L’Internationale, documents et souvenirs/Tome IV/VI,4

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L’INTERNATIONALE - Tome IV
Sixième partie
Chapitre IV
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IV


Les funérailles de Bakounine et les manifestations de l’opinion.


J’emprunte au Bulletin le récit des funérailles de Michel Bakounine (numéro du 9 juillet) :


Lundi 3 juillet, des socialistes venus des différents points de la Suisse ont rendu les derniers devoirs à Michel Bakounine, mort l’avant-veille à Berne.

Le corps avait été transféré à l’hôpital de l’Île. À quatre heures du soir, le corbillard vint prendre le cercueil, et le funèbre cortège traversa les rues de la ville fédérale, pour se rendre au cimetière situé à quelque distance.

Sur la fosse plusieurs discours ont été prononcés. Adhémar Schwitzguébel a lu des lettres et télégrammes de divers amis ou sections de l’Internationale. Joukovsky a retracé la biographie de Bakounine, en insistant sur cette verdeur de sève, sur cette puissance de renouvellement qui caractérisaient celui qu’un écrivain russe a appelé « un printemps perpétuel ». James Guillaume a rappelé les calomnies dont la réaction a poursuivi le grand initiateur révolutionnaire, et les services qu’il a rendus à la cause socialiste[1]. Élisée Reclus a parlé des qualités personnelles de Bakounine, de la vigueur de son intelligence, de son infatigable activité. Carlo Salvioni[2] a rendu hommage à l’adversaire de Mazzini, au grand agitateur athée et anti-autoritaire, au champion du socialisme populaire en Italie. Paul Brousse a parlé ensuite au nom de la jeunesse révolutionnaire française, qui se rattache aux idées dont Bakounine a été le représentant le plus éloquent. Enfin un ouvrier de Berne, Betsien, a adressé en allemand un dernier adieu à celui dont la vie entière fut consacrée à la sainte cause de l’émancipation du travail.

Trois couronnes furent déposées sur le cercueil, au nom des trois sections de langue française, allemande et italienne que l’Internationale compte à Berne.


Adolphe Reichel, qui était présent, dit dans sa lettre des 6-7 juillet : « L’enterrement s’est fait lundi 3 juillet, quatre heures de l’après-midi. Beaucoup de députations de différentes sociétés socialistes ont été présentes. Près de sa tombe on a dit six ou sept discours, la plupart en langue française, un en italien et un en allemand. Beaucoup de Russes, même plusieurs étudiantes, suivaient le cercueil. »

Une étudiante russe, dans une lettre au Vpered de Londres, a raconté, elle aussi, les obsèques de son grand compatriote ; de cette lettre, j’extrais un passage qui donnera une idée de l’impression produite sur les assistants par cette émouvante manifestation de douleur et de sympathie :


Un petit groupe seulement avait eu le temps de se réunir. Il y avait là des anciens amis, abattus par le chagrin ; il y avait des hommes qui avaient partagé avec Bakounine des dangers à des moments divers et en divers lieux ; il y avait la jeunesse pour laquelle il avait été un maître ; il y avait des hommes qui ne partageaient pas ses opinions, qui se trouvaient dans le camp opposé, qui avaient lutté contre ses adhérents ; mais, dans cette minute, amis et étrangers, camarades des anciens combats et jeunes gens qui se précipitent vers des combats nouveaux, alliés et adversaires, tout cela était confondu ; il y avait seulement un groupe d’hommes qui ensevelissaient une force historique, le représentant d’un demi-siècle de mouvement révolutionnaire. Et ce petit groupe sentait derrière lui, invisible et innombrable, la masse des hommes de tout pays qui, en esprit, assistaient aux obsèques de celui dont la vie avait été mêlée à la vie universelle. Les discours commencèrent ; n’exigez pas que j’en fasse l’analyse ; vous les lirez probablement dans le Bulletin. Que sont d’ailleurs des paroles ? Il fallait être présent, il fallait sentir l’étincelle électrique qui se communiquait aux auditeurs. C’est l’état d’âme des assistants qui donnait aux discours leur pleine signification ; je pourrai vous en redire, brièvement et sèchement, les pensées essentielles : mais c’est à vous d’essayer de vous représenter, si vous pouvez, ce qu’on sentait et ce qu’on pensait : ce que sentaient ceux qui parlaient, et dont les larmes étouffaient quelquefois la voix ; ce que pensaient les auditeurs, devant lesquels repassait toute la vie de l’illustre mort.


