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Légendes bruxelloises/La Rue de la Braie

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Légendes bruxelloises (1903)
J. Lebègue & Cie (p. 229-244).

La Rue de la Braie


OÙ IL EST PARLÉ D’UN CHIEN, D’UNE CULOTTE, DE DEUX AMIS ET DE BIEN D’AUTRES CHOSES ENCORE

LE Vieux-Marché-aux-Grains est situé sur l’emplacement des fossés de la première enceinte[1]. Ces derniers étaient appelés à cet endroit fossé des Dames ou des Demoiselles-Blanches (de Witte Jouffrouwengrecht, 1599, ou Wit Jouffrouwen heergracht, 1447, ou Witten Vrouwengracht, 1367) à cause du couvent des Dames-Blanches, dit de Jéricho ou Porta-Coeli, qui y existait déjà en 1238 à l’angle de la rue de Flandre et dont les jardins immenses couvraient, vers le Rempart-des-Moines, une étendue de plus de quatre hectares.

En 1563, on établit sur le fossé des Dames-Blanches, comblé, mais inoccupé, le marché au bétail, dont la place prit alors le nom.

Au XVIIe siècle, le Marché-au-Bétail devint le Marché-aux-Grains et il fut planté d’arbres en 1684 ; les arbres furent enlevés au siècle dernier.

Depuis, on y a installé le marché au poisson qui a disparu à son tour[2] et la place, devenue le Vieux-Marché-aux-Grains, a vu ses arbres reparaître il y a quelque temps.

Au Vieux-Marché-aux-Grains, vers la rue des Chartreux, exista de 1420 à 1712 le Jardin des Archers, où les compagnons de ce serment venaient s’exercer. En 1712 d’abord, en 1743 ensuite, une verrerie et une auberge s’installèrent à cet endroit, car le serment, fort endetté, avait été forcé de vendre son jardin.

On voyait encore au Vieux-Marché-aux-Grains différents biens particuliers, qui s’appelaient le Rosier ou la Roseraie et la maison de la Drèche ou Mauthuys. Le couvent de Jéricho, après avoir passé aux mains des Augustines, fut supprimé en 1783. Les bâtiments du couvent changèrent à plusieurs reprises de destination et, sur l’emplacement de l'enclos du monastère, on construisit une belle place quadrangulaire plantée d’arbres, appelée le Nouveau-Marché-aux-Grains. Il s’y tient encore un marché aux fruits et la statue de Van Helmont y a été placée (1889).

Deux voies relient le Nouveau-Marché-aux-Grains au Vieux-Marché-aux-Grains : la rue de Jéricho, qui tire son nom du couvent dont nous avons parlé, et la rue de la Braie (Mautstraetje) qui remplace la ruelle de la Roseraie. Ces noms : Drèche ou Braie, Roseraie, proviennent évidemment des biens particuliers que nous avons cités plus haut[3].

Mais, pour le peuple, le nom de la rue de la Braie est dû à un événement assez singulier qui se passa à Bruxelles en 1670. On dit :

Nicolas Peers, de Gembloux, et son camarade Jean Tilman, de Namur, étaient deux joyeux compères. Se connaissant de longue date et, très heureux de se connaître, ils voyageaient souvent ensemble pour affaires.

Et pendant leurs interminables tournées par les routes poudreuses, ils passaient le temps à se conter de divertissantes histoires qui les faisaient pleurer de rire.

Ah ! on les connaissait bien, les deux amis, et leur arrivée dans une auberge attirait un sourire de contentement sur les lèvres des habitués.

Un matin du mois de mai 1670, Peers et Tilman se rendaient à Bruxelles.

Le temps était splendide. Mais nos deux voyageurs avaient autre chose à faire en ce moment qu’admirer la belle nature. Ils se querellaient, comme des amis se querellent, au sujet des mérites

du chien de Nicolas Peers. Celui-ci prétendait que son camarade à quatre pattes, qui lui était le plus cher après Tilman, était capable de choses que certains hommes seraient à coup sûr trop… pas assez malins pour accomplir.

Tilman, tout en admettant que le chien de Peers fût très intelligent, déclarait qu’il se trouverait fort embarrassé à de certains moments.

J’ajouterai, moi, à titre de renseignement, que l’objet de la discussion était un caniche d’une jolie taille et répondant au nom assez singulier de Moustache. Il accompagnait souvent son maître dans ses voyages et aimait Tilman autant que son propriétaire.

