L'Italie économique

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L'Italie économique
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 28 (p. 294-328).
L’ITALIE ÉCONOMIQUE

Nous avons admiré la préparation diplomatique et militaire de l’Italie qui, dès le mois de juillet 1914, donnait à entendre à ses alliées de la veille qu’elle ne pouvait les suivre sur le terrain où elles prétendaient l’entraîner. Elle n’a cessé, depuis lors, de leur démontrer qu’elles avaient agi dans un esprit diamétralement opposé à celui de la Triple-Alliance. C’était la paix que les hommes d’Etat austro-allemands déclaraient vouloir assurer, c’est en présentant leurs accords comme exclusivement défensifs qu’ils avaient réussi à maintenir l’Italie à leurs côtés. Le jour où ils ont jeté le masque, Rome s’est ressaisie. En neuf mois, elle a mis son armée et sa flotte en état de lutter ; elle a en même temps pris les mesures financières destinées à lui assurer les ressources nécessaires à sa mobilisation. Les dix premières années du XXe siècle avaient été une période de prospérité pour les finances de la péninsule. Tous ses budgets s’étaient alors soldés par des excédens. La guerre de Libye les absorba. Il y avait donc lieu de reconstituer des réserves en vue des événemens que le ministère Salandra-Sonnino pressentait, que le poète d’Annunzio annonçait, que le roi Victor-Emmanuel III, conscient de ses devoirs et des destinées de son royaume, dirigea avec tant de clairvoyance et de fermeté. Avant de montrer ce qui a été fait à cet égard depuis le mois d’août 1914 jusqu’en juin 1915, nous rappellerons quels avaient été les progrès économiques de l’Italie au cours du demi-siècle qui s’étend depuis la fondation du royaume, au lendemain de la guerre libératrice de 1859, jusqu’à la guerre contre la Turquie, terminée en octobre 1912 par le traité de Berlin. Ce fut l’heure grave de l’évolution qui, affranchissant l’Italie de la tutelle allemande, la mit aux prises avec la Sublime-Porte, dont les attaches avec Berlin avaient survécu à la chute d’Abdul Hamid.

La campagne de Libye ouvrit les yeux de nos voisins sur la sincérité des sentimens allemands à leur égard. Il fut avéré que des officiers venus de Berlin dirigeaient, comme ils le font encore, les soldats qui combattaient en Tripolitaine et en Cyrénaïque contre les Italiens. Ceux-ci, dès lors, comprirent les visées secrètes d’alliés qui ne les embrassaient que pour mieux les étouffer. Ils constatèrent avec épouvante la place que les directeurs, contremaîtres, fondés de pouvoirs, commis d’outremonts, avaient prise dans les banques et les sociétés industrielles. Nous aurons occasion, au cours de notre étude, de montrer avec quelle habileté ce travail de pénétration silencieuse s’était opéré.


I. — DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE DU ROYAUME DEPUIS L’ORIGINE. — L’EMIGRATION

Après Magenta et Solférino, l’Italie n’était plus l’expression géographique à laquelle le prince de Metternich, du haut de son aristocratique dédain, prétendait la réduire. Groupés autour de princes dont la devise leur montrait le chemin : « Savoie, ma voie, » les duchés et royaumes qui luttaient jadis les uns contre les autres s’unirent en un grand pays, dont les destinées ne tardèrent pas à s’accomplir. Le royaume piémontais-sarde s’accrut en 1859 de la Lombardie, de la Toscane, des duchés de Parme et de Modène, en 1860 de Naples et de la Sicile, en 1866 de la Vénétie, en 1870 des États pontificaux. Aux étapes rapides de ce développement territorial répondit un progrès économique non moins remarquable. Agriculture, industrie, commerce, finances, tout suivit une marche ascendante. La population, qui s’élève à 36 millions d’habitans, égalera bientôt celle de la France. Sobre, presque partout énergique et laborieuse, elle est l’élément essentiel de la puissance italienne. On s’est effrayé à diverses reprises du chiffre considérable de l’émigration. Mais beaucoup de ceux qui s’expatriaient ne le faisaient que temporairement : ils envoyaient à leurs familles demeurées au pays natal une partie de leurs épargnes et contribuaient ainsi à l’enrichir. Ceux qui s’établissaient dans les pays d’outre-Atlantique constituaient des groupes puissans de cliens pour la mère patrie, avec laquelle ils ne cessaient d’entretenir des rapports intimes.

C’est ainsi que l’émigration a joué un grand rôle, et un rôle en somme bienfaisant, dans la vie économique de l’Italie : ce n’est qu’exceptionnellement, en Sicile par exemple, qu’à de certaines époques, un exode excessif a déterminé une pénurie fâcheuse de main-d’œuvre. En 1913, 873 000 individus se sont expatriés : 313 000 se rendirent en Europe et dans les autres pays méditerranéens, et 560 000 passèrent l’Océan. L’émigration présente un caractère différent suivant les provinces : les gens du Midi, en particulier ceux de la Basilicate et de la Calabre, vont en Amérique, où un certain nombre d’entre eux se fixent avec leur famille. La majorité revient au pays natal, après avoir amassé un pécule qu’elle emploie le plus souvent à acheter de la terre, à se construire une demeure, où beaucoup de ces « Américains » mènent alors une vie de petits rentiers. Le Nord, au contraire, la vallée du Pô, par exemple, fournit à une partie de l’Europe des ouvriers, qui sont recherchés notamment en France, où il s’en trouvait, avant la guerre, près d’un demi-million. D’après le recensement officiel de 1911, il y avait à l’étranger 5 millions et demi d’Italiens, dont les quatre cinquièmes en Amérique. Ce chiffre est inférieur à la réalité ; si l’on tient compte des émigrans qui n’ont pas conservé leur nationalité, on arrive à 7 ou 8 millions. Ceux-là mêmes qui ont cessé d’être Italiens au point de vue de l’état civil, continuent, au moins pendant une génération ou deux, à entretenir avec leur pays d’origine des rapports de toute nature dont il profite. Ceux qui ont été chercher fortune avec esprit de retour envoient à leur famille, restée au foyer natal, une partie de leurs salaires ou de leurs gains. Ces remises forment des totaux considérables, plusieurs centaines de millions de francs par an. C’est en partie grâce à elles que le change italien, vers la fin du XIXe siècle, se rapprocha du pair et s’y maintint jusqu’en l’année 1914. Ces émigrans répandus à travers le monde constituent la meilleure part de la colonisation italienne, qui a plutôt réussi sous cette forme que sous celles des colonies proprement dites, dont le développement n’a pas été rapide.

Celles-ci comprennent l’Erythrée, dont l’origine remonte à la cession faite au gouvernement en 1882, par la Société Rubattino, de certains territoires acquis par elle en 1869. Massaoua fut occupée en 1885. Un décret royal de 1890 a constitué la colonie, dont la superficie est de 118 000 kilomètres carrés et la population de 280 000 habitans. En 1899, l’Italie notifia aux Puissances qu’elle prenait sous son protectorat la Somalie, dont l’étendue est de 357 000 kilomètres et la population de 300 000 habitans. Le traité de Lausanne, ratifié à Berlin en 1912, lui a reconnu la possession de la Libye, qui compte 1 051 000 kilomètres carrés et 1 million d’habitans. La concession italienne de Tientsin, qui s’étend sur 45 kilomètres et est habitée par 17 000 individus, a été reconnue par le gouvernement chinois aux termes du traité du 7 juin 1902. Le commerce national avec la Tripolitaine s’est élevé, en 1912, à 106 millions de lire, dont 100 millions représentent la valeur des exportations italiennes vers l’Afrique. Le port de Massaoua a eu en 1913 un mouvement de 32 millions de lire.

Voici comment se divisait en 1910 la superficie du sol de la Péninsule, de la Sardaigne et de la Sicile :


Milliers d’hectares.
Terrains cultivés exclusivement en céréales 7 045
Terrains cultivés avec arbres 6 640
Oliviers 1 508
Bois et châtaigneraies 4 564
Prés et pâturages 6 615
Terrains couverts de bâtimens, routes, chemins de Fer 2 296
Total 28 668

En 1911, la production de blé était de 63 millions d’hectolitres, récoltés sur 4 751 000 hectares, à raison d’un peu plus de 13 hectolitres à l’hectare ; celle du maïs, de 23 millions ; celle du riz, de 4 millions ; du vin, de 42 millions ; celle de l’huile d’olives, de 2 millions d’hectolitres. Il faut y ajouter 5 milliards d’oranges et de citrons. Le troupeau était de 955 000 chevaux, 388 000 mules, 850 000 ânes, 648 000 têtes de l’espèce bovine, 11 162 000 de l’espèce ovine, 2 507 000 de l’espèce porcine, 2 714 000 chèvres. La production du sucre était de 1 700 000 quintaux métriques.

La prospérité agricole est attestée par l’emploi des engrais chimiques, dont l’importation n’a cessé d’augmenter. De 200 000 quintaux en 1871-75, elle a passé à 7 millions de quintaux en 1906-1910. Les exportations des produits de la terre ont augmenté, en un demi-siècle, dans des proportions inouïes : celle du tabac à raison de 400 pour un, celle de la farine de 200 pour un ; celle, du raisin est cinq fois, celle des fruits frais huit fois ce qu’elle était il y a vingt ans. La production de céréales n’est pas suffisante pour satisfaire à tous les besoins : chaque année, l’Italie importe une quantité plus ou moins forte de blé, qui acquitte un droit d’entrée élevé : les recettes du Trésor de ce chef sont d’autant plus considérables que la récolte est plus déficitaire. Aussi les comptes budgétaires séparent-ils ce chapitre des autres, afin que cet accroissement, peu désirable, ne soit pas confondu avec les augmentations de recettes normales qui sont un signe de prospérité. Les écarts de revenu du chef du droit sur les céréales sont considérables : en 1907-08, il a produit 34 millions ; en 1912-13, 141 millions. Il a donc varié du simple à plus du quadruple.

