Légendes canadiennes/22

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 241-252).


LES VOYAGEURS DE NUIT















Lorsque déjà notre vie s’en va vers son déclin, souvent dans cette ombre que projette devant nous toute vie dont le soleil descend, nous croyons voir s’élever couronnée d’une pure lumière une image que les années embellissent à mesure qu’elles l’éloignent de nous ; et sous le charme d’un souvenir toujours jeune, nous nous surprenons à nous écrier dans le secret de notre cœur : « Ma mère ! Ah ! oui, c’est ma mère ! »


R. P. Félix.

I


C’était une nuit d’automne, sombre et brumeuse.

Un canot d’écorce se détachait silencieusement du rivage de Québec à quelques pas de l’endroit où s’élève la vieille église de la Basse-Ville.

Sur le sable de la grève, un homme était debout tenant à la main une lanterne sourde dont le cône lumineux dirigé vers les flots éclairait le canot monté par quatre personnes.



À la lueur fauve que projetait la lanterne, il était facile de voir que celui qui se tenait à l’arrière du canot était un chasseur canadien.

Il était vêtu d’une chemise à raies bleues, et de pantalons d’étoffe grise, et portait sur la tête un bonnet de peau de castor.

Selon l’invariable coutume des voyageurs, il avait eu le soin, avant de prendre place sur la pince du canot, de placer sous lui son capot d’étoffe plié avec précaution.

Une ceinture rouge, dont les franges flottaient sur sa jambe gauche, s’enroulait autour de ses reins.

Ses pieds étaient chaussés de bottes sauvages, dont les hausses de cuir de mouton, enveloppaient le bas de ses pantalons et se rattachaient au-dessous du genoux par des lanières de peau d’anguille.[1]

C’était un homme d’un tempérament sec, mais d’une charpente osseuse et d’une taille très-élevée.

Les manches de son gilet, retroussées jusqu’au coude, découvraient des muscles d’acier qui révélaient une force peu commune.

Ses bras, d’une longueur démesurée, étaient couverts de tatouages représentant divers objets parmi lesquels on remarquait la figure d’un canot.

Les traits de son visage, hâlés par le soleil, et d’une remarquable régularité, semblaient avoir été taillés dans un bloc de bronze florentin.

Sa barbe était noire, tandis que ses cheveux, qu’il laissait croître depuis longtemps et qui retombaient négligemment sur ses épaules, étaient d’un blond châtain.

Un grand air de bonté se reflétait sur toute sa physionomie.

Ses yeux, qu’il tenait habituellement à demi-fermés, lui donnaient au premier abord une apparence engourdie ; mais ils étincelaient d’une rare intelligence, enchâssés sous leurs sourcils noirs et épais, lorsqu’il était sous l’influence d’une émotion un peu vive.

Du reste, dans sa personne, rien n’était remarquable, si ce n’est un air d’apathie et d’insouciance, que l’extrême lenteur de ses mouvements laissait naturellement supposer.

Son habileté extraordinaire à conduire un canot lui avait fait donner le surnom de Canotier.



La lumière vacillante de la lanterne éclairait, par intervalles, un autre personnage assis à la tête du canot que son accoutrement désignait suffisamment comme appartenant à la race des Peaux- Rouges.

C’était un homme superbe, à l’œil d’aigle, aux lèvres fines et fièrement arquées, au front élevé rayonnant d’intelligence et de loyauté, et d’un galbe si irréprochable que Phidias ou Canova l’eussent copié avec amour, comme le type de l’homme à l’état de nature.

Selon la coutume indienne, ses cheveux étaient rasés, à l’exception d’une touffe attachée au sommet de la tête avec des plumes de faucons, d’outardes et d’oies sauvages, qui formaient comme le cimier d’un casque antique.

Il portait une espèce de manteau, bordé d’une frange rose et lilas, fait avec ces peaux de caribou, couleur orange,[2] que les Sauvages seuls savent rendre si soyeuses et si molles.

Des mocassins ornés de rassades et de poils de porc-épic, teints en rouge et bleu, couvraient ses pieds.

Les guerriers de sa tribu l’appelaient Misti Tshinépik,[3] c’est-à-dire la Grande Couleuvre, soit à cause de sa souplesse extraordinaire, soit à cause de la figure de ce reptile tatouée sur sa poitrine.



Les reflets de pourpre de la lanterne dessinaient encore la silhouette de deux autres personnages assis au centre du canot.

C’était celle d’une jeune femme et d’un enfant de huit à dix ans.

Une profonde mélancolie mêlée d’inquiétude se reflétait sur la figure pleine d’énergie de Madame Houel.

Ainsi se nommait la jeune femme.[4]

La noblesse de ses traits et l’élégance de ses vêtements révélaient une personne de distinction.

Au moment où le canot franchissait la pénombre projetée par la lumière, elle était occupée à étendre un châle sur les épaules de son enfant pour le préserver de l’humidité de la nuit.



Quand le canot eut entièrement disparu dans les ténèbres, l’homme à la lanterne remonta lentement la berge :

— Diantre ! murmurait-il à part lui en s’éloignant, il faut que Madame ait bien du courage pour s’embarquer par une pareille nuit.

Je veux bien croire que Monsieur Houel a été gravement blessé.

Mais qu’était-il besoin de tant se hâter et de s’exposer, par là, à un danger évident ?

Ne pouvait-elle au moins attendre jusqu’à demain matin ?

Mais à peine a-t-elle appris la fatale nouvelle qu’elle n’a pas même pris le temps de faire ses malles.

Ah ! je crains fort qu’il ne lui arrive quelque malheur.

Et puis ce massacre de trois hommes par un parti d’Iroquois qui a fait une descente avant-hier dans l’île d’Orléans, et qui a enlevé une femme et quatre enfants…

Ils seront fort heureux s’ils ne font pas la rencontre de quelques-uns de ces démons enragés.

En faisant ces réflexions, il disparut derrière l’angle d’une maison, et tout rentra dans les ténèbres.


  1. De la babiche, mot sauvage encore employé dans nos campagnes pour désigner ces lanières.
  2. Les Sauvages obtiennent cette couleur en passant les peaux à la boucane, au-dessus de la fumée des cabanes ; et la couleur blanche en les passant avec la cervelle des animaux.
  3. Cette expression, ainsi que les autres mots que nous emploierons dans le cours de ce récit, appartiennent au dialecte montagnais, qui dérive de la langue algonquine.
  4. Parmi les membres de la Compagnie des Cent Associés figure le nom de M. Houel. Nous lisons dans le cours d’Histoire de M. l’abbé Ferland : « Richelieu trouva des auxiliaires de bonne volonté dans les Sieurs de Roquemont, Houel, contrôleur général des Salines en Brouages, de Latteignant etc, etc. » M. Houel se donna beaucoup de peine pour faire venir les Pères Récollets en Canada. « Les principaux bienfaiteurs qu’ils ont eus ont esté sa Majesté, M. de Pisieux, M. de Ramsay, grand vicaire de Pontoise et syndic des Récollets en Quanada, M. Ouel contrôleur général des Salines de Brouages, et quelques autres. » Mémoire des Récollets présenté au Roi en 1637.