Légendes bruxelloises/Histoire du plus petit bourgeois de Bruxelles

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 18-27).

habiter un quartier spécial ; on les accusait de toutes espèces de pratiques superstitieuses ; on leur imputait aisément bien des crimes ; ils étaient craints et honnis de tous.

Donc, ce Juif voulait, dit-on, mettre à mort le petit garçon. Cependant, le père de l’enfant faisait d’actives recherches dans la ville ; comme c’était un grand seigneur, le Juif eut peur : un soir, il reconduisit l’enfant au coin de la rue où il l’avait enlevé. C’est là que ses parents le retrouvèrent et ils élevèrent une fontaine en souvenir de la joie qu’ils avaient éprouvée en le revoyant.

III

Histoire du plus petit bourgeois de Bruxelles

Notre statuette existait déjà en 1452. À cette époque, on l’appelait Manneken-Pist ou Juliaensken Borre, « fontaine du Petit-Julien ». On la cite encore sous ce nom en 1498. En 1668, avant déjà peut-être, elle est définitivement Manneken-Pist ou Manneken-Pis.

Elle fut d’abord de pierre. Mais le 13 août 1619, un grand sculpteur bruxellois, Jérôme Duquesnoy, qui donna son nom à une rue de la ville, fut chargé de la couler en bronze. Il reçut pour son travail la somme de cinquante florins du Rhin. « Le 16 décembre suivant, le tailleur de pierre Daniel Raessens entreprit de fournir pour cette fontaine, moyennant cent quatre-vingts florins du Rhin, un pilier de six pieds de haut, une cuvette longue de six pieds, large de quatre et haute de trois, et une autre cuvette longue de quatre pieds, large de deux et haute d’un pied et demi. En 1770, on substitua au piédestal qui portait Manneken-Pis, une niche en pierre bleue qui avait été destinée à la fontaine du marché de la Chapelle. »

Depuis, Manneken-Pis connut bien des déboires ; s’il eut ses jours de bonheur, il eut aussi ses jours de tristesse.

En 1695, lors du bombardement de Bruxelles par les troupes de S. M. le Roi-Soleil, Louis XIV, bombardement qui causa tant de dégâts dans notre ville, les Bruxellois, nés malins, enlevèrent eux-mêmes leur protégé de son piédestal afin de le soustraire aux boulets français.

Il fut remis en place le 19 août 1695, au milieu de la joie du peuple qui le porta en triomphe et l’on inscrivit au-dessus de lui des vers latins dont voici la traduction : « Il m’a posé sur une pierre et maintenant il élève ma tête au-dessus de mes ennemis. » Le 1er mai 1698, l’électeur de Bavière, Maximilien-Emmanuel, gouverneur général des Pays-Bas, offrit une fête aux arquebusiers. Au sixième coup, il abattit l’oiseau placé sur la Grosse Tour et fut selon l’usage proclamé roi du serment. À cette occasion, Maximilien fit don à tous les confrères d’un costume de drap bleu de Bavière. Il en donna également un à Manneken-Pis. Ne vous étonnez néanmoins pas de cette munificence : l’électeur pouvait se montrer d’autant plus généreux que la ville, pour fêter sa royauté, lui avait fait cadeau d’une somme de vingt-cinq mille florins. De plus, quelques mois auparavant, elle avait encore donné à son jeune fils qui venait de naître, un magnifique berceau, le tout malgré les pertes considérables qu’elle avait subies à la suite du bombardement de 1695.

Plus tard, vers 1745, des Anglais enlevèrent Manneken-Pis et l’emportèrent jusqu’à Grammont. Des habitants de cette ville parvinrent à le leur dérober et, quand les ennemis eurent quitté le pays, ils le rendirent aux Bruxellois après l’avoir exposé sur la Grand’Place de leur cité où, pendant longtemps, on a pu en admirer une copie. Elle est détruite aujourd’hui, le Destin n’ayant pas voulu qu’il existât deux Manneken-Pis. Il n’y a pas deux Alexandre ! En 1747, Louis XV étant roi de France, les Bruxellois supportaient avec peine la domination française leurs et souffraient de voir leurs usages et leurs libertés peu respectés par les étrangers. Un jour, quelques-uns de ces derniers enlevèrent Manneken-Pis ; mais, trouvant que le pauvre petit homme les embarrassait, ils l’abandonnèrent à la porte d’un cabaret, au coin de la Petite-Île. On l’y retrouva et on le reporta sur son piédestal.

