L'industrie manufacturière en France

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DE
L’INDUSTRIE
MANUFACTURIÈRE
EN FRANCE.



Les règles invariables de l’économie politique nous montrent la production, sous quelque forme qu’elle se fasse, comme le résultat combiné d’une demande pour la consommation et d’une production équivalente faite par un consommateur futur, conditions sans lesquelles le produit ne pourrait ni être créé, ni entrer dans la circulation. Toutes les mesures qui d’un côté provoqueront le besoin ou le goût d’un article, et qui de l’autre exciteront ou développeront une production correspondante, pour en faire les frais, accroîtront la richesse et la puissance du pays. Ce système, simple dans ses principes, le serait également dans son application ; mais malheureusement les hommes qui se succèdent au pouvoir, cédant aux exigences ou aux sollicitations des producteurs spéciaux, ont bien rarement compris que les protections ou les faveurs accordées à une industrie ne devaient jamais attaquer les sources d’une autre production en entravant une consommation correspondante. Les prohibitions et les droits protecteurs exagérés, les représailles de peuple à peuple, les impôts sur les matières premières et sur les subsistances, agissent en sens inverse de l’esprit d’entreprise et d’invention. Condamnée presque à réagir sur elle-même, la nation n’obtient dans la carrière de l’industrie, ni les succès, ni les profits qu’elle était appelée à recueillir dans le commerce général du globe. Jamais cette vérité n’a été si bien manifestée que par l’exposition de l’industrie dont la clôture vient d’avoir lieu.

Dans l’état avancé de civilisation où la France est arrivée, les efforts de ses divers gouvernemens n’ont pu parvenir à faire rétrograder l’intelligence du pays ; mais ils en ont souvent suspendu et comprimé l’essor. Incapables ou inhabiles, les hommes d’état ont préféré combattre et repousser le mouvement intellectuel plutôt que de se mettre à sa tête et d’entreprendre de le guider dans les voies du bien. Cette tâche eût été plus facile et plus profitable au pays ; mais elle eût été accompagnée d’un travail incessant, appelant chaque jour les méditations du pouvoir sur les améliorations possibles. Aussi les charmes du repos, le besoin de cette quiétude qui s’excuse soi-même en disant que tout est bien comme il est, et que le mieux serait difficile à obtenir, l’ont-ils toujours emporté. L’on a préféré les peines matérielles du combat, au trouble d’esprit qu’il eût fallu éprouver pour sonder les plaies de notre état social. On a laissé le soin de ces recherches aux étrangers que le désir de s’éclairer a conduits chez nous, et pour bien connaître les bases sur lesquelles reposent la fabrique lyonnaise et nos relations commerciales à l’étranger, c’est aux enquêtes du parlement anglais ou aux rapports de MM. George Villiers et John Bowring que nous devons recourir.

La question vitale, la question importante à l’occasion de l’exposition, celle par conséquent dont on s’est le moins occupé, c’est de savoir, de chacun de ces produits si brillans, si parfaits quelquefois, quelle quantité nous envoyons à l’étranger, quelle matière première ou quels nouveaux moyens de consommation et de jouissance ces envois nous procurent et quelle grande impulsion le commerce extérieur, ce principe de vie des grands états, en reçoit chez nous.

Une réponse banale, toute prête aux questions que nous faisons, c’est qu’un grand peuple doit être, à lui-même, son premier consommateur, et qu’il suffit qu’il exporte tout juste de quoi payer certaines matières premières que son sol ne lui fournit pas. Telle est du moins la pensée secrète qui dirige nos conseils. On perd de vue la question de puissance politique dont la portée est si grande. On n’aperçoit pas que le mauvais vouloir des états du nord et de l’est de l’Europe est empêché par le seul fait de l’exiguité de leur commerce et de leur marine, et faute de ressources suffisantes, tandis que l’Angleterre et la France, plus favorisées, mais cette dernière à un moindre degré, trouvent le moyen de faire face aux exigences d’une situation politique qui occupe tant d’hommes et absorbe tant de capitaux. Cependant c’est ici que nous entendons dire qu’il serait heureux que nous fussions arrivés à produire, par la betterave, au lieu de dix millions de kilogrammes, les quatre-vingts millions de sucre que la France peut consommer. On ne réfléchit pas que ce serait condamner au feu cent mille tonneaux de nos navires marchands et renvoyer à d’autres emplois huit à dix mille de nos meilleurs marins, en affaiblissant d’autant les moyens si précieux dont la défense de l’état dispose.

La meilleure, la plus sûre excitation de notre production industrielle, est tout entière dans la science des débouchés. Ce produit est parfait, mais à quels consommateurs s’adresse-t-il ? Quel est le peuple éloigné qui, pour l’acquérir, viendra nous offrir quelqu’autre denrée utile, quelque moyen de satisfaire de nouveaux goûts ? Dans la grande revue des nations qui se partagent la surface de la terre, quelles sont celles qui ont recours à nos travailleurs si laborieux, si intelligens, pour suppléer à l’imperfection des arts producteurs chez elles ? Quels objets nous offrent-elles en échange ? Quelles entraves, enfin, nos lois douanières n’apportent-elles pas à des communications dont la réciprocité seule assure les avantages et la durée ? Telles sont les pensées qui se pressaient dans notre esprit en parcourant ces longues salles où les merveilles de notre fabrication étaient étalées, et combien notre joie eût été grande si, au lieu des écriteaux qui indiquaient les achats de quelques objets de luxe pour la liste civile, nous eussions vu sur quelque étoffe, sur un assortiment de quincaillerie, sur un produit simple, mais d’un bon usage : Ceci est destiné à l’Amérique espagnole, au Levant, aux Indes-Orientales ! Nous aurions pensé alors que l’industrie française était dans la bonne voie. Quelque grande qu’ait été la munificence du roi et de sa famille, c’est bien autre chose d’avoir les peuples pour consommateurs. Mais le but de l’exposition était-il de nous faire faire la revue des sources de notre prospérité et des causes qui peuvent assurer l’existence des travailleurs ? non certainement, et pour s’en convaincre, il faut jeter un regard sur le principe de nos expositions publiques, et sur les motifs qui à diverses époques les ont fait renouveler.

Les fêtes publiques sont un des besoins les plus vifs des peuples dans l’état de civilisation. Associant la nation entière dans un concours vers un but unique, les solennités que l’état institue appellent toutes les classes à y figurer suivant le rang qu’elles occupent. Pour la multitude, le plaisir est d’autant plus grand que chacun y est à la fois acteur et spectateur. Cependant il faut un motif pour de telles réunions, les hommes ne sont guère conduits à s’assembler que pour rendre hommage à la Divinité, honorer la mémoire de quelque grand citoyen, ou célébrer la commémoration d’un évènement qui a exercé une certaine influence sur la situation du pays. Les jeux scéniques, rétribués par ceux qui y assistent, rentrent, aujourd’hui, dans la classe des réunions domestiques. En France et surtout à Paris, les cérémonies religieuses, dont pendant tant de siècles l’importance a été si grande, ont cessé d’être un lien commun entre tous les habitans. L’on ne trouve donc plus, à cette heure, que le principe politique qui soit en possession de provoquer les assemblées du peuple et de le faire participer aux cérémonies commémoratives de quelque évènement que l’on veut célébrer.

Ce sera un sujet digne de remarque que l’affaiblissement progressif de la loi politique qui, dans un court espace de temps, fait perdre tout intérêt, pour les assistans, à la circonstance qui a donné naissance à la fête publique. Ainsi, depuis la révolution française de 1789, les gouvernemens qui se sont succédé ont eu à cœur de perpétuer par des cérémonies le souvenir de leur origine et d’en fêter l’anniversaire. Mais bientôt chacun d’eux, faussant à son tour les principes sur lesquels sa naissance s’était appuyée, a vu le mépris du peuple flétrir et glacer les pompes dont le spectacle pouvait bien encore entraîner la foule, mais la laissait indifférente à la question morale qui en avait provoqué l’institution. C’est en vain que les rites se préparent et que les sacrifices se dressent avec appareil, quand la croyance s’est évanouie. L’histoire de nos fêtes, depuis la fédération de 1790 jusqu’à la commémoration actuelle de juillet, de leur établissement en harmonie avec le vœu populaire, des phases d’enthousiasme, d’indifférence, de conviction, de mépris, par lesquelles toutes celles qui sont aujourd’hui anéanties ont successivement passé, cette histoire, disons-nous, ne serait pas un des chapitres les moins piquans de notre grande histoire politique ; car ce serait le tableau complet des variations de la conscience des hommes que les changemens de fortune ont tour à tour fait arriver au pouvoir.

Quoi qu’il en soit, l’idée d’associer aux revues et aux exercices militaires, qui composent la meilleure part de ce que nous appelons des fêtes publiques, l’exposition des productions de l’industrie manufacturière française, remonte à 1798. François de Neufchâteau, ministre de l’intérieur, sous le gouvernement du directoire, voulut la faire concourir à la célébration de la fondation de la république. On était encore alors sous l’influence des mœurs d’apparat et du langage emphatique qui caractérisaient la transition des habitudes brutales de la convention à l’époque plus positive et plus laconique de l’empire. La république française avait vu la première coalition se dissoudre, et une partie des puissances de l’Europe faire acte de reconnaissance. La fortune britannique maintenait seule une lutte que la présence de Bonaparte en Égypte devait rendre d’autant plus vive, et dans laquelle on vit bientôt rentrer, avec elle, Naples, la Russie et l’Autriche. Les évènemens de cette époque avaient un caractère de grandeur que toutes les merveilles de l’empire n’ont pu faire oublier, et le ministre, par son appel à l’industrie, voulait prouver à l’Europe que cinq années de guerre extérieure, combinées avec les maux de l’anarchie intérieure, n’avaient pas eu le pouvoir de modérer l’élan du génie producteur de la nation française. Le gouvernement décerna des médailles aux fabricans qui lui parurent mériter cette distinction, et annonça le projet de rendre périodiques et annuelles les expositions dont l’essai venait d’être tenté.

Ce n’est cependant qu’après l’avènement au consulat du grand capitaine du siècle, que la seconde exposition eut lieu. Ouverte le 19 septembre 1801, elle fut encore associée aux fêtes de la fondation de la république et concourut heureusement avec la signature des préliminaires de la paix avec l’Angleterre. L’année suivante à la même époque, une troisième exposition devait être la dernière qui fût consacrée au nom de la conquête de la liberté. L’empire était aux portes, avec son cortège de nouvelle noblesse, de princes, de ducs, de maréchaux, de sénateurs et de grands fiefs ; et, quand en septembre 1806 une nouvelle exposition s’ouvrit, depuis deux ans, un ordre de chose tout nouveau régnait sur la France étonnée. Les idées avaient rétrogradé bien au-delà de la célèbre nuit du 4 août 1789, et les médailles décernées par les pairs des concurrens, par des hommes libres et indépendans, ne furent plus le seul mobile qui conduisit les industriels à s’associer au grand inventaire des richesses de la nation.

Il sera difficile aux hommes qui n’en ont pas été témoins, de comprendre l’influence puissante qu’exerçait alors la présence de Napoléon. Ses éclatantes victoires, ses gigantesques travaux, ses fortunes diverses, les entreprises colossales dans lesquelles il avait engagé la France, solidaire désormais de sa réussite, tout en lui agissait sur ceux qui venaient à l’approcher. Heureux qui obtenait un mot, un regard, une approbation ; plus heureux ceux à qui il décernait quelque distinction flatteuse, car à lui moins qu’à tout autre souverain on eût osé proposer de récompenser la médiocrité. Napoléon, préoccupé de certaines fausses opinions pour la grandeur et la prospérité du pays, déçu peut-être par les rêves de son ambition particulière, avait, malheureusement, conçu l’idée que l’industrie peut s’improviser, que ses progrès peuvent se commander, que la répulsion du travail étranger suffit à développer le travail national, et il ne s’aperçut pas qu’en bornant la consommation française aux produits français, il paralysait l’excitation d’améliorer, et nous laisserait devancer par tous nos rivaux. Cette grande faute ne lui a pas été révélée, car l’exposition de 1806 a été la seule de l’empire. Elle fut brillante, il est vrai ; mais on eût pu craindre que les désastres des années qui précédèrent la restauration, l’ignorance des progrès que les arts mécaniques faisaient ailleurs, et les maux de l’invasion joints aux discordes civiles, ne fussent un jour près d’accabler les forces productives de l’industrie française, si le courage et le génie de la nation étaient choses qui pussent être anéanties.

Le gouvernement de la restauration, dominé par un esprit de retour vers l’ancien état politique de la France, sentait cependant la nécessité de se concilier les classes dont l’influence avait grandi dans le corps social pendant trente années de révolution. Il eut recours aux expositions des produits de l’industrie. Deux eurent lieu sous Louis xviii, la troisième sous Charles x, car, depuis Napoléon, le chef de l’état est associé à la pensée de ces grandes solennités. C’est vers lui que se dirigent les vœux, c’est de lui qu’émanent les encouragemens, les récompenses et les faveurs. Les appréciations se combinent entre le ministre dirigeant et le jury qu’il a nommé. La situation sociale, les recommandations puissantes, entrent en considération avec le mérite et l’habileté. La modestie, qui attend sauvagement que l’on aille à elle, a tort, comme c’est à peu près le cas dans toutes les choses de ce monde, et les hommes honorables qui donnent leur avis sur les concurrens font assurément de leur mieux pour ne point commettre d’injustice.

