Là-bas/Chapitre III

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Tresse & Stock (p. 35-58).


III


Durtal était dans la situation d’un grand nombre de célibataires qui font nettoyer leur ménage par un concierge. Ceux-là seuls peuvent savoir combien des lampes d’un faible tonnage absorbent de pleines burettes d’huile et combien une bouteille de cognac pâlit et s’épuise, sans diminuer. Ils savent aussi que le lit d’abord hospitalier se fait insociable, tant le concierge respecte ses moindres plis ; ils apprennent enfin qu’il faut se résigner à toujours nettoyer son verre si l’on a soif, à toujours réédifier son feu, si l’on a froid.

Le concierge de Durtal était un vieillard à moustaches, dont la chaude haleine exhalait le puissant arôme du trois-six. C’était un homme indolent et placide qui opposait une incontinence d’inertie aux objurgations de Durtal déclarant que son ménage devait être terminé, tous les matins, à la même heure.

Les menaces, les suppressions de pourboires, les injures, les prières avaient échoué ; le père Rateau soulevait sa casquette, se grattait les cheveux, promettait, sur un ton ému, de s’amender et, le lendemain, venait plus tard.

Quel animal ! gémissait Durtal, ce jour-là. Il regardait sa montre, au moment où une clef tournait dans la serrure, et une fois de plus, il constatait que le concierge arrivait, dans l’après-midi, après trois heures.

Il allait falloir subir le vacarme de cet homme qui, somnolent et pacifique dans sa loge, devenait terrible, un balai au poing. Des allures martiales, des instincts guerriers se révélaient subitement chez ce sédentaire assoupi, dès l’aube, dans la tiède vapeur des mirotons. Il se muait en un insurgé qui montait à l’assaut du lit, chambardait les chaises, jonglait avec les cadres, bouleversait les tables, cognait le pot à eau et la cuvette, traînait, ainsi que des vaincus par les cheveux, les brodequins de Durtal par leurs lacets, enlevait le logis comme une barricade, plantait, en guise de drapeau, son torchon dans un nuage de poudre, sur les meubles morts.

Durtal se réfugiait alors dans celles de ses pièces qu’il n’attaquait point ; ce jour-là, il dut abandonner son cabinet de travail dans lequel Rateau commençait la lutte et s’enfuir dans sa chambre à coucher. De là, il apercevait encore, par la portière laissée ouverte, le dos de l’ennemi qui, un plumeau au-dessus de la tête, coiffé comme d’une couronne de Mohican, entamait la danse du scalp, autour d’une table.

Si je savais seulement l’heure à laquelle monte cette buse, ce que je m’arrangerais pour être sorti ! se disait-il, en grinçant des dents, car maintenant Rateau empoignait ses outils de frotteur et ratissait le parquet et sautait à cloche-pied et patinait sur une brosse, en rugissant.

Victorieux, en nage, il apparut dans le cadre de la porte et s’avança pour réduire la chambre où se trouvait Durtal. Celui-ci dut rentrer dans le cabinet pacifié, avec son chat qui, crispé par ce bruit, suivait son maître, pas à pas, et revenait, en se frottant le long de ses jambes, dans les pièces, à mesure qu’elles étaient libres.

Des Hermies sonna sur ces entrefaites. — Je mets mes bottines et nous filons, s’écria Durtal. Tiens, — il passa la main sur la table et la ramena gantée d’une mitaine grise — regarde, cette brute-là secoue tout, se bat contre on ne sait quoi et le résultat le voici : il y a encore plus de poussière qu’avant lorsqu’il est parti !

— Bah, fit Des Hermies ; mais c’est très bon, la poussière. Outre qu’elle a un goût de très ancien biscuit et une odeur fanée de très vieux livre, elle est le velours fluide des choses, la pluie fine mais sèche, qui anémie les teintes excessives et les tons bruts. Elle est aussi la pelure d’abandon, le voile d’oubli. Qui donc peut la détester sinon certaines personnes au sort lamentable desquelles tu devrais quelquefois penser ?