Je reprends le récit du Bulletin, qui continue en ces termes :


Après la cérémonie, une réunion eut lieu au local du Sozialdemokratischer Verein. Là, un même vœu sortit de toutes les bouches, allemandes, italiennes, françaises et russes : l’oubli, sur la tombe de Michel Bakounine, de toutes les discordes purement personnelles, et l’union, sur le terrain de la liberté, de toutes les fractions du parti socialiste des deux mondes. Comme le marquèrent tout particulièrement les amis de Bakounine, ce n’est pas d’un baiser Lamourette donné dans un moment d’effusion et oublié le lendemain, ni d’une conciliation de dupes où une opinion s’effacerait devant une autre, qu’il s’agit ici : il doit être laissé à chaque groupe pleine liberté d’action et de propagande ; seulement de cette action et de cette propagande doivent être exclues les récriminations personnelles entre hommes qui au fond poursuivent le même but, les suspicions injustes, les insultes et les calomnies, qui ne font que déshonorer ceux qui les lancent. Il y a dans les statuts généraux de l’Internationale, revisés en 1873 par le Congrès de Genève, un article (l’art. 3) qui dit :

« Les fédérations et sections conservent leur complète autonomie, c’est-à-dire le droit de s’organiser selon leur volonté, d’administrer leurs propres affaires sans aucune ingérence extérieure, et de déterminer elles-mêmes la marche qu’elles entendent suivre pour arriver à l’émancipation du travail. »

C’est sur un terrain semblable, seulement, qu’un rapprochement est possible entre deux ou plusieurs organisations diverses, dont chacune suit la voie qu’elle croit la bonne, et qu’il serait chimérique de vouloir essayer de nouveau de fondre en une organisation unique et centralisée.

Une résolution exprimant les idées échangées de part et d’autre dans cette importante réunion a été votée à l’unanimité ; la voici :

« Considérant que nos ennemis communs nous poursuivent de la même haine et de la même fureur d’extermination ; que l’existence de divisions au sein des partisans de l’émancipation des travailleurs est une preuve de faiblesse nuisant à l’avènement de cette émancipation,

« Les travailleurs réunis à Berne à l’occasion de la mort de Michel Bakounine, et appartenant à cinq nations différentes, les uns partisans de l’État ouvrier, les autres partisans de la libre fédération des groupes de producteurs, pensent qu’une réconciliation est non seulement très utile, très désirable, mais encore très facile, sur le terrain des principes de l’Internationale tels qu’ils sont formulés à l’article 3 des statuts généraux revisés au Congrès de Genève de 1873.

« En conséquence, l’assemblée réunie à Berne propose à tous les travailleurs d’oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées, et de s’unir plus étroitement sur la base de la reconnaissance des principes énoncés à l’article 3 des statuts mentionnés ci-dessus. »

Nous espérons que l’idée d’un rapprochement fraternel entre les différentes organisations socialistes ne restera pas à l’état de simple vœu, et que la voix de ceux qui, sur la tombe de Bakounine, ont déclaré abjurer toute rancune et tout grief personnels, sera enfin entendue.


Le Bulletin du 9 juillet publia en supplément une notice biographique sur Michel Bakounine, que j’avais écrite à la hâte : pour la période antérieure à 1849, je ne possédais que des renseignements incomplets ; aussi cette notice présente-t-elle plusieurs erreurs[3]. Elle est précédée d’un portrait de Bakounine gravé pour la circonstance par Georges Jeanneret, graveur sur bois, frère de mon ami Gustave Jeanneret.

En Italie, la mort de Bakounine fut l’occasion de touchantes manifestations de sympathie. La Fédération ouvrière de Naples nous adressa une communication datée du 2 juillet (Bulletin du 16 juillet), portant :


Dans la séance d’aujourd’hui, il a été donné lecture d’une dépêche annonçant la mort de Michel Bakounine, survenue à Berne. Plusieurs compagnons ont pris la parole à ce sujet, et ont donné des détails sur les écrits du défunt, sur ses travaux, sur les grands principes qu’il a énergiquement défendus... Il fut rappelé entre autres que c’est à Bakounine qu’est due la fondation du parti socialiste italien militant : dès 1866, il avait fondé à Naples un cercle de socialistes révolutionnaires, d’où sortit en 1869 la Section napolitaine de l’Association internationale des travailleurs, la première d’Italie, organisation qui depuis lors, soit publiquement, soit secrètement, n’a jamais cessé d’exister et de prospérer, malgré les persécutions de tout genre. Michel Bakounine était membre de la Fédération ouvrière napolitaine, et deux fois, aux Congrès de Bâle et de Saint-Imier [1869 et 1872], il fut représentant de l’une de ses sections ; il y était profondément estimé et fraternellement aimé... Il a été voté à l’unanimité : 1° De placer dans la salle de nos réunions le portrait de Michel Bakounine, avec une courte notice biographique ; 2° de rendre au défunt un témoignage public de notre deuil, par la voie de la presse ; 3° de convoquer un meeting pour honorer la mémoire de ce regretté champion du socialisme révolutionnaire….


