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Là-bas/Chapitre V

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Tresse & Stock (p. 78-103).


V


— Entrez vite et chauffez-vous ; ah ! Messieurs, nous finirons tout de même par nous fâcher, dit Mme Carhaix en voyant Durtal retirer des bouteilles enveloppées de sa poche et des Hermies déposer des petits paquets ficelés sur la table ; non vraiment, vous dépensez trop.

— Mais puisque ça nous amuse, Madame Carhaix ; et votre mari ?

— Il est là-haut ; depuis ce matin, il ne dérage pas !

— Dame, le froid est aujourd’hui terrible, fit Durtal, et elle ne doit pas être drôle la tour, par un tel temps !

— Oh ! Ce n’est pas pour lui qu’il grogne, c’est pour ses cloches ! — Mais débarrassez-vous donc !

Ils enlevèrent leurs paletots et s’approchèrent du poêle.

— Il ne fait pas bien chaud ici ! reprit-elle ; ce logement, voyez-vous, il faudrait pour le dégeler un feu qui marchât sans interruption, nuit et jour.

— Achetez un poêle mobile.

— Non, par exemple, on s’asphyxierait ici !

— Ce ne serait pas, en tout cas, commode, fit des Hermies, car il n’y a pas de cheminées. Il est vrai qu’avec des tuyaux de rallonge qu’on amènerait comme le tuyau de tirage du poêle qui est là jusqu’à la fenêtre… mais, à propos de ces appareils, te rends-tu compte, Durtal, combien ces hideux boudins de tôle représentent l’époque utilitaire où nous sommes.

Songes-y ; l’ingénieur que tout objet qui n’a pas une forme sinistre ou ignoble, offense, s’est tout entier révélé dans cette invention. Il nous dit : vous voulez avoir chaud, vous aurez chaud — mais rien de plus ; il ne faut pas que quelque chose d’agréable pour la vue subsiste. Plus de bois qui crépite et chante, plus de chaleur légère et douce ! L’utile, sans la fantaisie de ces beaux glaïeuls de flammes qui jaillissent dans le brasier sonore des bûches sèches.

— Mais est-ce qu’il n’y a pas de ces poêles-là, où l’on voit le feu ? demanda Mme Carhaix.

— Oui et c’est pis ! Du feu derrière un guichet de mica, de la flamme en prison, c’est plus triste encore ! Ah ! les belles bourrées à la campagne, les sarments qui sentent bon et dorent les pièces ! La vie moderne a mis ordre à cela. Ce luxe du plus pauvre des paysans est impossible à Paris, pour les gens qui n’ont pas de copieuses rentes !

Le sonneur entra ; avec sa moustache hérissée, piquée à chaque bout de poils d’un globule blanc, avec son passe-montagne en tricot, sa pelisse en peau de mouton, ses moufles fourrés, ses galoches, il ressemblait à un Samoyède, descendu du pôle.

— Je ne vous donne pas la main, dit-il, car je suis plein de graisse et d’huile. Quel temps ! imaginez-vous que, depuis ce matin, j’astique les cloches… et je ne suis pas sans crainte !

— Et pourquoi ?

— Comment pourquoi ? mais vous savez bien que la gelée contracte le métal, qui se fêle ou qui se rompt. Il y a eu des grands hivers où, allez, on en a bien perdu, car ça souffre comme nous de ce temps-là, les cloches !

Tu as de l’eau chaude, ma bonne, dit-il, en passant, pour se laver, dans l’autre pièce ?

— Voulez-vous que nous vous aidions à finir de mettre le couvert ? proposa des Hermies.

Mais la femme de Carhaix refusa.

— Non, non, asseyez-vous, le dîner est prêt.

— Et il embaume, s’écria Durtal, humant l’odeur d’un pétulant pot-au-feu qu’éperonnait une pointe de céleri affiliée aux parfums des autres légumes.

— À table ! Clama Carhaix qui reparut, débarbouillé, en vareuse.

Ils s’assirent ; le poêle attisé ronflait ; Durtal éprouvait la soudaine détente d’une âme frileuse presque évanouie dans un bain de fluides tièdes ; il se trouvait avec les Carhaix, si loin de Paris, si loin de son siècle !

Ce logis était bien pauvre, mais il était si cordial, si mollet, si doux ! Jusqu’à ce couvert de campagne, ces verres propres, cette fraîche assiettée de beurre demi-sel, cette cruche à cidre, qui aidaient à l’intimité de cette table éclairée par une lampe un peu usée qui répandait ses lueurs d’argent dédoré sur la grosse nappe.

