L'Oeil et la Vision

La bibliothèque libre.
L'Oeil et la Vision
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 77 (p. 709-729).
L’ŒIL ET LA VISION
D’APRES
LES TRAVAUX PHYSIOLOGIQUES ET PHYSIQUES LES PLUS RÉCENS.

I. Optique physiologique, par H. Helmholtz, trad, en français par MM. E. Javal et N. Klein; Paris 1868. Victor Masson. — II. Die Neueren Fortschritte in der Theoric des Sehens, par le même. — III. Physiologie et pathologie fonctionnelle de la vision binoculaire, par M. Giraud-Teulon; Paris 1868.

Nous n’avons avec la nature que des contacts : toutes nos connaissances viennent de nos impressions, et les impressions ne sont, pour ainsi parler, que les signes qui révèlent le monde extérieur. Les corps mêmes nous restent vraiment étrangers; nous percevons le temps et l’espace par l’intermédiaire des sensations comme nous lisons les pensées à travers les mots. Les contacts avec le monde externe sont limités par la nature et le nombre des sens; le toucher nous fournit un contact continuel, mais obtus et pesant; toute la surface du corps est recouverte de petits appareils nerveux, plus ou moins serrés, qui sont comme autant de doigts invisibles, sensibles à tous les changemens de température et de pression. Ces fins tentacules explorent l’espace et étudient la forme, mais ils sont liés aux membres, et le toucher ne nous laisse jamais sortir d’un horizon des plus bornés. L’ouïe nous y retient de même, car ce sens n’analyse que les mouvemens produits dans l’air et dans les corps placés à notre proximité. Le sens le plus libre, le plus hardi, le moins matériel en quelque sorte, est la vue, et pourtant il ne faut point oublier que le regard lui-même n’est qu’un contact éthéré, c’est l’excitation produite par un rayon lumineux sur l’appareil nerveux logé au fond de l’orbite oculaire. Les étoiles n’existeraient point pour nous, si un lien ne s’établissait entre elles et le nerf optique, lien, il est vrai, d’une ténuité extraordinaire et d’une impondérable légèreté, mais néanmoins physique, d’une direction déterminée et tracée d’après les règles les plus précises. Les mouvemens vibratoires qui ont pour centre les foyers lumineux ne deviennent véritablement lumière qu’en frappant l’organe de la vision; mais cette lumière affranchit pour ainsi dire notre corps des servitudes de l’étendue. L’œil est une prison hors de laquelle l’esprit s’élance pour plonger dans l’espace infini : la vue est donc le sens idéal par excellence, s’il est permis d’accoupler ces deux mots. Comme un phare qui tourne son cône de lumière sur tous les points d’un sombre horizon, la vue s’infléchit en tous sens; elle interroge tout l’univers, elle saute sans effort des objets les plus rapprochés aux plus lointains, elle distingue les contours, les couleurs, les distances, elle sonde incessamment l’espace.

Je ne parle point des services vulgaires qu’elle nous rend chaque jour, et auxquels nous sommes si accoutumés que nous n’en sentons plus l’importance ni la miraculeuse adaptation à tous nos besoins. Je ne veux envisager l’œil que comme un instrument de la connaissance, comme un appareil placé entre le cerveau et le monde extérieur. Quelle est la valeur de cet organe comme instrument d’optique en premier lieu, et en second lieu comme instrument physiologique, c’est-à-dire comme récepteur d’impressions ? Cette question paraîtra singulière à ceux qui, habitués à tout considérer au point de vue des causes finales, se persuadent que l’œil humain est tout simplement parfait, qu’on ne saurait rien imaginer qui soit mieux approprié à la vision du monde externe, et qui puisse fournir à l’entendement une vue plus pure et plus vraie de toutes choses. Il faut rabattre un peu de cet enthousiasme quand on étudie la structure de l’œil humain dans les savans traités de la physique, de la physiologie et de l’oculistique modernes. L’esprit imagine aisément quelque chose qui ait mêmes qualités sans avoir mêmes défauts. Ce qui ressort d’une étude de l’œil entreprise au point de vue critique n’a pourtant rien de trop humiliant pour l’homme; s’il faut confesser que l’organe est loin d’être parfait, il faut avouer que l’emploi que nous en faisons est surprenant. C’est chose merveilleuse, et bien autrement merveilleuse qu’un simple agencement de nerfs et de muscles, de voir avec quelle promptitude, quelle finesse, quelle sécurité, l’intelligence humaine élabore les impressions que lui apportent les sens et comment, en dépit de mille difficultés que nous allons exposer, elle arrive à se rendre maîtresse de l’espace, à distinguer les formes variées à l’infini, à avoir une perception nette et claire de toutes choses, à porter enfin ses jugemens avec la promptitude d’un instinct. Les sens sont vraiment nos serviteurs, et nous les forçons à travailler pour tous nos usages. Le nouveau-né roule son œil encore sans regard sur le monde, tandis que ses mains tendres et hésitantes s’emparent de tout, veulent tout saisir. L’éducation des sens commence là, au berceau : bientôt ces mains, ces yeux, auront tout conquis; mais avec l’aide et au profit de qui? De l’esprit.

La critique des sens ne ravale donc les organes que pour mieux faire ressortir l’indépendance et les ressources admirables de l’esprit, de cette force secrète qui reçoit les impressions, qui les interprète, les élabore, et les plie aux fins qu’elle se propose. Il importe peu qu’un son se remplisse d’harmoniques et fasse vibrer plusieurs fibres nerveuses au fond de l’oreille; si nous voulons que la sensation soit une, elle reste une, en dépit de la multiplicité des impressions. La sensation, sans aucun doute, est toujours en correspondance exacte avec l’impression; mais elle ne l’est pas autrement que le mot écrit avec la chose qu’il représente. Un mot a toujours le même sens pour notre pensée, quelle que soit la forme ou la grandeur des caractères d’imprimerie : ainsi l’œil reconnaît un arbre ou un cheval à toute distance, dans toute lumière, et si différentes que soient par conséquent les impressions matérielles produites sur la rétine.

Pour analyser complètement le phénomène de la vision, il faut étudier d’abord l’œil comme simple instrument d’optique, puis comme appareil de la sensibilité et récepteur d’impressions; nous serons conduits ainsi, et ce dernier point intéresse tous les philosophes, à rechercher quelles données ces impressions fournissent pour la connaissance du monde interne, et à en apprécier la valeur, la précision et la constance. Ici, comme pour l’acoustique, on ne saurait prendre-de meilleur guide que M. Helmholtz. Son Optique physiologique est un des plus beaux monumens de la science moderne. La lecture de ce grand ouvrage ne peut être entreprise que par ceux qui sont familiers avec les sciences mathématiques. Nous ne pouvons ici en extraire que les aperçus les plus généraux et les plus neufs, et nous nous arrêterons surtout aux phénomènes qui sont pour ainsi dire sur le seuil commun de la physiologie et de la psychologie, et qui à ce titre intéressent autant les philosophes que les savans.