Une lettre de Costa, signée Y. (Bulletin du 23 juillet), disait: « La perte de Michel Bakounine a été vivement sentie dans toute l’Italie, et les sections et fédérations de l’Internationale italienne ont publiquement manifesté leur deuil à cette occasion. Les journaux bourgeois eux-mêmes ont dû rendre hommage à l’illustre mort, et reconnaître qu’avec lui avaient disparu une haute intelligence et un grand cœur. Il laisse beaucoup d’écrits inédits ; et tous les socialistes d’Italie verraient avec plaisir que la rédaction du Bulletin voulût bien se charger de les recueillir en vue d’une publication. Tel était, ses amis le savent, le désir de Bakounine lui-même, et tel est aussi le nôtre, car nous croyons que le comité de rédaction de votre journal est plus en état que tout autre groupe d’accomplir ce pieux et important devoir, soit par les relations qu’il a eues avec le défunt et avec ses amis, soit par la qualité de ceux qui le composent. Nous espérons que ce vœu sera réalisé[4]. »

Enfin un entrefilet du Bulletin du 6 août dit ceci :


Les adresses votées par les sections italiennes de l’Internationale à l’occasion de la mort de Bakounine prennent le caractère d’une grande et générale manifestation du prolétariat italien. Chaque numéro de la Plebe et des autres journaux socialistes d’Italie nous en apporte de nouvelles : toutes rendent hommage au penseur et au lutteur qui a tant fait pour la cause de la Révolution.


Une lettre adressée au Bureau fédéral de l’Internationale par la Commission fédérale espagnole (Bulletin du 16 juillet) contient le passage suivant :


La triste nouvelle de la mort de notre cher compagnon Michel Bakounine nous a causé à tous un profond chagrin ; la perte de cet infatigable et courageux champion du collectivisme laisse un vide qu’il sera bien difficile de combler.


En Portugal, le journal le Protesto, bien qu’il ne fût pas des nôtres, publia un article de condoléance écrit en très bons termes : le Bulletin le reproduisit, en remerciant les socialistes portugais de leurs sentiments de fraternité, dans son numéro du 20 août. Voici ce qu’on lit dans ce numéro :


Le Protesto de Lisbonne, organe des socialistes portugais, appartient à l’école anglaise, et, lors du conflit qui a éclaté dans l’Internationale, à la suite du Congrès de la Haye, il s’était rangé du côté de Karl Marx et de ses partisans. Néanmoins, à l’occasion de la mort de Bakounine, il a adressé à la Fédération jurassienne des paroles de sympathie ; voici comment il s’est exprimé dans son n° 49 :

« Nous enregistrons avec regret la mort de Michel Bakounine, qui a joué un des premiers rôles dans le mouvement du prolétariat moderne.

« Sur sa tombe doivent se terminer les luttes qui ont eu lieu, durant les dernières années de sa vie, au sein du parti prolétaire, et, en exceptant quelques actes moins réfléchis de sa vie publique, nous devons nous affliger de sa mort comme de celle de l’un des plus énergiques révolutionnaires socialistes.

« Nous réservant de publier plus tard un résumé de sa biographie, nous témoignons à la Fédération jurassienne nos regrets de la mort de l’un de ses membres les plus énergiques, que la vieillesse et les dégoûts avaient fait depuis quelques années se retirer de la vie active. »

Nous remercions notre confrère le Protesto des sentiments de fraternité et de bienveillance dont cet article fait preuve à notre égard, et nous sommes heureux de constater que partout le besoin d’union est ressenti de même.


Un journal de tendances analogues à celles du Protesto, le Vorwärts de Bâle, organe d’un groupe de « démocrates » bâlois, consacra, lui aussi, à la mémoire de Bakounine un article convenable. Bien qu’il fût hostile à ses doctrines, il rendit hommage à son génie, et il le défendit contre l’ignoble calomnie qui l’avait représenté comme un « agent russe » ; il résuma en ces termes son jugement sur le grand révolutionnaire :


Bakounine, dont le physique était d’un athlète, était un géant par l’esprit. Seulement, dans son indomptable énergie, dans son ardeur dévorante, il manquait de sens pratique.