L’industrie s’est surtout développée dans le Nord. D’après le recensement de 1911, elle occupait près de 2 millions et demi de personnes. Des 46 000 moteurs, deux tiers sont hydrauliques ; sur 1 600 000 chevaux de force produits, 980 000 environ sont transformés en énergie électrique, le reste en lumière. L’Italie, riche en chutes d’eau, est pauvre en combustible minéral : elle importe presque tout celui qu’elle consomme. C’est là un des côtés faibles de sa situation, de même que l’insuffisance des gisemens sidérurgiques, qui ne fournissent guère aux fonderies que la moitié du minerai dont elles ont besoin. Ces inconvéniens sont compensés par l’abondance, le bon marché et l’excellente qualité de la main-d’œuvre.

La création de sociétés par actions a suivi une marche relativement lente : leur capital total n’atteint pas 5 milliards de lire ; la moyenne des émissions d’actions et d’obligations, au cours des dernières années, oscillait aux environs de 400 millions. En dehors des sociétés indigènes, nombre de sociétés étrangères opèrent dans le royaume, où elles sont taxées en proportion du capital qu’elles emploient en Italie : c’est ainsi qu’une société argentine est imposée pour 1 million, 18 autrichiennes pour 18 millions, 44 belges pour 136 millions, 65 françaises pour 100 millions, 22 allemandes pour 27 millions, 61 anglaises pour 105 millions, 29 suisses pour 44 millions, quelques hollandaises, américaines, russes et espagnoles pour des sommes insignifiantes.

La politique commerciale italienne a traversé trois phases. De 1860 à 1878, elle peut être considérée comme ayant été celle du libre-échange. Le traité de 1863, conclu avec la France, abaissait en particulier les droits sur les articles de laine et de soie ; d’une façon générale, les droits d’entrée sur les objets fabriqués et demi-fabriques ne dépassaient pas 6 pour 100. A partir de 1878, ils furent élevés à 9 1/2 pour 100. En 1887, ils atteignirent 16 1/2 pour 100. L’effet de cette évolution protectionniste fut de ralentir le mouvement du commerce extérieur, notamment celui des importations, comme l’indique le tableau ci-après, où se constate un fléchissement sensible de 1895 par rapport à 1885.


Commerce extérieur de l’Italie (en millions de lire).


Années 1875 1885 1895 1905 1910 1912 1913 1914
Importations, 1 215 1 575 1 195 2 185 3 277 3 728 3 445 2 882
Exportations 1 684 1 134 1 059 1 713 2 128 2 348 2 511 2 218

La dépression ne fut pas de longue durée. Sous l’influence de divers facteurs favorables, le mouvement ascensionnel reprit son cours. Le progrès a été continu depuis le début du XXe siècle jusqu’en 1912, année qui marque le sommet de la courbe, et pour laquelle le chiffre de 6 milliards a été dépassé. La différence entre la valeur des exportations et celle des importations a été depuis longtemps couverte par les remises des travailleurs italiens, occupés au dehors, et les dépenses faites par les voyageurs étrangers à l’intérieur du royaume. La situation était donc bonne, comme l’attestait le cours du change. Le commerce extérieur de l’Italie s’est développé plus rapidement que celui d’aucun autre pays moderne. Les exportations avaient une tendance à croître plus vite que les importations. En 1913, dernière année normale, la différence de 1 134 millions au profit de ces dernières était plus faible qu’en 1912, les exportations ayant augmenté et les importations baissé par rapport à l’année précédente. En 1914, il s’est naturellement produit, dans l’ensemble des transactions, un recul notable, dû à l’état de guerre qui a régné en Europe depuis le 1er août. Toutefois l’écart entre les exportations et les importations s’est réduit : il n’a plus été que de 664 millions, la moitié de ce qu’il était en 1913, alors que le mouvement général de 1914 représente encore les cinq sixièmes de celui des douze mois précédens. Pendant le premier trimestre de 1915, il y a eu un excédent d’exportations de 19 millions par rapport a la période correspondante de 1914.

La guerre amènera de grandes modifications dans les courans des échanges. Ainsi, en 1913, l’Allemagne occupait la première place pour les importations : elle vendait pour 613 millions de lire à l’Italie ; l’Angleterre venait au second rang avec 592, les États-Unis au troisième avec 522, la France au quatrième avec 283, l’Autriche-Hongrie au cinquième avec 264 millions. L’Allemagne fournissait 1 million de tonnes de charbon à l’Italie, qui en reçoit 9 millions d’Angleterre, c’est-à-dire la presque totalité de ce qu’elle tire du dehors.

La longueur des chemins de fer est de 18 000 kilomètres, dont les trois quarts sont exploités par l’Etat et un quart par des sociétés privées. L’Italie a environ 6 kilomètres de chemin de fer par cent kilomètres carrés de superficie et 50 par 100 000 habitans. Au 30 juin 1914, la longueur du réseau de l’État était de 14 413 kilomètres. C’est depuis le 30 janvier 1905 que le gouvernement a repris l’exploitation directe des lignes, qu’il avait concédée antérieurement aux trois sociétés des chemins de fer méridionaux, méditerranéens et siciliens. La première a continué d’exister, mais ne s’occupe plus que de quelques affaires industrielles dans lesquelles elle a pris des participations. La seconde a fait de même, exploite encore les lignes Varese-Porto Ceresio, et Rome-Viterbe ; elle a en outre été chargée de la construction des lignes calabraises (1 271 kilomètres) et de l’Ombrie centrale (113 kilomètres). En 1913-14, le réseau de l’État a réalisé une recette brute de 575 millions de lire. Le coefficient d’exploitation ayant été de 73,70 pour 100, c’est-à-dire le plus faible depuis dix ans, il en est résulté un produit de 143 millions, sur lequel 28 ont été versés au budget. Le capital employé à la construction et à l’acquisition des lignes et du matériel roulant était de 7 100 millions. Les lignes des compagnies particulières avaient, au 30 juin 1913, une longueur de 4 003 kilomètres : elles avaient réalisé dans l’année une recette de 40 millions, soit en chiffres ronds 10 000 francs par kilomètre, le quart de colle du roseau d’Etat. Ce grand écart s’explique par le fait que presque toutes ces lignes sont d’intérêt local.

La marine marchande s’est développée : de 1880 à 1912, le nombre des vapeurs a passé de 158 à 839, et leur capacité de 77 000 à 762 000 tonnes. Le mouvement dans les ports, de 1890 à 1910, a quadruplé pour le pavillon national : il s’est élevé de 30 à 120 millions de tonnes, tandis que celui du pavillon étranger passait de 15 à 40 millions. Toutefois le progrès des transports par navires italiens vient surtout du cabotage. Dans les frets internationaux, le pavillon national ne prend plus qu’un quart du total, au lieu d’un tiers il y a vingt ans.

Au milieu de l’année 1914, les conditions économiques étaient satisfaisantes : les recettes des chemins de fer de l’Etat s’étaient élevées, pour l’exercice clos le 30 juin, à un chiffre supérieur de 18 millions de lire à celles de l’année antérieure. Le montant des dépôts aux caisses d’épargne et dans les banques avait passé de 7 221 à 7 596 millions ; au cours du premier semestre de 1914, l’Etat avait placé pour 450 millions de titres. La rente 3 1/2 se maintenait au-dessus de 97 et les changes étrangers aux environs du pair. La guerre fit descendre la première à 86 et monter le cours du franc français jusqu’à 113. Mais, à la fin de 1914, la rente était remontée à 91 et le change était revenu à 105. Deux sources de revenus particulièrement utiles à la circulation monétaire manquent en ce moment à l’Italie, les voyageurs étrangers et les remises des travailleurs indigènes occupés au dehors.

Un des meilleurs indices nous est donné par la statistique de l’épargne ; en 1882, dans la partie septentrionale et centrale de la péninsule, les dépôts aux caisses d’épargne s’élevaient à 96 millions. En admettant qu’ils aient été égaux dans le reste de l’Italie, ils ne dépassaient donc pas un total de 200 millions. Au 30 juin 1912, voici quelle en était l’importance :


Millions de lire.
Dépôts à intérêts chez les trois instituts d’émission 92
Dépôts et bons à échéance des établissemens de crédit. 999
Dépôts des banques populaires 1510
Dépôts des caisses d’épargne 2 576
Dépôts des caisses d’épargne postales 1 875
Dépôts des monts-de-piété. 299
Dépôts des caisses rurales 99
Total 7 450

La très grande masse de ces capitaux est constituée par l’épargne populaire, puisque, sur 7 milliards et demi, les dépôts de banque ne représentent qu’un milliard, et encore faut-il observer que les banques ouvrent des comptes d’épargne à la clientèle ouvrière, qui possède ainsi une partie du milliard qui figure au bilan des établissemens de crédit.


II. — LES BANQUES, LA MONNAIE, LES ASSURANCES

Après avoir constaté la rapidité des progrès économiques accomplis par l’Italie depuis la fondation du royaume, nous passerons en revue les élémens de sa puissance actuelle. Nous commencerons par les établissemens de crédit.

L’Italie est la patrie des banques. Au Moyen Age, alors qu’il n’existait qu’un petit nombre de ces organisations dans le reste de l’Europe, la plupart des grandes villes de la péninsule avaient des banques dont l’action s’étendait au loin. Celles de Venise, de Gênes, de Naples jouaient un rôle considérable. Les campsores de Venise sont déjà mentionnés au XIIIe siècle : ils étaient appelés à fournir caution au gouvernement pour l’exercice correct de leur métier de changeur. Au XVIe siècle, Contarini, dans un discours prononcé au Sénat en 1584, parlait de l’importance des banques vénitiennes, mais il considérait comme un abus le fait d’ouvrir des crédits à des cliens au-delà du montant de leur dépôt. Ce mode d’opérer se généralisa néanmoins. La Banque de Saint-Georges à Gênes avait surtout pour objet d’affermer les impôts et d’en avancer le montant au gouvernement de la République.