Tiens, la première fois que nous viendrons, il faudra que j’achète dans une maison anglaise un de ces pots de marmelade à l’orange si délicieusement sûres, se dit Durtal ; car d’un commun accord avec des Hermies, ils ne dînaient chez le sonneur qu’en fournissant une partie des plats.

Carhaix apprêtait un pot-au-feu et une simple salade et il versait son cidre. Pour ne pas lui infliger de frais, ils apportaient le vin, le café, l’eau-de-vie, les desserts, et ils s’arrangeaient de façon à ce que les reliefs de leurs emplettes compensassent la dépense de la soupe et du bœuf qui auraient certainement duré plusieurs jours, si les Carhaix eussent mangé seuls.

— Cette fois-ci, ça y est ! dit la femme, en servant à la ronde un bouillon couleur d’acajou, moiré à sa surface d’ondes mordorées, bullé d’œils en topaze.

Il était succulent et onctueux, robuste et pourtant délicat, affiné qu’il était par des abats bouillis de poule.

Tous se taisaient maintenant, le nez dans l’assiette, la figure ranimée par la fumigation de l’odorante soupe.

— Ce serait le moment de répéter le lieu commun cher à Flaubert : On n’en mange pas comme cela, au restaurant, fit Durtal.

— Ne débinons point les restaurants, dit des Hermies. Ils dégagent une joie très spéciale pour les gens qui savent les inspecter. Tenez, il y a de cela deux jours : je revenais de visiter un malade, j’échoue dans un de ces établissements où pour la somme de trois francs, l’on a droit à un potage, deux plats au choix, une salade et un dessert.

Ce restaurant où je vais à peu près, une fois par mois, possède d’immuables clients, des gens bien élevés et hostiles, des officiers en bourgeois, des membres du Parlement, des bureaucrates.

Tout en chipotant la sauce au gratin d’une redoutable sole, je regardais ces habitués qui m’entouraient et je les trouvais singulièrement changés depuis ma dernière visite. Ils avaient maigri ou s’étaient boursouflés ; les yeux étaient cernés de violet et creux ou pochés en dessous de besaces roses ; les gens gras avaient jauni ; les maigres devenaient verts.

Plus sûrs que les vénéfices oubliés des Exili, les terribles mixtures de cette maison empoisonnaient lentement sa clientèle.

Cela m’intéressait, comme vous pouvez croire ; je me faisais à moi-même un cours de toxicologie et je découvrais, en m’étudiant à manger, les effroyables ingrédients qui masquaient le goût des poissons désinfectés, de même que des cadavres, par des mélanges pulvérulents de charbon et de tan, des viandes fardées par des marinades, peintes avec des sauces couleur d’égout, des vins colorés par les fuschines, parfumés par les furfurols, alourdis par les mélasses et les plâtres !

Je me suis bien promis de revenir, chaque mois, pour surveiller le dépérissement de tous ces gens…

— Oh ! fit Mme Carhaix.

— Dis donc, cria Durtal, tu es pas mal satanique, toi !

— Tenez, Carhaix, le voici parvenu à ses fins ; il veut, sans même nous laisser le temps de respirer, parler du Satanisme ; il est vrai que je lui avais promis d’en causer avec vous, ce soir. — Oui, reprit-il, répondant à un regard étonné du sonneur ; — hier, Durtal qui s’occupe, comme vous le savez, de l’histoire de Gilles De Rais, déclarait posséder tous les renseignements sur le Diabolisme au Moyen Âge. Je lui ai demandé s’il en détenait aussi sur le Satanisme de nos jours. Il s’est ébroué, doutant que de telles pratiques se continuassent.

— Ce n’est que trop vrai, répliqua Carhaix, devenu grave.

— Avant que nous ne nous expliquions là-dessus, il y a une question que je voudrais poser à des Hermies, dit Durtal : — voyons, toi, peux-tu sans blaguer, sans faire ton sourire en coin, me dire une bonne fois si, oui ou non, tu crois au catholicisme ?

— Lui ! s’exclama le sonneur, il est pis qu’un incrédule, c’est un hérésiarque !

— Le fait est que si j’étais certain de quelque chose, je pencherais assez volontiers vers le manichéisme, dit des Hermies ; c’est une des plus anciennes et c’est la plus simple des religions, celle, dans tous les cas, qui explique le mieux l’abominable margouillis du temps présent.