Avec Bakounine a disparu une puissante personnalité, comme il n’en apparaît que rarement dans l’histoire. S’il avait cédé aux séductions de ses confrères de l’aristocratie russe, et qu’il fût entré au service de l’État, il serait sans doute arrivé dans sa patrie, étant donné des circonstances analogues, à une position aussi élevée que celle que Bismarck occupe en Allemagne. S’il était resté dans l’armée, et qu’au lieu d’appliquer ses éminentes facultés à l’étude des questions philosophiques et sociales, il les eût consacrées aux choses militaires, il serait peut-être devenu un Moltke russe, et aurait fini ses jours dans la gloire et les honneurs officiels. Mais il ne recherchait pas les honneurs, il cherchait la science ; il ne désirait pas la gloire, il voulait la vérité. Et il lui est arrivé ce qui arrive à tous ceux qui ne recherchent pas leur profit personnel, mais qui veulent vivre pour l’humanité : il a dû errer de pays en pays, traqué et poursuivi comme une bête fauve par les grands de la terre. Il ne laisse pas des fruits durables de son action ; ses doctrines n’étaient pas faites pour en amener à maturité. Il restera dans l’histoire tel qu’un vieux sapin géant qui brave les orages, debout sur le sommet d’un rocher battu par la foudre: figure imposante, mais qui ne porte point avec elle de bénédiction.


En reproduisant ces lignes, le Bulletin ajouta :


C’est un adversaire qui parle, on le sent, mais au moins un adversaire loyal et généreux : et s’il est honorable pour Bakounine d’avoir arraché de pareils témoignages d’admiration à des bouches hostiles, la chose n’est pas moins honorable pour celui qui a su, malgré les différences d’opinion, rendre un hommage spontané au génie et à la vérité.


Mais il y eut des ennemis dont l’acharnement ne désarma pas, et qui continuèrent leur triste besogne de vulgaires injures ou d’infâmes insinuations. La Tagwacht — à laquelle nous avions tant de fois tendu la main de la conciliation — publia, une semaine après la mort de Bakounine, l’article suivant :


« Bakounine est mort à Berne. Il avait survécu à sa renommée, et l’époque où la jeunesse russe écoutait ses paroles comme celles d’un prophète est passée depuis longtemps. Bakounine a fait beaucoup de mal au mouvement ouvrier, jusqu’au moment où on l’a empêché de continuer. La brochure publiée par ordre du Congrès de la Haye[5], en dévoilant le complot bakouniste, donna le coup de mort au vieux machinateur. Il publia dans le Journal de Genève une déclaration par laquelle il annonçait qu’il se retirait entièrement de la vie publique, et il a tenu parole pendant ces trois dernières années.

« Bakounine était le type le plus accompli du conspirateur ; mais pendant toute sa vie il n’a jamais su au juste ce qu’il voulait, tombant de contradiction en contradiction, et produisant le plus affreux gâchis. Tandis que dans son Alliance secrète, par exemple, il avait établi une véritable dictature despotique à la russe, il combattait dans l’Internationale, comme « autoritaire », une organisation qui n’avait rien de rigoureux. Bakounine était regardé par plusieurs bons socialistes, hommes impartiaux, comme un agent russe ; cette suspicion — erronée sans doute — est fondée sur le fait que l’action destructive de Bakounine n’a fait que du mal au mouvement révolutionnaire, tandis qu’elle a beaucoup profité à la réaction. »


Voici la réponse que je fis dans le Bulletin (16 juillet) à l’odieux langage de Greulich :


Cet article-là n’est pas fait pour faciliter le rapprochement que des socialistes de diverses nations, amis ou adversaires de Bakounine, ont exprimé le souhait de voir s’accomplir. Et nous ne nous expliquons pas comment la Tagwacht a pu publier, immédiatement après ce triste entrefilet, le texte de la résolution votée à Berne, qui invite les travailleurs « à oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées ».

Est-ce en répétant que « Bakounine n’a fait que du mal au mouvement révolutionnaire », qu’il a fait « beaucoup de mal au mouvement ouvrier » ; en rééditant contre lui la vieille calomnie, inventée par la police prussienne et par les préfets de M. Gambetta, que c’était un agent russe, et surtout en la présentant sous cette forme perfide et lâche qui consiste à dire que, pour son propre compte, le journaliste voudrait pouvoir regarder l’accusation comme erronée, mais que beaucoup de bons socialistes, gens impartiaux, y croient et ont à l’appui de leur opinion des motifs plausibles, — est-ce ainsi qu’on entend ramener dans le camp du travail la concorde et les sentiments de fraternité ?