T’imagines-tu, en effet, la vie des gens qui demeurent à Paris, dans un passage. Tiens, figure-toi un phtisique qui crache le sang et s’étrangle dans une chambre située à un premier étage sous les vitres en dos d’âne d’un passage, celui des Panoramas, par exemple. La fenêtre est ouverte, il monte de la poussière saturée de tabac refroidi et de sueur tiède. Le malheureux étouffe, supplie qu’on lui donne de l’air ; l’on se précipite sur la croisée… et on la referme car comment l’aider à respirer, si l’on ne le soustrait pas à la pulvérulence du passage, en l’isolant ?

Hein, cette poussière qui stimule les hémoptysies et les toux est moins bénigne que celle dont tu te plains ? — Mais, tu es prêt, nous descendons ?

— Et quelle rue prenons-nous ? demanda Durtal.

Des Hermies ne répondit point. Ils quittèrent la rue du Regard où demeurait Durtal, descendirent la rue du Cherche-Midi jusqu’à la Croix-Rouge.

— Allons jusqu’à la place Saint-Sulpice, dit des Hermies, et après un silence :

En fait de poussière, considérée alors comme rappel des origines et souvenance des fins, sais-tu qu’après notre mort, nos charognes sont dépecées par des vers différents, suivant qu’elles sont obèses ou qu’elles sont maigres ? Dans les cadavres des gens gras, l’on trouve une sorte de larves, les rhizophages ; dans les cadavres des gens secs, l’on ne découvre que des phoras. Ceux-là sont évidemment les aristos de la vermine, les vers ascétiques qui méprisent les repas plantureux, dédaignent le carnage des copieuses mamelles et le ragoût des bons gros ventres. Dire qu’il n’y a même pas d’égalité parfaite dans la façon dont les larves préparent la poudre mortuaire de chacun de nous !

À propos, c’est ici que nous nous arrêtons, mon cher. Ils étaient arrivés au coin de la rue Férou et de la place. Durtal leva le nez et sur un porche ouvert dans le flanc de l’église Saint-Sulpice, il lut cette pancarte : on peut visiter les tours.

— Montons, fit des Hermies.

— Pourquoi faire ? Par ce temps !

Et Durtal désigna du doigt des nuages noirs qui fuyaient, tels que des fumées d’usines, dans un firmament limoneux, si bas, que les tuyaux en fer-blanc des cheminées semblaient entrer dedans et le créneler, au-dessus des toits, d’entailles claires.

— Outre que je n’ai pas envie de tenter l’escalade d’une série désordonnée de marches, que veux-tu examiner là-haut ? il bruine et la nuit tombe ; non, par exemple !

— Qu’est-ce que cela te fait de te promener là ou autre part ? viens, je t’assure que tu verras des choses dont tu ne te doutes guère.

— Enfin, tu as un but ?

— Oui.

— Il fallait donc le dire ! — Et, à la suite de des Hermies, il s’engouffra sous le porche ; un petit fumignon d’essence, pendu à un clou, éclairait, au fond du caveau, une porte. C’était l’entrée des tours.

Longtemps ils grimpèrent dans les ténèbres d’un escalier en pas de vis. Durtal se demandait si le gardien n’avait pas délaissé son poste, quand une lueur rougeoya sur le tournant du mur et ils se heurtèrent, en pivotant, contre un quinquet, devant une porte.

Des Hermies tira un cordon de sonnette ; la porte disparut. Ils avaient au-dessus d’eux, à la hauteur de la tête, sur des marches, les pieds éclairés d’une personne perdue dans l’ombre.

— Tiens, c’est vous, monsieur des Hermies ; — et décrivant un arc de cercle, un corps de femme âgée se pencha dans la lumière. — Ah ! bien, c’est Louis qui sera content de vous voir !

— Et il est là ? fit des Hermies qui serra la main de cette femme.

— Il est dans la tour ; mais vous ne vous reposez pas un peu ?

— Non, en descendant, si vous le voulez bien.

