvent le besoin de resserrer et de renforcer leur union, afin de résister aux voleries, aux violations impunies de contrat, aux infamies de toute espèce dont ils sont les victimes. — Ah ! si l’État s’emparait des chemins de fer, dira quelqu’un, tout irait bien autrement ! Ce serait le paradis sur terre peint d’une façon si séduisante par votre correspondant J. B. C.[1], apôtre du fonctionnarisme. À preuve : le service des postes fait par l’État ; le pays se sent fier de cette splendide administration qui, malgré les abaissements continuels de tarif, fait encore des bénéfices ! — Oui, et son procédé est bien simple : elle a le moins possible de facteurs ; elle les paie de 25 à 30 shillings (de 31 fr. 25 à 37 fr. 50) par semaine ; elle supplée à leur insuffisance en prenant des auxiliaires qu’elle paie 5 fr. 00 par semaine pour faire la distribution du matin, ou 17 fr. 50 par semaine pour travailler toute la journée. Au moment où un homme a le bonheur inappréciable de devenir ainsi fonctionnaire de l’État, on lui fait signer un long imprimé qu’il ne lit souvent pas, et où l’on spécifie, entre autres choses, qu’il n’aura ni avancement ni pension. Ces renseignements nous sont fournis par un affreux ingrat, qui reçoit ainsi depuis vingt ans 17 fr. 50 par semaine de l’État administrateur des postes.

« Une des choses qui tendent à faire croire à un certain nombre d’ouvriers anglais que l’on peut tout obtenir de réformes graduelles et paisibles, c’est qu’il leur a été donné de rencontrer, parmi les milliers de farceurs qui vivent à leurs dépens de la fonction d’inspecteurs officiels de toute espèce, quelques demi-douzaines de braves gens qui ont pris leur fonction au sérieux, qui osent dire la vérité au public, et que pour le moment l’État n’ose pas renvoyer. Voici ce que publie l’un d’eux sur les habitations fournies par le très noble marquis de Cholmondeley à ses vassaux : « Cinq personnes couchent dans une petite chambre, sept dans une autre encore plus petite. Il pleut à travers toutes les toitures. Une fenêtre de chambre à coucher ne s’ouvre pas, et la ventilation n’est obtenue que par ce qui semble être les trous de rats dans les murs et les toits, etc. » Voilà qui est fait, les ouvriers anglais le savent, voire même, grâce au Bulletin, les ouvriers suisses. Le noble lord et les quelques milliers d’autres détenteurs du capital n’en continueront pas moins, avec bien d’autres méfaits, à loger leurs gens beaucoup plus mal que leurs chiens.

« Je voudrais pouvoir donner presque in-extenso les conférences du Dr  Richardson sur les métiers insalubres. Je ne puis que citer une partie de sa conclusion, par laquelle l’on verra de reste qu’il n’est pas l’un des nôtres : « C’est un fait établi » — dit-il — « que toute la classe industrieuse de l’Angleterre, composée de cinq millions d’êtres humains, est profondément malade physiquement, et, par suite, mentalement. Elle vit comme si elle était constamment à l’hôpital, subissant divers traitements, mais manquant des conditions sans lesquelles, à moins d’un miracle, si même elle était un moment guérie, elle ne saurait continuer à jouir de la santé du corps et de l’esprit. Dans cet état, les ouvriers sont, comme sont toujours les malades, fantaisistes, déraisonnables, malheureux, insouciants, irrités en se comparant aux autres ; sans confiance dans leurs médecins politiques, trompés par des ignorants qu’ils suivent, trop souvent poussés par le désespoir et par leurs folles prétentions. »

« Cela n’est-il applicable qu’au prolétariat de l’Angleterre ? »


