Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome I/06

La bibliothèque libre.
Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (1p. 55-65).

BRAVOURE DE DEUX CANADIENS



Sur les bords du superbe Saint-Laurent, dans une paroisse riche et populeuse, s’élevait jadis une coquette villa, inhabitée depuis un grand nombre d’années. Entourée d’un riant bocage, construite au fond d’une splendide baie, sur laquelle on voyait folâtrer une foule de barques élégantes, et adossée au flanc d’une montagne que couronnaient des chênes et des ormes séculaires, cette habitation occupait le site le plus charmant de ces parages enchanteurs et excitait l’admiration de tous les étrangers. C’était le séjour le plus gracieux et le plus poétique que l’on pût imaginer ; l’Éden ne devait pas avoir plus de charmes et plus d’attraits.

Malgré son ombrage toujours frais, sa solitude agréable et pittoresque et ses appâts de toutes sortes, cette villa restait fermée toute l’année. Pas un seul habitant des environs n’osait approcher de cette paisible retraite ; au contraire, tous les paysans s’empressaient de fuir dès qu’ils apercevaient la tourelle qui dominait la grande porte d’entrée. Il y avait là un mystère que nous voulions à tout prix éclaircir. Nous avions nous-même admiré, à plusieurs reprises, cette demeure, et nous ne comprenions pas pourquoi elle était toujours inhabitée. Les circonstances nous favorisèrent dans nos recherches, et le nœud gordien fut tranché sans le secours de l’épée d’Alexandre.

Un jour, nous faisions une partie de pêche dans la petite baie que nous avons mentionnée plus haut ; mais ce n’était pas la pêche miraculeuse des disciples du Sauveur sur la mer de Tibériade ou du lac Génésareth. L’habitant de l’empire de Neptune fuyait l’hameçon et allait prendre ses ébats plus loin sur la surface de la plaine liquide. Une conduite aussi indigne à notre égard nous révolta. Nous ramassons armes et bagages, et nous nous dirigeons vers la rive.

Comme nous sommes aussi bon chasseur qu’habile pêcheur, nous mettons notre fusil en bandoulière et nous nous enfonçons dans la forêt qui borde la célèbre villa. Nous n’avons pas fait vingt pas, que nous rencontrons un de ces vieillards qui, par leur air vénérable et patriarcal, inspirent, le respect et la confiance.

« Tiens, me dis-je, voilà mon homme ; je vais apprendre de lui la solution du grand problème que je cherche vainement à résoudre depuis que je fréquente ces lieux. »

Sans cérémonie aucune, nous abordons le patriarche, et, après avoir causé de choses indifférentes, nous faisons tomber la conversation sur la villa, que nous voyons distinctement de l’endroit où nous sommes. Ce respectable vieillard s’empresse de satisfaire notre curiosité et nous raconte l’histoire suivante :

« En commençant, je dois vous dire que je n’ai pas revu le propriétaire de cette maison depuis qu’elle a été construite. Je devrais dire plutôt les propriétaires, car ils étaient deux d’abord, un Américain et un Irlandais. Mais la villa n’était pas encore tout à fait terminée, et l’Irlandais avait disparu. On a eu beau prendre des informations sur son compte, on n’a jamais pu savoir où il était allé. La rumeur a circulé dans le temps que l’Américain avait tué son associé pour devenir seul maître de cette belle propriété et que le cadavre de la victime avait été enterré dans la cave. Un fait étonnant, vraiment prodigieux, et qui s’est renouvelé plusieurs fois, semble confirmer cette sinistre rumeur. Pendant certaines nuits, il se fait dans cette maison un tapage infernal, qu’on peut entendre à six arpents à la ronde. Pas une âme qui vive n’a pu habiter cette coquette villa, pas même son propriétaire, qui a levé le pied légèrement et n’a jamais été revu en ces lieux. Il est parti, dit-on, un beau matin pour aller loin, bien loin, dévoré par les remords de son crime. Il n’a jamais été possible à un mortel de passer une nuit dans ce séjour délicieux. Toutes les personnes qui ont eu l’audace d’y entrer ont été rossées de coups par les esprits et jetées à la porte d’une manière qui voulait dire : N’y revenez plus. Je puis vous raconter à ce sujet une anecdote qui vous intéressera, j’en suis sûr, et qui vous convaincra de la véracité de mon récit.