Le Principe du al et le Principe du Bien, le Dieu de Lumière et le Dieu de Ténèbres, deux Rivaux se disputant notre âme, c’est au moins clair. À l’heure actuelle, il est bien évident que le Dieu bon a le dessous, que le Mauvais règne sur ce monde, en maître. Or, et c’est là où mon pauvre Carhaix, que ces théories désolent, ne peut me reprendre, je suis pour le Vaincu, moi ! C’est une idée généreuse, je crois, et une opinion propre !

— Mais le manichéisme est impossible, cria le sonneur. Deux infinis ne peuvent exister ensemble !

— Mais rien ne peut exister, si l’on raisonne ; le jour où vous discuterez le dogme catholique, va te faire fiche, tout s’écroule ! La preuve que deux infinis peuvent coexister, c’est que cette idée dépasse la raison et rentre dans la catégorie de celles dont parle « l’Ecclésiastique » : « Ne quiers point des choses plus hautes que toi, car plusieurs choses se sont montrées être par-dessus le sens des hommes ! »

Le manichéisme, voyez-vous, a eu certainement du bon, puisqu’on l’a noyé dans des flots de sang ; à la fin du xiie siècle on grilla des milliers d’Albigeois qui pratiquaient cette doctrine. Vous dire maintenant que les manichéens n’aient pas abusé de ce culte qu’ils rendaient surtout au Diable, je n’oserais le soutenir !

Ici, je ne suis plus avec eux, poursuivit-il doucement, après un silence, attendant que Mme Carhaix, qui s’était levée pour emporter les assiettes, allât chercher le bœuf.

— Pendant que nous sommes seuls, reprit-il, en la voyant disparaître dans l’escalier, je puis vous raconter ce qu’ils faisaient. Un excellent homme appelé Psellus nous a révélé, dans un livre intitulé De operatione Dæmonum, qu’ils goûtaient, au commencement de leurs cérémonies, des deux excréments et qu’ils mêlaient de la semence humaine à leurs hosties.

— Quelle horreur ! s’écria Carhaix.

— Oh ! comme ils communiaient sous les deux Espèces, ils faisaient mieux encore, reprit des Hermies. Ils égorgeaient des enfants, mélangeaient leur sang à de la cendre et cette pâte, délayée dans un breuvage, constituait le Vin Eucharistique.

— Eh ! nous voici, en plein Satanisme, dit Durtal.

— Mais oui, mon ami, comme tu vois, je t’y ramène.

— Je suis sûre que Monsieur des Hermies a encore débité d’horribles histoires, murmura Mme Carhaix qui apportait, dans un plat entouré de légumes, un morceau de bœuf.

— Oh ! Madame, protesta des Hermies.

Ils se mirent à rire et Carhaix découpa la viande, tandis que sa femme versait du cidre, que Durtal débouchait le flacon d’anchois.

— J’ai peur qu’il ne soit trop cuit, dit la femme qui s’intéressait beaucoup plus à son bœuf qu’à ces aventures de l’autre monde ; et elle ajouta l’axiome fameux des ménagères :

Quand le bouillon est bon, le bœuf se coupe mal.

Les hommes protestèrent, affirmant qu’il ne s’effiloquait pas, qu’il était cuit à point.

— Allons, monsieur Durtal, un anchois et un peu de beurre, avec votre viande.

— Tiens, ma femme, donne-nous donc aussi de ces choux rouges que tu as fait confire, demanda Carhaix dont la face blême s’éclairait, tandis que ses gros yeux de chien s’emplissaient d’eau. Visiblement, il jubilait, heureux de se trouver à table avec des amis, bien au chaud, dans sa tour.

— Mais, videz donc vos verres, vous ne buvez point, dit-il, en élevant son pot à cidre.

— Voyons, des Hermies, tu prétendais hier que le Satanisme ne s’était jamais interrompu depuis le Moyen Âge, reprit Durtal, voulant entrer enfin dans cette conversation qui le hantait.

— Oui, et les documents sont irréfutables ; je te mettrai à même quand tu le voudras, de les prouver.

