Là-bas/Chapitre XIII

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Tresse & Stock (p. 261-274).


XIII


Il recommença, comme l’autre soir, à nettoyer son logement, à y installer un désordre méthodique, à glisser un coussin sous le faux désarroi du fauteuil ; puis il força les feux, pour chauffer les pièces.

Mais il manquait d’impatience ; cette silencieuse promesse qu’il avait obtenue, que Mme  Chantelouve ne le laisserait plus pantelant, ce soir, le modérait ; maintenant que son incertitude avait pris fin, il ne vibrait plus avec cette acuité presque douloureuse que lui avait jusqu’alors suscitée l’attente enfiévrée de cette femme ; il s’engourdit à tisonner des braises dans l’âtre ; son esprit était encore rempli d’elle, mais elle s’y tenait immobile et muette ; tout au plus, lorsque sa pensée bougea, songea-t-il à la question de savoir comment il s’y prendrait pour ne pas se vautrer, le moment venu, d’une façon ignoble. Cette question qui l’avait tant préoccupé, l’avant-veille, le laissait encore gêné mais inerte. Il ne cherchait plus à la résoudre, s’en remettait au hasard, se disait qu’il était bien inutile de dresser des plans, puisque presque toujours les stratégies les mieux combinées avortent.

Puis il se révolta contre lui-même, s’accusa de veulerie, marcha pour secouer cette torpeur qu’il attribuait aux effluves brûlants du feu. Ah çà, est-ce qu’à force d’avoir attendu, ses souhaits étaient taris ou las ? mais non, car il aspirait au moment où il pourrait pétrir cette femme ! Il cru trouver l’explication de son peu d’entrain, dans l’inévitable souci d’une première empreinte. Ce ne sera vraiment exquis, ce soir, qu’après celle-là, se dit-il ; le côté grotesque ne sera plus ; la connaissance charnelle sera faite ; je pourrai reprendre Hyacinthe, sans avoir la sollicitude inavouée de ses formes, l’inquiétude de ma tenue, l’embarras de mes gestes. Je voudrais bien, finit-il par se dire, en être à cet instant-là !

Le chat, assis sur la table, dressa tout à coup les oreilles, fixa de ses yeux noirs la porte et déguerpit ; la sonnette tinta ; Durtal s’en fut ouvrir.

Son costume lui plut ; elle portait, sous les fourrures qu’il enleva, une robe prune si foncée qu’elle paraissait noire, une robe d’étoffe épaisse et souple qui la délinéait, serrait ses bras, fuselait sa taille, accentuait le ressaut des hanches, tendait sur le corset bombé.

— Vous êtes charmante, dit-il, en lui baisant passionnément les poignets ; et il se plut à accélérer avec ses lèvres le battement du pouls.

Elle ne soufflait mot, très agitée et un peu pâle.

Il s’assit en face d’elle ; elle le regardait de ses yeux mystérieux, mal éveillés. Lui se sentait repris tout entier ; il oubliait ses raisonnements et ses craintes, s’affolait à s’enfoncer dans l’eau de ses prunelles, à scruter le vague sourire de cette douloureuse bouche.

Il enlaça ses doigts dans les siens ; et, pour la première fois, il l’appela tout bas de son nom d’Hyacinthe.

Elle l’écoutait, la poitrine soulevée, les mains en fièvre ; puis, d’une voix suppliante :

— Je vous en prie, renonçons à cela ; le désir seul est bon. Oh, je suis lucide, allez ; j’ai pensé à cela tout le long du chemin. Je l’ai quitté, ce soir, affreusement triste. Si vous saviez ce que je sens… je suis allée aujourd’hui à l’église et j’ai eu peur, je me suis cachée, lorsque j’ai aperçu mon confesseur…

Ces plaintes, il les connaissait déjà, et il se disait : tu raconteras ce que tu voudras, mais tu la danseras, ce soir ; et, tout haut, il lui répondait par monosyllabes, en continuant de l’investir.

Il se leva, pensant qu’elle ferait de même ou qu’il pourrait mieux, si elle restait assise, atteindre, en se penchant, sa bouche.

— Vos lèvres ! vos lèvres d’hier ! fit-il, alors qu’il s’approcha de son visage et elle les avança, debout. Ils restèrent enlacés mais comme ses mains à lui, furetaient, elle recula.

— Songez au ridicule, dit-elle, à voix basse, il va falloir se déshabiller, se mettre en chemise, et la sotte scène de la montée dans le lit ! Il évita de se prononcer, essayant de lui faire doucement comprendre par une pliante étreinte qu’elle pouvait s’épargner ces embarras ; mais il comprit, à son tour, en sentant la taille qui se roidissait sous ses doigts, qu’elle ne voulait absolument pas s’abandonner devant le feu, dans son salon, là.