Peers, très animé par la chaleur et la conversation, avait cité plusieurs traits d’intelligence de Moustache.

Tilman, qui ne voulait décidément pas lui laisser le dernier mot, répondait par des histoires merveilleuses dont les héros étaient des chiens plus ou moins savants.

Et Peers, haussant les épaules et avançant la lèvre inférieure en signe de mépris, s’exclamait :

— Tout cela ne vaut pas ce que Moustache a fait et peut faire. C’est un chien…

— Je le sais bien que c’est un chien… interrompait Tilman qui aimait à rire. — Je veux dire que c’est un chien comme il en existe peu. Il a, par exemple, retrouvé des objets que je croyais perdus depuis longtemps.

— C’est que le gredin les avait enlevés et cachés quelque part. Il aura eu des remords et aura été les rechercher.

— Oh ! tu es d’une incrédulité, aujourd’hui !… dit Peers. Tiens, je parie de jeter un objet quelconque au pied de cet arbre — et il désignait un chêne se dressant à quelque distance —, une pièce de monnaie par exemple. Nous continuerons notre route et à Wavre je renverrai Moustache pour la chercher. Nous continuerons toujours et nous ne serons pas de quelques heures à Bruxelles qu’il sera là, déposant la pièce à nos pieds.

— Oh ! s’écria Tilman en faisant un bond de côté et en s’arrêtant… Comment, tu me soutiens que ce quadrupède, dit-il après un instant de silence, en désignant du doigt Moustache qui trottait à leurs côtés comme un brave toutou qu’il était, que ce quadrupède pourrait…

— Quadrupède ! fit Peers, l’air vexé.

— En est-ce un, ou n’en est-ce pas un, de quadrupède ?

— Évidemment, mais il me semble…

― Il te semble quoi ? Que je pourrais être plus respectueux pour ton chien ? Soit. Il a quatre pattes, mais tu ne veux pas qu’on le constate. Tu préférerais le voir marcher sur deux pieds comme nous. Enfin, passons… Tu prétends donc qu’étant avec nous à Wavre, ton chien pourrait revenir sur ses pas jusqu’ici, ramasser ta pièce de monnaie et nous retrouver à Bruxelles, tout cela sans encombre ?

― Oui !

― Tu te moques de moi.

― Non pas.

— Ce n’est pas possible !

― Si !

― Non !

— Si !

― Non !

La discussion eût pu durer de longues heures sur ce ton et elle n’aurait pas éclairé le débat.

Peers se lassa le premier.

― Paries-tu, oui ou non ?

― Soit, je parie, dit Tilman.

― L’enjeu ?

— Notre dîner de demain. Cela va. Tenu ?

— Tenu !

Les deux amis se serrèrent la main et Peers tendit une pièce de monnaie à Tilman qui, pour la reconnaître, y fit trois croix avec son couteau et alla la placer, dans l’herbe, au pied du chêne. Puis ils se remirent en route.

Quant à Moustache, il avait bien, pendant la discussion, levé la tête comme s’il eût compris qu’on s’occupait de lui ; mais, en sage qu’il était, estimant que ses deux amis se querellaient pour peu de chose, il avait continué son petit bonhomme de chemin sans plus se soucier d’eux et il les attendait maintenant à une certaine distance, allongé au bord de la chaussée, la tête dans le sable, semblant dormir.

Arrivés à Wavre, nos trois personnages se reposèrent. Puis, Peers, s’adressant à Moustache, lui fit sentir une pièce de monnaie semblable à celle qui se trouvait sous le chêne — bien que l’on ait prétendu que l'argent n'a pas d'odeur — et lui indiquant du doigt le chemin qu’ils venaient de parcourir, il lui dit, le flattant de la main :

— Cherche !

Le chien flaira, regarda son maître, remua la queue, fit quelques pas, se retourna, mit le nez contre le sol et partit au galop, tandis que les deux amis prenaient la route de Bruxelles. Ils y arrivèrent à la tombée de la nuit et descendirent dans une auberge située rue de la Drèche.

Nous les y laisserons souper et s’endormir, et irons rejoindre Moustache.
*
* *

Jules le Liégeois était aussi « un joyeux compagnon, qui travaillait avec adresse, chantait avec vigueur, riait avec abandon, buvait avec plaisir et mangeait avec appétit ».