Bientôt après, il fut insulté par des grenadiers français. C’en était trop. Le peuple ne put supporter avec sang-froid que par deux fois on portât atteinte au respect dû à son protégé. Il se révolta et peu s’en fallut que le sang ne coulât. Louis XV fit châtier sévèrement les auteurs du méfait et, afin de détruire dans l’esprit des habitants la mauvaise impression produite par l’acte de ses militaires, il donna à notre héros un riche costume, un chapeau à plumet et une épée ; il lui conféra, en outre, la noblesse personnelle et le créa chevalier de l’ordre célèbre de Saint-Louis, ce qui imposa aux troupes l’obligation de lui faire le salut militaire.

Enfin, il fut enlevé une dernière fois, dans la nuit du 4 au 5 octobre 1817, par un forçat libéré, nommé Lycas. Mais il fut retrouvé peu de temps après et le voleur figura au carcan le 26 novembre. On replaça notre héros sur son piédestal le 6 décembre de la même année et les journaux du temps célébrèrent l’événement.

Voici ce que dit la Gazette du vrai libéral (7 décembre 1817) :

« Le Manneken-Pisse est rentré aujourd’hui 6 décembre 1817 dans ses fonctions. Tous les habitants ont vu avec satisfaction les soins qu’on a pris pour le restaurer. Heureusement, il a reparu à leurs yeux sans aucun de ces vains ornements dont on le charge inutilement aux jours de fête. Ses bienfaits sont plus abondants que jamais : l’eau qu’il distribue est sans doute un nectar, à en juger par l’empressement de la foule qui veut en jouir. »

Et le Journal de la Belgique (7 décembre 1817, n° 342) :

« Le célèbre Manneken-Pisse a été replacéaujourd’hui 6 décembre 1817 dans sa niche, à la grande satisfaction des voisins : il est très bien restauré et posé maintenant sur une tablette de bronze sur laquelle il est vissé. »

Le cabaret d’en face prit comme enseigne à cette occasion : Au Manneken-Pis retrouvé à la satisfaction générale des concitoyens.

Cette enseigne a disparu depuis.

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Ce n’est pas toujours de l’eau que notre ami a projetée dans l’espace.

Jadis, les jours de grande fête, à l’occasion de l’entrée d’un souverain dans sa bonne ville de Bruxelles ou de tout autre événement important, Manneken-Pis, abandonnant son habitude quotidienne, lançait dans l’air de l’hydromel ou du vin, à la grande joie du populaire qui ouvrait des yeux ravis et une bouche plus ravie encore. Et c’était plaisir de voir le menu peuple se précipiter vers la source bénie, muni de pots, de bouteilles, de flacons, de pintes, de brocs, se bousculant, luttant, jouant des coudes, courant, chantant, criant : Noël ! Noël ! Les petits jubilaient, les grands riaient, tous s’amusaient ; et, dominant la foule, là-haut, sur son piédestal, calme dans cette tempête de gaieté et de bonheur, Manneken-Pis, souriant, versait à flots le liquide enchanteur.

Mais ces distributions ont cessé depuis longtemps. Nos grand’mères se souviennent à peine du jour passé — bien loin, celui-là, au beau temps de leur prime jeunesse — où le brave enfant a livré, pour la dernière fois, passage à la boisson divine. De l’eau, de l’eau toujours ; et en hiver, le petit bonhomme, bravant tout nu les rigueurs de notre climat, voit l’eau se figer autour de lui en une nappe glacée, claire et ornementale qui, loin de nuire du reste à son prestige, ajoute un cachet pittoresque au monument qu’il habite.

Cependant, en 1890, des cœurs généreux ont tenté de régénérer le vieil usage. En plein été, lors de grandes fêtes qui eurent lieu à Bruxelles, Manneken-Pis modifia, deux fois en deux jours, sa séculaire coutume. La première fois, il nous offrit du vin ; la seconde, du lambic, la célèbre bière bruxelloise.