Heureusement que le rédacteur de la Tagwacht ne représente pas l’opinion des ouvriers socialistes de langue allemande. Ceux que nous avons entendus à Berne, et qui appartenaient tous à l’Arbeiterbund, se sont exprimés d’une façon bien différente : ils ont tous rendu à la mémoire de Bakounine un hommage de respect et de reconnaissance ; ils ont déclaré qu’en face de cette tombe où ils venaient de déposer avec nous le vieux champion de la révolution internalionale, la calomnie n’oserait poursuivre son œuvre lâche et dissolvante (ils se trompaient, hélas !) ; ils ont dit enfin que le nom de Bakounine brillerait au Panthéon de l’histoire, comme celui d’un homme qui avait lutté et souffert toute sa vie pour la cause du prolétariat, et qu’il n’y avait que des misérables (« Schurken ») qui pussent être capables de vouloir réchauffer encore les vieilles inimitiés pour empêcher l’union des socialistes de s’accomplir. Nous prenons à témoins tous ceux qui étaient présents que tel a été le langage textuel des socialistes allemands dans la réunion de Berne.

Nous avons donc le droit de penser que l’article de la Tagwacht ne représente rien d’autre que le sentiment personnel de celui qui l’a écrit, et qu’il aura froissé les lecteurs de ce journal, lesquels, nous l’espérons, partagent tous le désir d’union fraternelle qui se manifeste en ce moment chez les socialistes de tous les pays du monde.


Greulich ne fut pas le seul, dans la Suisse allemande, à partir en guerre contre nous et contre tous ceux qui voulaient la concorde. Un certain Franz, qui avait rédigé autrefois le Proletarier d’Augsbourg, et qui maintenant gérait la librairie « socialiste » de Zürich, voulut opposer à nos paroles de paix un antidote, sous les espèces du dégoûtant pamphlet marxiste de 1873. Voici ce que dit à ce sujet le Bulletin (6 août):


Le citoyen Franz, gérant de la Volksbuchhandlung (librairie du peuple) à Zürich, a tenu à apporter aussi, à sa façon, sa pierre à l’édifice de la conciliation. Tandis que les socialistes de diverses nuances (y compris celle de l’Arbeiterbund), réunis à Berne le 3 juillet, ont déclaré unanimement qu’il fallait « oublier de vaines et fâcheuses dissensions passées », le citoyen Franz croit au contraire le moment opportun pour réchauffer les haines et remettre en lumière les injures et les calomnies dont nous ne voulions plus nous souvenir. Il possède, à ce qu’il paraît, dans quelque coin de sa boutique, un solde invendu d’un insipide pamphlet rédigé jadis par l’ex-proudhonien Longuet[6] sous la dictée de son beau-père Karl Marx, et qui a pour titre : L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs. Ce pamphlet est un ramas de calomnies à l’adresse, non seulement d’un certain nombre de socialistes qui ont fait leurs preuves de dévouement et d’honorabilité, mais de la Fédération jurassienne tout entière, ainsi que des internationaux d’Espagne et d’Italie. Eh bien, le citoyen Franz a trouvé à propos de faire insérer dans la Tagwacht du 2 août l’annonce suivante, que nous traduisons textuellement :

« Nous recommandons comme très instructif pour l’étude du mouvement ouvrier en général, et en particulier de la secte bakouniste qui vient de reparaître sur l’eau, l’écrit suivant, rédigé par Karl Marx et autres, sur l’ordre du Congrès de la Haye : L’Alliance de la démocratie socialiste et l’Association internationale des travailleurs ; prix: 2 fr. 50. Nous avons le même écrit, traduit en allemand par Kokosky, sous ce titre : Ein Complott gegen die Internationale Arbeiter-Association : prix : 1 fr. 60.

« Volksbuchhandlung (J. Franz), Zürich. »


Nous prenons à témoin les socialistes du monde entier de l’acharnement sans nom avec lequel certains hommes poursuivent de leur inimitié ceux qu’ils persistent à appeler du nom absurde de bakounistes. Nous, les calomniés, les insultés, nous qui avons cherché l’union et toujours pratiqué la solidarité matérielle contre le capital envers ceux-là mêmes qui nous calomniaient, nous demandons la paix, nous tendons une main fraternelle à tous ceux qui se disent socialistes : nous écoute-t-on ? Point. Nous sommes généreux et loyaux ; ces gens-ià sont implacables. Ils disent : « Ah ! vous voudriez le rapprochement de toutes les fractions du socialisme ? nous saurons bien l’empêcher, nous avons là du venin tout prêt à vous jeter à la figure ! »

Eh bien, oui, vendez-le donc, votre pamphlet ; et au lieu de le coter à 2 fr. 50, ce qui est vraiment trop cher, donnez-le pour rien. Que tous les travailleurs le lisent, et qu’ils apprennent à connaître votre fiel et votre mauvaise foi. Ce ne sont pas les tristes écrits dont vous vous faites les propagateurs qui pourront empêcher nos principes de gagner du terrain ; et quant à notre conduite passée, ceux qui la connaissent savent que nous n’avons à rougir de rien, que tous nos actes n’ont tendu qu’à un but : l’émancipation des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, et que vos prétendues révélations ne sont que des inepties greffées sur les plus monstrueux mensonges.