— Alors, montez jusqu’à ce que vous aperceviez une porte à claire-voie, oh ! que je suis bête, vous le savez aussi bien que moi !

— Mais oui… mais oui… à tout à l’heure ; que je vous présente, en passant, mon ami Durtal.

Durtal s’inclina, ahuri, dans l’ombre.

— Ah ! monsieur, Louis qui désirait tant faire votre connaissance, comme cela se trouve !

— Où me mène-t-il ? se disait Durtal qui tâtonnait, de nouveau, derrière son ami, dans le noir, suivant les courtes lueurs jaillies des barbacanes, retombant dans la nuit, rencontrant, au moment où il se perdait, des filets de jour.

Cette ascension ne finissait pas. Ils aboutirent enfin à la porte à barreaux, poussée contre. Ils entrèrent, se trouvèrent sur un rebord de bois, au-dessus du vide, sur la margelle en planche d’un double puits ; l’un, creusé sous leurs pieds, l’autre élevé au-dessus d’eux.

Des Hermies, qui paraissait être là dedans chez lui montra, d’un geste, les deux abîmes.

Durtal regarda.

Il était au milieu d’une tour qu’emplissaient, du haut en bas, des madriers énormes en forme d’X, des poutres assemblées, frettées par des barres, boulonnées par des rivets, réunies par des vis grosses comme le poing. Durtal ne voyait personne. Il tourna sur la console, le long du mur, se dirigea vers la lumière qui pénétrait par les auvents inclinés des abat-sons.

Penché sur le précipice, il discernait maintenant, sous ses jambes, de formidables cloches pendues à des sommiers de chêne blindés de fer, des cloches au vase de métal sombre, des cloches d’un airain gras, comme huilé, qui absorbait, sans les réfracter, les rayons du jour.

Et, au-dessus de sa tête, dans l’abîme d’en haut, en se reculant, il apercevait de nouvelles batteries de cloches ; celles-là, frappées dans leur fonte d’une effigie d’évêque en relief, allumées, au dedans, à la pause, à l’endroit usé par le battant, d’une lueur d’or.

Rien ne remuait ; mais le vent claquait par les lames couchées des abat-sons, tourbillonnait dans la cage des bois, hurlait dans la spirale de l’escalier, s’engouffrait dans la cuve retournée des cloches. Soudain, un frôlement d’air, un souffle silencieux de vent moins aigre lui fouetta les joues. Il leva les yeux, une cloche rabattait la bise, entrait en branle. Et tout à coup, elle sonna, prit son élan, et son battant, semblable à un gigantesque pilon, broya dans le bronze du mortier des sons terribles. La tour tremblait, la margelle sur laquelle il se tenait trépidait comme le plancher d’un train ; un grondement, continuel, énorme, roulait brisé par le fracassant éclat des coups.

Il avait beau explorer le plafond de la tour, il ne découvrait personne ; il finit pourtant par entrevoir une jambe lancée dans le vide qui culbutait l’une des deux pédales de bois attachées au bas de chaque cloche, et, se couchant presque sur les madriers, il aperçut enfin le sonneur, retenu par les mains à deux crampons de fer, se balançant au-dessus du gouffre, les yeux au ciel.

Durtal fut stupéfié, car jamais il n’avait vu une telle pâleur et une si déconcertante face. Cet homme n’avait pas le ton de cierge des convalescences, ni le ton mat des parfumeuses auxquelles les odeurs ont décoloré le derme ; ce n’était pas encore la chair poussiéreuse, tournée au gris, des porphyriseurs des tabacs qu’on prise ; c’était le teint livide exsangue des prisonniers au Moyen Âge, le teint maintenant ignoré de l’homme interné jusqu’à sa mort dans un cachot pluvieux, dans un noir in-pace, sans air.

L’œil était bleu, proéminent, en boule, l’œil à larmes des mystiques, mais il était singulièrement contredit par une moustache en chiendent sec de Kaiserlick ; cet homme était tout à la fois dolent et militaire, presque indéfinissable.

Il lança un dernier coup de pied sur la pédale de sa cloche et, d’un recul de reins, reprit son équilibre. Il s’essuya le front, sourit à des Hermies.