À Lausanne, il existait une section de la Société internationale des ouvriers tailleurs, société adhérente à L’Arbeiterbund. En mai 1876, les patrons tailleurs de Lausanne exigèrent de leurs ouvriers l’engagement de ne plus faire partie de la Société internationale des ouvriers tailleurs ; les ouvriers refusèrent : alors, le 6 juin, les patrons décidèrent de fermer leurs ateliers, et envoyèrent des émissaires à Lyon pour y embaucher des ouvriers français. Quelques tailleurs lyonnais, abusés par de faux rapports, vinrent travailler à Lausanne : sur quoi la Société des ouvriers tailleurs fit appel à Rodolphe Kahn, que sa situation d’Alsacien d’origine et de Lyonnais de naissance mettait plus à même d’être entendu des nouveaux arrivés. Le dimanche 18 juin, Kahn, accompagné de Reinsdorf et de deux autres camarades, se rendit à l’hôtel du Léman, où logeaient les ouvriers lyonnais ; mais à peine avait-il commencé à causer avec eux, que sur la plainte d’un patron, M. Picard, qui était présent, la police arrêta Kahn, puis Keinsdorf, et les enferma à la prison de l’Évêché, où ils restèrent cinq jours au secret. Le juge informateur qui les interrogea le 22 juin, et consentit à les remettre en liberté provisoire, leur annonça qu’ils étaient poursuivis sur la plainte des patrons tailleurs pour atteinte à la liberté du travail, injures et menaces, et leur déclara que, quelle que fût l’issue du procès, ils seraient expulsés du canton de Vaud, « les autorités ne voulant pas garder des agitateurs à Lausanne, et n’y voulant pas non plus d’Internationale ».

L’arrestation arbitraire de Kahn et de Reinsdorf causa une grande agitation à Lausanne, et une assemblée ouvrière fut convoquée pour le dimanche suivant, 25 juin. Comme précédemment à l’occasion de l’arrestation des trois ouvriers charrons, un rapprochement s’opéra entre l’élément allemand et l’élément français, entre les adhérents de l’Arbeiterbund et ceux de l’Internationale : et le meeting du 25 juin applaudit à la fois Brousse, venu de Berne, Joukovsky, Kahn, Reinsdorf et Chevillard, et les hommes de l’Arbeiterbund et du Grütli, Hasenfratz et Krebser ; des télégrammes de Schaffhouse et de Winterthour affirmèrent les sentiments de solidarité des travailleurs de la Suisse allemande à l’égard de leurs frères de la Suisse romande. Le meeting vota une résolution affirmant « le droit illimité d’association, tant sur le terrain local que sur le terrain international »,

L’incident de Lausanne fit du bruit dans la Suisse entière ; d’autres assemblées de protestation eurent lieu dans différentes villes, à Berne, à Neuchâtel, à Genève, etc. Le Comité central de l’Arbeiterbund, voulant faire preuve de bonne volonté, adressa une pétition au « Haut Conseil fédéral » de la Confédération suisse, pour le prier de faire mieux respecter les lois et la constitution : naturellement, le Conseil fédéral mit la pétition au panier, en se déclarant incompétent. La démarche du Comité central ne fut pas approuvée, du reste, par tous les membres de l’Arbeiterbund ; ainsi, dans l’assemblée de protestation qui eut lieu à Genève, « plusieurs orateurs, membres de cette association, déclarèrent qu’il ne fallait pas s’adresser au Conseil fédéral dans des cas pareils, que c’était du temps perdu ; que les ouvriers devaient s’habituer à n’attendre leur salut que d’eux-mêmes, et s’organiser pour être un jour eu état d’opposer la force à la force » (Bulletin).

Le 20 juin, Spichiger répéta à Saint-Imier la conférence qu’il avait faite à la Chaux-de-Fonds le 9 mai ; et le 23 juin une assemblée générale de la Fédération ouvrière du district de Courtelary formula un programme indiquant divers points sur lesquels pourraient être tentées des réformes immédiates, utiles à l’industrie horlogère et aux intérêts généraux de la population. Mais le mouvement d’opinion que l’Internationale avait cherché à créer à la Chaux-de-Fonds et au Val de Saint-Imier à l’occasion de la crise ne devait pas aboutir à des résultats pratiques : la masse de la population resta indifférente.


Pendant que ces choses se passaient dans les Sections jurassiennes, Bakounine était malade à Berne sans qu’aucun de nous s’en doutât encore, ni en Suisse ni en Italie. On a raconté — mais ce récit est en contradiction avec ce qu’on lira plus loin dans la lettre d’Adolphe Reichel (pages 32 et 34) — que dès les premiers jours, le professeur Vogt avait reconnu que le cas était désespéré, et que, sur la demande formelle de son ami, il le lui avait dit. Il s’agissait d’une paralysie de la vessie, d’une inflammation chronique des reins, et d’une hypertrophie du cœur compliquée d’hydropisie ; bientôt l’urémie produisit ses conséquences fatales, le cerveau se prit, et le malade fut envahi par la somnolence.