« Un soir, j’étais à faire la partie de cartes chez mon voisin Mathurin, riche cultivateur, qui demeure à trois quarts de lieue de la Baie-du-Diable, c’est ainsi qu’on la nomme dans le pays. Il y avait là deux Canadiens, qui arrivaient des chantiers de la Gatineau ; c’étaient deux hommes doués d’une force herculéenne, deux vrais Canadiens du temps passé, qui n’avaient jamais eu peur et qui ne craignaient rien ; ils s’étaient battus avec les raftmen les plus forts de tous les chantiers, et jamais ils n’avaient rencontré leur maître. Plusieurs fois même ils en étaient venus aux prises avec des feux follets, des revenants et le bonhomme Charlo lui-même, — nom que les habitants de la campagne donnent généralement au diable, — et jamais ils n’avaient reçu une seule égratignure.

« Pendant la veillée, mon ami Mathurin se mit à parler des événements extraordinaires qui avaient lieu à la Baie-du-Diable. L’un des hommes de chantiers éclata alors de rire :

« — Comment, s’écria-t-il, vous croyez tous ces contes-là ! Bandes de poules mouillées ! Qu’on nous donne, à mon associé et à moi, la somme de cinquante piastres et une bouteille de rhum, et nous irons passer la nuit dans votre terrible villa. Je voudrais bien que quelqu’un s’avisât de nous déranger, par exemple ! »

« Un formidable juron termina la phrase.

« Mathurin, offensé des paroles orgueilleuses et du blasphème qu’il venait d’entendre, répliqua aussitôt :

« — Ce n’est pas cinquante, mais cent piastres que je vous accorde, si vous passez toute la nuit dans la villa. Quant à la boisson, vous en aurez tant que vous voudrez. »

« Les deux Hercules s’approchent de mon ami et lui disent en tendant la main droite :

« — Tapez là. Nous acceptons votre pari, et nous nous mettons en route sur-le-champ. »

« Le marché est conclu devant témoins, et les courageux Canadiens s’acheminent vers la villa, suivis à une courte distance par une dizaine de mes amis et moi-même, qui voulions nous assurer s’ils rempliraient les conditions de leur contrat. Nos deux braves entrent hardiment dans la maison, placent une bougie sur une table près de la cheminée et s’assoient de chaque côté de cette table, après s’être ingurgité chacun un bon coup et avoir allumé leur brûle-gueule. Les témoins s’installent sous le feuillage d’un gros orme à quelques pas de la maison. Du poste que nous occupons, nous pouvons observer facilement toutes les allées et venues de nos gars.

« Trois longues heures s’écoulent, et rien ne vient troubler l’attitude ferme des deux sentinelles vigilantes, qui trinquent très souvent à notre santé en poussant de bruyants éclats de rire. Sur le coup de minuit, les Canadiens lèvent simultanément la vue vers le plafond ; ils ont entendu un bruit de chaînes assourdissant au-dessus de leur tête. Au bruit de chaînes succèdent des pas lents et cadencés. On dirait un prisonnier se promenant nonchalamment dans son étroite cellule. Les pas se dirigent vers l’escalier qui conduit au premier, faisant entendre un son semblable à celui que produiraient des ferrailles traînées sur un chemin rocailleux, et l’écho se répercute au loin dans la forêt. « Les gardiens de la citadelle, » comme dit la chanson, perdent de leur sang-froid et de leur fanfaronnade ; l’effet de l’alcool, qu’ils ont avalé à pleines rasades, a disparu ; la peur a chassé l’ivresse ; ils sont plus pâles que la mort. Mais, tout de même, ils ne bougent pas. C’est si beau que de gagner cent piastres, dans l’espace de sept à huit heures, à ne rien faire !