— Allons, dit-elle, en se dégageant, vous le voulez !

Il s’effaça pour la laisser pénétrer dans l’autre chambre et, voyant qu’elle désirait être seule, il tira le rideau qui séparait, au lieu de porte, les deux pièces.

Il s’assit de nouveau au coin de la cheminée et il réfléchit. Peut-être aurait-il dû défaire le lit et ne pas lui laisser ce soin, mais c’eût été sans doute trop souligné et trop direct. Ah ! et cette bouillotte ! Il la prit, se rendit, sans entrer dans la chambre à coucher, dans le cabinet de toilette et il la posa sur la console, puis, en un tour de main, il aligna sur les rayons, la boîte à poudre de riz, les odeurs et les peignes et, revenu dans son cabinet de travail, il écouta.

Elle faisait le moins de bruit possible, marchait, ainsi que dans une chambre de mort, sur la pointe des pieds, et elle souffla les bougies, ne voulant plus sans doute être éclairée que par les braises roses de l’âtre.

Il se sentait positivement anéanti ; l’impression irritante des lèvres, des yeux d’Hyacinthe était loin ! Elle n’était plus qu’une femme se dévêtant comme une autre, chez un homme. Des souvenirs de scènes semblables l’accablèrent ; il se rappela des filles qui, elles aussi, glissaient sur le tapis pour ne pas être entendues, demeuraient immobiles, honteuses, pendant une seconde, alors qu’elles cognaient le pot à eau et la cuvette. Et puis, à quoi bon cela ? Maintenant qu’elle se livrait, il ne la désirait plus ! la désillusion lui vint avant même qu’il ne fût assouvi et non plus après, comme de coutume. Sa détresse d’âme fut telle qu’il faillit pleurer.

Le chat effaré filait sous le rideau, courait d’une pièce à l’autre ; il finit par s’installer auprès de son maître et sauta sur ses genoux. Tout en le caressant, Durtal se disait :

Elle avait décidément raison lorsqu’elle ne voulait pas. Ce sera grotesque et atroce ; j’ai eu tort d’insister, mais non, c’est de sa faute en somme, elle souhaitait d’en arriver là, puisqu’elle est venue. Et alors, quelle sottise de refréner ainsi les élans par des retards ! elle est réellement maladroite ; tout à l’heure, alors que je l’embrassais, que je la convoitais tant, c’eût été fructueux peut-être, mais maintenant ! Et puis, j’ai l’air de quoi ? D’un jeune marié qui attend, d’un béjaune ! Mon Dieu, que c’est donc bête ! — Voyons, reprit-il, tendant l’oreille, ne percevant plus aucun bruit, elle est couchée ; il faut pourtant que je la rejoigne.

C’est sans doute à cause de son corset qu’elle tenait à se déharnacher ; eh bien alors, il ne fallait pas en mettre ! conclut-il, lorsque tirant la portière, il pénétra dans la chambre.

Mme  Chantelouve était enfouie, sous l’édredon, la bouche entr’ouverte et les yeux fermés ; mais il s’aperçut qu’elle regardait au travers de la grille blonde de ses cils. Il s’assit sur le bord de le couche ; elle se recroquevilla, la couverture remontée sous le menton.

— Vous avez froid, mon amie ?

— Non.

Et elle ouvrit tout grands des yeux qui crépitèrent. Il se déshabilla, jetant un coup d’œil sur le visage d’Hyacinthe ; il s’effaçait, dans l’ombre et parfois s’éclairait de feux rouges, suivant le revif des bûches qui se consumaient dans leur cendre. Lestement, il se glissa dans les draps.

Il serrait une morte, un corps si froid qu’il glaçait le sien ; mais les lèvres de la femme brûlaient et lui mangeaient silencieusement la face. Il demeura abasourdi, étreint par ce corps enroulé autour du sien, et souple comme une liane et dur ! Il ne pouvait plus, ni bouger, ni parler, car des baisers lui couraient sur la figure. Il parvint pourtant à se dégager et, de son bras devenu libre, il la chercha ; alors subitement, tandis qu’elle lui dévorait la bouche, il eut une détente de nerfs et, naturellement, sans profit, il déserta.

— Je vous déteste ! fit-elle.

— Pourquoi ?

— Je vous déteste !

Il eut envie de répondre : — Et moi donc ! — Il était exaspéré et il eût donné tout ce qu’il possédait pour qu’elle se rhabillât et partît !