— Ah bien, dit-il, vous étiez là !

Il descendit et lorsqu’il sut le nom de Durtal, sa face s’éclaira ; il lui prit la main.

— Vous pouvez dire, Monsieur, que vous étiez attendu. Il y a assez longtemps que notre ami vous cache, tout en parlant constamment de vous.

— Venez, reprit-il, d’un ton joyeux, que je vous fasse visiter mon petit domaine ; j’ai lu vos livres, il n’est pas possible que vous n’aimiez pas, vous aussi, les cloches ; mais c’est d’un peu plus haut qu’il les faut voir.

Et il sauta dans un escalier, tandis que des Hermies poussait Durtal devant lui, fermait la marche.

Pendant que l’ascension reprenait dans la mèche à vrille :

— Mais pourquoi ne m’as-tu pas dit que ton ami Carhaix, — car c’est lui n’est-ce pas, — était sonneur ? demanda Durtal.

Des Hermies ne put répondre, car ils débouchaient, à ce moment, sous la voûte en pierre de taille de la tour et Carhaix, s’effaçant, les laissait passer. Ils se trouvaient dans une pièce ronde percée au centre, à leurs pieds, d’un grand trou, cerclé d’une balustrade de fer, corrodée par la cendre orangée des rouilles.

En s’approchant, l’œil plongeait jusqu’au fond de l’abîme. C’était la vraie margelle en moellons d’un véritable puits ; et ce puits semblait être en réparation, car l’échafaudage croisé des poutres qui soutenait les cloches, paraissait être dressé, du haut en bas du tube, pour étayer les murs.

— Approchez sans crainte, dit Carhaix, et dites-moi, Monsieur, si ce ne sont point là de belles filleules ! — Mais Durtal l’écoutait à peine ; il se sentait mal à l’aise dans ce vide, attiré par ce trou béant d’où s’échappait, en de lointaines bouffées, le tintement moribond de la cloche qui oscillait sans doute encore, avant que de rentrer immobile, dans un complet repos.

Il se recula.

— Vous n’avez pas envie de visiter le haut des tours ? reprit Carhaix, en désignant un escalier de fer, scellé dans la muraille même.

— Non, ce sera pour un autre jour.

Ils redescendirent et Carhaix, maintenant silencieux, ouvrit une nouvelle porte. Ils s’avancèrent dans une immense remise qui contenait des statues colossales et cassées de saints, des apôtres patraques et lépreux, des Saint Mathieu amputés d’une jambe et perclus d’un bras, des Saint Luc escortés d’une moitié de bœuf, des Saint Marc bancroches et privés d’une partie de barbe, des saint Pierre érigeant des moignons dépourvus de clefs.

— Autrefois, dit Carhaix, il y avait ici une balançoire ; c’était plein de gamines ; l’on a abusé comme de tout… au crépuscule, il se passait, pour quelques sous, des choses ! Le curé a fini par faire enlever la balançoire et fermer la pièce.

— Et cela ? fit Durtal, apercevant dans un coin un énorme fragment de métal rond, une sorte de demi-calotte géante, veloutée de poussière, treillissée par de légères toiles semées, ainsi que des éperviers granulés de boulettes de plomb, de corps repliés d’araignées noires.

— Ça ! ah, monsieur ! — Et l’œil perdu de Carhaix se récupéra et prit feu ; ça, c’est le cerveau d’une très vieille cloche qui rendait des sons comme il n’y en a plus ; celle-là, monsieur, elle sonnait du ciel !

Et subitement il s’emballa.

— Voyez-vous, des Hermies a dû vous le dire, c’est fini, les cloches ; ou plutôt c’est les sonneurs dont il n’y a plus ! à l’heure qu’il est, ce sont des garçons charbonniers, des couvreurs, des maçons, d’anciens pompiers, ramassés pour un franc sur la place, qui font la manœuvre ! ah ! il faut les voir ! Mais c’est pis que cela ; si je vous racontais qu’il y a des curés qui ne se gênent pas pour vous dire : racolez dans la rue des soldats ; pour dix sous, ils feront l’affaire. Oui, si bien qu’il y en a un dernièrement, à Notre-Dame, je crois, qui n’a pas retiré sa jambe à temps ; la cloche est revenue à toute volée dessus et l’a coupée nette, comme un rasoir.