I.

L’œil humain ne saurait mieux se comparer qu’à une chambre obscure ; la photographie a rendu tout le monde familier avec cet instrument d’optique. Le photographe place devant l’objet qu’il veut reproduire une boîte carrée, noircie à l’intérieur; une lentille objective, insérée dans une des parois, peut se mouvoir en avant et en arrière au gré de l’opérateur; du côté opposé, la paroi est formée par un écran de verre dépoli où se dessine l’image renversée de l’objet. Le photographe avance ou recule la lunette objective jusqu’à ce qu’il soit satisfait de la netteté de l’image qui se forme au foyer. Cela fait, il retire l’écran et le remplace par une plaque sensible où l’image se fixe par une opération chimique. Dans l’œil, la chambre obscure n’est point carrée, elle est ronde; les parois en sont formées par une membrane fibreuse, blanche, opaque, la sclérotique (le blanc de l’œil), tapissée et noircie à l’intérieur par une membrane plus mince, toute couverte de vaisseaux sanguins, et nommée la choroide. En avant de l’œil, la membrane opaque de cette chambre noire présente une ouverture où s’enchâsse la cornée transparente. Un diaphragme contractile placé sur cette ouverture porte à son centre une ouverture nommée pupille qui peut à volonté s’agrandir ou se rétrécir. La lentille objective du photographe est remplacée par le cristallin, placé derrière la pupille, et qui a sur les lentilles de verre l’avantage de pouvoir se bomber plus ou moins au gré d’un petit muscle délicat. La chambre de l’œil n’est point vide comme celle de l’appareil photographique, elle est entièrement remplie d’un liquide transparent qui est le corps vitreux. Enfin la plaque sensible est remplacée par la rétine, qui s’épanouit en plaque sphéroïdale sur la noire paroi de la choroïde, et qui envoie sa racine dans la direction du cerveau.

Voilà en gros la description de l’œil, telle qu’elle est exposée dans les traités de physique élémentaire. Supposez maintenant que dans une chambre obscure l’objectif soit dérangé et ne soit plus posé symétriquement par rapport à l’axe de l’appareil, que le verre de la lentille ait des défauts intrinsèques, que la plaque sensible ne soit sensible que très inégalement et par places, et vous serez obligé de reconnaître que le photographe n’a pas pris toutes ses mesures pour avoir une bonne image. Nous allons cependant trouver tous ces défauts et d’autres encore dans l’œil humain. Et d’abord, qu’est-ce que voir? Il y a une vision directe, qui est celle de l’œil arrêté et fixé sur un objet, et il y a une vision oblique ou indirecte. Nous ne voyons pas avec une égale netteté toutes les parties d’un tableau : le champ de la vision nette, celui que l’œil fixe directement, est beaucoup plus petit qu’on ne pourrait le croire. En veut-on avoir une idée? Qu’on étende le bras et qu’on regarde l’ongle du pouce : cette petite surface couvre la partie de l’horizon visuel où les images atteignent le maximum de netteté. En dehors de cet espace si restreint, la vue est indirecte : l’œil voit encore, mais voit sans regarder. La mobilité extrême de l’œil déguise, il est vrai, cette infirmité naturelle, car nous promenons le regard dans toutes les directions; la vision directe suit tous les contours, fouille toutes les profondeurs, scrute sans cesse de nouveaux points et s’empare successivement de toutes les parties d’un objet. Le tableau qui s’offre à l’œil immobile et en arrêt n’en est pas moins semblable à ces peintures de Rembrandt où un centre lumineux et doré s’entoure comme d’une pénombre épaisse, où les draperies, les figures, s’enveloppent d’une obscurité de plus en plus confuse, traversée seulement de vagues reflets.

Les objets que saisit la vision directe se peignent toujours au même point de la rétine, sur un petit espace que les physiologistes nomment macula lutca, la tache jaune, placée à une petite distance du point où le nerf optique sort de l’œil. Pour bien comprendre les caractères de la tache jaune, il faut connaître un peu la structure anatomique de la rétine. On peut y distinguer deux couches : du côté de l’humeur vitreuse, de la lumière par conséquent, est une première couche, formée de fibres nerveuses entremêlées de noyaux et de cellules semblables à celles qu’on trouve dans la substance grise du cerveau; la couche intérieure est une véritable mosaïque de fins bâtonnets cylindriques et de cônes un peu plus épais, serrés par les bâtonnets, plantés perpendiculairement à la surface intérieure de l’œil et terminés à la pointe par une fibre nerveuse. La couche nerveuse extérieure, la première touchée par le rayon lumineux, est insensible et littéralement aveugle : c’est seulement dans la couche profonde, dans les cônes, que l’ébranlement éthéré produit la sensation lumineuse. C’est pour cela que la tache jaune est si sensible, car la couche nerveuse y est tellement amincie qu’on y décèle une véritable dépression; le pavé de cônes y est au contraire plus serré qu’ailleurs, et ils sont pressés les uns contre les autres presque sans interposition de bâtonnets. La sensation lumineuse n’est produite dans le cerveau que lorsque les filamens terminaux des cônes entrent en mouvement. Les vibrations infiniment délicates de l’éther s’écoulent en quelque sorte par la pointe des cônes vers le nerf optique et le cerveau.

La rétine voit donc la lumière à travers une couche aveugle et insensible, bien que remplie de fibres nerveuses : celles-ci ne sont point excitées directement, elles sont aussi insensibles aux vibrations lumineuses que toute autre partie du corps humain. Les cônes seuls ont la propriété de transformer ces vibrations en un mouvement qui se communique au nerf optique et par celui-ci au cerveau, où se produit la sensation, car il faut bien se rappeler toujours que la sensation est l’œuvre non du nerf optique, mais du cerveau : si l’œil est enlevé, il suffit de pincer, de galvaniser, d’irriter d’une façon quelconque le nerf optique pour produire une sensation lumineuse. L’activité de ce nerf, mise en jeu par n’importe quel moyen, se traduit dans la matière cérébrale par certains changemens qui accompagnent toujours la sensation lumineuse.

