Légendes bruxelloises/Herkenbald

La bibliothèque libre.
Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 51-59).

Herkenbald


OÙ IL EST DIT COMMENT ON RENDAIT LA JUSTICE AU XIe SIÈCLE

Vers l'an 1020, sous le règne d'Henri Ier, comte de Louvain, dit le Vieux, nommé aussi comte de Bruxelles, un crime affreux fut commis sur la fille d'un pauvre vieillard qui habitait notre bonne ville, appelée en ce temps Bruocsella, Bruohsella, ou Brucsellœ, en flamand Brusele[1]. Le nom de l'auteur de l'attentat circula bientôt de bouche en bouche.

Volontiers le dirais-je, mais il n'est point parvenu jusqu'à nous, et plutôt que de vous donner un : Lambert, Daniel, Conrad, qui serait faux, je préfère me taire et écrire tout uniment : Je l'ignore.

Toutefois, il est prouvé que le coupable était le neveu d'un des magistrats de la ville, nommé Herkenbald.

*
* *

Or, vous saurez qu'à cette époque Brusele n'avait pas l'étendue qu'il a aujourd'hui.

Sa plus grand longueur, du Coudenberg ou Froidmont, où fut construit plus tard le palais des ducs de Brabant, à la porte de Sainte-Catherine, était de 1,350 mètres ; sa plus grande largeur, du Warmoesbroek ou marais aux Bettes, où fut percée plus tard le Warmoes-Poorte ou porte des Herbes-Potagères, à la porte d'Overmolen, près de l'église actuelle de Bon-Secours, était de 650 mètres.

Il ne posséfait pas encore la première des deux enceintres dont il fut plus tard entouré. Ce ne fut que vingt ans après la très véridique histoire que je vous conte, que Lambert II, dit Baldéric ou Baudry, frère de Henri Ier et qui règna de 1041 à 1063, fit construire les fortifications de notre ville. Cette première enceinte entourait les terrains situés entre le Fossé-aux-Loups, la Treurenberg ou château des Pleurs (parce que la porte qui existait à cet endroit devint plus tard une prison), la place Royale, la rue de Ruysbroeck, la Steenpoort, ancienne prison aussi, les rues des Alexiens et des Bogards et rejoignait le Fossé-aux-Loups ou Wolven Gracht en entourant l'île de Saint-Géry.

Le Fossé-aux-Loups, ou plutôt le Fossé-de-Loup (s'Wolfsheergracht ou s'Wolfsgracht, ou simplement s'Wolfs ou de Gracht) tire son nom de l'habitation d'un particulier qui s'appelait Jean Wolf ou Jean le Loup et n'a pas, comme on l'a dit, été appelé ainsi parce que les loups de la forêt de Soignes venaient se désaltérer dans les marais qui existaient jadis à cet endroit.

La seconde enceinte, occupant l'emplacement des boulevards extérieurs actuels, fut construite de 1357 à 1379.

*
* *

Mais revenons-en à mon histoire.

Herkenbald était donc un magistrat de Bruxelles, le premier peut-être qui fut nommé pour occuper cette charge.

A quelle famille appartenait-il, je ne puis le dire. Était-ce au S'Leeuws-Geslachte, au S'Weerts- Geslachte, au S'Hughe-Kints-Geslachte, au Ser-Roelofs-Geslachte, à die van Coudenbergh, à die Uten-Steenweghe ou à die van Rodenbeke, je l'ignore. Il devait pourtait être chef de l'une de ces sept nobles lignées qui avaient chacune leur maison commune ou steen[2], qui s'appelaient elles-mêmes « les bien nés, les riches, les forts » (wel geborne, geboortege lieden, goede lieden), puisque, seuls, leurs représentants, en tout au nombre de sept, formaient l'administration primitive de la cité.

Mais que nous importe ?

« Herkenbald était un homme magnifique, puissant et illustre. » Il jugeait nos pères avec tant de justice que pendant longtemps son nom resta synonyme de droiture. Pour lui, pas de différence entre un manant et un noble. « Il pesait dans la même balance la cause du riche et celle du pauvre, celle du parent et celle de l'inconnu. » Austère et grave, il siégeait à son tribunal, écoutant les doléances de tous, surtout du menu peuple et rendait ses sentences en s'inspirant des nobles principes de la justice.

Or, j'ai dit que l'auteur du crime commis dans notre bonne ville était le neveu de ce digne magistrat. Mais au moment où cette horrible action fut connue, Herkenbald était au lit, gravement malade.