Et ces gens-là, ils dépensent des trente mille francs pour des baldaquins, ils se ruinent pour des musiques, il leur faut du gaz dans leur église, un tas de tra-la-la, est-ce que je sais, moi ? Quant aux cloches, ils lèvent les épaules, lorsqu’on leur en parle. Savez-vous, monsieur Durtal, que nous ne sommes plus à Paris que deux accordants, moi et le père Michel qui n’est pas marié et qu’on ne peut, à cause de ses mœurs, attacher régulièrement à une église. Cet homme-là, c’est un accordant qui n’a pas son pareil ; mais, lui aussi, il se désintéresse ; il boit et, saoul ou pas saoul, il travaille et après cela, il reboit et il dort.

Ah ! oui, que c’est bien fini ! — Tenez, ce matin, Monseigneur a fait sa tournée pastorale en bas. À huit heures, il fallait sonner son arrivée ; les six cloches que vous avez vues ici, marchaient. Nous étions attelés à seize, dessus. Eh bien, c’était une pitié ; ces gens-là ils brimballaient comme des propres à rien, ils ruaient à contre-temps, ils sonnaient la gouille !

Ils descendirent, Carhaix gardait maintenant le silence.

— Les cloches, fit-il en se retournant et en fixant Durtal de ses yeux dont l’eau bleue entrait en ébullition ; mais, Monsieur, c’est la véritable musique de l’Église, cela !

Ils débouchèrent au-dessus même du parvis, dans la grande galerie couverte sur laquelle sont posées les tours. Alors Carhaix sourit et montra tout un jeu de minuscules clochettes, installé entre deux piliers, sur une planche. Il tirait les ficelles, agitait le frêle cliquetis des cuivres, écoutait, ravi, les yeux hors du front, la moustache rebroussée d’un coup de lèvres, le léger saut des notes que buvait la brume.

Et subitement, il rejeta ses ficelles. C’était jadis ma toquade, dit-il, j’avais voulu former ici des élèves, mais personne ne se soucie d’apprendre un métier qui rapporte de moins en moins, car on ne sonne même plus les mariages et personne maintenant ne monte aux tours !

Au fond, reprit-il en descendant, moi, je ne peux me plaindre. Les rues d’en bas m’ennuient ; ça me brouille quand je mets les pieds dehors ; aussi, je ne quitte mon clocher que le matin, juste pour aller chercher des seaux d’eau au bout de la place, mais ma femme s’ennuie à cette hauteur ; puis, c’est terrible ; la neige pénètre par toutes les meurtrières, elle s’amasse, et quelquefois l’on gît, bloqué, quand le vent souffle en foudre !

Ils étaient arrivés devant le logement de Carhaix.

— Entrez donc, Messieurs, dit la femme qui les attendait sur le pas de la porte ; vous avez bien gagné un peu de repos. Et elle désigna quatre verres qu’elle avait préparés sur la table.

Le sonneur alluma une petite pipe de bruyère, tandis que des Hermies et Durtal roulaient des cigarettes.

— Vous êtes bien ici, dit Durtal, pour parler. Il se trouvait dans une pièce énorme, taillée en pleine pierre, voûtée, éclairée près du plafond par une fenêtre en demi-roue. Cette pièce, carrelée, mal couverte par un méchant tapis, était très simplement meublée d’une table ronde de salle à manger, de vieilles bergères en velours d’Utrecht d’un bleu d’ardoise, d’un petit buffet sur lequel s’entassaient des faïences bretonnes, des pichets et des plats, et en face de ce buffet en noyer verni, d’une petite bibliothèque de bois noir qui pouvait contenir une cinquantaine de livres.