Quoique, depuis le 25 septembre 1874, les relations directes entre Bakounine et moi ne se fussent pas renouées, j’avais reçu de ses nouvelles aussi longtemps que Cafiero avait habité la Baronata ; et j’en avais eu encore en mars 1876 par Ross, lorsque celui-ci était venu prendre congé de moi au moment de partir pour la Russie. Mais depuis trois mois je ne savais plus rien de ce qui se passait à Lugano. Lorsque, brusquement, une lettre de Brousse m’apprit la présence de Bakounine à Berne et sa maladie (voir p. 28), je demandai aussitôt, par télégramme, si je pouvais aller le voir : on me répondit qu’il avait déjà perdu connaissance, et que j’arriverais trop tard[2].

Je me sentis pénétré de douleur à la pensée que je ne pourrais plus dire à Bakounine, comme j’en éprouvais le besoin, combien j’avais souffert des pénibles incidents de 1874.

À peine avais-je eu le temps de communiquer la triste nouvelle à quelques amis, que le télégraphe me transmettait l’annonce de la mort, survenue à midi, et l’avis que les obsèques auraient lieu le 3 juillet.

Il existe une lettre écrite (en français) les 6 et 7 juillet 1876 par Adolphe Reichel à Carlo Gambuzzi, lettre qui donne, jour par jour, le détail de la maladie de Bakounine et de ses conversations. Cette lettre est trop longue pour que je la reproduise ici tout entière ; mais j’en transcrirai les passages essentiels :


Berne, Weissenbühl 52 b, le 6 juillet 1876.

Monsieur, Vous avez adressé à M. le Dr  Vogt quelques lignes dans lesquelles vous exprimez le désir d’avoir des nouvelles détaillées sur les derniers moments de notre défunt ami Bakounine, M. Vogt étant très occupé m’a communiqué votre lettre en me priant de satisfaire à vos souhaits, ce que je fais d’autant plus volontiers qu’il m’est un besoin de me représenter encore une fois à moi-même le cours des derniers jours d’une vie si chère à nous tous. Je regrette seulement de devoir remplir cette tâche dans une langue dont je n’ai pas l’habitude et dans laquelle je m’exprimerai certainement fort mal ; vu encore que nos derniers échanges de paroles se faisaient en allemand.

Bakounine est arrivé ici de Lugano, après un voyage assez pénible, mercredi soir le 14 juin. M. Vogt l’ayant reçu à la gare l’a conduit de suite dans une maison de santé située au Mattenhof, hors de la ville, dans le voisinage de ma demeure. En rentrant le soir chez moi j’ai appris son arrivée et m’empressai d’aller le voir. Je le trouvai debout, entouré de MM. Vogt père et fils, de son compagnon de voyage (un Italien dont je ne sais pas le nom[3]), et de M. Hug, directeur de la maison. Notre accueil était gai et bruyant comme toujours, la conversation un peu sens dessus dessous, comme cela se fait à toute arrivée. Personne de nous ne craignait encore un développement si rapide et si bref de sa maladie, et les plaisanteries ne manquèrent pas. Vous savez peut-être que sa maladie consistait principalement dans une paralysie de la vessie à un tel point qu’il ne pouvait retenir l’eau et qu’il était forcé de porter déjà depuis quelque temps une machine. M. Vogt, voyant que celle-ci était bien insuffisante, parce qu’elle le menait à une tenue assez malpropre, lui promettait après la sonde (qui devait se faire le lendemain) une meilleure en disant : « Avant tout, mon cher, il faut te remettre à une vie plus ordonnée ». Sur quoi Bakounine ripostait : « Ah bah ! J’ai vécu toujours d’une façon désordonnée — eh bien ! on dira de moi : Sa vie était désordonnée, mais sa mort très ordonnée (Man soll sagen : Unordentlich gelebt, aber ordentlich gestorben ! »). Après cela je l’invitai à prendre le thé chez moi, ce qu’il fit volontiers et me suivit à notre demeure qui se trouve à peu près mille pas éloignée de la sienne. Aimant beaucoup la musique, il en demanda et on lui jouait quelques morceaux d’un trio, qu’il entendait attentivement malgré des douleurs qui ne le laissaient pas en place. Cependant déjà avant la troisième partie il disait : « C’est assez ! je souffre trop, je veux m’en aller et me coucher ». C’était son dernier séjour chez moi.