Les trois expositions de la restauration ne se rattachent plus, comme autrefois, à une commémoration publique ; elles ont été des actes politiques isolés, conseillés par M. Decazes et par M. de Villèle, pour rapprocher du trône les industriels du pays. Il fallait bien, à l’occasion, leur témoigner quelque intérêt, accorder à ceux qui se montraient dévoués, des honneurs qui eussent l’apparence de n’être pas de simples faveurs. On cherchait, dans l’urbanité du souverain, le moyen de faire quelque conquête qui prouvât que l’on avait des amis en dehors des courtisans.

L’exposition qui vient de se clore est un acte politique comme les trois expositions de la restauration. Des questions vives venaient d’être agitées à la tribune publique ; la marche du pouvoir n’avait pas toujours été en harmonie avec son origine ; la législature arrivait à son terme : aucun des moyens dont on peut disposer, n’était à négliger, s’il devait contribuer à donner quelques voix au pouvoir dans les élections annoncées. Une exposition appelle à Paris, met en relation avec l’administration les hommes qui au fond des départemens exercent le patronage des industries auxquelles l’existence de nombreuses familles est souvent attachée. Un accueil gracieux, de douces paroles, des concessions long-temps ajournées, mais que l’occasion fait accorder, l’espoir d’honorables distinctions, dont l’obtention satisfait l’amour-propre ou l’intérêt, tout cela adoucit bien des préventions, calme bien des irritations ; et le système du ministre, car le principe du pouvoir n’est pas en question, ce système qui, à distance, avait paru si mauvais, finit par se trouver passable et par recueillir le vote de l’industriel qui cependant comptait le refuser.

Nous trouvons donc aisément le motif qui décide le gouvernement à ouvrir une exposition à une époque donnée ; les raisons que les fabricans ont d’y paraître sont d’une nature plus variée. Il est douteux pour nous qu’une semblable institution eût du succès dans un pays dont la production a pour double mobile la consommation du pays et celle des contrées éloignées, en Angleterre par exemple. Cette partie de la fabrication qui est destinée à l’exportation est souvent le résultat de renseignemens pris avec beaucoup de difficulté et à grands frais. Des indications spéciales deviennent une propriété dont la communication ferait disparaître le prix. Tel autre fabricant perfectionne laborieusement les machines qui diminuent le coût du travail, et ne peut désirer de transmettre à ses concurrens le fruit de ses méditations et de ses dépenses. L’Angleterre n’a donc pas d’expositions industrielles ; mais le voyageur qui parcourt le monde, qu’il entre sous la tente de l’Arabe, dans la hutte de l’Indien ou dans la demeure des colons espagnols, affranchis à cette heure du joug de leur métropole, y trouvera certainement quelques-uns des ustensiles domestiques et peut-être tous de fabrique anglaise. Les vêtemens des riches comme ceux des classes inférieures vous offriront encore les traces de l’industrie anglaise, et cette exposition toujours existante et toujours renouvelée vaut bien l’exposition d’apparat qui, pendant quelques semaines, met en émoi toutes les intelligences de la France.

Sans chercher à pénétrer trop profondément dans le for intérieur, on peut donc apprécier raisonnablement la combinaison des causes diverses qui entraînent les fabricans français à paraître à l’exposition. Quelques-uns, certains de leur supériorité, tiennent à en rendre le pays juge et témoin, et songent un peu aussi à l’avantage que leur procureront des distinctions méritées par d’honorables travaux. Beaucoup y vont parce que l’un de leurs voisins s’est déterminé à y aller, et qu’en ne l’imitant pas, ils donneraient à croire que l’industrie locale est concentrée dans une seule main. Cet inconvénient est plus grave pour eux, que celui de commettre leurs produits à l’examen de rivaux qui pourront y puiser des renseignemens de fabrication ou des élémens de concurrence. D’autres comptent s’aider de la publicité que reçoit de la presse périodique l’examen de l’exposition. D’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, ne voient dans l’exposition qu’un mode de remplacer les foires du moyen-âge, et d’opérer plus promptement la circulation et le débit d’une marchandise.

Les foires étaient utiles et nécessaires alors que la féodalité et la division de l’Europe en petits états rendaient les routes peu sûres, et obligeaient, comme cela se pratique encore en Asie, les acheteurs à se réunir en caravanes pour leur protection mutuelle. Ces temps sont loin de nous, et cependant Beaucaire, Francfort-sur-le-Mein, Leipsig, etc., attirent encore les commerçans éloignés, comme les consommateurs du voisinage ; ce sont des bourses annuelles pour les uns, des lieux d’approvisionnement pour les autres. L’exposition de Paris a pris, dans quelques-unes de ses parties, un peu de ce caractère, et une portion considérable des exposans a plutôt compté sur le débit immédiat que lui procurerait ce bazar ouvert pendant deux mois, que songé au jugement que l’on pouvait porter de ses produits. Certes, nous sommes loin de blâmer les hommes qui recherchent les avantages qui doivent, dans ces occasions, compenser pour eux quelques-unes des chances de la carrière industrielle ; mais on peut se demander si c’est bien là le but que le gouvernement devrait se proposer, et quelle est alors la part du pays dans ces éclatantes réunions ?

Il n’entre pas dans notre plan de retracer les progrès que les fabricans et les producteurs français ont pu faire dans les vingt années qui se sont écoulées de 1806 à 1827. Ces progrès étaient grands ; mais ont-ils été en proportion de la longue période que cet espace de temps comprend ? Nous n’hésitons pas à dire que non. Ce n’est pas avancer que de ne pas resserrer la distance où l’on est de ses concurrens. La marche de l’industrie a été embarrassée, hésitante. S’appuyant principalement sur la consommation intérieure, elle a été, d’un autre côté, peu secondée par le commerce extérieur, dont la situation est toujours si difficile. La science de la création, c’est la science des débouchés ; et comment s’étonner de la lenteur du développement de notre production quand les vérités économiques les plus triviales sont mises en doute ou combattues par les ministres les plus influens de l’état, qui croient seuls avoir découvert la vraie science économique ?

Les doctrines prohibitives sont commodes pour les gouvernans ; elles leur concilient l’affection d’une classe entière de producteurs qui se trouvent délivrés du souci de la concurrence étrangère. Le dommage souffert par chaque consommateur en particulier ne paraît pas à celui-ci assez grand pour mériter une réclamation bien vive ; car il ne s’aperçoit pas que le mal est dans le principe, qui pèse par une réunion de plusieurs petits dommages partiels, et que la masse de ces dommages vient renchérir la production, dont, à son tour, il s’occupe. Il vaudrait mieux, pour lui, ne pas être protégé et ne pas subir la protection accordée aux autres. Les prohibitions absolues surtout ont fait d’autant plus de mal, que l’industrie française n’avait pas le moyen de mesurer l’espace qui la séparait de l’industrie étrangère.

Quoi qu’il en soit, nous devons rendre justice aux efforts et à la persévérance des industriels français. En dépit des causes puissantes qui les entravent, on doit reconnaître que les progrès ont été grands depuis l’exposition de 1827. Deux mauvaises années, celle de la crise commerciale et celle du choléra, sont comprises dans cette période. Beaucoup d’honorables existences ont succombé dans une lutte vive et terrible ; mais la fortune du pays a surnagé. On a compris, dans quelques branches, que la prohibition ne défendait pas contre la contrebande, et encore moins contre la concurrence intérieure. On s’est alors adressé à l’intelligence, à l’introduction des moyens perfectionnés, à la réduction de tout ce qu’il a été possible de diminuer dans les frais de production, et par l’abaissement des prix on a créé une augmentation réelle dans le nombre des consommateurs. Il est à déplorer que ces améliorations aient été encore généralement trop faibles pour nous faire prévaloir sur les marchés étrangers et accroître la masse de nos exportations. Il faut donc briser de nouvelles entraves et entrer plus largement qu’on ne l’a fait dans la voie de l’affranchissement commercial. Il faut interroger les besoins des autres peuples, honorer celui qui ouvre une nouvelle route de déplacement commercial, car il est aussi utile que celui qui nous dote d’un produit nouveau.

Nous appartenons à Paris, à une société qui a fait beaucoup de choses bonnes et utiles, sous le titre de Société d’encouragement pour l’industrie nationale, et nous nous sommes souvent émerveillé de voir qu’attentive à récompenser celui qui établissait à grands frais, à l’aide de quelque protection douanière, un produit que nous recevions précédemment de l’étranger, elle n’ait jamais détourné ses faveurs sur celui qui aurait procuré le placement à l’étranger de quelque article français. La grande phrase, la phrase obligée dans toutes ses solennités, et qui était encore, il y a peu de jours, répétée devant nous, est l’affranchissement du tribut payé à l’étranger. On est beaucoup plus occupé de ne rien recevoir des autres nations que de leur vendre, et cependant cette société a au nombre de ses comités un comité de commerce, dont l’existence, il est vrai, ne se révèle nulle autre part que sur le tableau des membres qui le composent.

Que l’on ne voie point dans les réflexions qui précèdent l’empreinte d’un esprit chagrin, qui demande ce que chacun regarde comme impossible à obtenir. C’est notre conviction qu’il dépend du gouvernement, par un bon emploi des moyens qui sont à sa disposition, de rendre de grands services à l’industrie française, en s’enquérant des débouchés qu’elle doit solliciter, en abolissant les droits des matières premières, réduisant les taxes de consommation, et remplaçant par une protection modérée les prohibitions absolues. Les vaines terreurs de cette dernière mesure se dissiperaient bien vite, remplacées par l’excitation d’une concurrence extérieure éventuelle, placée à une distance assez grande pour ne pas être dangereuse.

Une hardiesse moins grande, et dont la portée eût été immense, c’est l’introduction à l’exposition, et dans un local particulier, des produits de l’industrie étrangère, avec des notes sur leur destination. Là, en outre de l’enseignement que la généralité des fabricans français y eût puisé, nous aurions pu juger que les articles dans lesquels nous sommes restés les plus arriérés sont justement ceux qui, prohibés dans leurs analogues, sont par leur volume, leur poids, leur valeur, le mieux défendus contre la contrebande. Ainsi la poterie, la quincaillerie, la coutellerie, valent d’autant moins en France, que l’on n’a pas le moyen de les comparer à celles de l’étranger.

Un coup d’œil rapide sur les principales branches de l’exposition servira de complément à nos pensées.


Considéré sous un point de vue philosophique, le travail tout entier de la société, ou l’ensemble des opérations qui, dans la vue d’une application à nos besoins, modifie et change la forme des objets pour la création de nouveaux produits, mérite le nom d’industrie. La science agricole, les arts manufacturiers, le commerce de déplacement, sont dirigés par les mêmes principes économiques, et leur exploitation repose sur des bases semblables. Tous emploient comme moteurs ou comme agens destinés à suppléer soit à l’insuffisance de la force humaine, soit à l’inhabileté des organes dont la nature nous a pourvus, des instrumens plus ou moins perfectionnés. Ces instrumens reçoivent le nom d’outils, quand leur impulsion peut provenir d’une main isolée, capable à elle seule de les mettre en œuvre, et celui de machines, quand leur ensemble offre une combinaison de forces diverses, surveillée ou mise en action par une ou plusieurs intelligences.

Les machines sont des produits d’une importance d’autant plus grande que la perfection à laquelle elles peuvent atteindre détermine et facilite la création de tous les autres produits du travail de la société. L’on ne s’étonnera donc pas de nous les voir placer au premier rang dans la revue des objets qui ont été offerts aux regards du public.

À la restauration, la France était pauvre en machines, et bien que l’instruction théorique et la science soient parvenues, dans ce pays, au plus haut degré d’élévation, la pratique, faute d’occasion de l’exercer, était restée complètement arriérée. Comment, en effet, les arts mécaniques auraient-ils pu faire des progrès ? Les moyens de produire, quelque imparfaits qu’ils soient, sont presque toujours suffisans à ceux qui sont protégés par des prohibitions contre les productions étrangères. Ce n’est que lorsque la concurrence intérieure augmente et se développe que les plus industrieux sentent la nécessité de recourir à des procédés perfectionnés. Mais alors quelles ne sont pas les difficultés qu’ils éprouvent pour améliorer les instrumens dont ils se servent ? Par représailles de la clôture du marché de consommation, les étrangers prohibent la sortie des machines, et, sans égard pour le libre arbitre que la nature accorde à tous les hommes, ils frappent de rudes peines les ouvriers qui tenteraient de s’expatrier. Ainsi les mécaniciens français ont eu à lutter contre le manque de bons modèles, la privation d’ouvriers instruits et intelligens, la cherté du combustible et des métaux, et surtout contre celle de la fonte et du fer, accrue par l’énormité de nos droits protecteurs. Lorsque des efforts soutenus ont pu remédier à quelqu’une de ces causes, d’autres n’en existaient que plus puissantes, et si nous avons à nous émerveiller, c’est que l’art de la mécanique n’ait pas péri dans cette lutte. La persévérance de quelques hommes laborieux, l’aide des artistes et des ingénieurs étrangers, que les lois pénales de leur pays n’ont pas découragés, ont cependant naturalisé en France la fabrique des machines ; et quand nous aurons à bon marché du fer et de la houille, nous pourrons bientôt suffire aux besoins de nos manufactures. Déjà un certain nombre d’ouvriers en sont venus à acquérir cette capacité qui imprime l’impulsion à de nombreux ateliers, et l’exposition de 1834 a montré les importans progrès qui ont eu lieu depuis celle de 1827. Ce n’est pas qu’on y remarque aucun système neuf, que l’on puisse signaler comme une découverte, mais c’est déjà beaucoup que d’y rencontrer d’heureuses imitations, et ce caractère de précision dans l’exécution qui a trop long-temps manqué aux mécaniciens français.