Le hasard voulut qu’il suivît le même jour, mais à deux ou trois heures d’intervalle, la même route que Peers et Tilman.

Il faisait chaud ce jour-là, ai-je dit ; et Jules le Liégeois, comme midi sonnait, songea qu’il avait soif et faim.

Il s’arrêta sous le chêne au pied duquel Peers avait jeté sa pièce et, tirant de son bissac un petit pain et un morceau de jambon, commença son repas. L’endroit était pittoresque, une douce fraîcheur s’épandait dans les airs : il dîna gaiement.

Comme il repliait ses provisions, il aperçut tout à coup quelque chose qui brillait dans l’herbe.

— Qu’est-ce cela ? dit-il, le ramassant.

C’était la pièce de monnaie de Peers. Et comme elle était en argent, ce que j’avais oublié de vous dire, il s’écria :

— Voilà qui arrive bien. Malepeste ! une demi-couronne ! C’est une bénédiction. De quoi me régaler ! Sur ce, il glissa la demi-couronne dans la poche de sa culotte et se disposa à partir.

À ce moment arriva Moustache qui s’en vint flairer le gazon, puis se mit à tourner autour de notre homme.

— Que me veut cette bête ? pensa celui-ci.

Et comme l’intelligent animal n’avait pas l’air méchant, il le caressa, puis regarda de tous côtés.

— Il paraît que son maître n’est pas ici, fit-il. Peut-être n’en a-t-il point. Enfin !…

Et il partit.

Moustache le suivit.

— Tiens ! dit le Liégeois ; il me semble qu’il se donne à moi.

Le chien le suivait toujours.

À Wavre il le suivait encore.

Il le suivit jusqu’à Bruxelles.

Décidément, ce chien m’a adopté, se répéta le Liégeois. Il paraît m’aimer beaucoup.

Quand il entra dans la salle commune de l’auberge où il avait l’intention de se loger et qui était située près du Vieux-Marché-aux-Grains, Moustache était à ses côtés ; quand il monta l’escalier pour se rendre à la chambre qu’on lui avait donnée, Moustache était sur ses talons ; enfin, quand il entra dans sa chambre, Moustache le précédait. Le Liégeois se dévêtit et posa sa culotte sur une chaise.

Aussitôt, Moustache sauta dessus, s’y installa, remua quelque peu, puis finit par s’endormir.

Jules, stupéfait, s’écria :

— Par tous les saints du paradis ! a-t-on jamais vu une bête pareille ? On dirait qu’on l’a dressé pour moi. Il aura sans doute deviné que ma fortune se trouve dans cette culotte et il la garde ! Parbleu ! c’est un trésor qu’un semblable animal. Enfin, nous verrons…

Puis, il s’endormit à son tour.

*
* *

Durant toute la soirée, Nicolas Peers avait eu à essuyer les plaisanteries de son camarade. Tilman se riait de lui, longuement.

— Eh quoi ! lui disait-il pour la centième fois, tu t’es imaginé que ton… quadrupède dénicherait ta demi-couronne jetée là-bas dans l’herbe, reviendrait tout seul ici et te dénicherait à ton tour dans cette auberge ? Voyons, sérieusement, comment as-tu pu croire semblable chose ? Ton Moustache sera retourné à Gembloux, va, et il t’y attend, couché aux pieds de ta femme qui aura le bon esprit de ne pas s’inquiéter de l’avoir vu revenir sans toi. Puis, après un silence :

— Parbleu ! le bon dîner que nous allons faire demain, eh ! mon cher. Une fois n’est pas coutume, n’est-ce pas ? Et nous boirons un petit vin… je ne te dis que cela !

Le lendemain matin, il continua ses plaisanteries pendant le déjeuner que les deux amis s’étaient fait servir dans leur chambre. Peers se taisait.

Il commençait à concevoir quelque inquiétude.

Soudain, il entendit un grand bruit à la porte de l’auberge.

Il se leva et mit la tête à la fenêtre. Il vit plusieurs bourgeois qui riaient en levant les bras et quelques gamins poursuivant un chien et faisant grand tapage.

L’animal passa si rapidement qu’il n’eut pas le temps de l’examiner.

Cependant, il s’écria en se dirigeant vers la porte, qu’il ouvrit :

— Je crois que c’est lui !

À ce moment, Moustache fit irruption dans la chambre et déposa aux pieds de son maître ébahi… une culotte. Puis il remua la queue et aboya, en signe de joie à coup sûr.