Vous pensez bien que l'affaire fit grand bruit dans la cité. On en parlait partout et l'on se demandait avec anxiété quelle allait être la décision d'Herkenbald lorsque plus tard il apprendrait le fait ; car, quant à lui en dire un seul mot sur-le-champ, on n'osait pas, étant donné son état. On discutait la chose jusque dans le steen du magistrat, tant et tant qu'un jour Herkenbald entendit de grands murmures.

Il demanda ce que signifiait ce bruit.

Les femmes surtout se démenaient, paraît-il, et ce furent leurs clameurs, ajoute-t-on, qui attirèrent son attention. Ne voyez dans ce trait qu'une petite méchanceté de nos pères à l'égard du beau sexe ; car ils aimaient beaucoup à rire. Dans ce cas, cependant, ils pourraient avoir raison, car les femmes prennent le plus souvent parti l'une pour l'autre.

Or donc, Herkenbald, appelant ses gens, demanda :

— Que veut dire ce bruit ?

Mais chacun se retira sans répondre, car qui eût osé dire à ce sage homme : « Votre neveu a commis un crime ! »

Lui, cependant, piqué de curiosité, insista. Tout le monde lui cacha la vérité. À la fin, impatienté, il appela un de ses serviteurs :

— Par l'archange saint Michel ! je te frai arracher les yeux si tu ne me dis ce qu'il y a.

L'autre, effrayé, balbutia :

— Seigneur, on vient de commettre un crime.

— Le coupable ?

— C'est…

— Achève, ou par la benoîte vierge Marie... !

— Seigneur, le coupable est celui qu'après vous chacun craint, considère et respecte le plus…

— Mon neveu ! s'écria lamentablement Herkenbakd.

Le valet s'inclina sans mot dire.

Quelle couleur ce dut être pour ce noble cœur ! Agé de soixante ans, il était resté veuf avec une belle jeune fille qu'il destinait à devenir la femme de son neveu. Et celui-ci était un criminel !…

Mais sa stupeur ne dura pas. Il était juste, son cœur était plein de droiture. Il s'enquit de l'affaire, reconnut la vérité des choses et, sans hésiter un seul instant, comme s'il avait été question d'un inconnu, il condamna son neveu à être pendu et donna ses ordres en conséquence.

L'officier chargé de les exécuter crut que son noble maître se repentirait tôt ou tard d'avoir été trop sévère et lui reprocherait peut-être d'avoir appliqué si rapidement la sentence.
Il conseilla donc au jeune homme de se tenir caché pendant un certain temps et de laisser passer l'indignation du magistrat.

Puis, au bout de quelques heures, il retourna auprès d'Herkenbald et lui dit que tout était fini.

Cependant, cinq jours après, le neveu, croyant que la colère du vieillard était tombée, revint à son hôtel et commit l'imprudence de regarder dans la chambre où reposait Herkenbald, toujours malade.

Celui-ci l'aperçut et l'appela affectueusement. Le jeune homme s'approcha tout heureux, croyant obtenir son pardon. Mais soudain le magistrat se dressa, le saisit aux cheveux et lui enfonça un poignard dans la gorge. Ainsi il le tua, « par amour de la justice ».


*
* *

L'histoire terrible de ce magistrat sévère nous donne une idée de la façon dont la justice et l'honneur étaient compris à cette époque lointaine.

Un peintre du XVe siècle, Roger Van der Weyde, la fixa sur la toile. Son tableau, qui décorait la salle du Conseil de l'hôtel de ville, aujourd'hui la salle Gothique, était destiné, avec trois autres compositions du même artiste, « à inspirer aux chefs de la bourgeoisie l'amour de la justice et l'horreur du crime ». Toutes ces œuvres disparurent, on ne sait quand ni comment.

D'aucuns prétendent que la rue où la scène se passa reçut depuis le nom de rue de Fer, en souvenir du caractère ferme et dur du magistrat ou de la dureté qu'il montra en cette occasion.

C'est une grave erreur. La rue au Fer, et non rue du Fer, était l'ancienne impasse du Vaelbeke qui fut prolongée au travers des bâtiments de l'antique couvent des Récollets, situé près de l'église de Saint-Nicolas, fermé le 31 octobre 1796 et abattu peu de temps après. Elle reçut son nom « parce qu'il s'y trouvait un magasin de ce métal ». Elle communiquait avec l'ancien marché au Beurre par une ruelle appelée petite rue au Fer.


  1. Ce nom vient de brus, bruc ou broek (marais) et sele (habitation, manoir) et signifie par conséquent manoir ou château du marais, à cause du château qui s'éleva primitivement dans l'île de Saint-Géry et de la situation de cette partie de la ville.
  2. Voir page 150.