À la fin du xve siècle, c’est-à-dire au temps de Gilles De Rais, — pour ne pas remonter plus haut — le Satanisme prit les proportions que tu sais ; au xvie siècle, ce fut peut-être pis encore. Il est inutile de te rappeler, je pense, les pactions démoniaques de Catherine de Médicis et des Valois, le procès du moine Jean de Vaulx, les enquêtes des Sprenger et des Lancre, de ces doctes inquisiteurs qui firent cuire à grand feu des milliers de nécromans et de sorcières. Tout cela est connu, archi-connu. Tout au plus nommerai-je comme étant moins défloré, le prêtre Benedictus qui cohabitait avec la démone Armellina et qui consacrait les hosties, en les tenant la tête en bas. Voici maintenant les fils qui rejoignent ce siècle au nôtre. Au xviie siècle où les procès de sorcellerie continuent, où les possédées de Loudun paraissent, la messe noire sévit, mais plus voilée déjà, plus sourde. Je te citerai un exemple, si tu veux, entre bien d’autres.

Un certain abbé Guibourg s’était fait une spécialité de ces ordures ; sur une table servant d’autel, une femme s’étendait, nue, ou retroussée jusqu’au menton et, de ses bras allongés, elle tenait des cierges allumés, pendant toute la durée de l’office.

Guibourg a ainsi célébré des messes sur le ventre de Mme de Montespan, de Mme d’Argenson, de Mme de Saint-Pont ; au reste, ces messes étaient, sous le grand Roi, très fréquentes ; nombre de femmes s’y rendaient de même que de notre temps, nombre de femmes vont se faire tirer la bonne aventure chez les cartomanciennes.

Le rituel de ces cérémonies était suffisamment atroce ; généralement, on avait enlevé un enfant qu’on brûlait, à la campagne, dans un four ; puis de sa poudre que l’on gardait, l’on préparait avec le sang d’un autre enfant qu’on égorgeait, une pâte ressemblant à celle des manichéens dont je t’ai parlé. L’abbé Guibourg officiait, consacrait l’hostie, la coupait en petits morceaux et la mêlait à ce sang obscurci de cendre ; c’était là la matière du Sacrement.

— Quelle horreur de prêtre ! s’écria la femme de Carhaix, indignée.

— Oui, il célébrait aussi un autre genre de messe, cet abbé ; cela s’appelait… diable, ce n’est pas facile à dire…

— Dites, Monsieur des Hermies, quand on a la haine comme nous ici de telles choses, on peut tout entendre ; ce n’est pas cela, allez, qui m’empêchera de prier, ce soir.

— Ni moi, ajouta son mari.

— Eh bien, ce sacrifice s’appelait la Messe du Sperme !

— Ah !

— Guibourg, revêtu de l’aube, de l’étole, du manipule, célébrait cette messe, à seule fin de fabriquer des pâtes conjuratoires.

Les archives de la Bastille nous apprennent qu’il agit de la sorte, sur la demande d’une dame nommée la Des Œillettes.

Cette femme qui était indisposée donna de son sang ; l’homme qui l’accompagnait se retira dans la ruelle de la chambre où se passait la scène et Guibourg recueillit de sa semence dans le calice ; puis il ajouta de la poudre de sang, de la farine, et, après des cérémonies sacrilèges, la Des Œillettes partit emportant sa pâte.

— Mon Dieu, quel amas de turpitudes ! soupira la femme du sonneur.

— Mais, dit Durtal, au Moyen Âge, la messe se célébrait de façon autre ; l’autel était alors une croupe nue de femme ; au xviie siècle, c’est le ventre, et maintenant ?

— Maintenant la femme sert rarement d’autel, mais n’anticipons pas.

Au xviiie siècle, nous retrouvons encore, et parmi combien d’autres ! des abbés proditeurs de choses saintes.

L’un d’eux, le chanoine Duret, s’occupait spécialement de magie noire. Il pratiquait la nécromancie, évoquait le Diable ; il finit par être exécuté, comme sorcier, en l’an de grâce 1718.

Un autre qui croyait à l’Incarnation du Saint-esprit, au Paraclet, et qui institua dans la Lombardie, qu’il agita furieusement, douze apôtres et douze apostolines, chargés de prêcher son culte, celui-là, l’abbé Beccarelli, mésusait comme tous les prêtres de son gabarit, du reste, des deux sexes et il disait la messe sans s’être confessé de ses luxures. Peu à peu, il versa dans les offices à rebours où il distribuait aux assistants des pastilles aphrodisiaques qui présentaient cette particularité qu’après les avoir avalées, les hommes se croyaient changés en femmes et les femmes en hommes.