Au XIXe siècle, une nouvelle Banque de Gênes, créée en 1844, reçut une subvention du Trésor piémontais. En 1849 fut fondée la Banque nationale de Sardaigne : son capital originaire de 8 millions de lire fut bientôt porté à 32 millions. En 1859, elle devint Banque Nationale du royaume, au capital de 40 millions, avec 3 sièges à Milan, Gênes, Turin. Elle absorba les banques de Bologne et de Parme et établit de nombreuses succursales. En 1865, son capital était de 100 millions. Ce fut l’époque où l’Italie entra dans l’Union latine, c’est-à-dire l’accord monétaire conclu entre elle et la France, la Belgique, la Suisse, la Grèce. En vertu de cette convention, les monnaies d’or et d’argent des cinq Puissances contractantes sont frappées au même titre et au même poids, et circulent sur tout le territoire de l’Union. Diverses modifications ont été apportées aux stipulations primitives. C’est ainsi que la frappe des écus de cinq francs en argent a été arrêtée, que celle des monnaies divisionnaires d’argent a été limitée, que les monnaies divisionnaires italiennes et grecques n’ont plus cours que dans leur pays d’origine.

L’unité monétaire est la lira, dont la composition métallique, aussi bien dans les pièces d’or que dans celles d’argent, est identique à celle de notre franc. Si cependant, à diverses reprises, il y a eu entre celui-ci et la monnaie italienne un écart de valeur qui s’est élevé jusqu’à 20 pour 100 et qui est aujourd’hui de 9 pour 100, c’est que le billet de banque italien n’a pas toujours été remboursable en or, ni même en écus d’argent. Dès lors, ceux qui avaient des remises à faire en France, en Angleterre ou à d’autres nations dont le papier s’échangeait à guichet ouvert contre des espèces, n’avaient pas la ressource de trouver dans les banques ou dans la circulation les monnaies métalliques dont l’envoi eût empêché la hausse des changes. Le cours forcé, régime en vertu duquel les instituts d’émission sont dispensés de rembourser leurs billets en numéraire et les habitans du pays sont tenus de recevoir ceux-ci en paiement de leurs créances, a existé dès le début du royaume. Il fut rétabli en 1866, lors de la guerre contre l’Autriche.

En 1872, le capital de la Banque Nationale fut porté à 200 millions. A côté d’elle, la Banque romaine, la Banque Nationale de Toscane, la Banque toscane de crédit, la Banque de Naples, la Banque de Sicile émettaient des billets. Des abus furent commis par la Banque romaine, qui dépassa sa limite d’émission. Il fallut la liquider ; le gouvernement en profita pour remanier la législation et faire voter la loi fondamentale de 1893, qui réorganisa la circulation fiduciaire. Désormais, celle-ci est le privilège de trois établissemens, les Banques d’Italie, de Naples et de Sicile. La première est née de la fusion de l’ancienne Banque nationale et des deux banques toscanes. La Banque romaine a disparu. La loi fixait à 1 097 millions pour la première période de quatre ans, à 864 millions pour la durée 1897-1907, le maximum de la circulation des trois établissemens, couverte par une encaisse de 40 pour 100. Au-delà de ce chiffre, chacun d’eux est autorisé à émettre une certaine quantité de billets, mais en payant un impôt d’autant plus élevé que cette quantité augmente. Des modifications ont été introduites en 1914 aux règles édictées à cet égard.

En dehors et à côté des banques, le Trésor émet, lui aussi, des billets, dont l’émission, en dernier lieu, était autorisée pour un total de 700 millions de lire : 400 forment le contingent normal et le surplus a été créé en vertu de lois et décrets successifs, dont le dernier est celui du 19 décembre 1914.

La Banque d’Italie a travaillé avec énergie à se dégager du lourd héritage de la Banque romaine qui lui avait été imposé en 1893. Elle a réussi à liquider le demi-milliard d’actif immobilisé qui était entré, à cette époque, dans son portefeuille, tout en développant ses affaires dans l’intérêt général. Le tableau suivant indique les soldes des principaux chapitres de son bilan au 31 décembre de cinq années caractéristiques, et au 20 mai 1915, à la veille de la guerre :


Banque d’Italie (millions de lire).


31 décembre Encaisse métallique Circulation Dépôts Effets escomptés Avances
1894 362 826 213 191 28
1900 351 820 192 331 35
1907 1 018 1 411 212 480 71
1913 1 145 1 700 189 600 130
1914 1 226 2 165 550 793 152
1915 (20 mai) 1 260 2 601 749 944 275

La Banque de Naples s’est également développée. Son actif, à la fin de 1914, s’élevait à 940 millions, dont 262 millions d’encaisse, 220 millions d’effets italiens, 46 millions d’effets sur l’étranger, 47 millions d’avances aux particuliers, 170 millions d’avances au Trésor. La Banque de Sicile, au 31 décembre 1914, avait une encaisse de 101 millions, un portefeuille italien de 69, un portefeuille étranger de 18 millions, 10 millions d’avances, 26 millions de titres. La circulation était de 191 millions, les dépôts de 65.

Du 20 juillet au 30 septembre 1914, les escomptes et les avances, chez les trois instituts d’émission, avaient augmenté de 600 millions ; à la fin de l’année, ce chiffre avait été réduit de 150 millions. A la même date, la circulation des billets de banque s’élevait à 2 940 millions, en augmentation de 745 millions sur celle du 20 juillet ; durant la même période, les dépôts chez les trois instituts s’étaient accrus de près de 400 millions.

Le stock d’or de l’Italie est évalué à un milliard et demi environ, dont les quatre cinquièmes reposent dans les serres des instituts d’émission et un cinquième est en circulation.

Les banques ordinaires, au 31 décembre 1913, étaient au nombre de 162. Elles avaient un capital versé de 556 millions, 97 millions de réserves, 1 340 millions de créditeurs, 1 097 millions de dépôts. A la même date, les vingt-deux principales caisses d’épargne, qui jouent un rôle actif dans l’économie italienne, avaient un patrimoine de 283 millions et 2 200 millions de dépôts. Les banques coopératives, avec 110 millions de capital, 75 millions de réserves, avaient 1 500 millions de dépôts et de comptes créditeurs. L’augmentation des dépôts avait atteint un demi-milliard en 1910, 295 millions en 1911, 96 seulement en 1912 à cause de la guerre de Libye, 351 millions en 1913 et 150 millions au cours du premier semestre de 1914.

L’industrie des assurances est active. Près de 200 sociétés s’y adonnent, dont un tiers de nationalité étrangère. Un événement important s’est produit sur ce domaine en 1912, lorsque la loi du 4 avril créa le monopole des assurances sur la durée de la vie humaine, dont l’exercice a été confié à l’Institut national des assurances, établi à Rome. Il a acquis le portefeuille de 24 sociétés, dont 9 italiennes et 15 étrangères ; de ce chef, dès le premier jour de son existence, il avait 126 000 assurés, un chiffre d’affaires de 770 millions, 182 millions de réserves mathématiques et 34 millions de primes annuelles. Les sociétés d’assurances, qui existaient en 1911 et n’ont pas cédé la totalité de leurs affaires à l’État, ont obtenu l’autorisation de continuer à travailler pendant dix ans, à condition de transférer à l’Institut national 40 pour 100 de chaque contrat nouveau souscrit par elles au cours de cette période. Une combinaison est à l’étude pour confier à l’Institut le service des pensions des fonctionnaires civils. C’est lui qui a organisé, au mois d’août 1914, l’assurance par l’État des navires marchands contre les risques de guerre.

La Caisse nationale de prévoyance pour l’invalidité et la vieillesse avait, au 31 décembre 1913, 500 000 retraités inscrits sur ses livres, et disposait de 175 millions de ressources, placées en fonds d’État, en avances aux provinces et communes, en immeubles, en prêts sur habitations à bon marché. La Caisse nationale de maternité a été fondée par la loi du 17 juillet 1910, afin de venir en aide aux ouvrières qui, entre l’âge de quinze et celui de cinquante ans, tombent sous le coup de lois spéciales aux femmes en couches. Les cotisations recueillies en 1913 se sont élevées à 558 000 lire. Le patrimoine des institutions de bienfaisance du royaume s’élevait à 2 280 millions à la fin de 1912.

Des évaluations récentes portent à 93 milliards de lire la fortune nationale, dont 56 représentés par la valeur du sol, 16 par celle des bâtimens, 21 par la richesse mobilière. La moitié du total revient à l’Italie du Nord, un quart à celle du Centre, un quart à celle du Midi.


III. — LE BUDGET. LES FINANCES PUBLIQUES

Les finances de l’Italie eurent d’abord à lutter contre de grandes difficultés, provenant du fait qu’élevée tout d’un coup au rang de Grande Puissance, elle avait à faire face à des charges qu’elle ne connaissait pas auparavant, par exemple celles qu’occasionnèrent deux changemens de la capitale, transférée d’abord de Turin à Florence, puis de Florence à Rome. Mais, à part la période crispinienne, marquée par autant d’erreurs économiques que politiques, le gouvernement ne cessa de lutter pour établir l’ordre dans ses finances et l’équilibre dans son budget. Il se souvenait des traditions savoyardes, qui furent celles d’une administration économe, soucieuse d’exécuter ponctuellement ses engagemens.