Le fabricant de machines qui recherche des commandes peut trouver quelque avantage dans la publicité ; mais les industriels qui font établir dans leurs propres ateliers les appareils dont ils se servent ne paraissent guère à une exposition qui les déposséderait du privilége des améliorations qu’ils ont pu imaginer. Quelque nombreuse qu’ait été la liste des machines qui ont été soumises aux regards du public, quelque étendue qu’il ait fallu donner à la place qui leur était assignée, nous regardons comme incomplète la série de cette partie de l’exposition, et nous en augurerions volontiers que la France est plus riche en ce genre qu’elle n’a dû le paraître, quoique bien loin encore du point où elle doit arriver. Les arts industriels ne peuvent avancer qu’avec le secours de la mécanique, et les mesures qui faciliteront cette branche importante réagiront sur toutes les autres. Abaissement du prix des matières, instruction des ouvriers, bonne direction des capitaux, c’est là ce qu’exige la prospérité future de la France.

Les machines à vapeur qui ont figuré à l’exposition, les presses à huile, la machine à broder et la machine à auner, les bancs à broches pour la filature du coton et pour celle de la laine, la belle presse monétaire et la presse à imprimer de M. Thonnelier, l’engrenage d’impression au cylindre à trois couleurs pour les toiles peintes, attestent, avec une foule d’appareils plus ou moins ingénieux, une recherche sérieuse des effets obtenus par les combinaisons de puissance et une étude heureuse des procédés en usage chez nos voisins.


Une partie de l’exposition qui nous a le plus aidé à nous rendre raison des obstacles qui s’opposent encore au développement de la mécanique est celle où on a essayé de nous donner une idée de la puissance métallurgique en France. Hélas ! nous manquons de cuivre, de plomb, d’étain, de zinc, et nos exploitations de fer, protégées dans la vue du profit qui pouvait en résulter pour les propriétaires de forêts, ne nous fournissent qu’à un prix exorbitant le plus nécessaire et le plus précieux des métaux. La législation française a cherché le moyen d’augmenter la production intérieure du fer en adoptant des dispositions qu’elle a cru favorables aux entrepreneurs de cette industrie, et elle n’a été en définitive avantageuse qu’aux propriétaires de combustibles. C’est cette classe qui a recueilli, au détriment du pays, tout le fruit du droit prohibitif sur lequel on éprouve aujourd’hui tant de difficulté à revenir.

La France a accueilli un système particulier sur les droits des fers. Elle impose à un taux plus élevé le fer de la moindre valeur, celui qui est fabriqué à la houille, et qui ne convient pas à tous les emplois. Aussi l’importation, en 1832, n’a-t-elle été que de 178 tonnes (de 1,060 kil.), sur un acquittement total de 5,806 tonnes. Le pays a reçu, dans cette même année, 6,800 tonnes de fonte brute de l’étranger, et 676 tonnes d’acier. La production locale, correspondante à cette époque, a été évaluée à

225,250 tonnes de fonte ;
9,000 tonnes de fer obtenu du minerai ;
dont l’emploi a eu lieu sous toutes les formes.

L’Angleterre, dont la production en métaux est élevée à un si haut degré, qui exporte elle-même chaque année

25 à 30,000 tonnes de fonte brute ou mazée,
et 70 à 80,000 tonnes de fer en barres ou en verges,
tire cependant de l’étranger pour sa consommation
15 à 16,000 tonnes de fer en barres du nord,
c’est-à-dire près de trois fois autant que nous en recevons nous-mêmes. Le fer est un instrument de travail, on ne saurait en avoir trop, et l’abaissement des droits aurait des résultats incalculables pour l’agriculture, la marine et l’industrie du pays. Les maîtres de forges en souffriraient moins qu’on ne pense, l’exposition nous a révélé des progrès que nous attribuons plus au développement de la science qu’à la protection des prohibitions. Au reste, ce n’est pas à cette exposition que l’on peut juger de l’état actuel de l’exploitation métallurgique en France. Importante comme l’est cette industrie, on ne peut l’apprécier sur des échantillons qui laissent une idée trop imparfaite du travail qui a été nécessaire pour les obtenir.


Les travaux de préparation exercés sur les métaux bruts, pour en faciliter l’emploi dans les arts, ont fait les mêmes progrès que la fabrication des machines, sans lesquelles il n’eût pas existé de résultat possible. On remarque, sur les précédentes expositions, une supériorité incontestable dans les dimensions et la perfection de la main-d’œuvre pour le plomb coulé en tables, pour le plomb laminé, et pour l’étain en feuilles à étamage. Le laminage du zinc, du cuivre pur, du laiton, du bronze, et du fer amené à l’état de tôle ou de fer-blanc, l’emboutissage du cuivre pour fonds de chaudières, le moulage de la fonte, la conversion du fer en acier, et la tréfilerie du fer et du cuivre pur ou allié se sont également distingués. Nous nous réjouissons de voir préparer ainsi les élémens nécessaires à des industries d’une autre nature, d’autant plus que la prohibition absolue d’importation étrangère qui frappe sur presque tous n’est pas une des causes les moins fortes du haut prix des travaux de ces diverses fabrications.

Les instrumens d’agriculture, exposés isolément, n’ont offert aucun ensemble des moyens qu’emploie à présent cette branche précieuse de la fortune publique. La science agricole n’a pas été appelée d’une manière spéciale à l’exposition de l’industrie, et c’est par d’autres juges et dans un autre concours que ce qui s’y rapporte doit être apprécié. Cependant on n’a pas dû refuser ce qui était envoyé sous le titre d’outils fabriqués. Quelques charrues nouvelles, entre autres celle de Grange, des moyens de transport et d’autres objets connus depuis long-temps constituaient cette partie de l’exposition.


Sous l’empire d’un tarif qui, lorsqu’il ne prohibe pas, frappe la production étrangère de droits exagérés, les ouvriers français ont été plus souvent entravés qu’aidés. Ce qui se faisait le plus remarquer à l’exposition, c’était l’absence des outils, aides si précieux dans les arts. Nous rendons justice aux efforts des fabriques de faux, de limes, de râpes, de taillanderie, qui ont paru dans les salles de l’industrie ; mais la prohibition ou les surtaxes les ont moins favorisées que le haut prix du fer et du combustible ne leur a été nuisible, et les tableaux de notre commerce extérieur nous serviront à cet égard d’enseignement. Devant laisser à part l’année 1831, époque de crise commerciale, nous prendrons la moyenne des deux années 1830 et 1832, et celle de 1825-1826, pour base de nos comparaisons avec les années antérieures.

Sous le tarif de 1814, les faux payaient, du plus haut droit, 72 francs par 100 kil., et l’importation moyenne de 1818 à 1822 a été de 325,000 kil. Le tarif de 1822 a porté le droit à 176 francs. L’importation annuelle de 1825-26 a été de 285,000 kil., celle de 1830-32 de 275,000  kil., éprouvant à peine une diminution d’un sixième, en dépit de 150 pour 100 d’augmentation sur un droit déjà élevé, car de bonnes faux ne peuvent être remplacées.

La quantité de faucilles et autres instrumens aratoires que l’on importe en France est plutôt en voie d’accroissement, car le travail rural augmente, et nos forges françaises ne répondent pas aux besoins.

Les limes communes payaient 60 francs 50 cent. par le tarif de 1814, 85 francs 60 cent. par celui d’avril 1818, 95 francs par celui de juin 1820 ; les limes fines étaient tarifées en 1814 à 176 francs, à 234 francs et à 291 depuis 1820. Il s’est importé moyennement des premières 211,000 kil. de 1818 à 1820, 285,000  kil. en 1825-26, 258,000 kil. en 1830-32 ; et des secondes 32,000 kil. de 1818 à 1820, 29,000 kil. en 1825-26, enfin 36,000 kil. en 1830-32.

Que si nous passons aux articles désignés sous le nom d’outils, le tarif de ceux de pur fer n’a pas été changé depuis 1814, et l’importation fort variable n’offre point de moyenne sur laquelle une opinion puisse se fixer. Mais les outils de fer rechargés d’acier, imposés à 118 francs par 100 kil. en 1814, l’ont été à 164 francs en 1820. La moyenne de l’acquittement a été de 140,000 kil. en 1818-19, de 114,000 kil. en 1825-26, et seulement de 82,000 kil. en 1830-32. Les outils de pur acier, tarifés aux mêmes époques à 176 francs, puis à 254 francs, ont obtenu un acquittement annuel de 30,000 kil. en 1818-19, et, après quelque variation dans ce chiffre, de 31,000 kil. en 1830-32.

De semblables considérations et les mêmes changemens du tarif s’appliquent aux deux qualités de scies dont on a reçu 27,000 kil. en 1818 et 25,000 kil. en 1830-32.

On voit que l’élévation des droits n’a rien changé à la nécessité des importations, parce que les outils sont une chose indispensable à l’ouvrier, et que l’exorbitance de l’impôt n’a pu amener les fabricans français à en établir qui pussent satisfaire les besoins de ceux qui les emploient. Les quantités importées restent au même niveau, seulement on a prélevé sur le salaire des classes pauvres le moyen de répondre aux exigences d’un droit protecteur. Les seules parties constituantes des articles dont nous venons de parler sont le fer et le bois, avec plus ou moins d’une main-d’œuvre souvent assez grossière, et les taxes varient de 60 francs 50 cent. et 95 francs jusqu’à 234 francs le quintal métrique, c’est-à-dire bien au-delà de ce que paient la majeure partie des denrées exotiques précieuses que le commerce introduit pour la consommation des classes riches.

Si un tarif modéré et sage eût été établi, peut-être l’importation des outils étrangers se serait-elle accrue avec le développement du travail en France. Nous avons peu de foi aux calculs des valeurs officielles dont se sert l’administration, l’époque où elles ont été établies est déjà éloignée, et la production améliorée est partout moins coûteuse ; nous trouvons cependant, en les prenant pour base, que les droits ont été de 78,000 francs sur une valeur de 120,000 francs d’outils rechargés d’acier venus de Prusse, d’Angleterre et de Belgique en 1832. Où en sont donc nos fabricans d’outils, pour qu’un droit de 66 pour 100, qui, dans notre opinion, est de 100 pour 100, n’ait pas empêché cet acquittement ? Quoi ! on leur donne pour prime la valeur de l’objet produit, et cela ne suffit pas ! Que devient alors le droit protecteur, si ce n’est une taxe directe sur l’emploi des outils, sur le travail, sur l’industrie ? Cette taxe, réunie à celles que nous imposons aux matières premières, exerce, comme nous continuerons à le démontrer, l’effet le plus fâcheux sur notre production industrielle. On a voulu tout protéger, on a réussi à tout étouffer, à rendre surtout la production coûteuse, et pour avoir renoncé à acheter de l’étranger, nous avons augmenté la difficulté de lui vendre.


Si nous regardons comme un mauvais acte d’économie politique, la mesure qui a porté une taxe exagérée sur les outils de l’ouvrier, sans parvenir à les faire remplacer par des outils faits en France, nous jugerons tout aussi sévèrement l’impôt sur les laines adopté dans le but, non de favoriser l’agriculture, mais d’élever le prix du fermage des terres, au grand détriment de l’agriculture, et pour le seul bénéfice du propriétaire. L’exposition de 1834 nous a montré de belles et bonnes laines produites sur le sol français. Le nord de la France, c’est-à-dire les départemens qui avoisinent Paris, la Normandie, l’Artois, la Champagne, la Picardie, la Brie, la Beauce et l’Île de France possèdent presqu’exclusivement les moutons à laine fine et à toisons améliorées. Il n’existe guère qu’une exception dans le troupeau de Naz, département de l’Ain, vrai type de supériorité, et qui montre à cent vingt lieues de la capitale les résultats que peuvent obtenir des hommes judicieux et éclairés. Nous louerons surtout les propriétaires de ce que, seuls de tous les producteurs de laines, ils ont compris que l’intérêt de l’agriculture n’était pas de vendre sans concurrence aux fabricans d’étoffes, mais de voir les manufactures se développer et s’améliorer. Eux seuls ont combattu les mesures désastreuses contre lesquelles le gouvernement se débat à cette heure.

Pendant une longue période, les pays industrieux entraient assez volontiers dans la voie de prohiber ou d’entraver la sortie des laines, mais aucun ne songeait à repousser ou à frapper d’un droit celles qui arrivaient de l’étranger. On regardait comme précieuses toutes les matières premières, et on les exceptait soigneusement des prohibitions. L’Angleterre, sous les ministres tories dont le règne a duré un quart de siècle, a commencé, en 1805, à leur imposer un droit qui équivalait d’abord à 15 francs par 100 kilogrammes, et qui fut graduellement élevé jusqu’à 23 fr. 30 c. (un denier par livre), taux auquel il était encore en octobre 1819. La même influence, qui depuis a agi chez nous, amena un changement de système. Le droit fut porté, vers la fin de 1819, à 6 deniers par livre (139 fr. 80 c. pour 100 kilogrammes), et subsista ainsi jusque vers la fin de 1824, où l’on est enfin revenu au droit de un denier (23 fr. 30 c.) pour la laine dont la valeur dépasse un shilling la livre, et moitié de ce droit pour celle qui est au-dessous.

En France, la loi du 28 avril 1816 n’imposait les laines qu’à un simple droit de contrôle de 1 fr. par 100 kil. À la sortie, en revanche, on percevait 33 fr. sur les laines fines lavées, 16 fr. 50 c. sur les mêmes laines en suint, et on prohibait les laines communes. La production se développant dans toute l’Europe, les prix baissèrent dans une série de bonnes récoltes, et le système de prohibition étant réclamé par les grands propriétaires, on fixa le tarif des laines brutes ou en suint à 24 fr. 20 c. pour les surfines, 18 fr. 15 c. pour les fines, et 12 fr. 10 c. pour les communes ; le double quand elles étaient lavées à froid, et le triple quand elles étaient lavées à chaud. Un simple droit de balance fut mis à la sortie.