La recette de ces hippomanes est perdue, continua des Hermies, avec un sourire presque triste. Bref, l’abbé Beccarelli eut une assez misérable fin. Poursuivi pour ses sacrilèges, il fut condamné, en 1708, à ramer, pendant sept ans, sur les galères.

— Avec toutes ces affreuses histoires, vous ne mangez pas, dit Mme Carhaix ; voyons, Monsieur des Hermies, encore un peu de salade ?

— Non, merci ; mais il serait temps, je crois, maintenant que voici le fromage, de déboucher le vin ; et il décoiffa l’une des bouteilles apportées par Durtal.

— Il est parfait ! s’exclama le sonneur, en faisant claquer ses lèvres.

— C’est un petit vin de Chinon pas trop débile que j’ai découvert chez un mastroquet auprès du quai, dit Durtal.

— Je vois, reprit-il, après un silence, qu’en effet la tradition s’est conservée depuis Gilles de Rais de crimes inouïs. Je vois qu’il y a eu, dans tous les siècles, des prêtres déchus, qui ont osé commettre les divins forfaits ; mais, à l’heure présente, cela semble tout de même invraisemblable ; d’autant qu’on n’égorge plus des enfants, comme au temps de Barbe-Bleue et de l’abbé Guibourg !

— C’est-à-dire que la justice n’explore rien ou plutôt, que l’on n’assassine plus, mais que l’on tue des victimes désignées, par des moyens que la science officielle ignore ; ah ! si les confessionnaux pouvaient parler ! s’écria le sonneur.

— Mais enfin, à quel monde appartiennent les gens qui sont maintenant affiliés au Diable ?

— Aux supérieurs de missionnaires, aux confesseurs de communautés, aux prélats et aux abbesses ; à Rome où est le centre de la magie actuelle, aux plus hauts dignitaires, répondit des Hermies. Quant aux laïques, ils se recrutent dans les classes riches ; cela t’explique comment ces scandales sont étouffés, si toutefois la police les découvre !

Puis, admettons même qu’il n’y ait pas, avant les sacrifices au Diable, de préalables meurtres ; cela se peut dans certains cas ; l’on se borne sans doute à saigner des fœtus que l’on fait avorter lorsqu’ils sont mûris à point ; mais ceci n’est qu’un ragoût surérogatoire, qu’un piment ; la grande question, c’est de consacrer l’hostie et de la destiner à un infâme usage ; tout est là ; le reste varie ; il n’y a pas actuellement de rituel régulier pour la messe noire.

— Si bien qu’il faut absolument un prêtre pour célébrer ces messes ?

— Évidemment ; lui seul peut opérer le mystère de la Transsubstantiation. Je sais bien que certains occultistes se prétendent consacrés, comme Saint Paul, par le Seigneur, et qu’ils s’imaginent pouvoir débiter ainsi que de vrais prêtres de véritables messes. C’est tout bonnement grotesque ! — Mais à défaut de messes réelles et d’abbés atroces, les gens possédés par la manie du sacrilège n’en réalisent pas moins le stupre sacré qu’ils rêvent. Écoute bien cela :

En 1855, il existait, à Paris, une association composée en majeure partie de femmes ; ces femmes communiaient, plusieurs fois par jour, gardaient les Célestes Espèces dans leur bouche, les recrachaient pour les lacérer ensuite ou les souiller par de dégoûtants contacts.

— Tu en es sûr ?

— Parfaitement, ces faits sont révélés par un journal religieux, les Annales de la Sainteté, que l’archevêque de Paris ne put démentir ! J’ajoute qu’en 1874, des femmes furent également embauchées à Paris pour pratiquer cet odieux commerce ; elles étaient payées aux pièces, ce qui explique pourquoi elles se présentaient, chaque jour, dans des églises différentes, à la Sainte Table.

— Et ce n’était rien ! — Tenez, dit, à son tour, Carhaix, qui se leva et tira de sa bibliothèque une brochurette bleue. Voici une revue, datée de 1843, La Voix de la Septaine, elle nous apprend que, pendant vingt-cinq ans, à Agen, une association satanique ne cessa de célébrer des messes noires et meurtrit et pollua trois mille trois cent vingt hosties ! Jamais Mgr l’évêque d’Agen, qui était un bon et ardent prélat, n’osa nier les monstruosités commises dans son diocèse !