C’est parce que les cônes sont les appareils rétiniens qui opèrent la conversion de la vibration éthérée en courant nerveux que la tache jaune est le lieu de la vision par excellence : c’est là en effet que ces petits appareils sont le plus resserrés. Il y a au contraire aux environs de ce point une région rétinienne assez étendue où ils font défaut : c’est le punctum cœcum, le point aveugle de l’œil. On peut s’étonner que dans un appareil fait pour recevoir la lumière il y ait une partie tout à fait aveugle. On s’en assure cependant par une expérience des plus simples. Dessinez sur une feuille de papier blanc une petite croix, et à six centimètres environ de distance horizontale du côté droit faites une tache noire circulaire de la grandeur d’un pain à cacheter. Fermez l’œil gauche et regardez la petite croix avec l’œil droit. Approchez alors lentement le papier de l’œil, et à un certain moment, quand il s’en trouvera environ à deux décimètres, le cercle noir disparaîtra comme par enchantement; continuez à approcher encore le papier : le cercle demeurera quelque temps invisible, mais il apparaîtra de nouveau quand le papier se trouvera tout près de l’œil. Cela vient de ce que pendant quelque temps la tache noire aura son foyer dans la partie aveugle de la rétine, placée juste au point où les fibres nerveuses réunies en faisceau s’enfoncent dans l’intérieur du cerveau. Cette région rétinienne n’est pas sans importance. Elle est assez grande pour dérober dans le ciel à la vision un espace ayant onze fois l’étendue de la lune[1].

L’expérience fut faite pour la première fois par Mariotte ; sur ses indications, le roi d’Angleterre Charles II et ses courtisans apprirent à se voir les uns les autres sans tête, en se tenant à une distance convenable et en fermant un œil : plaisanterie qui ne laissait pas d’être assez funèbre à la cour du fils de Charles Ier. Il ne faut pas s’étonner que ce défaut extraordinaire de l’œil ait si longtemps échappé aux observateurs : il est en effet sans cesse caché parle dualisme de l’appareil optique. Ce qui, dans le champ de la vision indirecte, est invisible à un œil est toujours aperçu par l’autre, et la mobilité extrême du regard fait sans cesse passer les objets du champ de la vue indirecte dans celui de la vue directe. Nous croyons tout voir, parce que nous pouvons tout voir.

L’opticien demande à ses instrumens de verre une qualité qui se nomme l’achromatisme. La lumière blanche se brise, se décompose dans le verre, et au lieu d’une image il se forme en réalité une infinité d’images de nuances différentes qui ne se recouvrent pas exactement et s’entourent d’une auréole irisée. Les géomètres se sont épuisés à chercher comment, en combinant des milieux de densité différente, on pourrait arriver à produire des images à bords tout à fait nets et sans franges colorées. Ce problème a occupé surtout Newton, Euler et Dollond. Ce dernier remarqua le premier que l’œil humain n’est point achromatique, et Fraunhofer réussit à y mesurer exactement la réfraction de la lumière blanche. Dans la lumière solaire, ce défaut de notre organe n’est heureusement pas très sensible; l’image qui déborde toutes les autres est l’image violette, dont l’intensité est la plus faible. Il devient très appréciable au contraire, si l’on regarde un disque blanc ou une lumière à travers des verres de couleur. Un verre bleu, par exemple, éteindra l’image bleue de l’objet considéré et fera bien voir l’image centrale rouge entourée d’une bande violette. Au soleil couchant, l’atmosphère fait office de verre bleu, de là vient que les riches teintes rouges et orangées du soir projettent en quelque sorte en tous sens des ombres violettes d’une si exquise douceur.

L’œil est-il au moins exempt de ce défaut de nos lentilles que les physiciens nomment l’aberration de sphéricité ? Expliquons ce terme. Les rayons lumineux qui tombent au centre d’une lentille se rendent à un foyer commun ; mais les rayons qui frappent la lentille à une certaine distance du centre ne peuvent passer à ce foyer, si la surface de la lentille a la forme rigoureusement sphérique : plus ils sont rapprochés des bords, plus ils s’éloignent du foyer après la réfraction; de là un certain trouble et un affaiblissement de l’image. Dans les bons instrumens d’optique, ce défaut se remarque à peine, car on emploie des lentilles assez aplaties pour que tous les rayons soient en quelque sorte centraux. L’œil n’est point sphérique, il a une courbure elliptique, et l’on a cru quelque temps que cette courbure constituait un avantage; mais c’est justement le contraire qui est vrai. Il n’y a pas d’instrument de cabinet qui soit aussi mauvais que l’œil sous ce rapport. Encore s’il était bien centré, c’est-à-dire parfaitement symétrique par rapport à l’axe visuel, comme une lentille; mais non, les courbures changent un peu dans toutes les directions, il semble que tout l’appareil ait subi une légère torsion. Il en résulte ce que l’on nomme l’astigmatisme de l’œil, qui consiste en ce que nous ne pouvons voir à même distance une ligne verticale aussi distinctement qu’une ligne horizontale. Ce phénomène, depuis peu découvert, a récemment attiré toute l’attention des oculistes, car, lorsqu’il s’exagère beaucoup, il constitue une véritable maladie de l’œil.

Mal centré, dyssymétrique, aveugle par places, l’œil rachète-t-il au moins en partie ces défauts par une transparence parfaite? Non, la cornée transparente et le cristallin de l’œil ne sont point absolument limpides : ils paraissent un peu troubles quand on les examine dans une lumière très intense; le phénomène est surtout marqué dans la lumière bleue et violette, qui les rend tout à fait fluorescens. Cette propriété est due à des traces d’une substance analogue à la quinine, corps qui jouit au plus haut degré de la fluorescence, c’est-à-dire de la propriété d’émettre une faible lumière propre sous l’excitation d’une lumière bleue ou violette.

La substance même du cristallin est semée de petits corpuscules opaques, dits entoptiques. Le corps vitreux qui baigne l’intérieur de l’œil est sans cesse traversé de particules flottantes, de petites fibres, de noyaux, de membranes, qui, en projetant une ombre sur la rétine, nous font apercevoir ce qu’on nomme les mouches volantes. L’œil en bonne santé ne fait guère attention à ces petites broderies mouvantes qui sans cesse traversent le champ de la vision, à moins qu’il ne contemple un fonds uni et très fortement éclairé; mais la moindre exaltation de la sensibilité y rend plus attentif : il arrive ainsi très souvent qu’au début d’une maladie on se préoccupe outre mesure de ces mouches qu’en temps ordinaire on n’apercevait pas du tout. Enfin le cristallin n’est point d’une composition absolument homogène ; il a une façon de structure cristalline à six branches. De là vient que nous apercevons toujours les étoiles avec des rayons, phénomène de scintillation dont on a vainement cherché l’explication jusqu’à ce qu’on l’ait trouvée dans la composition même de notre organe visuel. C’est pour le même motif que le croissant de la lune, quand il est encore mince, apparaît double ou triple à beaucoup de personnes.