Le lendemain le 15 juin a eu lieu l’opération, c’est-à-dire la visitation de la vessie par la sonde. Lui-même soupçonnait d’avoir la pierre, mais le médecin, après avoir trois fois appliqué la sonde, a déclaré la maladie comme je vous l’indiquai plus haut. Je ne pus le voir que le soir en rentrant de mes occupations, et je le trouvai content et fier de sa nouvelle machine. Comme lecture il avait demandé un volume de la philosophie de Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung. Nous parlâmes là-dessus, et il me faisait la remarque bien juste, que toute notre philosophie part d’une base fausse, c’est qu’elle commence toujours à prendre l’homme comme individu et non, comme il faudrait, comme un être appartenant à une collectivité ; de là la plupart des erreurs philosophiques qui aboutissent ou à un bonheur aux nuages ou à un pessimisme comme Schopenhauer et Hartmann. Il serait trop long de vous redire toute notre conversation, mais ce jour-là Bakounine parla encore d’une clarté et d’une verve comme dans ses beaux jours...

Mercredi le 21 nous causâmes encore assez librement[4] ensemble ; et, en nous rappelant de beaucoup de faits de notre vie commune, et des personnes que nous avions rencontrées, je lui dis en passant : « C’est cependant dommage, Bakounine, que tu n’as jamais trouvé le temps d’écrire tes mémoires. — Pour qui veux-tu que je devrais les avoir écrits ? » était sa réponse. « Il ne vaut pas la peine d’ouvrir la bouche. Aujourd’hui les peuples de toutes les nations ont perdu l’instinct de la révolution. Ils sont tous trop contents de leur situation, et la crainte de perdre encore ce qu’ils ont les fait inoffensifs et inertes. Non, si encore je retrouve un peu de santé, je voudrais écrire une Éthique basée sur les principes du collectivisme[5], sans phrases philosophiques ou religieuses. »

Jeudi le 22, je le trouvai sur le canapé, et quand je lui demandai comment il allait, il me répondit : « Je suis stupide ». Je remarquai bientôt qu’une espèce de torpeur s’était emparée de lui...

Samedi (le 24) je ne pouvais pas le voir. Il fit prier ma femme de venir chez lui pour écrire sous sa dictée une lettre à sa famille à Lugano. Ma femme m’a raconté qu’elle l’avait trouvé en toute connaissance. Il lui a dicté la lettre en russe[6] en lui recommandant chaque virgule, chaque point. Dans cette lettre il exprimait l’espoir de revenir à Lugano dans quinze jours tout à fait remis. Quand je racontai ce fait à M. Vogt, celui-ci me disait : « Ta femme aurait dû faire un post-scriptum de sa part, que la guérison ne pouvait pas se faire si vite ». Mais la lettre était partie, et d’ailleurs Bakounine ne lui aurait pas permis un post-scriptum...

Lundi le 26, le soir, j’avais encore une conversation avec lui sur la musique. Il me demanda si Beethoven avait composé aussi des fugues, et ce que j’en pensais, et si moi j’en composais. Il a pu suivre mon explication là-dessus avec assez d’intérêt. Après cela nous parlions de la musique moderne, et il se laissait aller sur le compositeur Wagner en le jugeant bien sévèrement quant à son caractère et quant à sa musique[7]...

Le mercredi 28 je parlai avec M. Vogt et il me disait que la maladie tournait mal et qu’il désespérait de la ’guérison. Je fis écrire ma femme à la famille de Bakounine à Lugano pour la prévenir, mais ni nous ni le médecin crurent que sa fin allait être si prochaine. C’était mercredi aussi que subitement l’eau finissait de couler, comme aussi il n’allait plus à la garde-robe. En même temps sa somnolence augmentait. Il ne voulait plus prendre ses repas, et il était difficile de lui faire prendre un peu de bouillon. C’est aussi depuis mercredi qu’il n’a plus quitté le lit... Une fois au lit, il dormait de plus en plus. Comme je le priais de prendre un peu de bouillon, il me dit sans ouvrir les yeux : « Je n’ai besoin de rien, j’ai bien fini ma tâche ».