— Oui, nous pouvons le dire entre nous, reprit des Hermies, le xixe siècle regorge d’abbés immondes. Malheureusement, si les documents sont certains, ils sont de preuve difficile à faire ; car aucun ecclésiastique ne se vante de méfaits pareils ; ceux qui célèbrent des messes Déicides se cachent et ils se déclarent dévoués au Christ ; ils affirment même qu’ils le défendent, en combattant, à coups d’exorcismes, les possédés.

C’est même là, le grand truc ; ces possédés, ce sont eux-mêmes qui les créent ou qui les développent ; ils s’assurent ainsi, dans les couvents surtout, des sujets et des complices. Toutes les folies meurtrières et sadiques, ils les couvrent alors de l’antique et pieux manteau de l’Exorcisme !

— Soyons justes, ils ne seraient pas complets, s’ils n’étaient pas d’abominables hypocrites, dit Carhaix.

— L’on peut aussi ajouter que l’hypocrisie et l’orgueil sont les plus formidables vices des mauvais prêtres, appuya Durtal.

— Enfin, reprit des Hermies, tout se sait, en dépit des plus adroites précautions, à la longue. Je n’ai parlé jusqu’ici que des associations sataniques locales ; mais il en est d’autres, plus étendues, qui ravagent les Deux Mondes, car — et cela est bien moderne — le Diabolisme est devenu administratif, centralisateur, si l’on peut dire. Il a maintenant des Comités, des Sous-Comités, une sorte de Curie qui réglemente l’Amérique et l’Europe, comme la Curie d’un Pape.

La plus vaste de ces Sociétés dont la fondation remonte à l’année 1855, c’est la Société des Ré-Théurgistes Optimates. Elle se divise, sous une apparente unité, en deux camps : l’un, prétendant détruire l’univers et régner sur ses décombres ; l’autre, rêvant simplement de lui imposer un culte démoniaque dont il serait l’archiprêtre. Cette société siège en Amérique où elle était autrefois dirigée par Longfellow qui s’intitulait grand prêtre du Nouveau Magisme Évocateur ; elle a eu, pendant longtemps, des ramifications en France, en Italie, en Allemagne, en Russie, en Autriche, jusqu’en Turquie.

Elle est, à l’heure actuelle, ou bien effacée ou même peut-être tout à fait morte ; mais une autre vient de se créer ; elle a pour but, celle-là, d’élire un anti-pape qui serait l’Antéchrist exterminateur. Et je ne vous cite là que deux sociétés, mais combien d’autres plus ou moins nombreuses, plus ou moins secrètes qui, toutes, d’un commun accord, à dix heures du matin, le jour de la Fête du Saint-sacrement, donc, célèbrent à Paris, à Rome, à Bruges, à Constantinople, à Nantes, à Lyon et en Écosse où les sorciers foisonnent, des messes noires !

Puis, en dehors de ces associations universelles ou de ces assemblées locales, les cas isolés abondent, sur lesquels la lumière si difficilement allumée, clignote. Il y a quelques années, mourut, au loin, dans la pénitence, un certain comte de Lautrec qui faisait don aux églises de statues pieuses qu’il maléficiait pour sataniser les fidèles ; à Bruges, un prêtre que je connais contamine les Saints Ciboires, s’en sert pour apprêter des malengins et des sorts ; enfin, l’on peut, entre tous, citer un cas très net de Possession ; c’est le cas de Cantianille qui bouleversa, en 1865, non seulement la ville d’Auxerre, mais encore tout le diocèse de Sens.

Cette Cantianille, placée dans un couvent de Mont-Saint-Sulpice, fut violée, dès qu’elle eut atteint sa quinzième année, par un prêtre qui la voua au Diable. Ce prêtre avait été, lui-même, pourri, dès son enfance, par un ecclésiastique qui faisait partie d’une secte de Possédés, créée, le soir même du jour où fut guillotiné Louis XVI.

Ce qui se passa dans ce couvent où plusieurs nonnes, évidemment exaspérées par l’hystérie, s’associèrent aux démences érotiques et aux rages sacrilèges de Cantianille, rappelle à s’y méprendre les procès de la magie d’antan, les histoires de Gaufredy et de Madeleine Palud, d’Urbain Grandier et de Madeleine Bavent, du jésuite Girard et de La Cadière, des histoires sur lesquelles il y aurait, au point de vue de l’hystéro-épilepsie, d’une part, et du Diabolisme, de l’autre, beaucoup à dire. Toujours est-il que Cantianille renvoyée du couvent fut exorcisée par un certain prêtre du diocèse, l’abbé Thorey dont la cervelle ne paraît pas avoir bien résisté à ces pratiques. Ce fut bientôt, à Auxerre, de telles scènes scandaleuses, de telles crises diaboliques, que l’Évêque dut intervenir. Cantianille fut chassée du pays ; l’abbé Thorey fut frappé disciplinairement et l’affaire alla à Rome.