Ces mesures n’opérèrent pas assez vite au gré des éleveurs de troupeaux. L’importation qui de 6,900,000 kil. en 1821, de 9,120,000 kil. en 1822, était tombée à 4,400,000 kil. en 1824, s’était relevée à dépasser 6 millions en 1825. On s’effraya de nouveau, et on porta en 1826 le droit à 33 pour cent de la valeur sur toutes les sortes sans distinction, avec défense d’admettre une déclaration au-dessous du prix de 1 fr. le  kil. pour la laine en suint, le double ou le triple pour les laines lavées à froid ou à chaud.

C’est donc justement quand, sous le ministère de M. Huskisson, l’Angleterre comprenait que les mesures prohibitives ou répulsives cessaient d’avoir quelque valeur, puisque la situation de l’Europe permettait à chaque état de les employer, c’est, disons-nous, dans ce même moment que les législateurs français s’empressaient de s’en emparer. Mais d’autres causes que celle de la concurrence étrangère agissaient sur le prix des laines. Plus on cherchait à en élever le prix, plus on mettait obstacle au commerce d’exportation, et la France cessant d’être un marché favorable pour les laines, les fabricans eurent de la peine à assortir des mélanges convenables. Le ralentissement des travaux devint plus funeste que le bas prix antérieur, et les troupeaux cessèrent de recevoir les mêmes soins. La France comptait 35 millions de bêtes à laine en 1819. Suivant M. Ternaux, elle n’en avait plus que 29,500,000 en 1828, donnant moyennement en laines lavées, 150,000 kil. de laines surfines, 5,000,000 kil. de laines fines, et 22,000,000 kil. de laines communes.

Depuis 1828, la production a encore diminué ; les prix, par des causes générales dans toute l’Europe, ont subi une hausse de 60 ou 80 pour cent, et la France, manquant surtout de laines communes, a importé dans toutes les espèces 7,950,000 kil. en 1830 ; 3,838,000 kil. en 1831 et 4,621,000 kil. en 1832.

Nous avons parlé de la législation anglaise et de ses variations. Les résultats justifient toutes les conséquences que l’on peut en déduire. La moyenne, pour le Royaume-Uni, des acquittemens de laine étrangère pour les années 1820, 1821 et 1822, n’atteint pas 6 millions de kilogrammes ; elle dépasse 12 millions et demi pour les années 1830, 1831 et 1832. Toute cette laine a été avantageusement employée par le fabricant anglais, et elle a empêché le pays de perdre la consommation des peuples étrangers qu’il était en possession de fournir. L’exportation des étoffes, bonneteries et lainages de toute espèce dont la valeur déclarée a été en 1820 de 5,586,000 liv. sterl., qui, quelquefois s’est élevée par occasion jusqu’à 6 millions sterl., est encore pour 1832 de 5,244,000 liv. sterl., ou plus de 131 millions de France, dans lesquels ne sont pas compris près de 2 millions de kilogrammes de laine filée, dont la production et le travail ont été acquis au pays.

Les Anglais produisent plus de laine qu’aucun autre peuple, et cependant ils ont eu le bon sens d’admettre très facilement toutes les laines étrangères, en même temps qu’ils laissent sortir les leurs sans contrariété. Aussi leurs fabriques prospèrent, profitent de toutes les chances commerciales que le monde entier peut offrir, et offrent, au producteur de laines du pays même, le débouché le plus avantageux qu’il puisse rechercher. En France, nous voulons protéger la laine de nos troupeaux, et au lieu de chercher à améliorer le marché en nous occupant de trouver l’emploi des articles manufacturés, nous croyons avoir tout fait quand nous avons fermé la porte à la matière première étrangère. Aussi allons-nous voir quelle a été la suite de ces dispositions pour notre industrie manufacturière, si belle et si importante. Une ordonnance rendue récemment a réduit à la vérité à 22 pour cent le droit sur les laines, et elle a aboli le minimum des déclarations qui pourront à l’avenir être faites sur la valeur réelle. Mais ce palliatif est trop faible pour amener un notable changement dans l’état du commerce.


L’emploi le plus important qui se fasse de la laine est dans la fabrication des étoffes destinées aux vêtemens, et surtout de celles qui portent spécialement le nom de draps.

Les manufactures de draps ont, dans le cours d’un siècle et demi, conquis en France une supériorité bien caractérisée sous le rapport de la qualité, de l’éclat et de la couleur. L’exposition de 1834 est loin, quoi qu’on en ait dit, d’indiquer une marche rétrograde. Les efforts des fabricans, bien qu’entravés par tant de causes fâcheuses, ont conservé à cette industrie le rang où elle s’était élevée. Mais cette place est-elle d’accord avec les enseignemens de la science économique, et les résultats sont-ils en rapport avec le développement du mouvement social sur le globe entier ? Il nous sera, malheureusement, facile de démontrer que non, et la sévérité de nos observations ne doit pas empêcher d’en mesurer la portée.

Nous concevons qu’en France, un partage plus égal de la fortune publique a permis, depuis 1789, à un plus grand nombre de citoyens, d’atteindre à la consommation de certains produits réservés autrefois aux classes supérieures. Les fabriques des étoffes communes de nos aïeux, comme la ratine, la bure, le froc, se transforment petit à petit en fabriques de draps ordinaires, fournissant un vêtement plus décent, plus durable, qui fait disparaître les différences trop tranchées entre les diverses classes sociales. Les nuances extérieures, ramenées de plus en plus à un type commun, hâtent le progrès d’une civilisation qui n’est complète que lorsqu’elle a pénétré dans les masses. Sous un point de vue moral qu’il serait facile de développer, nous devons donc désirer toutes les mesures qui peuvent abaisser les prix des choses bonnes et belles, et les faire descendre dans la consommation générale. Nous devons le désirer encore pour reconquérir au pays les débouchés à l’étranger auxquels il a droit de prétendre, et qui seuls peuvent maintenir les progrès de notre industrie.

Les documens officiels, dans lesquels les gouvernemens des pays civilisés rendent compte des faits commerciaux, nous ont toujours paru d’une grande importance, et nos efforts ont constamment tendu à assurer à la France les bienfaits de cette publicité qui n’était pas même refusée à l’Espagne et à la Russie. Mais ces documens, quand on les obtient, ne peuvent contenir, avec les faits principaux, tous les détails nécessaires pour les expliquer. Un certain esprit de critique est donc nécessaire pour en faire bon usage et nous aider à porter quelque jour sur la vraie situation de notre commerce de draperie et de lainages avec l’étranger et sur son effrayante insignifiance.

Nous avons vu qu’en 1832 la France avait importé 4,621,594 kil. de laine pour une valeur déclarée de 7,861,821 fr. D’après la rigueur de la faculté de préemption laissée à la douane, cette valeur peut être regardée comme exacte et en rapport avec le droit payé de 2,593,755 fr. Le prix moyen de la laine importée est donc de 1 fr. 70  c. le  kil., et comme le minimum de déclaration était de 1 fr. pour la laine en suint, ou de 2 fr. pour la laine lavée à froid, il est évident que cette importation est presqu’en entier en laines communes, d’autant que nous avons en France une proportion excédante de laine fine.

L’exportation générale des objets de toute espèce fabriqués avec la laine, y compris même les laines teintes ou filées, a été, en cette même année 1832, de 486,076 kil., dont la valeur se résume officiellement en 37,657,852 fr.

Les primes à l’exportation, basées sur la loi de douanes de mai 1826 et l’ordonnance de mai 1831, n’ont été liquidées en 1832 que sur une partie de cette exportation soit 1,243,856 kil. et ont été de 2,982,116 fr., c’est-à-dire qu’elles avaient déjà excédé de 388,361 fr. les droits perçus, et que les paiemens n’étaient pas achevés.

Si l’on descend maintenant dans les détails, on verra que nos exportations ont été de

680,844
kil. draps évalués officiellement 
18,382,788 fr.
157,569
»Casimir et mérinos 
7,405,743 fr.
838,413
kil. valant 
25,788,531 fr.
et l’on va en conséquence répétant partout que notre commerce d’exportation est encore de 26 millions. Mais à l’article des primes, on voit que l’on a accordé 1,746,723 fr. sur 624,231 kil. à 13 et demi pour cent, valeur en fabrique. Cette valeur de fabrique, sur laquelle on perçoit la prime, est portée par les déclarans, et les officiers de la douane le savent bien, aussi haut qu’il est possible de la faire admettre, et il en résulte que la valeur de ces 624,231 kil. ne dépasse pas 12,568,570 fr.

Il est difficile de diviser ce qui tient au drap, de ce qui a pour objet le casimir et le mérinos, mais en admettant un cinquième du poids, pour ces dernières étoffes, ce qui est la moyenne, on aurait pour


500,000
kil. de draps ou environ 
450,000 aunes
à 18 fr. prix moyen d’exportation 
8,100,000 fr.
124,231
kil. casimir et mérinos 
4,468,370
624,231
kil. valeur déclarée, 
12,568,370
214,182
non liquides, dont la valeur proportionnelle relative est de 
4,208,214
838,413
kil. de draps, casimir et mérinos, ont donc pour valeur réelle 
16,772,584 fr.


c’est-à-dire qu’il faut déduire un grand tiers de la valeur officielle portée dans les tableaux des douanes.

Qu’est-ce donc pour un pays comme la France qu’une exportation de 16 à 17 millions de draperie ?

Les autres exportations ont été en 1832, étoffes, pures et mélangées, châles de laine, passementerie, et

divers 
238,414
kil. valeur officielle 
5,464,742 fr.
Couvertures 
210,890 — — — — — — — — — — — 1,466,590
Tapis 
9,431 — — — — — — — — — — — 235,755
Bonneterie 
68,931 — — — — — — — — — — — 1,792,706
Laines filées ou teintes 
117,813 — — — — — — — — — — — 2,254,808
Total 
645,479 — — — — — — — — — — — 11,214,661

Ici il n’y a plus de valeur déclarée que nous puissions prendre pour base, mais une réduction d’un tiers sur la valeur officielle ne nous semble en aucune façon exagérée. Nous trouvons donc à peine à compléter une valeur totale d’exportation de 24 millions dont un douzième en laines filées ou teintes, matière première d’autres fabrications. Les primes liquidées sur ces derniers articles ont été


270,090 k.
Étoffes et passementerie 
Auxquelles on a alloué 
704,477 fr.
202,781
Couvertures 
270,887
5,248
Tapis 
6,298
76,262
Laine filée 
120,288
65,615
Bonneterie 
133,443
609,615
Qui ont reçu de prime 
1,227,393 fr.


Une certaine partie des objets qui composent cette dernière liste peut bien avoir été fabriquée avec de la laine d’importation ; mais il est évident que la prime ne peut, en aucune façon, réparer le mal que cause à nos fabriques l’impôt exagéré mis sur la matière première. Le droit réduit à 22 p. 0/0 est tout aussi intolérable qu’à 33, et la protection accordée en ce cas au propriétaire foncier continue à être meurtrière pour notre industrie. C’est presque une dérision pour un pays comme la France d’appeler ses manufacturiers à un brillant concours et en même temps de conserver des mesures qui font payer à tous les consommateurs du pays une surhausse de prix, en réduisant la branche la plus brillante à recevoir de l’état des primes qui excèdent le draw-back des droits qu’elle a payés.

Les primes payées en 1833 à la sortie des étoffes et laines ouvrées n’ont été que de

2,168,830 fr., et par conséquent notre exportation a beaucoup diminué.

Les fautes commises par d’autres peuples et à d’autres époques, en économie politique, devraient nous profiter. L’état de prospérité, qui a actuellement pour principe l’agrandissement des libertés commerciales, serait une chose bonne à prendre en considération. Après quelques variations dans cette carrière, l’Angleterre a pris enfin le meilleur parti. Un droit fort modéré sur la laine importée en faveur du fabricant, liberté complète d’extraction en faveur du propriétaire, cessation des prohibitions en faveur de tous les consommateurs et en faveur de l’industrie elle-même qui en reçoit d’utiles leçons, tels sont les moyens qui éveillent et développent l’industrie anglaise. La valeur déclarée des exportations de lainage a été, comme nous l’avons dit, en 1831 et 1832, de 130 millions de francs, et pour 1833, dont les documens nous parviennent au moment où nous écrivons, cette valeur est de plus de 155 millions : cette année-là il est sorti de la Grande-Bretagne 597,000 pièces de drap, dont 325,000 pour les États-Unis, le Brésil et l’Amérique espagnole, pays qui nous sont ouverts tout comme à nos voisins, et 127,000 pour la Chine et les Indes. Aussi cette même année l’Angleterre a reçu de l’étranger plus de 17 millions de kilogrammes de laine, en a revendu plus de deux millions de la sienne en nature, sans compter un million de kilogrammes de laine filée.

En nous bornant toutefois à comparer des années correspondantes, nous voyons que l’Angleterre a exporté, en 1831 et 1832, moyennement 400,000 pièces de drap. À 20 yards par pièce et au prix de 5 à 6 shillings le yard, c’est une valeur en draperie de 55 millions de francs, c’est-à-dire plus de quatre fois ce que la France, qui se pique de bien fabriquer les draps, a exporté. C’est qu’il faut fabriquer pour les masses, pour le gros des consommateurs, et non pour l’exposition, pour la médaille d’or, ou pour les tailleurs de Paris. Le bon sens des fabricans anglais suffirait à les garder contre notre système de fausse gloire, si l’esprit d’innovation venait à essayer de naturaliser chez eux les expositions industrielles où chacun veut avoir son chef-d’œuvre, ainsi que les anciens artisans étaient tenus d’en faire en recevant la maîtrise. Les fabricans anglais en appelleraient des opinions du jury ou des grands de l’époque aux tableaux du commerce de leur pays ou du commerce des pays avec lesquels ils sont en rapport. Ils verraient, par exemple, dans les rapports faits au congrès des États-Unis, qu’en cumulant les deux années 1830-31 et 1831-32, que les fabriques de draps et de lainage y ont envoyé, l’Angleterre pour 8,668,000 dollars, et la France 1,197,000 dollars ; que dans ce calcul la première a 152,000 dollars de draperie, et la seconde 28,000 dollars seulement ; et ils seraient convaincus que c’est leur fabrication qui est dans la voie rationnelle.