Le feu dans la cheminée s’éteignait, n’éclairait plus. Maintenant apaisé, sur son séant, il regardait dans l’ombre ; il eût voulu trouver sa chemise de nuit, car celle qu’il portait était empesée et remontait, en se cassant. Mais Hyacinthe était couchée dessus ; — puis il constata que son lit était déjà saccagé et il s’affligea, car il aimait l’hiver, à être sanglé et il prévoyait, se sachant incapable de reborder sa couche, une nuit froide.

Et soudain il fut enlacé et le corps de la femme l’étreignit à nouveau ; lucide, cette fois, il s’occupa d’elle et par de souveraines caresses il la brisa. D’une voix changée, plus gutturale, plus basse, elle proférait des choses ignobles ou des cris bêtes qui le gênaient, des « mon chéri » des « mon âme » des « non, vraiment, c’est trop ». — Mais, soulevé quand même, il prit ce corps qui se tordait en craquant et il éprouva l’extraordinaire impression d’une brûlure spasmodique, dans un pansement de glace.

Ils roulèrent, accablés ; lui, haletait, la tête dans l’oreiller, surpris et effrayé, jugeant ces délices exténuantes, affreuses. Il finit par enjamber la femme, sauta du lit, alluma les bougies. Debout sur la commode, le chat se tenait immobile, les considérait tous les deux, tour à tour. Il sentit, s’imagina sentir une indicible moquerie dans ces prunelles noires ; et, agacé, il chassa la bête.

Il jeta de nouvelles bûches dans la cheminée, se vêtit, laissa à Hyacinthe la chambre libre. Mais, de sa voix habituelle, elle l’appelait doucement. Il s’approcha du lit ; elle se pendit à son cou, l’embrassa follement, puis laissant retomber ses bras sur la couverture :

— La faute est commise. M’aimerez-vous mieux maintenant ?

Il n’eut pas le courage de répondre. Ah oui, sa désillusion était complète ! L’assouvissement de l’après justifiait l’inappétence de l’avant. Elle le répugnait et il se faisait horreur ! Etait-ce donc possible d’avoir tant désiré une femme pour en venir là ! Il l’avait exhaussée en ses transports, il avait rêvé dans ses prunelles, il ne savait quoi ! il avait voulu s’exalter avec elle, plus haut que les délires mugissants des sens, bondir hors du monde, en des joies inexplorées et supernelles ! Et le tremplin s’était cassé ; il demeurait, les pieds dans la crotte, rivés au sol. Il n’y avait donc pas moyen de sortir de son être, de s’évader de son cloaque, d’atteindre les régions où l’âme chavire, ravie, en ses abîmes ?

Ah la leçon était décisive et rude ! pour une fois qu’il s’était emballé, quels regrets et quelle chute ! Décidément, la réalité ne pardonne pas qu’on la méprise ; elle se venge en effondrant le rêve, en le piétinant, en le jetant en loques dans un tas de boue !

— Ne vous impatientez pas, mon ami, dit Mme  Chantelouve, derrière le rideau, je suis si longue !

Grossièrement, il pensa : je voudrais que tu déguerpisses ; — et, tout haut, poliment, il lui demanda si elle n’avait pas besoin de ses services.

Elle était si attrayante, si mystérieuse, reprit-il. Ses prunelles qui réverbéraient, tour à tour, en même temps, des cimetières et des fêtes, étaient si spacieuses, si lointaines ! — Et puis la voilà qui s’est encore dédoublée, en moins d’une heure. J’ai vu une nouvelle Hyacinthe proférant des immondices de prostituée, des bêtises de modiste en rut ! — À la fin, tous ces cahots de femmes, réunies en une seule, m’embêtent !

Et il conclut, après un silence de réflexion : faut-il que j’aie été assez jeune pour délirer ainsi !

On eût dit que Mme  Chantelouve répercutait sa pensée car lorsqu’elle franchit la portière, elle rit nerveusement et murmura : — À mon âge, il conviendrait d’être moins folle ! — Elle le regarda et bien qu’il se forçât à sourire, elle comprit.

— Vous dormirez cette nuit, dit-elle, d’une voix triste, faisant allusion à des plaintes de Durtal lui racontant jadis qu’il avait perdu le sommeil à cause d’elle.

Il la supplia de s’asseoir, de se réchauffer ; — mais elle n’avait pas froid.

— Pourtant, malgré la tiédeur de la chambre vous étiez glacée, dans le lit.

— Du tout, je suis ainsi ; l’été et l'hiver, j’ai les chairs fraîches.

Il pensa qu’au mois d’août, ce corps frigide serait sans doute agréable, mais maintenant !

Il lui offrit des bonbons qu’elle refusa et elle prit un peu d’alkermès qu’il versa dans un minuscule gobelet d’argent ; elle en but une goutte à peine et, amicalement, ils discutèrent sur le goût de ce pharmaque où elle retrouvait un arome de clou de girofle, tempéré par un fleur de cannelle noyé dans de l’eau distillée de rose.