Ce qui est aussi curieux, c’est que l’Évêque, terrifié par ce qu’il avait vu, donna sa démission et se retira à Fontainebleau où il mourut, encore dans l’effroi, deux ans après.

— Mes amis, dit Carhaix qui consulta sa montre, il est huit heures moins le quart ; il faut que je monte dans le clocher pour sonner l’angélus du soir ; ne m’attendez pas, prenez le café ; je vous rejoins dans dix minutes.

Il endossa son costume du Groënland, alluma une lanterne et ouvrit la porte ; une bouffée de vent glacial entra ; des molécules blanches tourbillonnèrent dans le noir.

— Le vent chasse la neige par les meurtrières dans l’escalier, dit la femme ; j’ai toujours peur que Louis n’attrape une fluxion de poitrine par ces temps ; tenez, Monsieur des Hermies, voilà le café ; je vous laisse le soin de le servir ; à cette heure, mes pauvres jambes ne me tiennent plus ; il faut que j’aille les étendre.

— Le fait est, soupira des Hermies, lorsqu’ils lui eurent souhaité une bonne nuit, le fait est qu’elle vieillit joliment la maman Carhaix ; j’ai beau essayer de la remonter par des toniques je n’avance point d’un pas ; la vérité, c’est qu’elle est élimée jusqu’à la corde ; elle a monté par trop d’escaliers, dans sa vie, la pauvre femme !

— C’est tout de même curieux ce que tu m’as raconté, dit Durtal ; en somme, dans le moderne, le grand jeu du Satanisme, c’est la messe noire !

— Oui, et l’envoûtement et l’incubat et le succubat dont je te parlerai ou plutôt dont je te ferai parler par un autre plus expert que moi en ces matières. — Messe sacrilège, maléfices et succubat, c’est la véridique quintessence du Satanisme !

— Et ces hosties consacrées dans des offices blasphématoires, quel usage en faisait-on, lorsqu’on ne les déchirait pas ?

— Mais, je te l’ai dit, on les employait à des actes infâmes. Tiens, écoute : — et des Hermies retira de la bibliothèque du sonneur et feuilleta le tome V de la Mystique de Görres. Voici le bouquet :

« Ces prêtres vont quelquefois, dans leur scélératesse, jusqu’à célébrer la messe avec de grandes hosties qu’ils coupent ensuite au milieu, après quoi, ils les collent sur un parchemin arrangé de la même manière et ils s’en servent ensuite d’une façon abominable pour satisfaire leurs passions. »

— La Sodomie Divine, alors ?

— Dame !

À ce moment, la cloche, mise en branle dans la tour, bôomba. La chambre où se tenait Durtal trembla, se mit, en quelque sorte, à bourdonner. Il semblait que les ondes des sons sortissent des murs, qu’ils se déroulassent en spirale de la pierre même ; il semblait que l’on fût transféré, en rêve, dans le fond de ces coquillages qui, lorsqu’on les approche de l’oreille, simulent le bruit roulant des vagues. Des Hermies habitué au vacarme des cloches, ne s’inquiéta que du café, le mit au chaud sur le poêle.

Puis la cloche bôomba, plus lente, le bourdonnement s’éclaircit ; les carreaux des fenêtres, les vitres de la bibliothèque, les verres restés sur la table se turent, n’eurent plus que des sons ténus et aigrelets, que des notes presque surettes.

L’on entendit un pas dans l’escalier. Carhaix rentra, couvert de neige.

— Cristi, mes enfants, ça vente dur ! — Il se secoua, jeta sa défroque sur une chaise, éteignit sa lanterne. — Il m’arrivait par les ouïes de la tour, au travers des lames, des abat-son, des pelletées de neige qui m’aveuglaient ! quel chien d’hiver ! la bourgeoise s’est couchée, bon ; eh bien, mais vous n’avez pas pris votre café ? reprit-il en voyant Durtal qui le servait dans les verres.