Nous serions bien fâchés que notre ardeur pour la vérité pût être prise pour un désir de ne pas rendre justice à nos manufacturiers. Nous croyons qu’ils ont tort de ne pas demander eux-mêmes l’abolition des prohibitions par lesquelles ils supposent qu’ils sont défendus, et qui seraient remplacées par un droit de protection. Ils solliciteraient en même temps la suppression, qui ne pourrait leur être refusée, des entraves qui réduisent leurs produits à ne pouvoir sortir de France. En tout état de choses, nous reconnaissons qu’il y a amélioration dans leurs procédés et dans leurs produits.

Louviers, par exemple, conservant sa supériorité pour les beaux draps de couleur, soigne davantage ses apprêts et sa filature. Les draps légers et les draps noirs de Sedan exigent le choix le plus scrupuleux des laines supérieures de France et des laines de Saxe. Carcassonne, qui imite les draps noirs dans les qualités inférieures, est encore loin d’avoir adopté l’usage des machines nécessaires à une fabrication perfectionnée. Elbœuf, dont la grande draperie est le type de la solidité, a aussi envoyé à l’exposition une variété d’étoffes légères dont les couleurs et le tissu laissent peu à désirer. Les cuirs de laine et les castorines de Castres, ainsi qu’un produit nouveau appelé hybernine, élèvent encore la réputation de la fabrique déjà si recommandable de cette ville. Un petit nombre de fabricans de Lodève, de Saint-Pons et de Saint-Chinian se sont faits les représentans des fabriques de draps de troupes et de draps de couleur à bas prix. Bédarieux et Clermont de Lodève se sont abstenus de paraître à l’exposition, au grand regret de ceux qui comme nous aiment les prix modiques en harmonie avec une fabrication solide et cependant soignée. Là on a compris que l’attention se porterait sur les draps à 60 fr. l’aune, plutôt que sur ceux de 10 à 15 fr., et que des draps qui se consomment au Levant ou dans le fond de la province ne paraîtraient pas aussi dignes de faveurs que ceux que l’on porte à la cour ou dans les salons des ministres. Grâce à nos lois de douanes, nous n’avons pu trouver à l’exposition un seul échantillon de tissu en poil de Brême ; il est vrai que cela ne sert qu’aux matelots. Nous avons aussi manqué de documens sur quelques parties intéressantes de l’exposition où un petit nombre d’articles à bas prix était relégué. Nous le regrettons d’autant plus que nous n’avons jamais entrevu l’avenir du commerce français dans la fabrication des objets à prix élevé. Aussi, un journal belge terminait-il son examen de notre exposition de draps par ces mots significatifs : « La Belgique n’a pas à s’en effrayer ! »

La fabrication des casimirs a suivi les progrès de celle des draps dans les localités qui s’en occupent simultanément, et surtout à Sedan. Mais d’autres étoffes légères, et surtout celle qui est connue sous le nom de mérinos, font le plus grand honneur à nos manufactures et sont estimées des étrangers. Il y a une amélioration notable dans les flanelles de Reims et les petites étoffes mélangées ; mais nous sommes loin, pour les flanelles surtout, de pouvoir songer à aucune concurrence avec l’Angleterre.

Si nos gasquets pour le Levant ont conservé un débouché précieux, le reste de notre bonneterie ne peut, ni pour le prix, ni pour la qualité, soutenir la concurrence étrangère. Aussi les États-Unis n’en ont-ils reçu que pour 16,000 dollars (84,000 fr.), en 1831-32, quand l’importation anglaise s’y est élevée à 220,000 dollars (1,155,000 fr.)

La France est certainement le pays où il est le plus difficile de trouver une paire de bas de laine d’une finesse médiocre à un prix modéré. Nous ne voulons pas d’autres preuves des progrès immenses qui restent à faire à nos filatures, tout en appréciant les difficultés qui gênent leur essor.

De toutes les branches d’industrie manufacturière en France, la plus importante, sans contredit, est celle de la soierie. C’est au goût de nos fabricans et de nos dessinateurs, à l’habileté de nos teinturiers et de nos ouvriers tisseurs, qu’est due la supériorité que nous conservons encore. Malheureusement, de graves circonstances ont, depuis quelques années, porté la perturbation dans la fabrique et placé son avenir dans une situation critique. Ce n’est point ici le lieu d’examiner la cause des malheurs que déplore encore cette noble cité de Lyon, si long-temps métropole des arts et du commerce. Une étude approfondie des vices de notre ordre social peut seule indiquer le remède et conserver au pays les avantages que la rivalité des nations étrangères nous dispute de toutes parts. Le péril est imminent et ne peut être conjuré que par un véritable retour de la part du gouvernement aux idées d’une économie politique libérale et éclairée.

La France produit une quantité considérable de soie, comme matière première. Les progrès de notre agriculture, ceux surtout de la science mécanique, doivent augmenter encore cette production qui ne sera en rien contrariée par l’adoucissement que nous avons eu le bon esprit d’apporter aux droits sur la soie étrangère, car celle-ci nous devons nous garder de la repousser pour la faire profiter à nos rivaux. L’Angleterre trouve moyen d’employer l’immense quantité de laine qu’elle produit et d’en importer encore ; pourquoi n’en ferions-nous pas de même pour la soie ?

La France a dès long-temps renoncé, pour les soieries fabriquées à l’étranger, au faux système de la prohibition. Les droits qu’elle perçoit à l’importation constituent une protection suffisante, mais ils n’empêchent pas d’être avertis du relâchement dans notre industrie et de la nécessité de redoubler d’efforts pour maintenir la concurrence. Le pays eût gagné à ce que la sagesse de cette mesure eût été générale.

Quelques chiffres pris à des époques assez distantes nous paraissent nécessaires pour que l’on puisse juger de l’importance du commerce des soieries.

En 1823, année qui a précédé l’ouverture du marché anglais, la France a importé pour 33 à 34 millions de francs de soies étrangères. Elle a acheté de plus pour 2,163,756 fr. de tissus fabriqués, dont :


1,000,000 fr. Étoffes unies, châles ou mouchoirs.
796,000 Rubannerie et passementerie.
360,000 Fleurets tissus.


et le reste sans importance.

On a exporté cette même année 1825 :


16,670 kil. Soies teintes. pour 1,583,650 fr.
1,059,772 Marchandises fabriquées.
Tissus, bonneteries et fleurets. 122,334,742 fr.


Les principaux articles de cette dernière exportation sont pour


52,900,000 fr. Tissus unis.
24,458,000 Façonnés, brochés, gazes.
4,495,000 Crêpes, Tulles et blondes.
3,286,000 Bonneterie.
3,565,000 Passementerie.
30,688,000 Rubannerie.
2,974,000 Articles de bourre et de fleuret.


En 1832, l’importation des soies a été d’environ

600,000 kil. pour 35,000,000 fr.
et celle des bourres de soie 288,666 4,300,000


Les soieries fabriquées à l’étranger et admises à la consommation ont été évaluées à 3,693,347 fr. dont :

1,948,870 fr. Tissus unis, les deux tiers venant d’Angleterre, et le reste de la Belgique et de la Prusse.
65,160 Façonnés, principalement de la Prusse.
1,619,760 Rubanneries dont 12/13es de la Suisse et 1/13e de la Prusse.

Nous avons exporté également en 1832


16,139  kil. soies teintes pour 1,533,205 fr.
et en marchandises fabriquées diverses. 107,599,492


Les marchandises fabriquées se répartissent en


51,296,000 fr. Étoffes unies.
19,537,000 Façonnées ou brochées et gazes.
5,140,000 Tissus mélangés, couvertures.
3,167,000 Crêpes, tulles et blondes.
1,362,000 Bonneterie.
3,286,000 Passementerie.
23,236,440 Rubannerie.
558,000 Chapeaux, articles de bourre ou de fleuret.


La diminution la plus importante à remarquer sur cette exportation, comparée avec celle de 1825, porte sur la rubannerie, et l’on s’en rend raison en voyant que l’importation des rubans étrangers en France a augmenté dans une bien autre proportion, et nous montre le péril qui menace cette branche de la fabrique.

Les causes de cette situation grave ne sont certainement pas ignorées, bien que nous ne nous apercevions pas que les hommes du pouvoir en France les aient fait mettre sous leurs yeux et les aient jugées dignes de considération. Le parlement anglais, qui recherche toutes les occasions de développer le génie actif et laborieux de la nation aux destinées de laquelle il préside, s’est occupé à diverses époques de l’industrie des soieries, et il a voulu, il y a deux ans, se rendre compte de l’effet qu’avait produit le changement de législation opéré en 1826. Une enquête véritable, conduite par un comité des hommes les plus capables de la chambre des communes, s’est terminée par un rapport imprimé en août 1832, auquel on a joint le texte même des dépositions des personnes appelées devant le comité. Cet énorme volume est le tableau le plus complet de la situation de la fabrique de soieries en Angleterre, en France et sur divers points du continent. Le docteur Bowring, commissaire du gouvernement anglais, a montré, dans la description qu’il a faite de la fabrique lyonnaise, que les esprits éclairés et pénétrans n’ont besoin que de peu de temps pour apprécier les choses sur lesquelles ils dirigent leurs investigations. Grace à lui, les détails qui intéressent notre patrie, encore plus que la Grande-Bretagne, sont aujourd’hui connus et soumis aux méditations des hommes à qui la science de l’économie politique est précieuse. On trouvera aussi dans les réponses de M. Robert Clay des observations pleines d’intelligence et de naïveté sur les rapports de la fabrique française dans ses débouchés avec l’Angleterre. Voici au reste comment s’est réparti, en 1832, le commerce des principaux articles de notre fabrique.

Les exportations de la France en 1832, dont nous avons plus haut donné les valeurs détaillées, représentaient

427,466 kil. de tissus unis, dont 102,000 kil. ont été envoyés en Angleterre, et 98,000 aux États-Unis.
141,224 kil. de tissus façonnés, brochés, dont 4,000 en Angleterre, 30,000 aux États-Unis, et 52,000 en Allemagne.
25,272 kil. crêpe, dont 3,769 en Angleterre, et 9,474 aux États-Unis.
630,581 fr. valeur des blondes, dont 154,967 fr. en Angleterre, et 58,576 fr. aux États-Unis.
13,621 kil. bonneterie, dont 4,324 aux États-Unis, et 5,000 aux autres états d’Amérique.
21,797 kil. passementerie de soie, dont 13,524 aux États-Unis.
193,637 kil. rubannerie, dont 26,000 en Angleterre, 53,000 aux États-Unis, et 64,000 kil. en Allemagne.

L’exposition de 1834 n’a reçu que fort tard les produits de la fabrique de Lyon, qui venait d’éprouver une commotion intérieure grave et à jamais déplorable. La série des articles que cette cité produit a été loin d’être complète, mais ce qui en a paru a suffi pour prouver que dans les étoffes riches la perfection s’était, si on peut le dire, surpassée elle-même. Les velours, les satins, les étoffes brochées, les étoffes pour meubles brillent encore de tout leur éclat, et en jetant les yeux sur les produits d’une industrie aussi avancée, on peut sans hésitation dire qu’il n’est point de rivalité qui puisse en déposséder la France. Mais est-ce là tout le but ? Le nombre des consommateurs à fortunes royales est bien limité, et le peuple des travailleurs est bien nombreux. Le monde entier se meut dans une époque de paix presque générale où les richesses se développent, et cependant, en 1832, nous n’exportons pas plus d’étoffes unies qu’en 1825, et nous exportons moins de rubans et d’autres articles du moindre prix. Après sept ans enfin, nos exportations sont réduites de 15,000,000, et nos importations en articles manufacturés augmentées de un million et demi ! Ah ! que la France songe aux moyens d’aider l’intelligence de l’ouvrier par les secours de la mécanique, et tente enfin de résoudre le problème de produire à meilleur marché sans affecter le bien-être des classes ouvrières.

Le mouvement commercial de l’étranger est trop intéressant à connaître pour que nous ne complétions pas par quelques lignes cet article des soieries.

Les États-Unis ont reçu en 1830-31, année finissant le 30 novembre, en articles de soierie de toute sorte :


De la France pour dollars 
7,097,949 ou 37,264,232 fr.
De l’Inde et de la Chine 
1,857,005 9,749,276
De tout autre pays 
1,949,441 10,234,565
Total 
10,904,395 57,248,073


En 1831-32.


De la France, dollars 
5,047,817 ou 26,501,039 fr.
De l’Inde et de la Chine 
2,696,332 14,155,743
De tout autre pays 
1,350,417 7,089,689
Total 
9,094,566 47,746,471


Le commerce d’Angleterre (royaume-uni) a importé en 1832

4,373,247 lb. soie à fabriquer de toute espèce, sur laquelle on a perçu 26,451 liv. sterl. de droits.

Il a importé pour la consommation pour


98,320 liv. sterl. en soieries, châles et mouchoirs de l’Inde.
46,725 objets déclarés à la valeur, modes et vêtemens venant d’Europe.


Et en articles au poids.