Franz se sentit touché : il comprit qu’il se mettrait en fâcheuse posture aux yeux des membres de l’Arbeiterbund eux-mêmes, en continuant à recommander une marchandise tarée ; en conséquence, il écrivit au Bulletin qu’il était partisan de la paix, qu’il désirait de tout son cœur une réconciliation : « L’annonce de l’écrit L’Alliance de la démocratie socialiste, etc., a eu lieu — ajoutait-il — parce que j’ai estimé utile d’attirer l’attention de nos compagnons des deux côtés sur le matériel historique de la question, matériel qui n’est pas mensonger, si je ne me trompe pas moi-même ; mais je ne tiens pas tant à cela qu’à l’union de tous les socialistes dans l’Internationale ». Le Bulletin publia la lettre de Franz, et l’accompagna des observations suivantes :


En même temps que le citoyen Franz nous écrivait cette lettre, l’annonce dont nous nous étions plaints disparaissait des colonnes de la ' Tagwacht. Il eût mieux valu ne pas l’y mettre du tout, on n’aurait pas eu besoin de l’enlever ensuite ; mais quoiqu’il en soit, nous donnons acte au citoyen Franz de sa déclaration, et nous espérons, si chacun veut s’aider à l’œuvre d’apaisement, que l’union des socialistes pourra devenir bientôt une réalité.

Comme le citoyen Franz nous dit que, s’il a mis en vente le pamphlet où les socialistes de la couleur dite bakouniste sont si indignement calomniés, c’est parce qu’il a cru y voir un document historique digne de foi, nous lui offrons de le désabuser quand il voudra. Non pas que nous pensions utile d’engager un débat public sur cette question ; cela ne servirait probablement qu’à réchauffer des animosités qu’il faut laisser s’éteindre ; mais quand le citoyen Franz désirera des explications particulières, des éclaircissements qui ne laissent aucun doute sur le caractère mensonger des brochures L’Alliance de la démocratie socialiste, de Longuet et Karl Marx, et Die Bakunisten an der Arbeit, de Fr. Engels, nous sommes tout prêts à les lui fournir.


Le Vpered de Pierre Lavrof avait, lui aussi, mal parlé de Bakounine ; des révolutionnaires russes nous envoyèrent une protestation, à laquelle le Bulletin (10 septembre) s’associa par l’article suivant:


Nous avons reçu un document russe signé « Des membres du Parti du Peuple » ; c’est une protestation contre un article nécrologique sur Michel Bakounine qui a paru dans le Vpered, journal socialiste russe de Londres.

L’article du Vpered contenait, à côté de phrases élogieuses, des insinuations malveillantes, faites pour exciter l’indignation non seulement des amis du défunt, mais de tous les partisans sincères de la révolution[7]. Le document dont nous parlons, écrit sous la forme d’une lettre à M. Lavrof, rédacteur en chef du Vpered, relève avec sévérité ce qu’il y a de mesquin dans les sous-entendus, dans les restrictions ambiguës, dans les omissions calculées d’un article qui est censé représenter le jugement définitif du parti révolutionnaire russe sur le grand agitateur qui a rendu de si éclatants services à la propagande socialiste et qui a payé d’une longue captivité son dévouement à la cause populaire.

L’espace ne nous permet pas d’insérer tout au long cette protestation, trop étendue pour le format de notre journal ; mais nous tenons à dire que nous nous y associons complètement. Nous désirons, notre conduite l’a toujours prouvé, le rapprochement, dans la mesure du possible, de tous les groupes socialistes ; nous sommes prêts à tendre la main de la conciliation à tous ceux qui veulent lutter sincèrement pour l’émancipation du travail ; mais nous sommes bien décidés en même temps à ne pas laisser insulter nos morts.