En 1847, les comptes du royaume de Piémont se soldaient sans déficit. Les guerres de 1848 firent contracter des emprunts pour un capital nominal de 314 millions, dont l’aliénation ne procura que 253 millions effectifs. En 1850, en face d’une dépense de 120 millions, il n’était prévu que 92 millions de recette. Cavour rétablit l’équilibre au cours des années suivantes ; à la veille de la guerre de 1859, Lanza présentait un budget de 145 millions de dépenses avec des recettes égales. Au lendemain de la fondation du royaume, l’ensemble du budget des divers États, dont la réunion l’avait constitué, s’élevait à 446 millions ; leur dette totale était de 1 500 millions. Les charges de la guerre avaient été lourdes. Le premier budget présenté par Quintino Sella était en déficit d’un demi-milliard. Pour l’année 1862, les dépenses ordinaires, à elles seules, dépassaient les recettes de 245 millions. Afin de le combler, le ministère proposait de confier à l’industrie privée la construction des voies ferrées commencées par l’Etat, d’aliéner certains canaux, d’émettre 200 millions de Bons du Trésor, de vendre 125 millions de biens ecclésiastiques.

En juin 1864, une interpellation de Saracco donna lieu à un débat approfondi sur la situation financière. Le budget extraordinaire atteignait 150 millions ; au lieu des 475 millions prévus comme produit de la vente des biens ecclésiastiques et domaniaux, on ne pouvait plus compter que sur 257 millions. Le 26 février 1865, Sella fit promulguer la loi qui réorganisait l’impôt sur les propriétés bâties [fabbricatï). La charge annuelle de la dette, qui était de 90 millions en 1860, était de 220 millions ; le déficit prévu pour 1865 était de 240 millions, et de 265 pour 1866. Sella comptait obtenir 20 millions par la réforme des taxes sur les successions et sur les affaires. et 125 par des impôts nouveaux sur la mouture, sur les portes et fenêtres. L’ensemble des déficits, de 1862 à 1865, s’était élevé à 1 467 millions.

L’année 1866 fut celle de l’épreuve la plus dure pour les finances italiennes. Scialoja voulait alors opérer une réforme fondamentale, en réorganisant les impôts, en réalisant 56 millions d’économies par un remaniement des services administratifs ; mais ses projets furent contrariés par la guerre. Le cours forcé fut décrété ; la Banque nationale avança 250 millions au Trésor ; un emprunt forcé de 350 millions fut émis au taux de 6 pour 100. Le déficit fut de 721 millions.

Pour 1867, le budget du royaume, accru de la Vénétie, prévoyait 1 048 millions de dépenses contre 864 de recettes, soit une insuffisance de 184 millions. De 1867 à 1869, le ministre des Finances Cambray-Digny s’efforça de combler le déficit, qui était à l’état permanent, et qui, pour les cinq exercices 1866-1870, s’éleva à plus de 1 500 millions.

Le budget de 1871 ne prévoyait plus qu’une trentaine de millions de déficit. La circulation fiduciaire atteignait alors 1 milliard. Pour 1872, Sella annonçait une insuffisance de 80 millions à l’ordinaire et de 120 à l’extraordinaire. En réalité, l’exercice ne laissa qu’un déficit de 135 millions. A partir de ce moment, l’amélioration devint sensible, Les dix années 1871-1880 n’ont laissé qu’un déficit insignifiant de 78 millions. La décade 1881-1890 s’est soldée par un déficit de 355 millions ; celle de 1891-1900 n’a été en perte que de 263 millions. Dès 1896, les excédens apparaissent et se maintiennent régulièrement, si bien que la décade 1901-1910 donne un boni de 678 millions. Ce fut l’ère brillante, marquée par deux événemens importans : le retour du change au pair et la conversion de la rente.

Sous le ministère Crispi, lorsque l’impôt sur les coupons des fonds publics avait été porté de 13,20 à 20 pour 100, le 5 pour 100, qui n’était donc plus en réalité qu’un 4 pour 100, était tombé à 73. En même temps, la prime sur l’or s’était élevée à près de 16 pour 100 ; la valeur de la lira, à un moment, n’était plus que de 85 centimes français. Au cours de cette période, de nombreux emprunts avaient été contractés : une partie avait servi à combler les déficits, une autre à couvrir les dépenses de chemins de fer. D’autre part, il avait fallu comprendre dans la dette publique du royaume celle des États qu’il s’annexait, le capital des annuités servies à la Caisse ecclésiastique, les indemnités payées aux villes de Turin et de Florence, quand on leur enleva le rang de capitales.

Lorsque la politique africaine, qui avait entraîné le pays à l’expédition d’Abyssinie, se réduisit a l’occupation de l’Erythrée, et qu’un arrangement commercial fut conclu avec la France, la face des choses changea. En 1906, la rente 4 pour 100, déclarée à tout jamais affranchie d’impôts, avait dépassé le pair. Elle fut convertie par Luzzatti en un 3 1/2 différé, qui se maintint aux environs de 100 jusqu’à la guerre contre la Turquie. Les dépenses de l’expédition en Tripolitaine et en Cyrénaïque furent couvertes par les excédens des années précédentes et par l’émission de bons du Trésor 4 pour 100 à cinq ans d’échéance, que les banques italiennes souscrivirent et placèrent dans leur clientèle. En janvier 1915, dans un esprit de haute prévoyance, le gouvernement procéda à l’émission, au taux de 97, d’un emprunt consolidé 4 1/2 pour 100 d’un milliard de lire, qui a été souscrit à l’intérieur du royaume. Cette somme a couvert les dépenses encore en suspens de la guerre de 1911-1912 et celles des préparatifs de 1914. Les titres ne sont pas remboursables avant le 1er janvier 1925. Ils devront être amortis au cours des quinze années suivantes, c’est-à-dire de 1925 à 1940, par rachat ou autrement.

En même temps que la population passait de 22 à 36 millions d’âmes, la force contributive de chaque habitant triplait : l’ensemble des impôts, en 1910, représentait 90 lire par tête au lieu de 30 en 1862. En dépit de cette augmentation, de nombreux indices attestent que le fardeau pèse aujourd’hui sur les contribuables moins lourdement qu’il y a un demi-siècle Le nombre et l’importance des hypothèques a diminué ; il en est de même des ventes judiciaires d’immeubles.

L’organisation italienne comporte deux ministres des Finances, celui qui en porte le nom et le ministre du Trésor. Celui-ci est le plus important des deux. Il est le chef de la politique économique du ministère, qu’il est chargé de défendre devant le Parlement. Le ministre des Finances a dans ses attributions les impôts directs, le cadastre, l’administration des taxes sur les affaires, du domaine, des canaux, des biens ecclésiastiques, des impôts directs, des gabelles, des taxes de fabrication, des douanes, des octrois, des monopoles.

Le ministre du Trésor administre les dettes perpétuelle, amortissable, flottante, la dette des chemins de fer, les pensions extraordinaires, les dotations, le budget des Chambres, la Cour des comptes, la Monnaie. Il dirige le mouvement des fonds, la Caisse de dépôts et de prêts, qui reçoit elle-même les dépôts des caisses d’épargne et les emploie en partie à des achats de fonds publics, en partie à des prêts aux communes et aux provinces. Celles-ci peuvent s’adresser également à la Caisse des prêts communaux et provinciaux, qui se procure des ressources en émettant des obligations. Elle reçoit des communes, à qui elle avance des fonds, des lettres de change, réparties en général sur une période de 50 années et qui ont une première hypothèque sur les revenus communaux. La loi ne permet pas d’engager plus d’une certaine proportion de cette ressource, en sorte que la garantie peut être considérée comme solide.. Ces deux caisses sont placées sous l’autorité du ministre du Trésor, qui trouve en elles une aide pour ses mouvemens de fonds.

Le patrimoine propre de l’Etat, dont la comptabilité italienne dresse l’inventaire, se présentait le 30 juin 1913 avec une insuffisance de 6 413 millions, d’après le relevé suivant :
BILAN DE L’ETAT ITALIEN (millions de lire)


ACTIF PASSIF
Compte du Trésor Numéraire en caisse 651 Compte du Trésor Comptes courans. 434
Crédits de Trésorerie 988 Assignations 35
Excédens budgétaires 242 1 881 Bons du Trésor 287
Actif disponible Immeubles, biens ecclésiastiques, crédits, valeurs. 2 358 Déficits 971
Immeubles et meubles inhérens aux exploitations d’État 4 752 7 110 Divers 143
Actif indisponible Matériel militaire et navires de guerre 2 327 Billets d’État 415 2 285
Immeubles affectés aux services publics 882 Dettes consolidées. 16 000
Matériel scientifique et artistique 257 Total du passif 18 885
Numéraire reçu de la Banque de Naples en échange de billets. 15 3 481
Total de l’actif 12 472
Excédent du passif 6 413
18 885

Ce bilan n’a pas de portée pratique, sauf en ce qui concerne le compte du Trésor, qui représente bien, à l’actif et au passif, des valeurs effectives ou des exigibilités réelles. L’actif appelé disponible ne deviendrait tel que si l’Etat renonçait à quelques-unes de ses exploitations, par exemple à celle des chemins de fer. S’il cédait les lignes qu’il possède et exploite et qui forment la majeure partie du réseau italien, il réaliserait un capital de plusieurs milliards ; mais le matériel et les approvisionnemens de la guerre et de la marine, les bâti mens affectés aux services publics, le matériel scientifique et artistique, qui sont à coup sûr des élémens indispensables à la vie d’une nation, ne sauraient être transformés en ressources budgétaires. Parmi les élémens du patrimoine, on peut faire figurer la Caisse d’amortissement qui, sous le nom de Consorzio nazionale, a été fondée en février 1866, dans le but de contribuer à faire disparaître la dette. Le décret du 14 juin 1866 a reconnu la personnalité civile à cette Caisse, qui est alimentée par des dons volontaires. Importans au cours des premières années, ils se sont beaucoup ralentis depuis. Au 1er janvier 1915, la fortune de l’institution s’élevait à 90 millions de lire, placés en rente 3 1/2.