« Le revenant, — car c’en était certainement un, — descend l’escalier et s’approche lentement de l’endroit où se tiennent les deux Canadiens. Ceux-ci regardent dans la direction d’où part le bruit, mais ils ne voient rien. Leur peur augmente ; nous les voyons trembler comme des feuilles sèches au moindre souffle du vent. Tout à coup, celui qui se trouve à droite de la table se sent saisir aux épaules par deux mains invisibles, soulever de son siège et transporter prestement à la porte, mais sans attraper aucun mal ; la porte s’ouvre d’elle-même, et notre homme est déposé précieusement sur la galerie qui entoure la villa. Inutile d’ajouter qu’il prend ses jambes à son cou et nous rejoint au pas gymnastique.

« Notre curiosité est alors vivement excitée ; nous avons hâte de connaître le sort réservé à son compagnon, qui, nous l’avouons à sa louange, n’avait pas quitté son poste ; il se conduisit en véritable brave. Notre attente n’est pas de longue durée. Le revenant met le second Canadien à la porte avec la même politesse dont il avait fait preuve à l’égard du premier. Quelques secondes plus tard, il est au milieu de notre petite troupe d’observateurs. Nous retournons à la résidence de l’ami Mathurin, qui rit à gorge déployée de l’aventure arrivée aux deux Canadiens.

« Les hommes de chantiers dévorent en silence leur honte et leur déconfiture. Mais, ne voulant pas passer pour des lâches et des femmelettes, ils offrent à Mathurin de retourner la nuit prochaine à la villa, aux mêmes conditions. Le marché est accepté de part et d’autre.

« Le lendemain soir, les deux Canadiens reprennent leur ancienne position dans la villa. Le plus profond silence règne encore jusqu’à minuit. Mais, à cette heure, le même bruit de chaînes et les mêmes pas cadencés de la nuit précédente se font entendre.

« Le revenant descend l’escalier ; la porte d’entrée s’ouvre avec un fracas épouvantable ; et les hommes de chantiers sont lancés dehors avec une violence telle, qu’ils vont rouler à plusieurs pas de la galerie et piquent une tête contre des cailloux qu’on avait placés pour l’ornementation de l’avenue principale. Nous volons à leur secours ; ils sont sanglants et défigurés ; nous les transportons chez mon ami plus morts que vifs. Cette fois, ils s’avouent vaincus ; ils ne sont nullement disposés à recommencer la lutte. Mathurin avait gagné son pari.

« Depuis cette époque, personne n’a osé pénétrer dans cette maison, et soyez convaincu que jamais elle ne sera habitée. »

Le vieillard, ayant terminé son récit, continua sa marche vers le fleuve. En nous quittant, il nous dit d’un accent prophétique et en nous désignant de sa grande main blanche et décharnée la lugubre habitation dont nous connaissons l’histoire :

« Jeune homme, fuyez cette maison maudite. Oui, fuyez, si vous ne voulez pas qu’il vous arrive malheur. »

Et il s’éloigna en faisant le signe de la croix.

Sa narration nous avait fortement impressionné. Aussi, nous ne nous fîmes pas prier pour quitter des parages où se passaient des événements si étranges, et si effrayants.

Trois mois plus tard, nous recevions une lettre d’un ami qui demeurait non loin de la Baie-du-Diable. Cet ami nous apprenait que la villa n’existait plus. Les habitants de la paroisse, effrayés des bruits qu’ils entendaient presque toutes les nuits, avaient mis le feu à cette maison, qui fut détruite de fond en comble. En nivelant le terrain, ils firent des fouilles dans la cave et trouvèrent un cadavre. C’était l’Irlandais, il n’y a pas à en douter, qui s’était associé à l’Américain pour ériger cette superbe villa. L’apparition du revenant se trouve expliquée.