— Vous regardez les bouquins, dit Carhaix qui avait suivi des yeux Durtal. Oh ! monsieur, il faut être indulgent, je n’ai là que des outils de mon métier !

Durtal s’approcha ; cette bibliothèque paraissait surtout composée d’ouvrages sur les cloches ; il lut des titres :

Sur un très antique et très mince volume en parchemin, il déchiffra une écriture à la main, couleur de rouille : « de Tintinnabulis », par Jérôme Magius (1664), puis, pêle-mêle, un « Recueil curieux et édifiant sur les cloches de l’Église », par Dom Rémi Carré. Un autre « Recueil édifiant » et anonyme ; un « Traité des cloches », de Jean-Baptiste Thiers, curé de Champrond et de Vibraye, un pesant volume d’un architecte du nom de Blavignac, un autre moins gros intitulé : « Essai sur le symbolisme de la cloche », par un prêtre du clergé paroissial, à Poitiers ; une « Notice » de l’abbé Barraud, enfin toute une série de plaquettes, couvertes de papier gris, brochées sans couvertures imprimées et sans titres.

— Ce n’est rien, fit Carhaix avec un soupir ; les meilleurs manquent : le « De campanis Commentarius », d’Angelo Rocca, et le « de Tintinnabulo », de Percichellius ; mais dame, c’est rare, et puis c’est si cher quand on les trouve !

Durtal embrassa d’un coup d’oeil les autres livres ; c’étaient pour la plupart des ouvrages pieux : des bibles latines et françaises, des Imitations de Jésus-christ, la Mystique de Görres en cinq tomes, l’histoire et la théorie du symbolisme religieux de l’abbé Aubert, le dictionnaire des hérésies de Pluquet, puis des vies de Saints.

— Ah ! Monsieur, il n’y a pas de littérature ici, mais voyez-vous, c’est des Hermies qui me prête les livres qui l’intéressent.

— Bavard, lui dit sa femme, laisse donc Monsieur s’asseoir. — Et elle tendit un verre plein à Durtal qui savoura le pétillement parfumé d’un véritable cidre.

En réponse à ses compliments sur la valeur de ce breuvage, elle lui raconta que ce cidre venait de Bretagne, qu’il était fabriqué à Landévennec, leur pays, par des parents.

Elle fut ravie quand Durtal lui affirma qu’il avait jadis passé une journée dans ce village.

— Oh bien, nous sommes vraiment connaissances, conclut-elle, en lui serrant la main.

Engourdi par la chaleur d’un poêle dont le tuyau zigzaguait en l’air et fuyait par un carreau de tôle substitué à l’une des vitres de la fenêtre ; détendu, en quelque sorte, par cette atmosphère lénitive que dégageaient Carhaix et cette brave femme, au visage débile mais ouvert, aux yeux apitoyés et francs, Durtal se laissa vagabonder, loin de la ville. Il se disait, regardant cette pièce intime et ces bonnes gens : si l’on pouvait, en agençant cette chambre, s’installer ici, au-dessus de Paris, un séjour balsamique et douillet, un havre tiède. Alors, on pourrait mener, seul, dans les nuages, là-haut, la réparante vie des solitudes et parfaire, pendant des années, son livre. Et puis, quel fabuleux bonheur ce serait que d’exister enfin, à l’écart du temps, et, alors que le raz de la sottise humaine viendrait déferler au bas des tours, de feuilleter de très vieux bouquins, sous les lueurs rabattues d’une ardente lampe !

Il se prit à sourire de la naïveté de son rêve.

— C’est égal, vous êtes joliment bien ici, dit-il, comme pour résumer ses réflexions.

— Oh ! Pas si bien que cela, fit la femme. Le logement est grand ; car nous avons deux chambres à coucher aussi vastes que cette pièce et des racoins, mais c’est si incommode et c’est si froid ! Et pas de cuisine ! Reprit-elle, montrant sur un court palier un fourneau qu’elle avait dû installer dans l’escalier même. Puis, je deviens vieille et j’ai du mal maintenant, quand je vais aux provisions, à remonter autant de marches !