Nous avons dit que la lumière, avant d’arriver à la couche sensible des cônes, traversait une première couche rétinienne; cet écran insensible oppose aussi de légers obstacles à la vision, car il est tapissé de vaisseaux sanguins peu transparens dont l’ombre se projette sur le fond de la rétine. On peut apercevoir ces ombres quand on perce une carte à jouer avec une aiguille et qu’on regarde le ciel par cette mince ouverture en remuant légèrement la carte en sens divers. On les aperçoit très bien quand on éclaire latéralement la rétine avec la lumière concentrée d’une lentille. L’expérience peut même se faire avec une bougie ordinaire : entrez dans une chambre très noire, tournez-vous vers une muraille foncée, et promenez la bougie de haut en bas en la tenant tout près du côté externe de l’un des yeux, de façon que la lumière y pénètre très obliquement. Vous verrez alors ce qu’on nomme les figures de Purkinje : sur le fond noir se détacheront de vagues lignes rougeâtres, divergentes et pareilles à des branches; quand la lumière monte ou descend, on les voit se remuer comme des ombres. Ces lignes proviennent de l’interposition des vaisseaux sanguins de la surface rétinienne sur le trajet de la lumière. La surface sensible de la rétine est, nous l’avons vu, placée derrière cette première couche tapissée de vaisseaux, et par conséquent ces derniers sont autant de petits écrans disséminés au fond de l’œil.

Il faut encore parler d’une propriété fort bizarre du point jaune. Il n’est personne qui n’ait remarqué que, lorsqu’on regarde une étoile fixement, elle pâlit, s’efface et recule pour ainsi dire sous le regard. Les étoiles voisines semblent au contraire l’attirer ; elles scintillent fortement jusqu’au moment où l’on fixe les yeux sur elles, et où à leur tour elles perdent leur éclat. Cette mystérieuse apparence a trouvé son explication : le point jaune, où s’opère la vision directe, est moins sensible à une très faible lumière que les parties voisines de la rétine, propriété singulière dont on n’aperçoit ni la cause ni l’utilité.

La plupart des anomalies de l’œil tirent une explication des phénomènes qui se produisent dans la période embryogénique : ce ne sont point des défauts irrationnels, mais ce ne sont pas moins des défauts, et l’on pourrait aisément imaginer un appareil visuel qui en fut partiellement exempt. Les partisans des causes finales qui s’extasient sur l’adaptation des organes aux fonctions auront peut-être quelque difficulté à concilier leurs vues théoriques avec les faits qui viennent d’être exposés. Il n’y a pas un constructeur d’instrumens d’optique qui ne réussisse à rendre ses appareils en beaucoup de points plus parfaits que cet œil, dont nous sommes si fiers, et que nous sommes naturellement portés à regarder, à cause des grands et perpétuels services que nous en tirons, comme le chef-d’œuvre de l’architecture organique et vitale. Envisagé comme instrument d’optique, l’œil a au contraire ce caractère remarquable qu’il réunit tous les défauts connus de ces instrumens, que certains de ces défauts s’y exagèrent de la manière la plus fâcheuse, enfin qu’il en a quelques-uns qui lui sont propres. Il n’y a rien de parfait, rien d’achevé dans la nature, et l’homme ne fait pas exception à cette règle universelle. Nos organes sont des instrumens à la fois admirables et grossiers. On sent dans toutes les œuvres de vie l’effort et la gaucherie des forces créatrices; c’est par une lente évolution que les formes et les structures se complètent, se perfectionnent; les organes des sens sont comme des milieux placés entre la pensée et le monde, milieux encore troubles, obscurcis, trompeurs souvent, et pareils à des miroirs infidèles.


II.

Nous avons étudié l’œil comme instrument optique : il reste à l’examiner comme organe de sensibilité. Les images vont se former sur la rétine, mais quelles impressions naissent de ces images? Comment concourent-elles à nous donner connaissance du monde extérieur, des formes, des distances et des qualités des objets? Jamais problème plus difficile ni plus complexe n’a été soumis à l’examen de la science et de la philosophie. L’importance de la question se comprend tout de suite, car les impressions visuelles sont, pour ainsi dire, l’étoffe principale de toutes les observations humaines. C’est par les yeux bien plus que par les mains que nous possédons le monde, c’est par les yeux que nous nous détachons de la terre, c’est par les yeux enfin que nous percevons cette qualité précieuse et charmante de la couleur. Les images visibles sont l’alphabet de la langue mystique que parle le monde, ce sont les signes, les symboles, à travers lesquels notre raison découvre les entités corporelles. Si l’œil n’était capable de saisir entre ces signes, entre ces dehors, et les réalités matérielles quelques rapports constans, nous ne pourrions plus nous reconnaître au milieu de tant d’objets divers, et, jouets d’une perpétuelle illusion, nous verrions le monde sans y rien comprendre. Il importe donc de rechercher avec soin quels sont les caractères de l’œil en tant qu’organe sensitif, et quelles relations s’établissent entre nos impressions et l’objet qui les détermine.

Il serait au moins singulier que l’œil fût un instrument optique assez grossier et en même temps un instrument de sensibilité d’une délicatesse achevée. Il s’opère toujours dans les œuvres vivantes une sorte d’accommodation qui mesure l’imperfection des organes à l’imperfection de la sensibilité. Le nerf optique ne se distingue point à cet égard des autres parties du système nerveux. On sait que les nerfs ont dans le corps humain des fonctions très diverses; suivant l’organe où ils sont logés, ils accomplissent les ouvrages les plus dissemblables : ici ils remuent les muscles, ailleurs ils élaborent des sécrétions, dans les organes des sens ils apportent au cerveau des impressions. Ces impressions doivent servir de lien entre le monde externe et le monde interne, entre le non-moi et le moi; mais les nerfs, en serviteurs trop obéissans et sans intelligence, transmettent au cerveau sous la même forme les excitations les plus diverses auxquelles ils sont soumis. Ainsi le nerf optique ne peut y envoyer que des impressions lumineuses; les irritations dues à des causes accidentelles, à un choc, à un coup, à une congestion morbide, se traduisent encore dans le cerveau par des images. Frappez légèrement le globe de l’œil, et vous verrez apparaître les éclairs lumineux dits phosphènes. La fièvre, les narcotiques, l’extrême fatigue, produisent des hallucinations d’une effrayante netteté. Le cerveau peut projeter au dehors les images, les couleurs, les formes engendrées dans ses ténébreuses profondeurs. Les tableaux qui se peignent sur la rétine ne sont pas toujours les images du monde externe. Cette infirmité du nerf optique, qui n’est qu’un caractère général de tout le système nerveux, ne nous tient pas heureusement dans une illusion perpétuelle : la rétine, bien protégée contre les pressions et les accidens, est généralement préservée de toute irritation accidentelle et ne reçoit que les chatouillemens légers de la lumière.