70,148 lb. Satin et rubans unis.
46,858 Gaze et rubans de gaze.
15,092 Crêpe.
11,987 Velours et rubans de velours.
637 Rubans ouvrés.
107 Tricots.
127 Rubans brochés de matières fines.
144,956 lb. ou 65,468 kil.,


qui, calculés sur la valeur officielle qui est appliquée en France à de semblables articles, s’élèveraient à la somme de 7,473,000 fr., mais qui sont évalués bien plus haut par l’Angleterre.

Il faut ajouter à cela


57,727 yards carrés de tulle.


Cette importation totale d’objets manufacturés doit donc représenter une somme approximative de 11 à 12,000,000 de fr., dont 2,000,000 pour les articles de l’Inde. Elle a payé au trésor, comme droits de douane, 167,964 liv. sterl., ou 4,241,000 fr. On remarquera que les droits sont censés établis sur une valeur calculée de 30 pour 100, excepté sur les articles de l’Inde, qui n’en paient que 20, mais que ces droits dépassent évidemment ce taux.

La valeur déclarée des soieries de manufacture anglaise qui ont été exportées en 1832 s’est élevée à 529,990 liv. sterl., ou 13,250,000 fr., sur laquelle le draw-back remboursé a été de 39,747 liv. sterl., ou 1,003,600 fr. Cette exportation dépasse déjà la valeur de l’importation générale.

En nous attachant, comme nous le faisons, à recommander aux manufacturiers la préférence pour les objets à l’usage du plus grand nombre, nous n’entendons cependant pas proscrire les articles qu’un luxe recherché a introduits dans la consommation, et nous citerons comme une des conquêtes précieuses de notre industrie la fabrication des châles, vêtemens souples et commodes, parures élégantes que le goût avoue et que la mode sans doute protégera long-temps. La fabrication des châles, cette imitation heureuse de l’industrie de l’Orient, n’a fait de sensibles progrès que depuis qu’en dépit de nos lois prohibitives, la fraude a été assez heureuse pour faire pénétrer en France une quantité assez grande de châles de l’Inde. Sans cela, privée de modèles variés, l’émulation de nos fabricans n’eût pas reçu l’excitation nécessaire, et nous en serions encore aux châles mérinos et aux bourres de soie.

La filature du duvet de cachemire est arrivée à un point de perfection auquel nous regrettons de voir que la laine n’ait pu encore atteindre comparativement au degré de finesse des deux matières, ceci au moins à un petit nombre d’exceptions près. Ce duvet, ainsi filé, sert à confectionner des étoffes admirables qui, sous des noms divers, ont embelli l’exposition de 1834, ainsi que les châles les plus beaux. Mais cette industrie des châles, variée dans ses procédés et dans les matières qu’elle emploie, a envoyé à l’exposition de nombreux échantillons, sur chacun desquels nous dirons quelques mots.

Les premiers, entre tous, sont les châles cachemires, façon de l’Inde, tissus avec le duvet de cachemire, et dont le travail, nommé espoulinage, est le même que celui de l’ouvrier indien. Les nombreux fils qui forment les dessins, n’étant point découpés à l’envers, assurent la solidité de ces châles, et la perfection avec laquelle les dessins originaux sont copiés ne laisse, tout-à-l’heure, que le haut prix du châle indien pour type de différence.

Les châles cachemires français qui rivalisent avec les précédens pour l’apparence extérieure, sont faits au lancé, et les fils, qui forment les nuances, découpés au revers. Ils sont par conséquent moins solides que les précédens, bien que formés de la même matière.

La fabrique de Paris seule fournit les châles de cachemire et aussi les plus beaux des châles, nommés improprement indous, dont la chaîne en bourre de soie, offrant à l’ouvrier plus de résistance et de force, permet un travail plus expéditif. Fabriqués sur le procédé des cachemires français, ils en ont toute l’apparence et peuvent se donner à un prix inférieur. La fabrique de Lyon concourt avec celle de Paris pour cette espèce de tissu.

La fabrique de Lyon a donné le nom impropre de châles du Thibet à un tissu dont la chaîne est en fil très fort nommé fantaisie, et la trame en bourre de soie à laquelle on ajoute souvent la laine, le coton, même le duvet de cachemire. Cette fabrication offre des produits de valeurs très diverses, et la fabrique de Nîmes s’est distinguée par ses châles à bas prix.

Les châles imprimés, tissus légers et élégans en cachemire, en mérinos et en soie, font honneur par leur variété, leur bon goût et leur bas prix, aux fabriques de Paris, de Lyon, de Nîmes, de Vizille, etc. Paris encore nous offre les châles Tartan, tant en cachemire qu’en laine, tissus à grands quadrilles, dont l’utilité pour la saison rigoureuse ne peut être contestée.

Dans les évaluations de notre commerce extérieur, les châles sont compris avec les autres tissus formés des mêmes matières. Mais nous sommes convaincus, par l’exposition de 1834, qu’ils entreront, de plus en plus, en grande proportion dans la somme de nos exportations. Le gouvernement a levé la prohibition des châles de l’Inde ; mais, par condescendance pour l’esprit général de la fabrique de France, il a établi le droit d’importation à 22 pour cent. Peu de châles introduits devront payer ce droit. Quand les fraudeurs se contentent de 8 ou 10 pour cent, il n’est pas naturel d’en supporter plus du double. Seulement, la levée de la prohibition éteint la recherche à l’intérieur, et sous ce rapport la mesure fera quelque bien au commerce. Il est pénible d’avoir toujours à déplorer des erremens d’après lesquels les hommes honnêtes et soumis aux lois de leur pays doivent renoncer à exercer certaines branches de commerce que la législation réserve exclusivement à la contrebande.


Ce que nous venons de dire plus haut s’applique encore avec plus de force au commerce des cotons filés. L’ordonnance du 2 juin, modifiée par celle du 22 août, en permettant l’entrée des numéros 143 et au-dessus, au taux de 7 fr. 70 c., et de 8 fr. 80 c. par kilogramme, a entendu par le fait maintenir la prohibition. L’introduction légale ne pourra jamais lutter contre la fraude, qui se fait à bas prix ; et malgré les progrès évidens de notre industrie cotonnière dans les qualités ordinaires qui sont à portée du plus grand nombre, nous devons convenir de notre infériorité pour la filature en fin. L’exposition de 1834 nous a prouvé que les causes qui retardent l’essor des arts mécaniques agissent encore sur cette branche de notre industrie. Détruire ces causes serait plus raisonnable que de maintenir les prohibitions auxquelles on se confie.

L’on a, en 1832, acquitté en France, pour la consommation

33,636,000 kil. de coton, évalués à la somme de 58,443,000 fr.

Le poids des marchandises fabriquées avec cette matière, et qui ont été exportées, est d’environ 2,300,000 kil. pour une valeur estimée de 33,000,000 fr.

Sans doute ces résultats sont dignes d’appréciation ; on peut juger du travail fourni aux classes ouvrières et de ce qui en est resté au profit du pays. Mais à quelle autre importance les manufacturiers de la Grande-Bretagne, aidés du bas prix du combustible et du fer, de la puissance mécanique et de l’esprit de conduite et d’entreprise, n’ont-ils pas porté cette même fabrication ? Nous allons en indiquer le résultat sur la moyenne des trois années 1830, 1831 et 1832.

L’Angleterre a importé et acquitté annuellement 121,251,000 kil. de coton, près de quatre fois autant que la France.

En 1820 et dans les années qui ont suivi, elle exportait pour 400,000,000 de fr., valeur déclarée, de toutes marchandises produites par le coton. Malgré la baisse constante des produits, cette valeur déclarée est pour 1830-31-32 de 455,000,000, dont


108,000,000 pour 31,000,000 de kil. environ de coton filé.
320,000,000 pour les tissus, et
27,000,000 pour la bonneterie.


Les 55,000,000 d’exportation de la France, en 1832, se répartissent en


810,000 fr. pour 147,000 kil. coton filé.
33,550,000 Toiles peintes.
5,678,000 Calicots et percales.
14,579,000 Autres tissus, mousselines, mouchoirs, printannières, articles mélangés, tulles, gazes et passementerie.
583,000 Bonneterie.


Ici, comme pour la laine, nous voyons que c’est par le haut prix de la filature que l’industrie du coton se perd. La faible exportation de la bonneterie indique le point difficile.

L’exposition de 1834 vient à l’appui de l’enseignement que peuvent offrir les chiffres qui précèdent. La supériorité incontestable de nos produits, quand il s’agit du goût, du dessin et de la teinture, se prouve par les 25 à 30,000 liv. sterl., ou environ 6 à 7,000,000 fr. de valeur, pour lesquels l’Angleterre s’en procure tous les ans, reconnaissant que son habileté peut bien aller à les imiter, mais non à les inventer. La Grande-Bretagne travaille pour le peuple de tous les pays, et nous pour les gens d’un goût exquis ; elle a certainement le meilleur lot.

Deux grands centres de fabrication se partagent, en France, les toiles peintes, la Seine-Inférieure et le Haut-Rhin, bien que le sol français renferme encore un nombre d’établissemens recommandables que l’on peut rattacher à l’un ou à l’autre. La localité de l’Ouest, voisine des lieux d’arrivage de la matière première, s’exerce sur les articles pour lesquels un double transport serait une charge trop onéreuse. Elle fait le solide et le bon marché, et aujourd’hui qu’elle néglige moins le dessin et la teinture, comme on en a pu juger par les belles indiennes envoyées de Rouen, de Bolbec, etc., elle peut prétendre à un accroissement de prospérité. Les produits de la région de l’Est, frappés par quelque désavantage de situation, conservent pour les classes aisées la supériorité que donnent la finesse du tissu et le talent du dessinateur. Nous devons compte aussi à la société industrielle de Mulhouse de ses efforts pour étendre l’instruction dans le pays, y accélérer la diffusion des connaissances pratiques, et provoquer à de nouvelles découvertes.

Ne touchant que légèrement aux spécialités et aux détails de fabrication, nous mentionnerons cependant la propagation en Alsace de l’impression à une ou deux couleurs, l’éclat des impressions de genre riche sur percale ou calicot, des étoffes à meubles, des châles et mouchoirs, le bon goût des mousselines imprimées qui, mieux que les prohibitions, a fait taire le désir de s’en procurer en Angleterre.

Sainte-Marie-aux-Mines, Ribauviller et Colmar fabriquent des guingans, des Madras, des cotonnades. Saint-Quentin poursuit en concurrence la fabrication des guingans et quelques autres articles qui lui sont particuliers. Avec l’amélioration de nos systèmes de législation, cette belle industrie cotonnière verra s’agrandir le cercle de ses consommateurs ; la fabrique de mousseline de Tarare, moins bien placée que celle de Saint-Quentin, est celle qui en réclame le plus vivement l’adoption.


Une industrie plus ancienne en France que celle des cotons, et qui, se liant ordinairement à l’exploitation agricole, aurait dû, ce semble, conserver dans le pays une position plus avantageuse, est celle de la toile de lin ou de chanvre. Là, plus encore, on remarque que la fabrication a emprunté peu de secours aux arts mécaniques, et que, faute de s’aider par l’amélioration des procédés, elle a de la peine à soutenir la lutte contre les pays où la main-d’œuvre est à bas prix, et contre ceux où l’aide des machines vient la suppléer.

La France a importé pour l’acquittement, en 1832, pour

2,500,000 fr. de chanvre brut,
300,000 de lin,
5,000,000 de fil de lin en divers états et
42,355,000 de toiles diverses.

Elle a exporté dans la même année pour

1,220,000 fr. de lin et de chanvres en divers états, et
850,000 de fil à dentelle, presque en entier pour la Suisse.

Les exportations de toileries et articles de lin et chanvre se composent encore de

8,500,000 fr. pour 600,000 kil. de toile écrue, dont moitié pour nos colonies à sucre.

6,000,000 fr. 500,000 kil. de toile blanche dont 2 cinquièmes pour nos colonies.
600,000 100,000 kil. toile teinte, dont 9 dixièmes pour nos colonies.
1,045,000 Articles divers.
2,100,000 Dentelles, tulles et passementerie.
200,000 Linge de table.
12,000 Bonneterie.
18,447,000

Si l’on met à part l’exportation obligée pour nos propres colonies, les autres pays n’auront consommé guère que 12 à 13 millions de produits français fabriqués, ou à peu près une somme égale à celle que nous avons nous-mêmes reçue de l’étranger.


Nous avons réservé, sur les calculs ci-dessus, comme une exception la batiste dont nous avons exporté en 1832 pour

14,500,000 francs représentant 90,000 kilogrammes,

qui se sont ainsi répartis :

33,000 kil. en Angleterre
6,500 en Belgique.
6,700 en Allemagne.
20,000 aux États-Unis.
10,300 aux autres États d’Amérique.
3,500 dans nos colonies.
10,000 en divers pays.

Cette fabrication de batiste, presque toute de main-d’œuvre, concourt, avec ce que nous avons signalé précédemment, à montrer le goût spécial qui nous entraîne vers la création de produits à l’usage exclusif des riches, ce qui nous fait paraître d’une manière si désavantageuse sur tous les marchés éloignés.

Les États-Unis ont importé chez eux, dans les deux années réunies de 1830-31 et 1831-32, en marchandises dont la matière première est le lin, pour 41 millions de francs, sur lesquels il y avait :

27,400,000 fr. de l’Angleterre.
6,820,000 de l’Allemagne.
4,850,000 de la France.

En prenant dans les documens anglais les trois années 1830, 1831 et 1832, on trouve une importation moyenne annuelle de

50,000 pièces batiste ou mouchoirs à bordure de France.
6,609 yards carrés de linge damassé ou diapré de divers pays, ainsi que
12,385 liv. sterl. à la valeur de toile ou linon.

L’exportation moyenne de l’Angleterre dans ces trois années est de

50 millions d’yards de toile pour une valeur déclarée de 43 millions de francs.