C’est le compte annuel, que nous appelons budget et que les Italiens nomment bilancio, qui donne la véritable physionomie des finances d’un pays. Il se divise en trois parties : les entrées et sorties effectives, la construction des chemins de fer, le mouvement des capitaux. Dans la première se trouvent les recettes et les dépenses qui correspondent aux services publics. La seconde n’est pas, il faut bien le remarquer, un budget de l’exploitation, mais seulement de la construction des chemins de fer. La troisième est spéciale à la comptabilité italienne et procède de la préoccupation qu’ont nos voisins de mettre en lumière les augmentations ou les diminutions du patrimoine public. Elle enregistre les recettes du Trésor, correspondant à de nouveaux engagemens pris par lui, et ses dépenses, occasionnées par des remboursemens de dettes. Par conséquent, l’argent qui entre dans ce compte représente un endettement, celui qui en sort un allégement de charges. Lorsque les autres parties du budget accusent un déficit, il est couvert au moyen d’une recette du compte « mouvement des capitaux. » Si elles sont eh excédent, cela permet d’effectuer des amortissemens. De 1862 à 1912, il est entré dans ce compte 4 milliards et demi de lire qui ont servi à combler les déficits budgétaires et à alimenter le compte construction de chemins de fer. Ces fonds ont été procurés par des emprunts ou des aliénations de propriétés domaniales.

Chaque budget, qui embrasse la période du 1er juillet au 30 juin de l’année suivante, passe trois fois devant le Parlement. Le ministre du Trésor présente d’abord le Bilancio di previsione, c’est-à-dire l’estimation des recettes et des dépenses ; au cours de l’exercice, l’expérience ayant permis de rectifier sur bien des points les prévisions, il établit l’assestamento, c’est-à-dire un compte se rapprochant autant que possible de la réalité ; enfin, après que l’année financière est close, il en dresse le résultat définitif, qui s’appelle le consuntivo. Celui-ci correspond à la loi de clôture de nos budgets, que le Parlement français vote après que la Cour des comptes a prononcé sa déclaration de conformité. L’ensemble de la procédure est beaucoup plus expéditif en Italie que chez nous : il ne s’écoule en général que peu de mois entre la clôture d’un exercice et le vote du consuntivo. C’est ainsi que nous avons déjà sous les yeux celui de 1913-14. En voici l’historique : en le présentant au mois de décembre 1912, le ministre estimait qu’il 3e solderait par un surplus de 58 millions, lequel, au moment de l’assestamento, se transforma en un déficit de 246 millions. La clôture définitive des comptes a réduit cette insuffisance à 164 millions. Ce dernier chiffre résulte de l’écart entre l’excédent des recettes ordinaires, qui se monte à 287 millions, et les dépenses extraordinaires, qui ont absorbé 451 millions. Voici le détail des recettes de 1913-14 :


Recettes budgétaires.


Revenus patrimoniaux. Divers 17
Chemins de fer : produit net 28
Chemins de fer : taxe sur les transports 45 88
Impôts directs Propriété non bâtie 82
Propriété bâtie 113
Richesse mobilière 346 541
Impôts sur la consommation et monopoles. Douanes 343
Taxes de fabrication 230
Taxes de consommation 53
Loterie 107
Tabac et sel 440
Quinine 3 1 176
Taxes sur les affaires. Successions 51
Mainmorte 6
Enregistrement 94
Timbre 82
Surtaxe de l’enregistrement et du timbre 295
Hypothèques 11
Divers 22 295
Produits des services publics. Postes 127
Télégraphes et téléphones 43
Divers 41 211
Rembourserons 93
Divers 120 213
Total des recettes 2 524

On remarque la faible part que fournissent les revenus patrimoniaux. Sur 88 millions qui en forment le total, 71 proviennent des chemins de fer : pour un réseau qui comprend la presque totalité des grandes lignes du territoire, la somme n’est pas élevée, d’autant plus qu’elle n’est supérieure que d’une vingtaine de millions à celle qu’absorbe la construction de nouveaux tronçons. Les taxes sur les affaires et impôts directs, qui représentent l’ensemble des impôts sur la propriété, s’élèvent à 836 millions, tandis que les impôts sur les consommations atteignent 1176 millions. De ce dernier chiffre, il convient de déduire, au chapitre des monopoles, la valeur commerciale des marchandises, fournies au public, de sorte qu’en dernière analyse, le fardeau se répartit presque exactement par moitié entre les taxes sur la propriété et celles qui atteignent les objets de consommation. Pour se rendre compte de la charge réelle supportée par les contribuables, il faut ajouter les impôts communaux et provinciaux, qui aggravent spécialement les impôts directs sur la propriété bâtie et non bâtie. Ce n’est donc pas aux taxes foncières que l’Italie pourra demander la plus grande part des ressources nouvelles dont elle aura besoin après la guerre.

L’impôt sur la richesse mobilière, établi par la loi du 14 juillet 1864, fut d’abord un impôt de répartition : on espérait, en lui donnant cette forme, déterminer chaque contribuable à vérifier la sincérité des déclarations du voisin et amener ainsi une assiette équitable. La répartition se faisait entre les provinces à raison d’élémens divers, tels que la population, les recettes postales et télégraphiques, les perceptions d’impôts existans, la longueur des routes et chemins de fer. Dès 1866, l’impôt fut transformé en impôt de quotité, au taux de 8 pour 100 ; en 1868, il fut élevé à 8,80 ; en 1870, à 13,20 et enfin, en 1893, à 20 pour 100.

Le principe fondamental est de distinguer les revenus et de ne frapper au droit plein que ceux des capitaux de placement : les chiffres successifs que nous venons d’indiquer ne constituaient que des maxima. Les revenus sont divisés en plusieurs classes : la cédule A comprend les revenus de placemens ; la cédule R, les revenus mixtes du capital et du travail ; la cédule C, les revenus du travail ; la cédule D, les traitemens des fonctionnaires. Dans chacune d’elles, le taux d’imposition va en décroissant, en sorte que, dans la dernière, le taux effectif n’atteint pas la moitié du taux normal. L’histoire de cet impôt, en ce qui concerne la rente, est instructive. Jusqu’en 1906, il était déduit des coupons, et il avait fini par transformer un fonds 5 en un 4 pour 100, le jour où la taxe sur la richesse mobilière avait été élevée au cinquième du revenu. Lorsque le gouvernement songea à convertir le 4 en 3 1/2, il se rendit compte que l’opération ne réussirait que si les rentiers étaient garantis contre des réductions ultérieures pouvant provenir d’une élévation du taux de l’impôt. C’est alors que les fonds publics furent déclarés exempts de la taxe. Ce fut une démonstration vivante de ce principe que le crédit d’un État est d’autant meilleur qu’il fait mieux honneur à ses engagemens et qu’il évite de porter atteinte, par un acte arbitraire unilatéral, au contrat intervenu entre lui et les souscripteurs de ses rentes.

Les impôts sur les consommations n’appellent pas d’observations spéciales, sauf celle que nous avons faite à propos des droits de douane sur les blés. Les monopoles sont ceux de la loterie, qui rapporte une centaine de millions, du tabac et du sel qui fournissent 440 millions, et de la quinine, qui n’est inscrit que pour 3 millions. Les tabacs sont le chapitre le plus important ; l’exploitation en avait jadis été confiée à une société particulière, dite Régie co-intéressée, organisée par des Français. Plus tard, le gouvernement reprit la gestion en mains : il n’a plus cessé de l’administrer.

Les dépenses s’étaient élevées pour les différens ministères, en 1913-14, aux sommes suivantes :


millions
Trésor (dette publique comprise), 704
Finances 312
Grâce et justice 59
Affaires extérieures 32
Instruction publique 149
Intérieur 153
Travaux publics 173
Postes et télégraphes 148
Guerre 609
Marine 309
Agriculture, industrie et commerce 39
Total des dépenses 2 687

Elles dépassaient de 163 millions les recettes ; le compte des constructions de chemins de fer se balançait par 50 millions à l’entrée et à la sortie. Le mouvement des capitaux donnait 516 millions à l’entrée, 321 à la sortie, ce qui laissait un excédent de 11) 5 millions. M. Carcano, ministre du Trésor, en exposant ces résultats à la Chambre le 8 décembre 1914, lui présentait en même temps l’ajustement (assestamento) du budget en cours, celui de 1914-1915, pour lequel il prévoyait des dépenses de 3 847 millions en face de 2 400 millions de recettes. Mais ce déficit ne l’effrayait pas. Comme il le disait, il est des époques où les ministres doivent thésauriser, il en est d’autres où ils doivent savoir dépenser. A l’heure présente, ajoutait-il, ceux-là mêmes qui furent les gardiens les plus sévères de l’équilibre budgétaire, comprennent la nécessité souveraine de pourvoir énergiquement et rapidement à ce que réclame la sécurité nationale. Déjà, des crédits supplémentaires avaient été accordés, jusqu’à concurrence d’un milliard de lire environ, pour l’armée et la marine. D’autre part, les recettes sont restées inférieures aux estimations. Mais, selon la forte parole de M. Carcano, la politique financière, en ce moment, doit s’occuper du Trésor et non pas du budget. Il voulait dire par-là qu’il s’agit de remplir les caisses de l’Etat, sans se préoccuper des charges qui en résulteront pour les contribuables.