Peers ramassa la culotte, la tourna et la retourna sans comprendre. Tilman, lui, ne comprenait pas non plus. Il se mit à rire et dit :

— Diable ! mon cher, tu demandes à ton chien une demi-couronne et il t’apporte une culotte ! Sapristi ! sais-tu bien que cela pourrait te causer de cruels embarras ? Un chien voleur ! Vends-le, vends-le, et tout de suite.

Peers ne répondait pas.

Il examinait toujours la culotte, quand une petite pièce de monnaie tomba de la poche du vêtement.

— Oh ! dit Peers, je crois que j’y suis.

Et il se mit à secouer frénétiquement la pauvre culotte qui n’avait certes jamais pensé être martyrisée de la sorte.

Il en tomba plusieurs pièces d’argent et de la menue monnaie. Moustache se précipita sur l’une des pièces et la porta à son maître.

Celui-ci la prit, l’examina et la tendit à Tilman, qui ne riait plus, en s’écriant :

— Ah ! brave Moustache, va !

Et il embrassa son chien, tout étonné de l’affaire.

C’était bien la demi-couronne déposée par nos amis au pied du chêne.

Mais ils ne comprenaient ni l’un ni l’autre comment il se faisait que cette pièce, jetée dans l’herbe, se retrouvait dans le gousset d’une culotte dont ils ne pouvaient s’expliquer la provenance.

— Où diable a-t-il pu dénicher ce vêtement ? dit Peers.

— Demande-le-lui ! répliqua Tilman, qui avait repris son sang-froid et faisait contre mauvaise fortune bon cœur.

Et nos deux amis de se creuser la cervelle, vainement.

De nouvelles clameurs vinrent bientôt éveiller leur attention.

C’était Jules le Liégeois qui, revêtu d’une grande houppelande que lui avait prêtée l’aubergiste et poursuivi par une foule de gamins, venait réclamer et sa culotte, et son chien.

Tout s’expliqua.

Moustache avait profité d’un moment où le Liégeois, pour un motif quelconque, avait entr’ouvert sa porte et, la culotte de ce dernier dans la gueule, il s’était éclipsé afin de venir rapporter à son maître la demi-couronne qu’il avait fidèlement suivie dans toutes ses pérégrinations.

Tilman paya le dîner, auquel le Liégeois et Moustache furent admis.

Inutile de dire qu’on célébra l’intelligence de celui-ci par force rasades qu’on but à sa santé.

*
* *

Et voilà pourquoi, dit le peuple, la rue de la Drèche s’est appelée rue de la Braie ou rue de la Culotte, car le mot braie désignait autrefois un vêtement assez semblable à une culotte.


  1. Voir page 52.
  2. Le marché au poisson, transféré dans un bâtiment des halles centrales, a été définitivement installé sur une partie du bassin Sainte-Catherine qu’on a comblé.
  3. Un arrêté du 8 prairial an VI (27 mai 1798) changea le nom d’un grand nombre de nos rues. La rue de Notre-Seigneur devint la rue Voltaire ; la rue des Bogards, la rue Rousseau ; la rue des Alexiens, la rue de la Révolution ; la rue Saint-Ghislain, la rue du Courage ; la rue des Visitandines, la rue du Contrat-Social ; la rue des Brigittines, la rue du Dix-Août ; la rue du Rempart-des-Moines, la rue du Rempart-Cisalpin ; la rue de Notre-Dame-du-Sommeil, la rue du Calendrier-Républicain ; la rue des Chartreux, la rue de l’Arsenal ; la rue Sainte-Catherine, la rue du Commerce ; la rue Saint-Roch, la rue de l’Oubli ; la rue de l’Évêque, la rue des Innocents ; la rue de la Madeleine, la rue du Capitole ; la rue des Douze-Apôtres, la rue de la Démocratie ; la rue Terarken, la rue de la Postérité ; la rue des Grands-Carmes, la rue de la Constitution ; la rue des Paroissiens, la rue des Amis ; la rue Saint-Christophe, la rue de la Ménagerie ; la Montagne-de-Sion , la Montagne-de-la-Gloire ; etc., etc. La rue de Jéricho devint la rue des Munitions, à cause, sans doute, du munitionnaire qu’on établit vers cette époque dans les bâtiments non vendus du couvent. Il est inutile de faire remarquer qu’aucun de ces nouveaux noms n’a subsisté.