La fonction normale des yeux est de reconnaître les corps à la couleur et à la forme. A l’aide des couleurs, nous traçons des séparations à la surface de l’image, puis nous plongeons en quelque sorte sous cette surface pour saisir les formes, les espacemens, les distances. Il n’y a rien qui nous soit plus familier que l’idée de couleur, et pourtant il n’est pas facile de définir cette qualité des corps. Quand nous disons qu’une orange est jaune, cela veut dire que l’orange produit sur notre vue l’impression particulière du jaune. Sans doute cette impression se lie à un état moléculaire de la substance de l’orange : les rayons de lumière blanche réfléchis à la surface ont un mouvement vibratoire déterminé, mais ce mouvement ne devient couleur que dans notre œil. La couleur est donc chose en partie subjective, puisqu’elle est une transformation de mouvement opérée par notre sens visuel, en partie objective, parce que ce mouvement dépend d’un état matériel externe. C’est ici que va se révéler une imperfection de nos sens. La lumière solaire, on le sait, est décomposée par un prisme de verre en une multitude de rayons; un faisceau coloré s’y subdivise de même en couleurs élémentaires. Or la rétine ne jouit point de cette faculté, elle n’est pas un instrument d’analyse, elle reçoit des mélanges de couleurs sans pouvoir en discerner les élémens. En ce point, elle diffère du nerf acoustique, qui décompose au contraire les sons et en isole toutes les harmoniques. L’impression visuelle est une impression synthétique, elle n’apprend rien sur la composition des couleurs : or il ne faut point croire que cette composition soit chose de peu d’importance. Deux tons rouges ou verts identiques pour l’œil, mais qui donneront dans le prisme deux spectres différens, exerceront par là même des actions chimiques, calorifiques, électriques, photographiques dissemblables; toutes les propriétés matérielles qui sont représentées par ces mots restent donc perdues pour l’œil. Nous jugeons les tons en bloc, sans les décomposer : il y a bien peu de personnes qui soient familières avec les finesses et les gradations de la couleur. Un savant anglais, Thomas Young, a cependant prétendu que l’impression lumineuse est toujours scindée en trois parts, que l’œil possède trois classes de fibres nerveuses, les premières sensibles au rouge, les secondes au vert, les troisièmes au violet. Nous n’avons assurément point conscience d’une telle scission, mais l’oreille n’a pas non plus ordinairement conscience de la résolution d’un son en harmoniques. Jusqu’ici aucune observation anatomique n’est venue à l’appui de la théorie de Young, au moins en ce qui concerne l’homme, car il paraît que, chez certains oiseaux et chez des reptiles, un anatomiste allemand, Max Schultze, a réussi à découvrir à la surface rétinienne des baguettes ayant des terminaisons les unes rouges, les autres vertes. En faveur de la théorie de Young, on invoque aussi certaines maladies graves de l’œil; il arrive par exemple qu’on puisse devenir tout à fait aveugle au rouge, tout en continuant à voir le vert, le jaune et le bleu; il semblerait alors qu’une classe des fibres sensitives fût paralysée, tandis que les autres conservent encore leurs vertus ordinaires. Quoi qu’il en soit, l’œil n’analyse pas les couleurs à la façon du prisme, et, s’il y distingue des parties élémentaires, il n’en distingue sans doute que trois. Il faut donc qu’il reconnaisse les corps à l’aide des impressions simples que reçoit la rétine; mais ces impressions du moins sont-elles constantes et invariables tant que les corps ne varient pas eux-mêmes? Non, car elles ne dépendent pas seulement de l’état physique des corps, elles dépendent aussi de la nature de l’éclairement auquel ils sont soumis. Les couleurs auxquelles nous sommes accoutumés sont celles qui se produisent dans la lumière blanche ou solaire; tout autres sont les couleurs et les oppositions de tons au clair de lune, sous des faisceaux électriques, aux reflets de flammes diverses. Tout éclairement nouveau nécessite en quelque sorte une nouvelle éducation de l’œil. Cette éducation se fait pourtant assez facilement; l’inhabileté même où nous sommes à bien goûter les délicatesses les plus exquises de la couleur nous habitue à distinguer surtout les corps par les formes, par les oppositions de lumière et d’ombre, par les intensités relatives de l’éclairement. Le trait, la ligne, l’ombre portée, sont en quelque sorte le fond le plus solide de toutes nos impressions visuelles. C’est pour cela que nous arrivons à reconnaître les corps sous tous les éclairages, en dépit des changemens extraordinaires de coloration. Le papier blanc, par exemple, est plus foncé au clair de lune que le velours noir au grand jour, et pourtant le papier nous semble encore blanc au clair de lune, et nous ne nous aviserions pas d’appeler blanc du velours noir.

L’intensité de la lumière a cependant beaucoup d’influence sur les impressions : ainsi, au grand soleil, toutes les couleurs se rapprochent pour ainsi dire du blanc; plus la lumière est vive, plus les oppositions de couleurs s’affaiblissent; en même temps les rayons jaunes et rouges deviennent les maîtres et frappent la rétine avec une force croissante. C’est pour cela qu’un paysage fortement éclairé est noyé dans une lumière très dorée, très jaune, qui enveloppe tous les objets colorés comme d’une auréole. A « l’obscure clarté » de la lune, les effets sont tout inverses; alors les ombres, et non plus les lumières, se confondent et se rapprochent; les rayons bleus restent prédominans, le paysage s’enveloppe d’un ton bleuâtre et violacé; il n’y a presque pas d’intermédiaire entre l’éclairement maximum des objets frappés en plein par les rayons lunaires et l’ombre la plus épaisse, — de là quelque chose de heurté, de sec, un mélange singulier d’indécision et de netteté dans les contours, de précision dans les parties éclairées et de confusion dans les ombres.

Les flammes colorées altèrent toutes les nuances familières des objets et rendraient tout méconnaissable, si l’œil n’était naturellement beaucoup plus indifférent aux couleurs qu’aux formes et aux contours. A la lueur du gaz, des bougies, des lampes, les couleurs ne sont plus du tout ce qu’elles étaient à la lumière solaire. Les femmes ont des toilettes pour le matin et d’autres pour le soir. Les tableaux des grands coloristes ne doivent être regardés que le jour. Il n’est pas besoin du reste d’un éclairage nouveau pour modifier les couleurs; lors même que la source de lumière ne change pas, la nuance d’un objet varie suivant le fond sur lequel il se détache. M. Chevreul a le premier analysé avec finesse cette loi singulière du contraste des couleurs. Il a fait voir qu’un dessin du même gris, par exemple, étant placé sur un fond blanc, noir, rouge, orangé, jaune, vert, bleu et violet, l’œil voit huit gris différens. Cela vient de ce que chacun de ces fonds projette sur ce qui l’avoisine la couleur complémentaire de la sienne propre (deux couleurs sont dites complémentaires lorsqu’en se mêlant elles recomposent le blanc solaire). Pourquoi cet effet se produit-il? Parce que la rétine se fatigue très aisément. Si elle regarde du vert, elle devient rapidement moins sensible aux rayons verts, tout en conservant sa sensibilité pour les rayons rouges : elle se mettra donc à voir rouge spontanément. De même, quand l’œil a fixé du rouge, il se met à voir vert. Une personne qui ignore ces lois et à qui on montrerait le même dessin gris sur huit fonds différens, voyant huit dessins couverts de huit auréoles complémentaires, les jugerait réellement différens; mais il suffit de couvrir les fonds de couleur avec une découpure de papier blanc pour que tous les dessins apparaissent identiques au premier.