Je ne puis résister au désir de placer à la fin de ce chapitre une lettre écrite à Alexandre Herzen par Jules Michelet, le 1er juillet 1855[8], au moment où Herzen venait de lui annoncer la prochaine publication de sa revue l’Étoile polaire ; on trouvera dans cette lettre, avec un magnifique éloge de Bakounine, — que Michelet avait connu personnellement, avant 1848, et beaucoup aimé, — des appréciations générales très remarquables sur la signification de la Révolution russe pour l’Europe et pour le socialisme :


Paris, 1er juillet 1855.

Vous demandez, cher Monsieur, si je ne sympathise pas à votre grand projet de l’Étoile du Nord[9], à moi qui, durant la terreur qu’inspirait la puissance russe, ai pu paraître injuste et dur pour votre grande nation.

Vous croyez que j’entre de cœur dans ces vues si généreuses, à la fois patriotiques et humaines.

Ah ! que vous avez raison !

Sachez, ami, que dans cette maison où je n’ai pas encore eu le bonheur de vous recevoir, la première place, à la droite de mon foyer de famille, est occupée par un Russe, notre Bakounine, image deux fois précieuse, deux fois tragique, deux fois chère, qui fut dessinée pour moi de la main mourante de Madame Herzen[10].

Sainte image, mystérieux talisman qui ranime toujours mes regards, qui remplit toujours mon cœur d émotion, de rêveries, d’un océan de pensées ! C’est l’Orient, c’est l’Occident, c’est l’alliance des mondes[11].

C’est l’Occident, la ferme épée et l’intrépide soldat qui, éveillé avant tous, avant l’heure de Février, écrivit d’une pointe d’acier, sur la table de la Réforme, le défi, l’appel en duel de Bakounine à Nicolas[12].

C’est l’Orient, la résistance légitime de la sainte et grande Russie au gouvernement bâtard qui la torture et la déprave ; c’est l’effort pour ramener ce peuple des voies machiavéliques où le traîne le tsarisme à sa mission naturelle de pacifique interprète entre l’Europe et l’Asie.

Ce portrait enfin, cher ami, c’est le gage de l’alliance, c’est le bon, le grand souvenir d’un dévouement qui embrasse le monde entier dans l’idée de la patrie. La Russie est, comme on le sait, opprimée par les Allemands ; mais le jour où le vieux cri germanique se fit entendre : « Qui veut mourir avec nous pour la liberté de l’Allemagne ? » un Russe se présenta, se jeta aux premiers rangs, et pas un patriote allemand n’y fut avant lui[13]. Quand l’Allemagne sera l’Allemagne, ce Russe y aura un autel.

En attendant, qu’il ait sa place au foyer, au cœur d’un Français ! qu’il habite chez celui qui, de tous, après vous, cher Herzen, fit la plus âpre guerre au tsar, guerre pour la France et la Pologne, et guerre surtout pour la Russie.

Que le drapeau de cette guerre soit planté dans votre Revue, le monde lui battra des mains.

Les plus simples sentent trop bien que la délivrance des Russes serait celle de toute la terre.

Les esprits réfléchis comprennent que les questions qui restent obscures, insolubles en Occident, trouvent dans la Révolution orientale un éclaircissement immense. Le problème du socialisme ne se résoudra qu’en famille, dans la grande famille des nations émancipées, par l’accession de la plus jeune qui, instinctivement, a rencontré des combinaisons partout ailleurs artificielles.

C’est la gloire de votre Pestel[14] d’avoir compris que, dans la variété infinie des besoins des peuples et de leurs vocations, votre pays représentait l’idée symétriquement opposée à celle de la société occidentale, et d’avoir puisé la Révolution et l’avenir dans les entrailles mêmes de l’antique Russie. C’est la commune qu’il a prise comme élément primitif et molécule originaire de la République, où la Russie, disait-il, est plus naturellement appelée qu’au tsarisme tartare ou au césarisme allemand.

Croyez-le donc, cher ami, nous savons quelles révélations nouvelles le monde doit recevoir tôt ou tard de la Révolution russe ; l’Étoile qui va se lever du pôle, elle luira pour nous tous avec cette vive scintillation, avec cette vierge lumière si pure qui, plus que le soleil même, semble le jour de la pensée... Je vous serre la main, cher ami, dans notre commune foi et notre immortelle espérance.

Jules Michelet.


« Quand l’Allemagne sera l’Allemagne, Bakounine y aura un autel », écrivait Michelet.

Ne réclamons d’autel pour personne, et disons tout simplement : « Quand le prolétariat allemand aura pris suffisamment conscience de lui-même, il ne permettra plus qu’on insulte Bakounine ».