Puis il se tut.

— Mon pauvre ami, fit-elle, comme je l’aimerais, s’il était plus confiant, moins toujours sur ses gardes !

Il la pria de s’expliquer.

— Oui, je veux dire que vous ne pouvez vous oublier et vous laisser simplement aimer. Hélas ! vous raisonnez pendant ce temps-là !

— Mais non !

Elle l’embrassa, tendrement. — Voyons, je vous aime bien tout de même. — Et il demeura surpris par la dolence émue de son regard. Il y vit une sorte de gratitude et d’effarement. — Elle n’est vraiment pas difficile à contenter, dit-il.

— À quoi songez-vous ?

— À vous !

Elle soupira — puis : quelle heure est-il ?

— Dix heures et demie.

— Il faut que je rentre car il m’attend. — Non, ne me dites rien.

Elle se passa les mains sur les joues. Lui, la saisit doucement par la taille et la baisa, la tenant ainsi enlacée, jusqu’à la porte.

— Vous reviendrez bientôt, n’est-ce pas ?

— Oui… oui.

Et il rentra.

— Ouf ! c’est fait, pensa-t-il ; — et il éprouva des sensations emmêlées et confuses. Sa vanité était satisfaite ; son amour-propre ne saignait plus ; il était arrivé à ses fins, il avait possédé cette femme. D’autre part, sa hantise était terminée ; il reprenait son entière liberté d’esprit ; mais qui sait les tracas que lui réservait cette liaison ? Puis quand même, il s’attendrit.

Au fond, que lui reprochait-il ? Elle aimait comme elle pouvait ; elle était, en somme, ardente, et plaintive. Ce dualisme même d’une maîtresse dont un fond de fille sortait dans le lit, tandis qu’habillée et debout, elle était de chatteries salonnières, moins sotte, à coup sûr, que les femmes de son monde, était un piment délectable ; ses dépenses charnelles étaient excessives et bizarres. Que voulait-il donc ?

Et il s’accusa justement à la fin ; c’était de sa faute à lui, si tout ratait. Il manquait d’appétit, n’était réellement tourmenté que par l’éréthisme de sa cervelle. Il était usé de corps, élimé d’âme, inapte à aimer, las de tendresses avant même qu’il ne les reçût et si dégoûté après qu’il les avait subies ! il avait le cœur en friche et rien ne poussait. Puis, quelle maladie que celle-là : se souiller d’avance par la réflexion tous les plaisirs, se salir tout idéal dès qu’on l’atteint ! il ne pouvait plus toucher à rien, sans le gâter. Dans cette misère d’âme, tout, sauf l’art, n’était plus qu’une récréation plus ou moins fastidieuse, qu’une diversion plus ou moins vaine. — Ah ! tout de même, la pauvre femme, j’ai peur qu’elle ne supporte avec moi, d’affreux déboires ! Si elle consentait à ne plus revenir ! — Mais non, elle ne mérite pas qu’on la traite de la sorte ; et pris de pitié, il se jura que, la première fois qu’elle le visiterait, il la câlinerait et tâcherait de la persuader que cette désillusion qu’il avait si mal cachée, n’existait pas !

Il essaya de rafistoler son lit, de reborder les couvertures saccagées, de regonfler les oreillers aplatis et il se coucha.

Il éteignit sa lampe. Dans le noir, sa détresse s’accrut. La mort dans le cœur, il se dit : — oui, j’avais raison d’écrire qu’il n’y a de vraiment bon que les femmes que l’on n’a pas eues.

Apprendre, deux, trois ans après, alors que la femme est inaccessible, honnête et mariée, hors de Paris, hors de France ; apprendre qu’elle vous aimait, alors que l’on n’aurait même pas, quand elle était là, osé le croire ! c’est le rêve, cela ! — Il n’y a que ces amours réelles et intangibles, ces amours faites de mélancolies éloignées et de regrets qui valent ! Et puis il n’y a pas de chairs là-dedans, pas de levain d’ordures !

S’aimer de loin et sans espoir, ne jamais s’appartenir, rêver chastement à de pâles appas, à d’impossibles baisers, à des caresses éteintes sur des fronts oubliés de mortes, ah ! c’est quelque chose comme un égarement délicieux et sans retour ! Tout le reste est ignoble ou vide. — Mais aussi, faut-il que l’existence soit abominable pour que ce soit là le seul bonheur vraiment altier, vraiment pur que le ciel concède, ici-bas, aux âmes incrédules que l’éternelle abjection de la vie effare.