Chaque couleur s’environne donc de sa couleur complémentaire; de là naissent des contrastes simultanés de tous genres, d’autant plus frappans que les tons juxtaposés ont moins d’élémens communs. Les grands coloristes, Rubens, Rembrandt, les Vénitiens, accusent hardiment ces contrastes à coups de pinceau, les forcent et les rendent directement visibles. Les objets n’ont donc pas, même quand la source de lumière demeure invariable, une couleur absolue : ils empruntent toujours quelque chose à ce qui les entoure, ils subissent l’influence du milieu. Le système nerveux n’est pas un miroir immuable, où les images demeurent constantes. Couvrez la moitié supérieure d’une feuille de papier blanc d’une feuille noire, et regardez avec fixité un point de la moitié blanche voisine de la ligne de séparation; enlevez au bout de quelques secondes la feuille noire : la feuille blanche reste devant vous, mais la moitié supérieure seule vous semblera telle, et le papier paraîtra composé de deux morceaux, l’un brillant, l’autre terne, parce que la partie de la rétine où se peint la moitié inférieure est déjà presque paralysée par un effort de quelques instans. Toutes les fois qu’on regarde fixement un dessin d’une couleur, on aperçoit, si l’on porte rapidement les yeux vers un fond blanc, la contre-partie de ce dessin dans la couleur complémentaire. On apprend ainsi aux enfans à voir des spectres qui n’ont rien de redoutable et qu’ils peuvent créer à volonté. Nous vivons entourés de ces spectres mobiles, si vagues d’ordinaire que nous n’avons pas conscience de les voir, fugitifs et presque insaisissables à cause de la perpétuelle mobilité de nos yeux, qui remuent toujours instinctivement pour ne jamais se fatiguer.

La sensibilité n’est pas d’ailleurs la même en tous les points de la rétine, et elle n’est point partout égale pour toutes les couleurs. J’ai déjà eu occasion de faire remarquer que le point jaune de l’œil perd sa sensibilité dans une lumière très amoindrie. Dans les régions qui s’éloignent le plus du centre de la vision directe, la sensibilité au rouge est tout à fait anéantie ; on ne peut plus voir le rouge indirectement, quand on voit encore très bien le vert. Regardez, par exemple, indirectement un plant de géranium avec ses fleurs rouges : tournez-vous lentement de façon que la vision devienne de plus en plus oblique. Il arrivera un moment où les taches rouges des fleurs disparaîtront, et où cependant vous continuerez d’apercevoir l’ensemble, les contours mêmes de la plante verte. C’est parce que le centre seul de la rétine est très sensible au rouge que les appartemens tendus de cette couleur semblent si difficiles à éclairer : on n’y voit jamais qu’une zone très brillante qui s’entoure aux extrémités du champ de la vision d’une grande obscurité.

Les images à travers lesquelles nous apercevons le monde externe ne sont pas, en somme, des signes constans; ces apparences se transforment à chaque instant, car sans cesse la lumière change d’intensité, les objets se déplacent et leurs couleurs s’altèrent sur des fonds et dans des milieux nouveaux, enfin l’irritabilité de la rétine est telle que deux impressions successives causées par le même corps ne peuvent être absolument identiques. Quand nous regardons les tableaux de la nature, c’est comme si nous lisions dans un livre où les caractères changeraient incessamment de grandeur et de couleur. Cela ne nous empêcherait point de trouver un sens aux mots et aux pensées. Les caprices de nos impressions ne sont pas si étranges, si incohérens, si désordonnés, que les images du monde ne laissent à notre esprit qu’une sensation confuse; nous réussissons fort bien à reconnaître les corps, nous y saisissons une foule innombrable de détails; les sensations ont une merveilleuse netteté qui contraste avec la nature fugace des impressions. Nous reconnaissons au bout de quelques années telle figure que nous n’avons vue qu’une fois. Certains tableaux impriment au fond de notre cerveau comme une inaltérable photographie. L’œil s’instruit, il apprend sans cesse, il recueille des trésors toujours nouveaux dans la nature.

Nous arrivons ici au problème le plus délicat de la sensation visuelle : l’œil n’apprécie pas seulement les couleurs et les gradations de lumière, il plonge au-dessous du tableau de l’image pour saisir les distances et les formes, il sonde l’espace. Comment cela peut-il se faire? Par quel procédé allons-nous au-delà de l’image rétinienne jusqu’aux choses elles-mêmes qui la produisent? Quel correspondance peut s’établir entre le cerveau et les points lumineux? Comment arrivons-nous à avoir une conception des distances qui séparent du foyer commun des sensations les objets mêmes de ces sensations? Ces questions ont de tout temps embarrassé la science; il y a ici autre chose qu’un phénomène purement physique, il s’agit de l’interprétation d’un phénomène : l’image est un signe, un symbole derrière lequel nous devinons l’espace. Le deviner ne serait rien encore, mais nous le mesurons. C’est l’esprit qui court sur le rayon lumineux et qui s’y arrête à un point déterminé. C’est l’esprit qui juge que ceci est près et que cela est loin, c’est lui qui arrondit la circonférence en sphère, qui déroule la surface d’une plaine jusqu’à l’horizon, qui voit parallèles deux lignes que l’œil aperçoit convergentes, qui repousse les corps à leur vraie profondeur, qui devine les formes d’après les ombres, et les solides d’après les surfaces.

Comment se fait cette merveilleuse éducation de la pensée? Les uns prétendent que l’œil y suffit, les autres que l’œil ne pourrait la faire sans l’aide d’un autre sens, qui est le toucher. Suivant les premiers, nous percevons directement la distance; suivant les seconds, la faculté d’apprécier la distance ne serait point innée, inhérente à l’appareil visuel, elle serait simplement une conquête du raisonnement et de l’expérience. S’il y a une sorte d’harmonie préétablie entre la cause des impressions et l’organe qui les reçoit, il faut qu’une correspondance exacte et nécessaire se produise spontanément entre la localisation des images et la localisation des objets. M. Giraud-Teulon, qui s’est beaucoup occupé de la théorie de la vision binoculaire, admet que la rétine frappée par un rayon lumineux a conscience de la direction de ce rayon. Deux points rétiniens touchés en même temps dans les deux yeux par des rayons partis d’un point lumineux sentent deux directions, si l’on peut parler ainsi, et à l’entre-croisement de ces directions un point dont la distance se trouve déterminée par une façon de triangulation géométrique. Dans cette théorie, ce n’est pas l’image rétinienne que l’œil perçoit; à travers cette image et sur le prolongement du rayon visuel, il discerne l’objet même à la place qu’il occupe. L’image d’un objet est toujours renversée sur la rétine; nous ne voyons pas moins les objets droits parce que nous retournons au point de départ de l’impression sans nous arrêter à l’image rétinienne.