C’était, je vous assure, un charmant spectacle : des fleurs, des tentures ornaient sa niche ; des guirlandes se reflétaient dans des glaces posées aux deux côtés de sa demeure et formaient un ensemble chatoyant de couleurs étincelantes ; une vie nouvelle semblait animer notre héros, revêtu de son costume de gala, le tricorne en tête et l’épée au côté. Devant lui se trouvait une table sur laquelle étaient montés deux hommes recueillant le précieux liquide ; autour de la table, d’autres personnes le distribuaient.

Et de la foule compacte qui se pressait rue de l’Étuve, rue du Chêne et rue des Grands-Carmes, montaient les rires, les cris joyeux, les exclamations de bonheur des enfants et des grands. Cependant, calme toujours et toujours souriant, trônant au milieu des fleurs, Manneken-Pis, heureux comme un prince adoré de ses sujets, accomplissait sa joviale besogne.

Qu’il l’accomplisse toujours !…

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Telle est la véridique histoire de celui que ses compatriotes ont surnommé le plus ancien bourgeois de la ville.

Quel sort a été le sien !

Un grand sculpteur, un de ceux à qui le pays s’honore d’avoir donné le jour, le coula en bronze. L’électeur Maximilien enrichit sa garde-robe ; le roi Louis XV l’anoblit et le créa chevalier de Saint-Louis ; Napoléon Ier le fit chambellan. Des poètes l’ont chanté ; de riches bourgeois lui ont constitué des rentes : vers 1822, une dame de Bruxelles lui légua mille florins. Il possède huit habits de grand gala ; on l’habille avec magnificence le jour de la Fête-Dieu et le jour de la kermesse de Bruxelles : il a eu un valet de chambre payé pour l’habiller[1]. Ses revenus sont considérables et comme ses goûts sont modestes et qu’il use peu, on se demande s’il ne finira point par posséder une fortune égale à celle des rois de la finance.

On lui reproche ― qui n’a pas ses ennemis ? ― de s’être, avec prudence, rangé de l’avis de tous les gouvernements et d’avoir porté l’emblème de tous les régimes. On lui dit :

― Mon enfant, vous avez porté l’habit bleu de Bavière sous Maximilien, l’écharpe française sous Louis XV, la cocarde brabançonne en 1790 et le bonnet rouge en 93 : vous avez été sans-culotte ! ― Comme s’il n’était pas de son essence même d’être sans-culotte ! ― Vous avez été chambellan de l’empereur ; vous avez arboré la cocarde orange en 1815 et revêtu la blouse des révolutionnaires en 1830. Aujourd’hui, vous vous glorifiez d’être Belge. Vous êtes un personnage pratique, mais vous n’êtes pas un patriote.

Eh bien, c’est une erreur. Oui, Manneken-Pis est un patriote. Est-ce sa faute à lui si les contemporains de ses différents âges l’ont affublé des

insignes qu’ils révéraient à ces époques diverses ? Hélas ! le pauvre petit, que ne pouvait-il parler ! Il eût rejeté loin de lui tous ces emblèmes et, fidèle à la vieille ville qui l’a vu naître, il se fût drapé dans les plis du drapeau de Bruxelles.

Car, on l’a toujours oublié, Manneken-Pis, avant tout, est Bruxellois ![2]

  1. Manneken-Pis n’est pas la seule statue de Bruxelles que l’on habillait les jours de grande fête. Il en était de même pour celle de Saint-Christophe à qui l’électeur de Bavière donna en 1698 un riche costume de drap bleu. Mais pour elle la tradition s’est perdue de bonne heure, tandis qu’elle a subsisté pour notre héros. Cette statue ornait l’entrée du local du serment des arquebusiers (devenu plus tard une auberge, démolie elle-même il y a quelques années), situé rue des Chartreux. C’est à travers le jardin des arquebusiers que l’on perça la rue Saint-Christophe (saint Christophe était le patron de ce serment) et le saint fut placé au coin des deux rues susdites.
  2. C’est, est-il nécessaire de le dire, à l’œuvre remarquable de MM. Henne et Wauters : Histoire de la ville de Bruxelles, que nous avons emprunté bien des détails. — Nous avons également consulté : L. Hymans, A. Mabille, la Chronique des rues de Bruxelles, l’abbé Mann, Collin de Plancy, Foppens, De Potter, Butkens, Jan De Clerk, de Dijnter, Cafmeyer, de Reiffenberg, de Saint-Genois, Gachard, des man. de la Bibl. de Bourg., etc., etc.