... Le jeudi le 29 matin, ma femme a été chez lui et lui avait demandé s’il n’aimait pas avoir du kacha[8], un mets national russe, qu’elle voulait lui préparer. « Oui, répondit-il en russe, fais-moi du kacha. » À midi j’étais chez lui ;... quand je voulus lui faire prendre un peu de bouillon, il se fâcha et me dit : « Faites bien attention à ce que vous faites avec moi, en voulant me faire manger. Je sais ce que je veux. » Après cela je lui demandai : « Mais n’est-ce pas, tu prendrais du kacha ? — Oui, dit-il, du kacha c’est autre chose », et tout cela avec pleine voix. Quand deux heures plus tard j’entrai avec le plat préparé par ma femme, je le lui montrai en disant : « Eh bien, Bakounine, kacha ! » Immédiatement il ripostait à haute voix : « Macha ! » (cela est le diminutif russe de Marie, le nom de ma femme), et il mangea plusieurs cuillerées de ce gruau.

Mais toujours son état allait de mal en pis, et vendredi matin (le 30) quand je venais avec ma femme et en le trouvant toujours plus ou moins sans connaissance, je télégraphiai à Lugano[9]. Déjà dans la nuit de jeudi à vendredi j’étais resté chez lui jusqu’à une heure, après quoi le jeune Vogt venait veiller pour la seconde partie de la nuit...

Samedi matin [1er juillet] à neuf heures je l’ai vu pour la dernière fois. Son état était peu changé. Ma femme y était à dix heures et le trouvait beaucoup plus tranquille et les traits de sa figure meilleurs. À onze heures M. Vogt était chez lui, et à midi moins 4 minutes il respirait pour la dernière fois ! On peut dire qu’il n’a pas eu ce qu’on nomme l’agonie...


Le 7 juillet.

... Je ne puis dire autrement que : Bakounine est mort comme il a vécu, en homme entier. Comme dans toute sa vie il s’est montré tel qu’il était, sans phrases et sans simulation, il s’en est allé aussi en toute connaissance de lui et de sa position. Au total, il me paraissait fatigué de la vie. Il a bien jugé le monde d’aujourd’hui, et, en sentant que le matériel nécessaire pour son espèce de travail lui manquait, il a sans regret fermé les yeux. C’est possible même qu’il a voulu mourir, malgré qu’il n’a jamais laissé échapper un mot qui indiquait cela.

... Il est mort auprès de ses deux amis personnels, M. Vogt et moi ; nous nous connaissions depuis plus de trente ans. Ni soins ni aide ne lui ont manqué. Un seul reproche peut tomber sur nous, c’est de ne pas avoir averti plus tôt la famille, et Mme  Bakounine, qui depuis hier est ici, a été douloureusement frappée de cela[10]. Nous avons pour excuse seulement à dire, que nous-mêmes nous étions surpris par la rapidité avec laquelle la mort s’avançait dans les derniers jours, et que le défunt n’avait jamais laissé tomber un mot sur sa famille[11].

... En finissant ces lignes, je ne puis m’empêcher de vous tendre la main au nom de l’intérêt que vous portez à notre ami commun. On aime à dire que la mort désunit. Moi j’ai trouva toujours le contraire. C’est la vie qui désunit, pendant que la mort réconcilie tout et unit même ceux qui survivent[12]. Prenez donc, cher Monsieur, ces mots assez mal exprimés avec la même bienveillance comme ils sont écrits, et, si vous me vouliez rendre un service, faites-les parvenir à Monsieur Guillaume. De tous les jeunes amis de Bakounine, je le crois celui qui lui a été le plus près et le plus aimé. J’ai senti le besoin de lui parler encore et de lui faire communication des derniers moments de son ami ; mais il était parti de Berne[13] sans que je l’aie revu, et que je n’ai pas le temps à récrire tout ceci.

... En vous serrant la main je vous salue. Votre dévoué,

Adolf Reichel.