— Il n’y a même pas moyen de planter un clou dans cette cave, dit le mari ; la pierre de taille les tord quand on veut les enfoncer et les rejette ; enfin, moi, je suis fait au logis, mais elle, elle rêve d’aller finir ses jours à Landévennec !

Des Hermies se leva. Ils se serrèrent la main et le ménage Carhaix fit jurer à Durtal qu’il reviendrait.

— Quelles excellentes gens ! s’écria-t-il, lorsqu’il se trouva sur la place.

— Sans compter que Carhaix est précieux à consulter, car il est documenté sur bien des choses.

— Mais enfin, voyons, comment, diable, un homme qui est instruit, qui n’est pas le premier venu, exerce-t-il un métier qui est un métier de manœuvre… d’ouvrier, en somme ?

— S’il t’entendait ! — Mais, mon ami, les campaniers du Moyen Âge n’étaient point de misérables hères ; il est vrai que les sonneurs modernes sont bien déchus. Quant à te dire pourquoi Carhaix s’est épris des cloches, je l’ignore. Tout ce que je sais, c’est qu’il a fait en Bretagne des études au séminaire, qu’il a eu des scrupules de conscience, ne s’est pas cru digne du sacerdoce, et qu’à Paris où il est venu, il a été l’élève d’un maître sonneur fort intelligent et très lettré, le père Gilbert, qui avait dans sa cellule, à Notre-dame, des vieux plans de Paris si rares. Celui-là n’était pas non plus un artisan, mais bien un collectionneur enragé des documents relatifs au vieux Paris. De Notre-dame, Carhaix a passé à Saint-Sulpice où il est installé depuis plus de quinze ans déjà !

— Et toi, comment l’as-tu connu ?

— En qualité de médecin d’abord ; puis, je suis devenu son ami, depuis dix ans.

— C’est drôle, il n’a pas cette allure de jardinier sournois qu’ont les anciens élèves des séminaires.

— Carhaix en a, pour quelques années encore, dit des Hermies, comme se parlant à lui-même ; après quoi, il sera temps qu’il meure. L’Église qui a déjà laissé introduire le gaz dans les chapelles, finira par remplacer les cloches par de puissants timbres. Alors, ce sera charmant ; ces mécaniques seront reliées par des fils électriques ; ce seront de vraies sonneries protestantes, des appels brefs, des ordres durs.

— Eh bien, ce sera le cas pour la femme de Carhaix de retourner dans le Finistère !

— Ils ne le pourraient, car ils sont très pauvres ; et puis Carhaix dépérirait s’il perdait ses cloches ! c’est tout de même curieux cette affection de l’homme pour l’objet qu’il anime ; c’est l’amour du mécanicien pour sa machine ; on finit par aimer, autant qu’un être vivant, la chose qui vous obéit et que l’on soigne. Il est vrai que la cloche est un ustensile à part. Elle est baptisée ainsi qu’une personne, et ointe du chrême du salut qui la consacre ; d’après la rubrique du Pontifical, elle est aussi sanctifiée, dans l’intérieur de son calice, par un Évêque, de sept onctions faites en forme de croix, avec l’huile des infirmes ; elle doit ainsi porter aux mourants la voix consolatrice qui les soutient dans leurs dernières affres.

Puis elle est le héraut de l’Église ; la voix du dehors comme le prêtre est la voix du dedans ; ce n’est donc pas un simple morceau de bronze, un mortier posé à la renverse et qu’on agite. Ajoute que, semblables aux anciens vins, les cloches s’affinent, en vieillissant ; leur chant devient plus ample et plus souple ; elles perdent leur bouquet aigrelet, leurs sons verts. Ça explique un peu comment on s’y attache !

— Diable, mais tu es fort sur les cloches, toi !

— Moi, répondit Des Hermies, en riant, mais je ne sais rien ; je répète ce que j’ai entendu dire à Carhaix. Au reste, si ce sujet t’intéresse, tu pourras lui demander des explications ; il t’apprendra le symbolisme de la cloche ; il est inépuisable, ferré là-dessus comme pas un.