La théorie empirique nous semble se tenir plus près de la vérité : le phénomène de la vision n’est pas purement matériel, il commence dans les sens, il finit dans l’esprit. Le sens qui nous occupe ne diffère pas en ce point des autres, du toucher, par exemple. Tenez une bille entre le pouce et l’index, et vous aurez immédiatement le sentiment que vous touchez quelque chose de rond. Ce jugement est toutefois un phénomène mental des plus complexes; en fait, on a deux sensations séparées, limitées à de petites surfaces qui sont presque planes. L’idée d’unité, l’idée de rondeur, naissent cependant dans l’esprit; mais modifiez les circonstances familières de ces phénomènes, croisez deux doigts et appuyez-les légèrement sur la bille de façon à la faire rouler un peu à droite et à gauche. Vous croirez toucher deux billes au lieu d’une, et la sensation restera très nettement double, lors même que vous saurez, que vous verrez qu’il n’y a entre vos doigts qu’un seul objet. Quelque chose de semblable se passe dans les yeux : les deux images rétiniennes peintes par un objet sont distinctes, bien plus, elles ne sont jamais tout à fait semblables. On peut facilement s’en convaincre en tenant un doigt à quelque distance du visage et en fermant un œil, puis l’autre. Dans les deux cas, le doigt levé ne cache point les mêmes objets. Un corps apparaît toujours à chacun des yeux sous une face un peu différente : les deux images sont dissemblables, et plus le corps est rapproché, moins elles se ressemblent; mais malgré ces différences, elles donnent une sensation unique. Il ne faut pas dire que les deux images se confondent : n’étant jamais identiques, elles ne peuvent tout à fait se recouvrir comme deux découpures qui auraient le même contour; mais le dualisme des impressions n’empêche pas l’unité de la sensation. Réciproquement quand deux images, deux photographies, par exemple, prises sous des angles un peu différens, frappent la rétine de façon à produire une sensation simple, nous croyons avoir devant nous un corps unique. C’est, on le sait, sur ce principe qu’est fondé l’instrument, si familier aujourd’hui, qu’on nomme le stéréoscope; on y introduit deux tableaux pareils à ceux qui s’offriraient séparément à l’œil droit et à l’œil gauche, ce qui donne aux deux yeux, quand ils regardent ensemble, l’illusion d’un tableau unique où les objets gardent le relief naturel. Léonard de Vinci a le premier fait remarquer dans son Traité de la Peinture que les deux yeux n’aperçoivent pas tout à fait le même tableau, que l’un voit un peu plus de la droite des objets, l’autre un peu plus de la gauche. N’ayant pas la même position dans l’espace, ils sont les points de vue de deux tableaux un peu différens. On devine bien en y réfléchissant, et l’expérience du stéréoscope le démontre, que l’appréciation des profondeurs, des distances, tient à ce dualisme. Si, fermant un œil, on regarde avec l’autre, on a bien, il est vrai, le sentiment des distances, mais les jugemens qu’on porte dans ce cas ne peuvent guère être dégagés des connaissances antérieures acquises par la longue expérience de la vision binoculaire. Il y a peu de tableaux d’ailleurs où il n’y ait point des lignes qui servent de mètre pour l’appréciation des profondeurs; nous sommes si familiers avec la taille des hommes et des animaux, la hauteur des arbres, des édifices, que la présence de tels objets dans une image fournit des données immédiates pour mesurer les autres. Les ombres portées, la grandeur, l’inclinaison qu’elles présentent nous sont aussi d’un grand secours, de même que les directions perspectives et l’affaiblissement de la lumière avec la distance; mais, qu’on le remarque, c’est l’esprit seul qui travaille sur ces données. Un œil unique juge les distances de la façon dont nous les apprécions idéalement dans le tableau d’un peintre. Dans la vision ordinaire, les choses se passent autrement, et il n’est pas très facile de définir la part précise de la vue binoculaire dans la sensation du relief et dans le sentiment de la distance. On aurait pu croire, et cette opinion a été en effet soutenue, que la mobilité des yeux y avait quelque part : si l’on regarde attentivement dans un stéréoscope, on verra que les deux images ne sont vraiment bien fondues qu’aux points où se fixe la vision directe; dans le champ de la vision indirecte, il y a toujours un peu de trouble causé par la lutte de deux images. Il faut que l’œil se promène partout sur le tableau stéréoscopique pour bien s’emparer en quelque sorte de toutes les formes. Les mouvemens, les promenades lentes du regard, rendent le relief plus sensible, mais l’œil immobile est cependant capable de le saisir; Dove a fait voir que l’illusion stéréoscopique se produit encore quand on éclaire les images par une étincelle électrique qui ne brille que pendant un quarantième de seconde. Ainsi deux impressions se confondent dans un temps infiniment court en une seule sensation. L’esprit a la part souveraine en ce merveilleux phénomène; il n’en faut chercher l’explication ni dans l’agencement des nerfs au fond du cerveau, ni dans des dispositions préordonnées et des correspondances des points rétiniens; l’anatomie et l’optique renversent ces fragiles hypothèses. Non, le sensorium reçoit bien deux impressions distinctes, d’autant plus distinctes que l’objet est plus rapproché : l’esprit instruit par une longue expérience interprète ces deux impressions, et l’idée qu’il en reçoit est une idée qui s’accorde et s’accommode à la réalité des choses. Cette opération mentale s’opère avec la sécurité et la rapidité d’un instinct, et par conséquent est dépouillée de tout phénomène de conscience. Toutefois, et les mots manquent ici pour exprimer des actes de la vie intime sur lesquels l’attention psychologique ne s’est jamais tournée, le sensorium doit faire un effort tantôt plus grand, tantôt moindre, pour mêler les deux impressions causées par un objet; cet effort diminue quand l’objet s’éloigne, et augmente quand il se rapproche. Ce sont indubitablement les variations de ce travail cérébral qui nous donnent le sentiment des distances.

Matériellement, physiologiquement, les deux images rétiniennes ne se fondent jamais; elles restent toujours distinctes, c’est l’esprit seul qui les unit. Dove en a fourni une preuve très saisissante. Nous nommons corps brillans ceux qui peuvent réfléchir un rayon de lumière dans l’un de nos yeux sans le réfléchir dans l’autre, de façon que, si nous les regardons en fermant alternativement l’œil droit et l’œil gauche, ils sont éclairés tout différemment. Qu’une surface unie, blanche sur une image stéréoscopique, la droite, par exemple, soit peinte en noir sur l’image gauche, et dans l’instrument elle apparaîtra brillante comme une surface métallique, lors même que le papier est entièrement mat et terne. D’où vient cette illusion étrange? De ce qu’un œil reçoit de la surface en question de la lumière, tandis que l’autre n’en reçoit pas, caractère que nous sommes habitués à trouver dans les corps brillans. Il faut bien que les deux impressions reçues dans ce cas restent absolument et matériellement distinctes, puisque c’est l’hostilité même de ces impressions qui cause ici l’illusion de l’éclat stéréoscopique. Si les deux impressions se fondaient comme se mêlent deux couleurs, nous verrions, par le mélange du blanc et du noir, une surface grise et mate; or c’est ce qui n’a pas lieu. Les deux impressions, loin de se mêler, restent indépendantes et pour ainsi dire en lutte. C’est l’esprit qui les accorde. Il lui faut deux signes pour apercevoir un objet.