Il se rapprocha du poêle, le tisonna, s’essuya les yeux que le grand froid avait remplis de larmes et il but une gorgée de café.

— Maintenant, ça y est ! où en êtes-vous de vos histoires, des Hermies ?

— J’ai terminé le rapide exposé du Satanisme, mais je n’ai pas encore parlé du monstre authentique, du seul maître qui existe réellement, à l’heure présente, de cet abbé défroqué…

— Oh ! fit Carhaix ; prenez garde, le nom seul de cet homme porte malheur !

— Bah ! le chanoine Docre, pour l’appeler par son nom, ne peut rien contre nous. J’avoue même que je ne comprends pas bien la terreur qu’il inspire ; mais laissons cela ; je voudrais qu’avant de nous occuper de cet homme, Durtal vît notre ami Gévingey, celui qui paraît le connaître le mieux et le plus à fond.

Une conversation avec lui simplifierait singulièrement les explications que je pourrais ajouter sur le Satanisme, surtout sur les vénéfices et le succubat. Voyons, voulez-vous que nous l’invitions à dîner ici ?

Carhaix se gratta la tête, puis vida la cendre de sa pipe sur son ongle.

— C’est que, dit-il, nous sommes un peu en désaccord ensemble.

— Tiens, pourquoi ?

— Oh ! pas pour des choses graves ; j’ai interrompu ses expériences, ici même, un jour ; mais versez-vous donc un petit verre, Monsieur Durtal, et vous, des Hermies, vous ne buvez pas ; et, tandis qu’en allumant des cigarettes, tous deux flûtaient quelques gouttes d’un cognac à peu près probe, Carhaix reprit :

— Gévingey qui, bien qu’astrologue, est un bon chrétien et un brave homme que je reverrais avec plaisir du reste, a voulu consulter mes cloches.

Ça vous étonne, mais c’est ainsi ; les cloches ont autrefois, dans les sciences défendues, joué un rôle. L’art de prédire l’avenir avec leurs sons est une des branches les plus inconnues et les plus abandonnées de l’occulte. Gévingey a retrouvé des documents et il a voulu les vérifier dans la tour.

— Mais qu’est-ce qu’il faisait ?

— Est-ce que je sais ! Il se posait sous la cloche, au risque de se casser les reins, à son âge, dans les charpentes ; il entrait à moitié dedans, se coiffait, en quelque sorte, jusqu’aux hanches, de ce calice. Et il parlait tout seul et il écoutait les frémissements du bronze répercutant sa voix.

Il m’a causé aussi de l’interprétation des songes, à propos des cloches ; à l’entendre, celui qui, pendant son sommeil, voit des cloches en branle est menacé d’un accident ; si la cloche carillonne, c’est présage de médisance ; si elle tombe, c’est certitude d’ataxie ; si elle se rompt, c’est assurance d’afflictions et de misères. Enfin, il a ajouté, je crois, que lorsque des oiseaux de nuit volent autour d’une cloche éclairée par la lune, l’on peut être sûr qu’un vol sacrilège sera commis dans l’église ou que le curé risque la mort.

Toujours est-il que cette façon de toucher aux cloches, d’entrer dedans, alors qu’elles sont consacrées, de leur prêter des oracles, de les mêler à l’interprétation des songes formellement interdite par le Lévitique, m’a déplu et que je l’ai prié un peu rudement de cesser ce jeu.

— Mais enfin vous n’êtes pas fâchés ?

— Non, je regrette même, je l’avoue, d’avoir été aussi vif !

— Eh bien, j’arrangerai cela ; j’irai le voir, dit des Hermies, c’est convenu, n’est-ce pas ?

— Convenu.

— Sur ce, nous allons vous laisser coucher, car il faut que vous soyez debout, dès l’aube.

— Oh ! à cinq heures et demie pour l’angélus de six heures et je peux même me recoucher, si je veux, car je n’ai plus après de sonneries avant sept heures trois quarts ; — et encore n’ai-je à lancer que quelques volées pour la messe de M. le Curé ; ce n’est pas, comme vous le voyez, par trop dur !

— Hum ! fit Durtal, s’il fallait me lever aussi tôt !

— C’est affaire d’habitude. Mais, vous allez bien reprendre, avant de partir, un petit verre. Non ? bien sûr ? Alors, en route ! — Il alluma sa lanterne et ils descendirent, frissonnants, à la queue-leu-leu, dans la spirale glacée de l’escalier noir.