Comme on le voit par la demande adressée à Gambuzzi de me faire parvenir cette lettre, le récit écrit par Reichel m’était destiné tout autant, sinon plus, qu’à Gambuzzi lui-même. Celui-ci crut néanmoins pouvoir se dispenser de me le communiquer : il avait toujours eu de l’éloignement pour ceux que Reichel appelait les « jeunes amis de Bakounine », comme aussi, d’ailleurs, pour les « vieux amis » de notre Michel, — et les uns et les autres le lui rendaient bien. Si Reichel m’eût parlé de sa lettre, lorsque j’eus l’occasion de le revoir, nous aurions découvert le procédé si peu délicat de Gambuzzi à son égard et au mien ; malheureusement il n’en fit rien, persuadé, naturellement, que la lettre m’avait été envoyée ; et j’aurais à tout jamais ignoré l’existence de ce document si précieux pour moi, si Max Nettlau ne l’avait pas retrouvé à Naples en 1904 dans les papiers de Gambuzzi et n’en avait pas pris une copie qu’il m’a obligeamment communiquée en janvier 1905.




  1. Voir ci-dessus, p. 24.
  2. Nettlau a retrouvé une lettre écrite par moi à Joukovsky le 1er juillet, et en a publié un passage ; j’y disais : « Michel est à ses derniers moments. Il est à Berne ; on attend sa mort d’un instant à l’autre. J’ai voulu aller le voir : on m’a télégraphié qu’il n’a plus sa connaissance. »
  3. C’était l’ouvrier romagnol Santandrea.
  4. Reichel veut dire que Bakounine avait le cerveau encore assez libre.
  5. Collectivisme, dans la bouche de Bakounine, signifiait, on le sait, « communisme non-autoritaire ».
  6. Mme  Marie Reichel était Russe.
  7. On sait que Richard Wagner avait pris part à l’insurrection de Dresde avec Bakounine, en mai 1849, et qu’il gagna ensuite Chemnitz dans la même voiture que Bakounine et Heubner. À Chemnitz, Wagner se cacha chez sa sœur et réussit à se sauver ; Bakounine et Heubner, trahis, furent arrêtés pendant la nuit.
  8. Le kacha consiste en gruau cuit, assaisonné au beurre et mis ensuite au four.
  9. Ce télégramme (Berne, 30 juin, 10 h. 50 matin) est ainsi conçu : « Bakounine très mal : il n’y a plus d’espoir. Depuis hier nous attendons fin. » Adolphe Vogt télégraphia à Lugano le même jour à 3 h. 55 : « Michel entre en marasme progressif, refuse nourriture. Apathie profonde sans souffrance. »
  10. « Frappée » est mis pour « affectée ». — Le voyage de Mme  Bakounine à Rome avait été tenu secret, je ne sais pas au juste pour quelle raison. Elle était censée se trouver à Como ; son père et sa mère s’étaient rendus dans cette ville pour y attendre son retour, tandis que Mme  Lossowska restait à Lugano avec les enfants. Lorsque la nouvelle de la mort de Bakounine arriva de Berne à Lugano, Pederzolli télégraphia le 1er juillet à 3 h. 40, à Mme  Bakounine à Como, poste restante, que son mari était mort à midi. Un télégramme signée Xavier [Lossowski] répondit que le jeudi 29 juin Mme  Bakounine avait quitté Rome pour venir à Como, et qu’il était impossible de communiquer avec elle avant son arrivée. Elle n’était toutefois pas encore partie, car elle télégraphia de Rome à son père qu’elle arriverait à Como le 3 juillet, qu’elle était résolue à aller à Berne, et qu’il ne fallait remettre les papiers de Bakounine à personne. Elle télégraphia ensuite à Vogt : « Suis en route. Si vrai malheur, confie votre amitié retarder enterrement jusqu’à mon arrivée. » Elle n’arriva à Berne que le 6, trois jours après les obsèques. Son entrevue avec les deux vieux amis de Bakounine manqua de cordialité. Quelques jours plus tard, Mme  Adolphe Vogt me dit : « Dans une poche du vêtement de Bakounine se trouvait un carnet ; nous n’avons pas jugé qu’il appartînt à sa veuve ; le voici ; » et elle me la remit. Ce carnet ne contenait que quelques notes insignifiantes ; il a été brûlé en 1898, en même temps que la lettre des 28 et 29 juillet 1874.
  11. Reichel veut dire que, bien que Bakounine eût dicté le 24 juin à Mme  Reichel une lettre « à sa famille a Lugano », il n’avait jamais parlé à ses amis de Berne de cette famille.
  12. Ces lignes disent assez clairement que Reichel et Vogt, pour un motif d’ordre privé, n’avaient eu jusqu’alors pour Gambuzzi que des sentiments plutôt hostiles.
  13. Le 4 juillet, le lendemain des funérailles.