— Ce qui est certain, fit Durtal rêveur, c’est que moi qui habite un quartier de couvents et qui vis dans une rue dont l’air est plissé, dès l’aube, par l’onde des carillons, lorsque j’étais malade, la nuit, j’attendais l’appel des cloches, le matin, ainsi qu’une délivrance. Je me sentais alors, au petit jour, bercé par une sorte de dodelinement très doux, choyé par une caresse lointaine et secrète ; c’était comme un pansement si fluide et si frais ! J’avais l’assurance que des gens debout priaient pour les autres et par conséquent pour moi ; je me trouvais moins seul. C’est vrai, au fond, c’est surtout fait pour les malades affligés d’insomnie, ces sons-là !

— Non seulement pour les malades, mais les cloches sont aussi le bromure des âmes belliqueuses. L’inscription que portait l’une d’elles « paco cruentos », « j’apaise les aigris », est singulièrement juste quand on y songe !

Cette conversation hanta Durtal qui, le soir, alors qu’il fut seul chez lui, se prit à rêvasser dans sa couche. Cette phrase du sonneur que la véritable musique de l’Église, c’était celle des cloches, lui revint telle qu’une obsession. Et sa rêverie subitement reculée de plusieurs siècles évoqua, parmi de lents défilés de moines au Moyen Âge, la troupe agenouillée des ouailles qui répondait aux appels des angélus et buvait comme le dictame du vin consacré les gouttes flûtées de leurs sons blancs.

Tous les détails qu’il avait autrefois connus des séculaires liturgies se pressèrent : les Invitatoires des Matines, les carillons s’égrenant en des chapelets d’harmoniques bulles sur les rues tortueuses et serrées, aux tourelles en cornets, aux pignons en poivrières, aux murs percés de chantepleures et armés de dents, des carillons chantant les heures canoniales, les primes et les tierces, les sextes et les nones, les vêpres et les complies, célébrant l’allégresse d’une cité par le rire fluet de leurs petites cloches ou sa détresse, par les larmes massives des douloureux bourdons !

Et c’étaient alors des maîtres sonneurs, de vrais accordants, qui répercutaient l’état d’âme d’une ville avec ces joies ou ces deuils de l’air ! — Et la cloche qu’ils servaient, en fils soumis, en fidèles diacres, s’était faite, à l’image même de l’Église, très populaire et très humble. À certains moments, elle se dévêtait, ainsi que le prêtre se dépouille de sa chasuble, de ses sons pieux. Elle causait avec les petits, les jours de marchés et de foires, les invitait, par les temps de pluie, à débattre leurs intérêts dans la nef de l’église, imposant, par la sainteté du lieu, aux inévitables débats des durs négoces, une probité qui demeure à jamais perdue !

Maintenant les cloches parlaient une langue abolie, baragouinaient des sons vides et dénués de sens. Carhaix ne se trompait pas. Cet homme qui vivait, en dehors de l’humanité, dans une aérienne tombe, croyait à son art, n’avait plus par conséquent de raison d’être. Il végétait, superfétatif et désuet, dans une société que les rigaudons des concerts amusent. Il apparaissait, tel qu’une créature caduque et rétrograde, tel qu’une épave refluée sur la berge des âges, une épave surtout indifférente aux misérables soutaniers de cette fin de siècle qui, pour attirer les foules en toilettes dans le salon de leurs églises, ne craignent pas de faire entonner des cavatines et des valses sur les grandes orgues que manipulent, en un dernier sacrilège, maintenant, les usiniers de la musique profane, les négociants en ballets, les fabricants d’opéras-bouffes.

Pauvre Carhaix, se dit-il, en soufflant sa bougie. Encore un qui aime son époque autant que des Hermies et autant que moi ! Enfin, il a la tutelle de ses cloches et certainement, parmi ses pupilles, sa préférée ; en somme, il n’est pas trop à plaindre, car, lui aussi, il a sa petite toquade, ce qui lui rend probablement, comme à nous, la vie possible !