Toutes les observations tendent donc à infirmer la théorie qui considère le phénomène de la vision comme résultant d’une harmonie préalable entre le sujet et l’objet, harmonie parfaite dès le début et résultant d’un agencement matériel irréprochable. Nous avons vu que l’œil a de graves défauts et comme instrument d’optique et comme organe de sensibilité. Cela étant, il semble naturel de penser que la fonction participe des imperfections de l’instrument. Nous apprenons à voir, et le toucher est indispensable à cette éducation. Regardez l’enfant qui tourne lentement son grand œil vague; en même temps ses petites mains se dressent et cherchent partout ce monde qu’il ignore encore. Pense-t-on qu’il ait une notion exacte des distances et des formes? Ne le voit-on pas sans cesse essayer de saisir ce qui est hors de sa portée? Ses mains jouent avec tous les objets; il veut tout prendre, tout saisir, toucher à tout. Il aime les contours, les couleurs les plus simples; quelle sottise de lui donner des jouets compliqués! il préférera toujours les plus naïfs, les plus grossiers. La petite fille laissera la riche poupée couverte de dentelle et de soie, pour la poupée grossière et informe qu’elle a mille fois tournée et retournée. Les enfans tirent du toucher des sensations et des plaisirs que nous ignorons. C’est par les mains surtout qu’est satisfaite cette curiosité naissante, sans frein. qui se jette sur l’univers comme sur une proie et une conquête. Les doigts font la lente et difficile éducation du regard, éducation qui chez certains peuples et certains individus n’est jamais achevée. La perspective naïve et enfantine des premiers maîtres allemands ou italiens, qui nous fait sourire aujourd’hui, ne choquait pas autrefois. Dans des paysages nouveaux, en face de grands obstacles, d’objets informes, rochers, dents et ressacs des glaciers, nous perdons quelquefois tout à fait le sentiment des distances et des grandeurs. Dès que les termes de comparaison ordinaires font défaut, nous sommes déroutés. Le paysage des hauteurs alpines où la végétation a disparu nous jette en de perpétuels étonnemens. Les grands peintres laissent toujours dans leurs paysages quelques objets familiers pour venir en aide à notre infirmité. La pleine mer sans une voile ne donne pas l’impression de la grandeur. Le raisonnement joue un rôle essentiel dans la vision : l’esprit lit le monde à travers les caractères que la lumière trace incessamment sur la rétine; mais, avant que nous ne devenions familiers avec cette langue, que de tâtonnemens, d’illusions et d’erreurs! Pendant cette période, nous ne saurions nous passer des mains, l’idée de la forme n’arrive à notre esprit que par le toucher. Voir n’est pas assez pour l’enfant, est-ce assez pour l’homme? et ne sentons-nous pas souvent un invincible désir d’user de nos mains en même temps que de nos yeux? Nous ne croyons rien posséder, si nous ne le touchons, si nous ne le tenons. Il semblerait qu’il y a toujours dans le regard je ne sais quoi d’insuffisant et de stérile. La correspondance entre le monde externe et les sens n’est pas complète du premier coup, les premiers efforts de l’esprit ne sont qu’une perpétuelle comparaison entre les impressions tactiles et les images que donnent les objets les plus rapprochés.

Une à une et à l’aide de cette comparaison, nous étudions toutes les formes; l’intelligence ne définit pas du premier coup le cube à la façon d’Euclide; le doigt a besoin d’en sentir les arêtes et les angles en même temps que l’œil en aperçoit les faces diversement éclairées. Le nouveau-né est plus inhabile que la plupart des jeunes animaux à user de ses sens, il ne voit pas le sein de la nourrice, il le cherche d’abord en tous sens avec une angoisse impatiente. Le toucher de ses petits doigts, qui se serrent convulsivement, est un toucher maladroit, gauche, sans discernement. L’homme est inférieur au début à beaucoup d’animaux, servis par un instinct plus prompt; mais l’animal ne cherche rien derrière l’impression, l’homme y cherche des abstractions. Les carrés lui donnent l’idée du carré, les ronds celle de la circonférence, les corps multiples l’idée du nombre, les mouvemens l’idée de l’espace. Quand la conception de l’abstrait a pris naissance dans l’intelligence, il s’opère entre le monde et l’esprit comme une communion perpétuelle; les impressions deviennent les élémens des idées, mais les idées à leur tour se font les juges et les interprètes des impressions.

Les couleurs, les formes changeantes, les qualités, les états et mouvemens divers sont des symboles matériels à travers lesquels l’âme raisonnable aperçoit des lois éternelles, antérieures et supérieures aux phénomènes. Les sens sont plus ou moins imparfaits, leurs impressions sont plus ou moins obtuses : peu importe ! si l’esprit dans ces fragmens brisés d’un miroir a pu apercevoir le reflet de l’absolu, si l’intelligence, maîtresse des lois de la nature, sait construire des sens artificiels, et arrive à mesurer des forces dont l’organisme humain ne reçoit qu’un contre-coup indirect et éloigné. La doctrine des causes finales, supposant une perfection absolue dans les organes et une harmonie native entre le sujet et l’objet, est impuissante en face de la science pure, qui démontre d’une façon péremptoire que les organes sont imparfaits, que rien dans l’être humain non plus que chez les animaux n’est achevé, définitif, qu’on aperçoit partout la trace de métamorphoses passées, et qu’on sent partout en même temps l’instabilité et la flexibilité. La philosophie ne doit être ni sourde ni aveugle, elle n’a rien à craindre de la science des faits; les faits sont comme une porte dont seule, en définitive, elle tiendra toujours la clé. Cette étude rapide sur l’œil et la vision doit bien le faire comprendre, car à quoi nous a conduits la critique de l’œil comme instrument d’optique et comme appareil de sensibilité? N’est-ce pas à cette conclusion précieuse que l’expérience et le raisonnement jouent dans le phénomène de la vision un rôle prépondérant, que l’homme apprend à se servir de sens incomplets pour arriver à une connaissance de plus en plus parfaite du monde externe, enfin que la matière corporelle n’est qu’une sorte de manteau transparent jeté entre notre esprit et entre le temps, l’espace et l’absolu?


AUGUSTE LAUGEL.

  1. La tache obscure embrasse dans le champ visuel un espace qui répond horizontalement à un angle de degrés, et verticalement à un angle de 12 degrés.