Dans la même séance, le ministre déposait le projet de budget pour 1915-16. Les recettes étaient estimées à 2 621 et les dépenses à 2 575 millions, ce qui laissait un excédent de 46 millions. Il n’est pas utile de nous étendre sur ces évaluations, qui sont bouleversées par l’entrée dans le conflit du royaume romain. Il est toutefois intéressant de noter que M. Carcano pensait que l’équilibre du budget serait rétabli, grâce à l’élasticité dont les divers chapitres auxquels il s’alimente n’ont cessé de faire preuve. L’addition d’un décime aux impôts directs et à la taxe sur les affaires, certaines taxes nouvelles constituées par la loi du 19 juillet 1914, ont augmenté d’une centaine de millions les prévisions de rentrées. Le décret royal du 27 septembre 1914 a modifié l’impôt sur les donations et successions : celui du 22 octobre a élevé les droits de timbre, la taxe sur les cartes à jouer, établi un impôt sur les billets des totalisateurs, soumis au droit de quittance un certain nombre d’actes qui en étaient exempts jusque-là, augmenté les taxes sur les concessions gouvernementales et les actes administratifs, sur les automobiles et les motocycles. Le décret du 12 novembre frappe d’un droit les billets d’entrée aux cinématographes ; celui du 15 novembre majore les droits de timbre des lettres de change ; institue un timbre spécial pour les jugemens en matière civile et commerciale ; celui du 19 novembre introduit des règles de perception nouvelles pour les légalisations de signatures ; celui du 22 novembre étend l’application du droit de statistique. La plupart de ces modifications sont entrées en vigueur le Ier janvier 1915. Four couvrir les dépenses extraordinaires de l’exercice 1914-1915, le ministre a encore eu recours à une augmentation de la circulation fiduciaire et à l’émission d’un emprunt consolidé. Il s’est fait autoriser à demander aux instituts d’émission une augmentation de leurs avances.

Parmi les symptômes favorables de la puissance financière de l’Italie, il convient de citer le cours de ses fonds publics, dont la tenue, depuis une vingtaine d’années, a été remarquable. Les prix élevés qu’ils ont atteints et conservés pendant longtemps étaient dus à deux causes principales : la bonne situation budgétaire, qui permettait détenir le Grand Livre de la Dette fermé, et l’esprit de sagesse des habitans du royaume, qui épargnaient et plaçaient de préférence leurs économies en rente nationale. Celle-ci dépassa à un moment le pair, et s’éleva jusqu’aux environs de 104, bien que le taux en fût réduit à 3 3/4 pour les années 1907-1912, et à 3 1/2 à partir du 1er janvier 1912. Elle a, depuis le mois d’août 1914, payé son tribut à la baisse générale des fonds d’Etat dans le monde ; mais, jusqu’à l’entrée en campagne de l’Italie, elle avait conservé un niveau relativement élevé. Depuis 1881, le cours le plus bas avait été coté en 1894 : la rente italienne à Paris tomba un moment à 71 francs ; au change de 115, ce prix correspondait à la cote italienne de 82, exprimée en lire. A l’heure où nous écrivons, les transactions ont peu d’importance : on voit les cours de 70 en France et de 75 à Milan. On peut rappeler à ce propos que le 4 juin 1866, à la veille de Sadowa, la rente italienne 5 pour 100 était tombée à 36 à la Bourse de Paris.

Il est à noter que le service d’intérêt de la rente perpétuelle, en 45 ans, ne s’était augmenté que de 89 millions : 359 en 1913 au lieu de 270 en 1868. Dans le même intervalle, l’intérêt des rentes amortissables avait passé de 58 à 90 millions, celui de la dette variable de 75 à 148 millions ; la dette viagère exigeait 120 au lieu de 50 millions de lire. Au total, la dette coûtait 264 millions de plus et absorbait 35 pour 100 des dépenses budgétaires.

En dehors des finances de l’État, il n’est pas sans intérêt de jeter un coup d’œil sur celles des autorités locales. Les budgets des 69 provinces du royaume présentaient en 1914 un total de 226 millions de lire, en augmentation de 30 pour 100 sur le chiffre de 1909. La majeure partie des recettes ordinaires (86 pour 100) est fournie par des centimes additionnels à, l’impôt foncier sur la propriété bâtie et non bâtie. Les principales dépenses des provinces sont les travaux publics, construction et entretien de routes et de ponts, ouvrages hydrauliques, œuvres d’assistance aux malades et aux indigens.

Le total des budgets communaux, pour l’année 1912, s’élevait à 1339 millions de lire ; les dépenses se divisaient ainsi :


BUDGETS COMMUNAUX


Millions
Dépenses obligatoires ordinaires. Charges patrimoniales (intérêts sur dettes) 89
Frais généraux, police, instruction, justice, cultes, bienfaisance 478
Dépenses obligatoires extraordinaires. Hygiène, travaux publics, instruction publique 301
Dépenses facultatives 92
Mouvemens des capitaux et viremens 379
Total 1 339

Les recettes se composaient des élémens suivans :


Entrées ordinaires : Revenus patrimoniaux 74
Revenus divers 80
Octrois 201
Subventions gouvernementales 19
Taxes diverses 115
Centimes communaux sur l’impôt de la propriété non bâtie. 117
Centimes communaux sur l’impôt de la propriété bâtie 77
Recettes extraordinaires 83
Mouvement des capitaux. Aliénations (coupes extraordinaires de bois, etc.) 60
Emprunts à la caisse de dépôts et de prêts, à la caisse de crédit provincial et communal, etc. 305 365
Avances et viremens 208
Total 1 339
Le budget communal le plus important est celui de Milan, qui atteint, pour l’année 1914, un total de 150 millions, alors que celui de Rome ne dépasse pas 72 et celui de Turin 55 millions. Les villes, comme l’État, distinguent d’une part leurs recettes et leurs dépenses effectives, d’autre part, le mouvement des capitaux. C’est ainsi que près de la moitié des recettes du budget milanais est constituée par 71 millions d’emprunt ou d’aliénation des biens communaux, en face desquels nous trouvons 41 millions consacrés à des acquisitions de propriétés ou à des amortissemens de dettes. Comme le royaume, les municipes dressent l’inventaire de leur patrimoine : voici par exemple le compte de 1913 pour la ville de Milan :


Actif Millions de lire Passif Millions de lire
Immeubles et installations industrielles 127 Emprunts émis sous forme d’obligations 190
Meubles 2 Dettes diverses 70
Créances diverses 31 Total. 260
Total de l’actif 160
Excédent du passif 100
Total 260

Le bilan de Rome présenté au contraire un solde actif de 4 millions, qui s’établit comme suit :


Actif Millions de lire Passif Millions de lire
Immeubles et installations industrielles 76 Emprunts ; obligations émises. 78
Meubles 4 Dû à divers 45
Créances 47 Solde actif. 4
total 127 Total 127


Ni le Capitole ni les musées ne sont compris dans l’évaluation de la fortune de la Ville éternelle. Nous n’insistons pas sur le caractère théorique de ces calculs : pour la majorité des cités italiennes, ils font ressortir une insuffisance d’actif qui s’élève à 18 millions pour Bologne, 29 millions pour Florence, 56 millions pour Gênes. La commune dont la situation est la meilleure est Turin, qui accuse 8 millions d’excédent.
IV. — LE CAPITAL ETRANGER, L’INVASION ALLEMANDE

Le capital étranger avait, à l’origine, donné un concours important à la finance et à l’industrie italiennes. La France joua, sous ce rapport, le premier rôle. Pendant vingt ans, elle souscrivit la majeure partie des emprunts de l’Etat, des chemins de fer, de certaines municipalités ; elle organisa des entreprises particulières, et même des exploitations dépendant du Trésor, telles que la régie co-intéressée des tabacs, à l’époque où le gouvernement n’avait pas encore repris en mains l’administration directe de ce monopole.

Les actions et les obligations des chemins de fer romains, des chemins de fer méridionaux, le plus important des réseaux qui se partagèrent la péninsule avant le rachat par l’Etat, étaient à un moment, pour une forte part, dans le portefeuille français. L’emprunt de 644 millions, la dernière grande opération de crédit faite au dehors par l’Italie, fut émis en France et en Angleterre en 1881. D’après les stipulations du contrat, 400 millions durent être payés en or et 244 en écus d’argent. Cette rentrée d’espèces permit au ministre Magliani de supprimer la prime sur le numéraire et de ramener pour quelque temps le change aux environs du pair. Il nous est agréable de rappeler l’époque où la collaboration de la finance française avait eu d’heureux effets pour l’Italie et où l’action commune sur le terrain économique succédait à celle qui, sur les champs de bataille, avait fondé l’unité transalpine.

L’opération des 644 millions marqua le point culminant de cette période. Au cours des années qui suivirent, les relations furent moins intimes entre nos deux pays. L’Allemagne essaya de prendre notre place et racheta un certain nombre des titres que nos capitalistes vendaient. Mais elle ne devait pas les garder longtemps. En 1887, l’Italie payait au dehors 133 millions de coupons de ses rentes, dont 126 en France ; en 1892, elle versait de ce chef 163 millions, dont 96 en France et 62 en Allemagne. Ce fut le seul moment où ses fonds séjournèrent passagèrement sur les bords de la Sprée. En 1913, elle ne payait plus que 43 millions, dont 41 en France, 1 en Angleterre, 1 en Allemagne. Il y a une trentaine d’années, elle avait à faire au dehors la moitié du service de sa dette publique ; en 1914, cette charge ne représentait plus que le cinquième du total, exactement 18 pour 100. Cette proportion était tombée encore plus bas, en 1908, année pour laquelle elle ne dépassa pas 11 pour 100. C’était l’époque où la rente 4 pour 100 atteignit ses plus hauts cours. Le crédit italien était alors établi à un niveau supérieur à celui de plusieurs grands États européens ; sa rente était cotée dix points plus haut que celle de l’empire allemand. Celui-ci, cependant, ne perdait pas de vue la proie tentante que constitue la péninsule baignée par l’Adriatique et la Méditerranée. Il n’épargna aucun effort pour tirer avantage du refroidissement que la politique crispinienne avait amené dans les rapports franco-italiens et pour avancer les affaires de son commerce, de sa banque, de son industrie.