Le département du Nord est toujours le point de fabrication des batistes, et les soins apportés par quelques fabricans au choix des dessins et aux procédés de teinture ont certainement donné une nouvelle impulsion à cette industrie.

La Mayenne et l’Aisne ont offert à l’exposition quelques beaux échantillons de linge damassé. Mais combien, puisqu’il y a une exposition, aurions-nous aimé à y rencontrer la série de toutes les diverses toiles fabriquées en France pour la consommation et pour l’exportation ! Nous aurions voulu juger quelles sont les influences locales qui paralysent une branche si importante pour notre commerce et notre agriculture.

Il ne nous reste guère, en ce qui touche les tissus, qu’à dire quelques mots de la fabrication des tapis en France. Aucun art n’est, à notre avis, à la fois plus avancé et plus arriéré que celui-là. Les manufactures des Gobelins, de Beauvais, d’Aubusson, produisent des choses merveilleuses, dignes des palais des rois pour lesquels elles sont destinées, ou des demeures des gens favorisés de la fortune. Mais les tapis à l’usage de toutes les classes, les tapis réunissant la solidité, la durée à une élégance convenable, nous ne les avons pas rencontrés à l’exposition. La laine est chère, les filatures arriérées ; nous comprenons les difficultés contre lesquelles se débattent les fabricans, et nous leur tenons compte de celles que quelques-uns ont surmontées. Une fabrique de Paris s’est fait remarquer par le choix de ses dessins renouvelés du xvie siècle et par l’éclat des couleurs. Sans doute il y a progrès, mais ce progrès est bien lent, et nous ne rivalisons pas encore avec les moquettes anglaises. Comme on l’a vu plus haut, notre exportation de tapis a été de 235,000 fr. en 1832, et il y en a même pour l’Angleterre. Mais ce dernier pays en exporte annuellement pour 4 à 5 millions de francs, et travaille pour tous les consommateurs. L’usage des tapis, qui entraîne celui de l’ordre intérieur, de la propreté, du bien-être domestique, ne se propage pas en France, parce que depuis vingt ans nous sommes occupés à faire hausser le prix des laines, le prix des machines, le prix des outils, et que les fortunes ordinaires ne peuvent atteindre à des choses fabriquées avec des élémens si coûteux.


Le goût du dessin, dans les tapis, offre les nuances de l’époque de transition dans laquelle nous nous trouvons. Le dessin régulier et encadré de l’ancienne fabrique d’Aubusson, la façon de Perse, l’imitation du cachemire, l’époque des Valois et celles de Louis xiv et de Louis xv concourent à cette heure et se sont trouvés en présence à l’exposition de 1834. La même indécision se fait remarquer dans la fabrication des meubles, et des ouvrages d’ébénisterie. Les formes sévères et classiques de la république, la surcharge de dorures et d’ornemens de l’empire ont disparu pour céder la place à un retour vers les siècles écoulés. Tel fait de la marqueterie, un autre de la rocaille, et de l’ornement comme au milieu du xviiie siècle ; quelques-uns se passionnent pour les incrustations et les grandes formes de Boule. Remontant au-delà, un artiste ingénieux et habile a reproduit d’une manière élégante, mais avec un scrupule d’imitation peut-être trop servile, les fauteuils carrés et solides de Louis xiii, aussi bien que les colonnes torses, les franges et les tentures brillantes du lit de Marie Stuart, alors qu’épouse de François ii elle ajoutait par ses charmes à toutes les séductions de la cour des Valois. L’ogive même, accompagnée de ses fragiles découpures sous le nom de genre cathédrale, est entrée dans la lice et a retrouvé des partisans. Le discernement, nous devons le dire, n’a pas toujours présidé au choix de l’ouvrier, et nous ne saurions nous en étonner quand les artistes qui doivent l’exemple et le conseil font si souvent fausse route.

Le commencement du xvie siècle, de ce grand et beau siècle à qui nous devons tout ce que nous sommes, et surtout la liberté de la pensée, source de toutes les autres libertés, a reçu le nom de la renaissance. Les arts sortant de la barbarie se trouvèrent comme par enchantement au niveau de toutes les merveilles que l’antiquité avait léguées au monde civilisé. D’heureuses découvertes, en rendant à la lumière les prodiges de l’art ancien, firent éclore l’art nouveau ; mais les hommes de génie de cette mémorable époque ne se crurent pas obligés de copier minutieusement les travaux de leurs ancêtres. Ils regardèrent autour d’eux les besoins nouveaux que le culte, la civilisation dans la vie domestique, la guerre et les sciences avaient enfantés, et ils y approprièrent leurs plans et leurs dessins. Ce n’est point alors que voulant construire une église, on eût pris pour type le temple d’Antonin et Faustine tronqué et mutilé, surmonté enfin d’une espèce de cheminée percée à jour, destinée, dit-on, à un clocher, et qui fait de l’édifice la chose la plus ridicule qui se puisse voir. On aurait eu en vue les cérémonies du culte, ce qui y est nécessaire ; on aurait fait un plan, et si dans ce plan un clocher n’eût pu se raccorder, on l’eût construit à part, isolé, comme une tour séparée ; ou mieux encore on eût compris qu’un temple pseudo-grec ou romain n’est pas une église, pas plus qu’il n’est une bourse, ou un opéra. On eût donc fait une église, de même qu’à Anvers, à Rotterdam, à Amsterdam, à Londres, on a fait des bourses, c’est-à-dire des édifices ayant au centre une grande cour carrée et aérée où l’on peut se mouvoir et s’entretenir d’affaires, et des portiques à l’entour où l’on peut se mettre à l’abri des injures accidentelles du temps. Dans ces pays on ne comprendra jamais une bourse dans un édifice auquel on ne peut arriver qu’en traversant un parvis et montant vingt marches, exposé pendant la traversée aux rayons brûlans du soleil ou à des torrens de pluie, pour se trouver dans une salle d’agiotage. L’architecte de Notre-Dame de Lorette, en donnant son plan, ne songeait donc pas au culte, mais à l’effet qui résulterait pour le monument d’être vu depuis le boulevard ; l’architecte de la Bourse rêvait une belle ligne de colonnes et la perspective harmonieuse de l’édifice vu du coin de la rue Vivienne ; mais des usages et des besoins du commerce il en avait peu de souci, et l’on aurait pu, sans le contrarier, appliquer son œuvre à toute autre destination. Eh bien ! l’esprit des gens de l’art à l’époque actuelle, nous l’avons retrouvé, à l’exposition de 1834, dans tous les genres de produit qui ont pour base une portion quelconque de l’art. Nous faisons des étoffes, des tapis, des meubles, des bronzes, des bordures de tableaux, sans nous inquiéter le moins du monde si les formes que nous adoptons sont en harmonie avec les dispositions intérieures de nos demeures, avec leur aspect, avec nos usages domestiques, avec nos mœurs enfin. Nous contentant d’une ressemblance grossière, et ne pouvant atteindre aux prix qu’exigerait une fabrication solide, nous tolérons que les ornemens gothiques, au lieu d’être taillés dans un meuble, soient réunis par la colle forte, que les moulures rocailles de Louis xv soient en pâte fragile, au lieu d’être sculptées dans le bois, et nous restons au milieu de jolis colifichets, esclaves de notre maladresse ou victimes de celle de nos domestiques.

Le mot que nous venons de prononcer est le mot important et le principal en France. Le joli est tout, et ce mot a été répété par toutes les bouches à l’exposition de 1834. Le but même de l’exposition était que ce fût une jolie chose.


Paris est toujours en possession de la fabrique de bronzes. L’exportation à l’étranger est de 15 à 1,600,000 francs. Là encore nous retrouvons l’habileté du fondeur, du ciseleur, du doreur, mais quel petit nombre d’objets pourraient être avoués par l’amateur des arts ? Combien, si de véritables artistes ont fourni les modèles, ne s’est-on pas appliqué à faire disparaître par la lime ce caractère élégant et un peu heurté que le talent imprime à ses ouvrages ! Que d’efforts enfin pour ramener les figures aux formes rondes, polies et dégradées, si goûtées du vulgaire ! Nous savons bien qu’il y a d’heureuses exceptions, et qu’il ne faut pas voir toute une industrie dans l’exposition ; mais encore faut-il la juger sur ce qui frappe partout nos regards.


L’orfèvrerie et la bijouterie donnent lieu à une exportation de près de deux millions. Aucune nation ne peut lutter contre nous pour le fini, le bon goût et le bas prix de la main-d’œuvre de ces brillans produits ; et nous nous reprocherions de ne pas signaler les succès que des hommes industrieux et recommandables ont obtenus en faisant revivre pour nous les nielles du moyen âge. Véritables artistes, ils ont exécuté avec un goût exquis des coupes, des coffrets, des manches d’épée, et divers objets qu’ils ont habilement enrichis de pierres précieuses.

Le plaqué d’argent, dont l’exportation va à près de deux millions et demi, a acquis, depuis les précédentes expositions, encore une nouvelle supériorité, et notre industrie en ce genre arrive graduellement à la perfection.

Nous exportons pour plus de cinq millions d’horlogerie, et l’exposition de 1834 a été recommandable sans indiquer de bien grands progrès faits dans cet art. La France reçoit une grande quantité de mouvemens bruts de l’étranger. Le bon marché de l’existence et la division du travail permettent de les établir à bas prix ; mais l’habileté de l’ouvrier français est ensuite nécessaire pour l’assemblage d’une pièce d’un bon usage courant. La perfection existe plus communément en Angleterre, et on y est plus exigeant à cet égard ; il en résulte que la différence de valeur amène une plus grande consommation de nos produits. En bijouterie, plaqué d’argent et horlogerie, la Grande-Bretagne n’a exporté en 1832 que pour 4,300,000 francs. Les goûts d’une nation sont ainsi, à un certain point, le régulateur de son commerce extérieur. Les Anglais veulent des montres plus parfaites, ils en exportent pour une moindre valeur que nous qui nous contentons d’une qualité relativement suffisante ; mais ils prennent leur revanche sur tant d’objets !


Les autres ouvrages de métaux divers, les machines et métiers fournissent à l’exportation quatre millions à quatre millions et demi, et la coutellerie un peu moins d’un million dont plus de moitié pour les peuples d’Espagne, de Portugal et des états sardes.


L’Angleterre exporte par comparaison, pour


22,500,000 fr. d’ouvrages de cuivre et de bronze.
6,075,000 d’ouvrages d’étain et de fer-blanc.
2,500,000 de machines et métiers.
36,000,000 de quincaillerie et coutellerie.
68,875,000 francs


Nous laissons de côté, dans cet état, l’exportation qui a lieu de


75,000,000 fr. de fer brut ou travaillé.
2,750,000 d’étain.
3,600,000 plomb brut ou moulé.
81,350,000


Cette exportation n’a point chez nous de terme de comparaison ; mais l’on voit que l’Angleterre exporte près de douze fois plus que la France en métaux travaillés. Ici nous tournons toujours dans le même cercle, et nous revenons à ces deux questions banales : Faut-il renoncer à une fabrication qui ne peut avoir lieu que lorsque nous serons arrivés à produire le fer à des prix plus bas ? ou faut-il attendre, pour se mettre au travail, que la concurrence intérieure ait réduit la valeur du métal brut assez pour qu’aidés du plus bas prix de notre main-d’œuvre, nous puissions, dans un ou deux siècles, entrer en partage de la consommation de l’étranger ? La solution de ces questions ne nous paraît pas douteuse. En attendant, nous seuls et quelques voisins pauvres nous consommons la quincaillerie française. Dans les bas prix rien de plus médiocre et de plus mauvais, dans les prix élevés de l’élégance et point de solidité, telle est l’idée que l’exposition laisse de notre coutellerie. Fabriquée sur une petite échelle, sans le secours des machines qui aident le travail, la coutellerie d’Auvergne et du Forez étonne par son bas prix ; elle sort des mains de gens qui vivent si pauvrement ! En Angleterre, au contraire, tout couteau a un prix raisonnable, mais nous croyons difficile que l’on en achète un absolument mauvais ; et alors le meilleur marché ne paraît pas être pour le bas prix.


Pour avoir toujours des armes à leur disposition, les Anglais en ont rendu la fabrication libre comme celle de tout autre objet. Aussi sont-ils certains de n’en avoir pas à demander à leurs voisins. On n’a assez pour soi que de ce que l’on vend aux autres.

La Grande-Bretagne a exporté en 1832 pour

6,800,000 fr. d’armes et munitions.

La France a vendu la même année pour

325,000 fr. d’armes de guerre et
422,000 fr. d’armes de luxe.

L’exposition de 1834 a été fort occupée de modifications introduites dans les détails des armes à feu. Le temps rendra compte de la bonté de ces changemens.


Un des arts industriels les plus arriérés en France est celui de la poterie, et nous n’hésitons pas à déclarer que la prohibition absolue de la poterie fine, en nous privant de modèles, en plongeant nos fabricans dans l’apathie, est la cause première de la décadence, ou tout au moins de l’état stationnaire dans lequel nous sommes restés. On a remarqué à l’exposition de 1834 quelques efforts et des essais plus ou moins heureux, tentés dans deux ou trois manufactures ; mais nous ne trouvons là rien qui dépasse ce que le public a pu voir, il y a plusieurs années, aux expositions des manufactures royales. La fabrication de la porcelaine, en revanche, a pris un assez grand développement. La découverte de gisemens de terres convenables, et sans doute aussi le dégoût qu’inspirent aux classes aisées l’ancienne faïence ou la terre de pipe de Creil, ont favorisé la consommation. Mais tout le monde ne peut atteindre à la porcelaine, et nous continuons à faire des vœux pour l’amélioration de nos anciennes poteries, bien persuadés que nous sommes que cette amélioration n’aura lieu que lorsque la prohibition aura été levée.


