Légendes canadiennes/38

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Atelier typographique de J. T. Brousseau (p. 415-422).


ÉPILOGUE















Et chacun de ces noms dit assez son histoire.

A. Briseux,
Les Bretons.

Or, cette voix, c’était la Crieuse de Nuit.

Dans la lande elle est là qui de loin vous regarde.

A. Briseux,
Les Bretons.

VII


Le souvenir de cette tragique légende n’est pas encore effacé de la mémoire des vieux narrateurs de la côte, — bien que les détails qui s’altèrent, et les variantes qui se multiplient, la menacent, ainsi que toutes nos autres légendes, du linceul et de l’oubli.

Déjà le crépuscule se fait autour de toutes ces vieilles souvenances, les contours s’évanouissent, et bientôt l’ombre va les envahir de toutes parts, si nous ne nous hâtons d’allumer le flambeau et de les arracher des ténèbres où elles s’enfoncent.



La légende de la Jongleuse nous a été racontée pour la première fois par un chasseur canadien, ancien pêcheur du golfe, vieil érudit très-superstitieux, versé dans toutes les traditions de la contrée.

Comme monument historique qui consacre cet événement, une pointe, située à peu de distance du rocher témoin de la sanglante tragédie, porte encore le nom de « Pointe aux Iroquois. »

Du reste, cette plage a de tout temps été mal famée et le nom de « Cap au Diable » donné à un promontoire qui s’avance dans la mer à quelques milles plus bas, n’est pas étranger au souvenir de la terrible Jongleuse.



Le prestige et le merveilleux dont la superstition populaire avait entouré cet être mystérieux ne sont pas encore éteints et plusieurs prétendent que les pistes de raquettes, qui se voient incrustées sur un des rochers du rivage, ont été imprimées par ses pas.[1]

Les gens de la Pointe de la Rivière-Ouelle, dont le penchant pour les histoires merveilleuses est fort connu, affirment avoir souvent vu, le soir, des lumières courir çà et là sur la grève, et de grands fantômes blancs, qui ne sont pas du tout le revolin de la mer, errer pendant les gros temps sur les rochers au bord de l’eau.

D’ailleurs ils sont bien sûrs d’avoir entendu des plaintes et des gémissements pendant les nuits d’orages ; — si bien qu’il n’est pas un homme parmi eux qui voudrait se hasarder à aller coucher seul au bout de la Pointe dans la vieille maison qui sert d’abri aux gens de la pêche à marsouin.



Quant au lieu et aux circonstances de la mort de la terrible héroïne, on ne connaît rien de positif.

Les uns prétendent qu’elle a été brûlée par un parti de Sauvages ennemis.

D’autres disent qu’un Missionnaire fut un jour appelé auprès du lit de mort d’une Jongleuse iroquoise qu’on prétendit être elle.

Ce qui s’est passé alors entre l’homme de Dieu et la farouche Indienne, nul ne le sait.

Dieu avait-il exaucé la prière mourante de Madame Houel ?

Toujours est-il, ajoutent les chroniqueurs, que ces voix lugubres qu’on entend dans les ténèbres, fascinent ou glacent d’épouvante, comme ses incantations d’autrefois.

Chacun alors se tait et écoute en tremblant.

Ce sont les plaintes de la Jongleuse, disent-ils tout bas, qui demande des prières. Disons-lui un ave maria.


Québec, mai, 1861.


FIN.
  1. Ces empreintes singulières sont encore parfaitement distinctes, quoique l’eau de mer et la pluie les altèrent et les effacent peu à peu. Ces pistes de raquettes sont creusées sur le flanc incliné d’un rocher que baignent les flots pendant les grands vents et les hautes marées. On voyait encore, il y a quelques années, sur le même rocher, l’empreinte très-visible de la partie antérieure de deux pieds, ainsi que les extrémités de deux mains, disposées à peu près comme les traces que laisserait sur le sable un homme appuyé sur ses mains et sur ses pieds. Mais aujourd’hui les pistes de raquettes sont seules visibles.