Mais quel contraste entre le concours amical que nos capitalistes et nos financiers avaient donné au jeune royaume lors de ses débuts, et la politique d’invasion sournoise et de pénétration soi-disant pacifique que les Allemands poursuivaient ! Le lecteur a pu remarquer, dans l’énumération des sociétés étrangères qui opèrent en Italie et dans l’addition des capitaux dont elles y disposent, la modestie du chiffre des unes et des autres en ce qui concerne l’Allemagne : 22 sociétés, 27 millions, tandis que la France est représentée par 65 sociétés avec 100 millions de capital taxé ! Et cependant, voici ce que M. Giovanni Preziosi écrivait il y a quelques mois dans une brochure : La Germanie à la conquête de l’Italie, qui fit grand bruit : « Le phénomène de la pénétration allemande en Italie est d’une gravité impressionnante. Le pangermanisme tend à la domination financière, à la destruction graduelle de nos industries, à l’asservissement politique, à l’annexion. Comme elle l’était au Moyen Age, l’Italie doit redevenir un État vassal de l’empire germanique : il existe déjà des cartes où elle figure sous ce titre. Il est heureux que la guerre ait éclaté à un moment où nous n’étions pas encore complètement les esclaves du despotisme teuton. »

L’Allemagne, tout en excitant l’Italie contre la France, qu’elle représentait comme la Puissance qui voulait troubler la paix européenne, s’efforçait d’arrêter l’expansion industrielle de nos voisins, de mettre la main sur les Compagnies de navigation, de les empêcher de servir les intérêts nationaux et de les subordonner à une volonté étrangère. En étudiant l’histoire des dernières années, on demeure confondu de l’audace avec laquelle cette mainmise se poursuivait.

M. Colonna di Cesaro, dans la préface de l’étude de M. Preziosi, déclare que « l’Allemagne travaillait à enfoncer ses tentacules dans l’organisme italien pour l’assujettir et l’épuiser ; la production italienne avait fini par ne plus être possible qu’à la condition de ne pas faire concurrence à la production germanique. » Le commerce ne trouvait de débouchés que là où les marchandises teutonnes n’avaient pu parvenir. Les banques n’auraient plus fonctionné que comme des succursales de Berlin. D’autre part, l’Autriche-Hongrie, sentinelle avancée de l’Allemagne dans la Méditerranée, attendait le moment opportun pour affirmer ses prétentions et les réaliser aux dépens du troisième associé. Voici à quoi était réduite la Triplice : l’Allemagne paralysait l’Italie, de façon à l’empêcher de s’opposer au programme d’expansion poursuivi par l’Autriche pour son compte et pour celui de l’empire allié. Ce travail s’accomplissait grâce à une organisation savante. Les Allemands considéraient Gênes comme aussi indispensable au développement de leur commerce au Sud qu’Anvers au Nord. Il fallait, ici comme là-bas, préparer la voie aux armées par une conquête commerciale, bancaire, industrielle. Le système était le même : mainmise sur les banques et le crédit, domination ouverte ou dissimulée des industries, des sociétés de navigation, asservissement de la presse ; toutes les ruses, toutes les perfidies mises en œuvre pour devenir maîtres des organes de la vie économique. Ce qui est le plus curieux, c’est que les résultats étaient obtenus sans que l’Allemagne engageât de capitaux considérables. Elle avait, au plus haut degré, l’art d’en imposer et de faire accepter sa direction, là où d’autres auraient eu le droit d’exiger la place qu’elle occupait indûment.

Depuis que la guerre a été déclarée, la tactique est modifiée. Les Allemands, qui n’avaient autrefois pas assez de mots pour célébrer l’intimité des deux pays, expliquent maintenant que leurs rapports économiques avec l’Italie n’ont pas d’importance. En 1913, disent-ils, il n’a été dirigé sur l’Italie que 4 pour 100 du total des exportations germaniques, et il n’a été reçu de cette provenance que 3 pour 100 des importations en Allemagne.

Ils avouent en même temps qu’il ne reste guère de capital allemand au Sud des Alpes. Au cours des dernières années, ils ont vendu ce qui leur restait encore de titres italiens, notamment des rentes d’Etat, des obligations de chemins de fer, des actions de banque et d’industrie. Depuis longtemps, ils avaient l’art d’exploiter le pays au profit d’individus qu’ils y envoyaient occuper des fonctions grassement rétribuées, sans mettre d’argent dans les entreprises. Bien mieux : ils savaient aiguiller à leur profit l’activité des banques dans lesquelles les Français avaient des intérêts considérables, mais qui servaient surtout à favoriser l’expansion tudesque. Il s’agissait avant tout d’avoir le plus grand nombre possible de soldats installés dans la place. Dès le mois de juillet 1914, de nombreux Allemands, domiciliés à Rome, à Milan, à Gênes, à Naples, demandaient à être naturalisés, de façon à pouvoir, même en temps de guerre, conserver leurs postes, qu’on peut bien qualifier de postes de combat. Nous espérons que le gouvernement italien regardera les choses, ou plutôt les hommes, de près. C’est le cas de rappeler la fameuse loi impériale du 22 juillet 1913, qui permet aux Allemands d’acquérir une autre nationalité sans perdre la leur. L’exposé expliquait que, dans les conditions de la vie internationale moderne, il convient de donner aux citoyens le moyen de reprendre un jour la qualité dont ils se seraient provisoirement dépouillés pour le plus grand bien de la mère patrie.

La pénétration germanique dans la péninsule était un phénomène d’une gravité que les plus clairvoyans parmi les Italiens étaient seuls à mesurer. Quelques-uns d’entre eux se rendaient compte de la portée de cette ingérence. Alienum aes acerba servitus, l’argent étranger est une amère servitude, écrivait récemment M. Francesco Nitti, en même temps qu’il avertissait ses compatriotes qu’après la guerre actuelle, ils devraient plus que jamais compter sur eux-mêmes. Tout en considérant que l’Italie est bien préparée a conquérir de nouveaux marchés, il reconnaît que ce n’est pas du jour au lendemain qu’elle pourra accomplir toute sa tâche sans aucun appui extérieur. C’est du côté de ses alliés sincères, de ses amis véritables qu’elle le trouvera.

Pour faire face à leurs dépenses de guerre, les Italiens devront avoir recours à l’émission d’emprunts au dehors. Il est probable qu’une entente avec l’Angleterre a été conclue à cet égard ; Il est naturel que l’Italie qui, durant la paix, avait non seulement cessé d’emprunter au-delà de ses frontières, mais qui avait racheté la presque totalité de sa dette qui s’y trouvait, s’adresse, dans les circonstances exceptionnelles qu’elle traverse, au capital étranger. Plus tard, quand elle aura recueilli les fruits de son intervention dans le conflit, elle connaîtra de nouveau les années de prospérité, les excédens budgétaires, et l’épargne de ses habitans rapatriera les titres qu’elle aura placés aujourd’hui chez ses alliés ou chez les neutres.


V. — MESURES PRISES DEPUIS LE MOIS D’AOÛT 1914

Bien que l’Italie n’ait déclaré la guerre à l’Autriche que le 24 mai 1915, elle avait, dès le mois d’août 1914, ressenti profondément les effets de la crise. Les mesures prises par elle depuis cette date ont été, sur bien des points, les mêmes que celles que les belligérans avaient décrétées dès la première heure, ce qui prouve à la fois la solidarité des intérêts matériels des peuples européens et la pensée, sans doute déjà présente alors à l’esprit de ses hommes d’Etat, qu’elle ne pourrait pas ne pas être à son tour entraînée dans la lutte.

Des décrets des 1er et 6 août, 22 novembre, 27 décembre 1914, interdirent l’exportation du froment, de l’avoine, de l’orge, du riz, du maïs, en général des graines et de leurs dérivés, tels que la farine et le pain, du café, du sucre, des chevaux, du bétail, de la viande fraîche, du charbon, du pétrole, de la benzine, de la glycérine, du plomb, de l’aluminium, du nitrate de soude, des fournitures militaires, du zinc, de l’antimoine, du bronze, du manganèse, des pyrites, de l’hématite.

Divers décrets établirent des moratorium pour les remboursemens des dépôts et le paiement des lettres de change.

Un décret du 4 août autorisa les caisses d’épargne privées, les monts-de piété, les établissemens de crédit (à l’exception des instituts d’émission), les banques par actions, mutualités, coopératives, caisses rurales, à ne rembourser que 5 pour 100 à leurs déposans. En même temps les échéances des effets tombant du 1er au 20 août furent retardées de vingt jours. Le 16 août, les délais furent augmentés de quarante jours. Les reports furent prorogés, de trente-deux jours. Un nouveau remboursement d’une vingtième fut ordonné dans les dépôts. Le 27 septembre, on ordonna trois nouveaux remboursemens de 10 pour 100 chacun pendant les trois derniers mois de l’année. Le décret du 20 décembre a prescrit des remboursemens de 20 pour 100 du solde, pour chacun des trois premiers mois de 1915.

Un décret du 4 août augmenta d’un tiers la limite normale de la circulation des instituts d’émission, qui auront à payer une taxe annuelle de 1 pour 100 sur ces billets. Un décret du 13 août éleva la limite d’un second tiers, aux mêmes conditions. Un décret du 23 novembre 1914 l’éleva encore d’un tiers, sur lequel les instituts paieront 2 pour 100 d’impôt. La limite normale est donc doublée.

Le décret-loi du, 22 septembre 1914 ordonna à la Banque d’Italie de remettre au ministre du Trésor 100 millions de billets, qui serviront à faire, au taux de 2 pour 100, des prêts aux provinces et communes pour travaux publics décidés avant le 31 décembre 1914. Ces prêts seront faits par l’intermédiaire de la Caisse de dépôts et de prêts : elle paiera au Trésor 1 pour 100 d’intérêt, qui sera versé au fonds de garantie des billets d’Etat.