  1. Je ne pus pas achever le discours commencé : une violente crise de sanglots m’empêcha de continuer, et je dus quitter le cimetière, accompagné par Joukovsky.
  2. Salvioni était un étudiant tessinois.
  3. En 1906, j’ai rédigé, pour la revue russe Byloé, une notice beaucoup plus complète, et que je crois ne pas contenir d’inexactitudes. Elle a été reproduite en tête du tome II des Œuvres de Bakounine (Paris, Stock, 1907).
  4. Il sera question au chap. XVI des mesures prises par nous, dès l’été de 1876, en vue de la publication des manuscrits inédits de Bakounine.
  5. C’est le pamphlet Engels-Lafargue-Marx, L’Alliance de la démocratie socialiste, etc.
  6. Comme je l’ai expliqué ailleurs, nous avions attribué, par erreur, la rédaction de la brochure L’Alliance de la démocratie socialiste à Longuet, tandis que celui-ci n’y était pour rien. Voir t. III, p. 149.
  7. Voici les passages principaux de l’article de Pierre Lavrof : « Personnalité capable au plus haut degré d’entraîner les autres en s’entraînant lui-même, Bakounine était trop souvent entouré de gens indignes de lui, qui le compromettaient par leur contact... Je ne parlerai pas de son activité dans l’Internationale pendant ces dernières années ; elle est présente à l’esprit de tous, amis et ennemis ; je veux espérer qu’il s’était senti irrésistiblement entraîné, avec la fougue habituelle de sa nature, vers ce qui lui avait paru le meilleur. Je ne dirai rien non plus de sa participation au mouvement révolutionnaire de la jeunesse russe : l’hostilité constante qu’il a témoignée à l’égard du Vpered et de son programme me rendrait la chose difficile en ce moment ; je me permets de penser que là aussi le choix malheureux qu’il fit des personnes de son entourage a considérablement influencé son jugement. » — Je dois noter toutefois que, dans son numéro suivant, le Vpered publia le récit des obsèques de Bakounine envoyé de Berne par une étudiante russe, récit dont j’ai reproduit plus haut un passage et où il est parlé du vieux révolutionnaire avec la plus profonde admiration et la plus chaleureuse sympathie.
  8. Cette lettre a été publiée par M. Gabriel Monod, gendre de Herzen, dans la Revue, de Paris, numéro du 1er juin 1907.
  9. Michelet écrit, par inadvertance Étoile du Nord, titre d’un opéra de Meyerbeer joué en 1855, pour Étoile polaire.
  10. En octobre 1851, Michelet avait voulu parler de Bakounine, alors enfermé dans les casemates de la forteresse de Saint-Pétersbourg, dans un livre qu’il écrivait sur les martyrs de l’idée révolutionnaire, et il avait prié Herzen de lui procurer quelques notes biographiques sur le prisonnier. Herzen écrivit lui-même les notes demandées, et les envoya à Michelet (7 novembre) ; quelques jours après (13 novembre), il les fit suivre d’un portrait de Bakounine dessiné par Mme  Herzen : « Je vous envoie, écrivit-il à Michelet, un petit croquis que ma femme a fait de mémoire ; la ressemblance est assez grande ». Mme  Herzen était déjà malade à ce moment (elle mourut six mois plus tard, le 2 mai 1852). Michelet remercia Herzen avec effusion, à plusieurs reprises, pour les notes et pour le portrait ; il écrit entre autres, le 16 mars 1832, en s’informant de la santé de Mme  Herzen : « Je n’oublierai jamais l’extrême bonté qu’elle a eue de me donner un croquis de notre immortel Bakounine » ; et le 29 juillet suivant : « J’ai intronisé ici dans mon salon à la première place le portrait de Bakounine. Il m’est doublement cher et pour celui qu’il représente et pour l’aimable et chère personne qui, sans me connaître, a bien voulu le faire pour moi. »
  11. Michelet veut dire, comme on va le voir, que Bakounine symbolise pour lui l’Orient et l’Occident à la fois.
  12. Allusion au discours prononcé à Paris par Bakounine, le 29 novembre 1847, à l’occasion du banquet donné pour commémorer l’anniversaire de la révolution polonaise de 1830, discours qui fut publié dans le journal la Réforme et qui eut pour conséquence l’expulsion de France de Bakounine.
  13. Il s’agit du rôle joué par Bakounine dans l’insurrection de Dresde en mai 1849.
  14. Paul Pestel, le plus connu des cinq « dékabristes » pendus le 11 juillet 1826. « Son programme comportait : la terre aux paysans, l’instruction laïque et obligatoire, une Russie fédérative » (Élisée Reclus, L’Homme et la Terre, t. V, p. 107).