Légendes bruxelloises/Jean Spelleken

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 182-185).

On dit que son maître, Philippe II, rit une seule fois dans sa vie[1]. Albe ne rit jamais.

Mais il pleura.

Il pleura le jour où, d’une maison de la Grand’Place, il assista à l’exécution des comtes d’Egmont et de Hornes et vit tomber leurs têtes. Larmes de quoi ? De tristesse, de douleur, de regret, de remords ? De joie peut-être…

…Cet homme fut un jour béni en Belgique…

II

Jean Spelleken

Albe avait des collaborateurs. Accomplir seul la vaste, mais sinistre tâche qu’il s’était donnée, lui eût été impossible.

Parmi ceux qui l’aidèrent à répandre le sang de nos pères, il en est dont le nom doit être connu et retenu, comme l’on connaît et retient le nom de certaines plantes dont le fruit donne la mort.

On sait qu’aussitôt après le départ de Marguerite de Parme (30 décembre 1567), Albe, méconnaissant les franchises des villes et des provinces, créa un tribunal extraordinaire chargé de juger les crimes religieux et les crimes d’État commis en Belgique.

La plupart des Belges qu’il avait nommés pour en faire partie refusèrent énergiquement de siéger. Tels furent le comte d’Arenberg, le comte de Berlaimont, Noircarmes, le chancelier de Gueldre, les présidents de Flandre et d’Artois. Seuls, Jacques Hessels et Jean de la Porte, membres du conseil de Flandre, Louis Delrio, docteur en théologie, Jean Vargas, Jean Dubois, procureur général, et Simon de la Torre, greffier, acceptèrent de remplir la triste mission qu’Albe leur avait déléguée.

Ce tribunal prit le titre, qu’on croirait lui avoir été donné par ironie, de Conseil de Justice et de Vérité.

Rien ne fut plus trompeur que ce titre. La Justice ? Bannie ! La Vérité ? Absente ! De riches seigneurs, des bourgeois opulents, les prédicateurs de la Réforme, les adhérents à la nouvelle religion, les signataires du Compromis des Nobles, en un mot des malheureux de tout âge, de tout rang, furent cités devant ce conseil. Rien n’était épargné pour faire parler ceux qu’on y torturait. La souffrance arrachait les aveux et les moins coupables, les innocents même étaient condamnés.

Le Conseil de Justice et de Vérité reçut des Espagnols le nom de Consejo de las Altercationes, « Conseil des Troubles ».

Les Belges lui donnèrent son véritable nom, celui sous lequel il est connu dans notre pays, qui montre les excès que commirent les juges et la terreur dans laquelle il plongea la patrie : Bloedraed, « Conseil de sang. »

Mais comme s’il n’eût pas suffi à Albe de posséder des créatures sanguinaires pareilles à Delrio et Vargas, d’autres, ouvertement protégés par le gouverneur, se chargeaient d’achever la besogne que les premiers avaient commencée et de la compléter au besoin.

Le plus célèbre, le plus exécré de ces hommes qui ne reculèrent devant rien pour assouvir les vengeances du duc et les leurs, fut Jean Grouwels ou Groels, dit Spel ou Spelleken, grand prévôt de la cour, ou exécuteur général des causes criminelles, appelé aussi Verge-Rouge, à cause du bâton rouge qu’il portait comme insigne de ses fonctions.

Jamais homme ne posséda à un plus haut degré la méchanceté, la dureté de cœur, l’insensibilité devant la souffrance, la joie devant le malheur d’autrui, l’esprit de vengeance et de trahison. Il promettait de favoriser l’évasion des malheureux moyennant payement d’une forte somme d’argent, recevait l’or et envoyait le condamné à l’échafaud ou au bûcher. Il faisait mourir des innocents, volait, rançonnait, pillait, sans qu’on osât murmurer. Et aujourd’hui encore, il semble que son nom n’est pas entièrement oublié par le peuple et que son souvenir maudit fait encore frissonner ceux qui l’entendent prononcer.

Cet homme devait recevoir un jour la punition de ses crimes.

III

Légende de l’homme à la verge rouge

Un matin du mois de février 1570, trois hommes, venant de Malines, cheminaient sur la route qui conduit de cette ville à Vilvorde.

C’étaient des chaudronniers (Koperslagers) qui, chargés de leur lourde marchandise, se rendaient pour affaires dans cette dernière localité.

Tout en causant, ils hâtaient le pas autant que leur fardeau le permettait, car le froid était vif.

Ils se trouvaient encore à trois quarts d’heure environ de Vilvorde, quand ils aperçurent devant eux un homme dont la démarche craintive, la mine singulière attirèrent leur attention.

Il était vêtu de noir et ses habits râpés ne semblaient pas indiquer qu’il occupât de hautes fonctions sociales. Tout en marchant, il jetait à droite et à gauche des regards obliques. Il était armé d’un lourd bâton

  1. Voir page 111.