Le même décret du 22 septembre autorisa le ministre du Trésor à réclamer aux trois instituts d’émission une somme de 200 millions, qu’il avancera en compte courant, au taux de 3 pour 100 l’an, à la Caisse de dépôts et de prêts. Cette somme a été portée à 400 millions le 23 novembre 1914. Les avances sont garanties par des titres de rente 3 1/2 pour 100 appartenant à la Caisse de dépôts et de prêts.

Un décret du 24 novembre 1914 reporte au 31 décembre l’exécution des engagemens de Bourse, qui seront majorés d’un intérêt de 4 pour 100 pour les opérations portant sur les fonds nationaux et de 5 1/2 pour les autres. Le 20 décembre, on recula cette échéance au 31 mai 1915.

Un décret du 18 août. 1914 autorisa le ministre du Trésor à émettre pour 250 millions de billets d’Etat de 10 et de 5 lire, au-delà de la limite de 525 millions fixée par la loi du 9 juillet 1914, ainsi que des bons de caisse de 2 lire et de 1 lira. Ces billets et bons doivent être garantis par des monnaies divisionnaires d’argent, immobilisées à cet effet dans les Trésoreries d’Etat, y compris le contingent autorisé par les conventions de l’Union latine et non encore frappé, soit 46 millions.

Un décret du 19 septembre 1914 doubla la somme que les instituts d’émission sont tenus d’avancer au Trésor et la répartit à raison de 230, 60 et 20 millions entre les Banques d’Italie, de Naples et de Sicile. Il autorisa l’émission, de 175 millions de-billets d’Etat, ce qui porta le total de cette circulation à 700 millions. Il fut en même temps décidé que l’émission des 250 millions, autorisée le 18 août, se ferait exclusivement en Bons de caisse garantis par des monnaies divisionnaires d’argent.

Des décrets du 30 août suspendirent l’interdiction du travail nocturne des femmes et des enfans ; prescrivirent la façon dont seraient cotés les changes en l’absence des bourses officielles, fermées depuis le 1er août : la fixation de ce cours est particulièrement nécessaire pour déterminer le montant des traites tirées en monnaies étrangères et payables en Italie.

Le décret du 18 octobre 1914 a réduit de 60 pour 100 les droits d’entrée sur les céréales.

Un décret du 20 décembre 1914 a autorisé la formation d’un Consortium, au capital de 25 millions, entre les trois instituts d’émission, la Caisse d’épargne des provinces lombardes, l’institut des œuvres pies de Saint-Paul, à Turin, le Monte dei Paschi de Sienne et les autres Caisses d’épargne, disposant, tant du chef de leur patrimoine que de leurs dépôts, d’au moins 20 millions. Ce consortium fera des avances sur lettres de change (cambiali) à une signature, garanties par des actions ou obligations industrielles cotées, jusqu’à concurrence de 250 millions. Les traites, à quatre mois d’échéance maximum, seront réescomptées dans les proportions suivantes : 75 pour 100 par la Banque d’Italie, 20 pour 100 par la Banque de Naples, 5 pour 100 par la Banque de Sicile, à un taux inférieur de 1 1/2 pour 100 au taux d’escompte en vigueur.

La plupart de ces mesures ressemblent à celles qui ont été prises par les belligérans. On trouve le même souci de retarder les échéances des obligations commerciales, de fournir au Trésor des ressources par l’augmentation de la circulation fiduciaire, d’interdire l’exportation des matières et des produits nécessaires à la défense nationale, de favoriser l’arrivée des approvisionnemens en abaissant les barrières douanières. Grâce à cette prévoyance, l’Italie s’est trouvée, au jour où elle est entrée en campagne, mieux préparée que ne l’avaient été plusieurs des nations entraînées dans la lutte dès les premiers jours. La loi du 22 mai 1915 a donné au Gouvernement le droit de prendre, au cours de la guerre, toutes mesures qu’il jugera utiles à la défense nationale et à la satisfaction des besoins économiques. Il est notamment autorisé à recourir à tous moyens extraordinaires pour alimenter le Trésor. C’est en vertu de ces pouvoirs illimités qu’il a, en juin 1915, émis un nouvel emprunt 4 1/2 pour 100 au taux de 95, c’est-à-dire a deux points au-dessous du prix d’émission de l’emprunt de janvier 1915. Les porteurs de titres du premier emprunt peuvent obtenir ceux du second, en quantité égale, au cours de 93, ce qui établira pour eux le prix de revient de l’ensemble à 95 pour 100. On a signalé un grand empressement à souscrire de la petite épargne et des Italiens établis à l’étranger. Depuis longtemps, un mouvement régulier tendait à ramener à l’intérieur des frontières les titres représentatifs de la fortune mobilière indigène. C’était un signe infaillible de l’amélioration du crédit public : les nationaux sont les meilleurs juges de la solvabilité de l’État, et l’apport de leurs capitaux aux guichets du Trésor est la démonstration de la confiance qu’ils ont dans sa signature.


VI. — CONCLUSION

L’Italie est une des nations les plus fortes du monde moderne, grâce à la vigueur et à l’intelligence des individus qui la composent. Elle est une de celles dont l’autorité morale est la plus grande, grâce au respect du droit qu’elle a toujours professé. Il semble que l’énergie de la Rome antique se retrouve chez les chefs du pays, princes régnans et ministres, et se communique au peuple tout entier. Le calme qu’ils ont conservé à travers les péripéties de la crise, jusqu’à ce que les armées et les flottes soient venues se ranger aux côtés de celles qui luttent pour le droit et pour la civilisation, attestent que les derniers venus parmi nos alliés ne seront ni moins résolus ni moins persévérans que les autres.

Ce que nous avons dit du budget, des banques, de l’agriculture, de l’industrie, du commerce, montre que la résistance économique du royaume sera à la hauteur de la tâche qui lui incombe. Certes, il devra envisager une augmentation notable de ses charges. Néanmoins, il entre en lice, après que la France, la Russie, l’Angleterre, la Belgique, la Serbie, le Monténégro, ont déjà dépensé une cinquantaine de milliards. Peut-être son intervention aura-t-elle pour effet d’abréger le conflit, et la durée totale de sa mobilisation sera-t-elle moindre qu’elle ne l’est déjà pour les autres belligérans. Les promesses qu’elle a reçues lui garantissent, au lendemain de la paix, un accroissement de territoire et de population qui, à lui seul, compensera une partie des sacrifices qu’elle se sera imposés. En admettant que sa dette s’accroisse de 50 pour 100, cela représentera pour ses budgets une charge additionnelle de 3 ou 400 millions de lire, qui se répartira entre un plus grand nombre de contribuables. Elle trouvera cette somme en élevant le taux d’un certain nombre de taxes existantes. D’autre part, l’élément additionnel de force que lui donnera l’entente avec la France, la Russie et l’Angleterre, les quatre Puissances se partageant l’empire de la Méditerranée, aura une influence heureuse sur son développement économique.

Quelles que soient les pertes d’hommes auxquelles elle doive s’attendre, les sacrifices qu’elle aura à faire de ce chef seront moindres que ceux des Alliés, tout d’abord parce qu’elle n’aura pas pris part aux dix premiers mois de la guerre, qui ont été particulièrement sanglans, et ensuite parce que l’expérience acquise servira à ses armées et les préservera peut-être, dans une certaine mesure, de ces hécatombes du début, qui ont été parfois provoquées par l’inexpérience d’officiers encore mal familiarisés avec la tactique des campagnes modernes. D’ailleurs, la natalité puissante de la Péninsule ne se ralentira pas ; dès le lendemain de la paix, l’excédent des naissances sur les décès redeviendra considérable. En outre, il faut tenir compte du fait que de très nombreux émigrans sont rentrés depuis l’an dernier, à cause de la difficulté qu’ils éprouvaient à trouver du travail au dehors, ou y reviennent pour remplir leurs devoirs militaires. Les vides creusés par les combats seront comblés. L’Italie n’a pas à redouter le manque de main-d’œuvre. Les remises annuelles d’or auxquelles elle s’était habituée depuis que des centaines de milliers de ses enfans travaillaient dans l’Europe continentale et en Amérique, lui manqueront pendant quelque temps ; son change pourra éprouver quelques difficultés à revenir immédiatement au pair ; mais ce ne sont là que des phénomènes secondaires, qui n’empêcheront pas l’économie nationale de se rétablir.

Accrue de millions d’hommes qui aspirent de toute leur âme à se réunir à la mère patrie, l’Italie, mise en possession des territoires qui lui reviennent légitimement, parce qu’ils sont peuplés d’Italiens, pourra considérer qu’elle a terminé l’évolution grandiose qui, en un demi-siècle, aura fait d’elle un des principaux États de l’Europe. Définitivement assise sur les deux rives de la Méditerranée et de l’Adriatique, étendant son action jusqu’à la Mer-Rouge, elle pourra reprendre ses travaux pacifiques et leur consacrer le meilleur de ses forces. Déjà, le 8 décembre 1914, le ministre du Trésor, M. Carcano, indiquait éloquemment à son pays la Tâche de demain. « Aussi longtemps que dure la tempête, disait-il aux députés de Monte-Citorio, il convient de recourir aux expédions. Dès que le calme sera rétabli, nous reviendrons aux bonnes habitudes de jadis ; nous travaillerons tous, avec une ténacité de montagnards, à assainir nos finances et notre budget. Il conviendra alors de réaliser des économies, de simplifier les services publics et l’organisation administrative. » Il nous plaît d’entendre, dans la bouche d’un ministre, ce mot « économies, » qui n’a guère été de mode dans les Parlemens au XXe siècle et qui semble évoquer aujourd’hui quelque chose d’impossible à réaliser. Il faudra pourtant, au lendemain de la paix, l’inscrire sur le programme des budgets européens, si l’on ne veut pas que les contribuables succombent sous le poids de charges excessives.


RAPHAEL-GEORGES LEVY.