La France a exporté en 1832


Pour 354,000 fr. de poterie grossière.
224,000 de fayence.
37,000 de grès.
615,000
dont près de moitié pour nos propres colonies qui ne peuvent se fournir ailleurs, et le reste presque en entier par terre, par relation de voisinage, chez des peuples encore moins avancés que nous.

L’exportation de la porcelaine a été de

3,600,000 fr. dont un tiers pour les deux Amériques.

L’Angleterre a de la porcelaine trop chère pour en faire une grande exportation ; mais la grande supériorité de ses diverses poteries lui en a procuré, en 1832, l’écoulement à l’étranger pour une somme de

12,200,000 fr.

L’art de la verrerie dans toutes ses branches et surtout l’art de couler les glaces se maintient en France à un rang élevé. Des glaces d’un volume remarquable ont paru à l’exposition de 1834. Les cristaux ont de la peine à atteindre la perfection dans la matière et surtout la taille des cristaux anglais.

L’exportation de 1832 s’est composée de

380,000 fr. glaces et miroirs de toutes grandeurs.
60,000 verres à lunettes.
568,000 verrerie, cristaux.
2,400,000 verrerie ordinaire.
30,000 verroterie en masses, en grains et taillée.
3,638,000 fr.

L’exportation de la Grande-Bretagne en 1832 est de 10,050,000 fr. en verrerie ou verre sous toutes les formes.


La chapellerie à peine représentée à l’exposition de 1834 donne lieu à une exportation de 13 à 1,400,000 fr.

La Grande-Bretagne en exporte pour 3,600,000 fr.


Le papier est à meilleur marché en France qu’en Angleterre. En réunissant sous un même chapitre les articles qui s’y rattachent, nous trouvons l’exportation de 1832 se composer de

2,400,000 fr. en papier.
500,000 cartons et papiers d’enveloppe.
2,800,000 livres imprimés.
46,000 cartes géographiques.
1,698,000 gravures et lithographies.
150,000 musique.
175,000 cartes à jouer.
7,769,000 fr.

Tous ces articles ont paru à l’exposition sans que d’aucun d’eux on ait pu dire que cette exposition rendait compte de l’état actuel de l’industrie dans le pays.

L’Angleterre a exporté en 1832 :

4,400,000 fr. articles de papeterie comprenant plusieurs des objets énumérés ci-dessus, et
2,300,000 livres imprimés.
7,700,000 fr.

Une industrie particulière à la France, et pour laquelle sa supériorité dans les arts du dessin et dans l’entente des couleurs lui laisse craindre peu de rivalité, est celle des papiers peints. Les manufactures de Paris et du Haut-Rhin ont offert des dessins dignes d’être comparés à des ouvrages de la main la plus habile. L’exportation de cet article, en 1832, a été de 1,700,000 fr. et ne peut que s’accroître encore.


La France a conservé des débouchés assez importans pour les cuirs et peaux préparés, sur lesquels l’exposition de 1834 était loin d’être complète.

L’exportation de 1832 comprend pour

5,635,000 fr. de peaux tannées ou préparées.
89,000 de pelleteries.
6,952,000 de gants de peau.
7,735,000 de peaux ouvrées sous d’autres formes.
465,000 de selleries et voitures.
20,876,000 fr.

L’Angleterre n’a exporté que

6,000,000 fr. de cuirs ou peaux brutes ou travaillées.
1,400,000 ouvrage de sellerie.
7,400,000 fr.


Les arts chimiques continuent à obtenir en France une grande attention, due à la participation directe des savans les plus éclairés à nombre d’entreprises industrielles. Les exportations de 1832 qui s’y rattachent sont

4,200,000 fr. de produits chimiques divers.
1,360,000 teintures et couleurs.

430,000 cire, chicorée, épices.
1,700,000 médicaments.
1,500,000 savons.
6,000,000 parfumeries.
15,190,000 fr.

L’Angleterre a exporté, en 1832, pour

2,900,000 fr. de couleurs.
7,700,000 de savons et chandelles.
10,600,000 fr.


En cordages, filets, etc., nous avons encore exporté pour 752,000 en 1832, et l’Angleterre pour 2,500,000 fr.


Ici se termineront nos comparaisons spéciales : nous trouvons encore dans les documens anglais une exportation, en 1832, de

17,800,000 fr. pour merceries et vêtemens.
29,200,000 pour articles non détaillés.
47,000,000 fr.


À l’encontre de ces articles, nous pouvons mentionner les exportations suivantes faites de France en 1832 :

7,280,000 fr. articles divers de l’industrie parisienne.
1,135,000 tabletterie, dont plus de 650,000 fr. en peignes presque tous pour les Amériques.
7,425,000 mercerie fine et commune, dont seulement 34,000 fr. en aiguilles.
1,861,000 modes.
682,000 chapeaux de pailles, nattes et sparterie.
790,000 parapluies.
312,000 bimbeloterie.
765,000 vannerie.
740,000 bois ouvrés.
1,222,000 meubles.
538,000 instrumens de musique
214,000 instrumens d’art
576,000 article de collections
23,540,000 fr.

Le cadre dans lequel il nous est prescrit de nous renfermer ne suffirait pas à apprécier, même de la manière la plus succincte, les causes qui retardent les progrès de toutes nos industries si diverses et si variées. Nous avons, encore moins, eu la prétention d’indiquer même sommairement tous les articles qui ont paru à une exposition que l’on regarde comme la plus brillante de toutes celles qui se sont succédé. Notre but, non moins grave, a été d’appeler l’attention sur la route que poursuit notre industrie, sur les causes qui l’entravent et sur le dommage que le pays en reçoit.

Dans un grand état comme la France, la civilisation développe chaque jour des besoins nouveaux, enfans plutôt du caprice et de la mode que de la nécessité. L’industrie, laborieuse, appliquée, s’étudie à remplir ces besoins, à fournir à toutes les classes de citoyens les objets que l’époque réclame. Il en résulte une excitation de travail dont nous ne méconnaissons pas l’heureuse influence sur l’économie intérieure du pays. Ce n’est point une création méprisable que celle de cette immense quantité de valeurs échangeables qui a paru à l’exposition de 1834 en articles de modes, de toilette, de coiffures, de fantaisies diverses. Mais si l’on peut voir là quelque indice de la richesse relative de la France ou de l’aisance d’une partie de ses habitans, le cercle infiniment étroit des consommateurs, le peu de poids de ces productions dans nos rapports avec l’étranger, séparé de nos goûts par une civilisation différente, nous feront toujours regarder, avec un intérêt secondaire, cette partie de notre inventaire industriel. C’est cependant elle qui a principalement besoin de l’exposition comme d’un bazar destiné à éveiller le désir de l’acheteur, et les capitaux déplacés à cette occasion sont peut-être le seul bien réel que la circonstance ait produit. Quant à cette haute industrie manufacturière qui s’occupe des besoins généraux des peuples, de les nourrir, de les vêtir, d’aider à leur bien-être, de faciliter leurs communications, nous croyons que l’exposition lui est chose plus dommageable qu’utile.

Depuis la révolution de 1789, quarante-cinq années se sont écoulées, et une partie des souverains de l’Europe n’a encore pu pardonner à la nation française la déclaration de principes politiques qui en fut la conséquence. C’est à la lutte qui s’engagea, à cette époque déjà reculée, entre les puissances coalisées et la France, que l’on doit attribuer le développement du système qui, par degrés, a fait regarder comme une tolérance presque exorbitante l’admission du produit de l’industrie étrangère dans la consommation du pays. Les gouvernemens de la révolution et de l’empire, voyant la France chassée par la force de tous les marchés au-delà des mers, se mirent à repousser ce qui ne pouvait plus leur parvenir que de la main de leurs ennemis. La prohibition devint bientôt la règle, et l’impôt dit de protection fut l’exception, que l’on accordait sous la condition de n’en faire qu’un usage presque inaperçu. La restauration est entrée bien plus avant encore dans cette voie funeste, et les principes anti-économiques, soutenus, pendant quinze ans, à la tribune publique, ont tellement survécu que les hommes qui arrivent au pouvoir s’empressent à l’instant même d’abjurer les opinions contraires qu’ils ont pu émettre, ou de les rendre nulles dans l’application. Le propriétaire du sol, tout-puissant par l’effet de notre constitution, considéré comme ayant seul intérêt dans la chose publique, n’a vu, dans le pouvoir dont il dispose, que la faculté de procurer aux produits d’où il tire son revenu, une plus haute valeur, en les gardant de toute concurrence contre ceux de l’étranger. Il n’existe plus aujourd’hui de distinction entre les matières premières et les objets destinés à des consommations immédiates. On a frappé la houille, le fer, les outils, la laine, le coton filé dont on n’avait pas quantité suffisante, tout aussi bien que les toiles blanches, les calicots, les draps. Les manufacturiers, froissés par des surtaxes, se sont plus que jamais réfugiés sous le couvert des prohibitions. Ils voient le bénéfice des marchés étrangers leur échapper et n’osent cependant solliciter la levée des obstacles qui se trouvent devant eux ; ils redoutent que cette mesure ne soit étendue plus loin, et manquent de confiance en eux-mêmes, pour soutenir la concurrence étrangère même à l’abri d’un droit élevé. Pourquoi cela ? C’est que presque tous, excités par les expositions publiques, ont voulu travailler pour les riches seulement, et qu’un petit nombre des articles destinés aux classes inférieures égale en bonté et en qualité les fabrications analogues de l’étranger. C’est cependant dans les productions à bas prix, quand le fer et la houille auront été affranchis, quand la laine sera taxée comme en Angleterre à 22 fr. les 100 kil., quand le coton filé fin paiera seulement un droit égal à la prime de fraude, c’est, disons-nous, dans les productions à bas prix à l’usage des masses, que l’industrie française doit chercher son salut.

Nous n’attachons pas une importance trop grande aux chiffres que nous avons employés. La statistique fournit des faits sur chacun desquels il y aurait des considérations particulières à établir. En nous en servant, nous n’avons voulu que faire remarquer leur tendance générale, et peut-être établir plus nettement des idées qui s’expriment moins facilement d’une manière abstraite. Un peuple intelligent, éclairé, ami des arts, comme on l’est en France, peut donc passer à côté du but par l’amour même du bien. On a beaucoup loué à l’exposition de 1834 ceux qui ont fait des choses merveilleuses. Eh bien ! nous, nous faisons remarquer par la comparaison des deux commerces, de France et d’Angleterre, se rencontrant sur un terrain neutre, que l’avantage est pour celui qui fait du bon, suffisamment bon, mais à un prix modéré, que ce soit du drap anglais ou de l’horlogerie française. Mais cette direction, comment la concilier avec les expositions ?

L’esprit qui préside aux expositions générales n’est pas un esprit d’ordre et de méthode ayant pour but de mettre sous les yeux de la France l’inventaire général des produits du travail de la nation, d’y appeler le plus simple, le plus usuel, le plus ignoré, comme celui qui se distingue par la richesse et l’éclat. Non ! Il faut des objets extraordinaires, créés n’importe à quel prix, mais qui attirent l’attention de la foule ignorante, et par suite provoquent les récompenses.

On a donné dans le temps la décoration à l’homme au petit manteau, et tout le monde a applaudi. Les vertus modestes, l’esprit de charité, trouvent leur récompense dans leur intérieur ; mais quand le pouvoir les aperçoit, il s’honore en les honorant. L’homme au petit manteau, c’est le fabricant zélé, laborieux, ami de ses ouvriers, qui, ne trouvant rien d’extraordinaire dans ce qu’il produit tous les jours, n’a pas l’idée de paraître à l’exposition, ne demande rien au pouvoir, que l’abaissement des droits sur les matières et sur les articles qu’il emploie. Surtaxer les outils, quand quinze années d’impôt n’arrivent pas à en empêcher l’importation, c’est à la lettre imposer le pain de l’ouvrier.

Après la brillante solennité qui a suivi l’exposition, nous avons écouté la voix publique, la presse départementale et cette expression de la pensée vulgaire qui se trompe moins souvent que les ministres, leurs bureaux et les jurys les plus indépendans. Nous avons recueilli de longues plaintes sur des omissions à l’égard du mérite méconnu. Nous avouons en avoir été peu touchés. Le manufacturier venant se soumettre à des appréciations où manquent tant d’élémens, où tant de difficultés vaincues peuvent être ignorées, nous paraît hors de son rôle. Il éprouve un dommage quand le jugement déclare son concurrent plus habile, et cependant il peut avoir la conscience que lui-même est plus utile au pays. Qui garantit le pouvoir contre les erreurs ? Entre deux concurrens égaux, qui tient la balance, si ce n’est l’opinion publique ; est-on-certain de ne pas l’égarer ?

Les médailles, les mentions honorables indiquent que les produits exposés ont été appréciés par le jury. Mais de bonne foi y a-t-il mérite égal de difficultés vaincues ou d’importance pour ceux qui obtiennent des récompenses semblables ? La décoration montre que le ministre ou le pays vous reconnaît pour un homme honorable dans la carrière que vous poursuivez ; mais tous les hommes honorables sont-ils décorés, et n’y a-t-il que de tels hommes qui le soient ? Il y a donc pour le manufacturier, pour l’homme à entreprise, une perspective plus noble, plus élevée que celle de l’exposition publique de ses produits : c’est celle d’être utile au pays en accroissant la somme de travail dont l’emploi peut lui être demandé par l’étranger. Il n’est pas impossible à l’industrie française de reprendre, dans l’état de la consommation générale des peuples, le rang qu’elle doit occuper ; mais ce n’est pas en sollicitant des décorations et des médailles qu’elle pourra atteindre ce but.

D. L. Rodet