Légendes canadiennes (Rouleau)/Tome I/10

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Granger frères & Maison Alfred Mame & fils (1p. 99-121).

LE MILLIONNAIRE



I

Je vais vous raconter une histoire vraie, mirobolante, merveilleuse, étonnante et désopilante. Ce n’est pas Mme de Sévigné qui a dit cela ; c’est tout simplement ma grand’mère Fanchette qui nous a raconté l’histoire du millionnaire, un soir que toute la famille était réunie autour du foyer paternel.


Un jour, en l’année 186*, nous dit ma grand’mère, un jeune homme, résidant dans la paroisse de X…, reçoit une lettre des pays étrangers. Après avoir parcouru sa lettre, il s’écrie ;

« Est-ce bien vrai ? Moi, millionnaire ! Oh ! non, je n’ai pas compris. »

Il s’assied sur une vieille chaise et recommence la lecture de sa longue épître, en essuyant de la main gauche les sueurs froides qui inondent son visage.

« Non, reprend-il, je ne me suis pas trompé. Me voilà à la tête d’une immense fortune. Plusieurs châteaux d’Allemagne, — j’allais dire châteaux d’Espagne, — m’appartiennent. J’ai des parts dans les banques de tous les grands pays de l’Europe. Ô puissance de l’argent, comme tu changes vite les destinées de l’homme ! Hier encore, je n’étais qu’un pauvre artisan, aujourd’hui je suis comte, marquis, baron, duc, prince, roi et tout ce que l’on voudra. »

La mère du millionnaire, qui filait dans la chambre où se tenait le jeune homme, ne peut s’empêcher de lui dire :

« Es-tu fou ce matin ? Tu ferais bien mieux de continuer de travailler et de prier le bon Dieu tous les jours plutôt que de t’arrêter à ces blagues-là.

Pierriche (c’est le nom du millionnaire). — Comment ! vous voulez vous moquer de mon titre de noblesse ? Vous me prenez pour un menteur ? Eh bien ! écoutez…

La mère. — Tâche donc de ne pas me casser les oreilles, et laisse-moi terminer ma fusée de laine.

Le fils. — Écoutez ce que contient ce grand papier timbré.

La mère. — Aussi timbré que toi.

Le fils. — Timbré tant que vous voudrez ; mais je suis riche, riche et puis encore riche. Faites-moi donc le plaisir de prêter l’oreille un seul instant, et vous verrez jusqu’à quelle hauteur notre famille est parvenue.

La mère. — Si ça te fait plaisir, tu peux lire aussi longtemps que tu voudras ; mais tu ne m’empêcheras pas de continuer ma fusée et de servir le bon Dieu comme auparavant. »

Le fils prend alors une pose philosophique et donne lecture d’une lettre.

La mère, connaissant le contenu de cette lettre :

« Belle affaire !

Pierriche. — Oui, belle affaire ! Et de ce pas je vais chez le notaire. Ça, c’est une tête qui comprend les grandes transactions commerciales. Il va-t-il me défricher cet héritage-là ! Personne autre que lui dans la paroisse ne peut jeter plus de lumière sur cette obscure question. Vous allez voir quelles nouvelles je vous rapporterai à mon retour. »

Au moment où Pierriche se prépare à sortir, le notaire entre au pas gymnastique et tout essoufflé, comme un homme qui aurait été poursuivi par une bête féroce.

Pierriche. — Bonjour, notaire ; je suis bien content de vous voir. Je courais chez vous.

Le notaire. — Qu’y a-t-il donc, monsieur le baron ?

Pierriche. — Comment ! vous savez déjà la grande nouvelle ?

Le notaire. — Tu sais pourtant bien que les roches parlent, et puis, une nouvelle comme celle-là, penses-tu la tenir secrète ? Il y a un moment, je suis entré au bureau de poste, et le gros José m’a dit : « Savez-vous une chose ? — Non, lui ai-je répondu. — Pierriche, à la veuve Louison, vient de recevoir un grand papier timbré et daté d’Allemagne. Ça doit être l’héritage qu’il attend depuis longtemps. » Je ne voulus pas en entendre davantage, et je suis venu immédiatement ici pour t’offrir mes services. Car, dans les affaires compliquées, ou mieux embrouillées, il faut avoir une personne de loi expérimentée. Tu as une bonne idée de mes talents ?

Pierriche. — Oui, une excellente.

Le notaire. — Personne ne peut contester la validité de mes actes. Dans toutes les familles en désunion, j’ai établi la concorde, la paix et le contentement. Les testaments que j’ai faits ont satisfait tout le monde, même quand le donataire avait perdu l’usage de ses facultés mentales.

Pierriche. — Je sais tout cela. La paroisse admire en vous l’homme instruit et honnête et l’époux chéri de sa femme. Vous êtes celui sur lequel mon choix est tombé pour le règlement de ma fortune. Pour me servir d’une expression anglaise que j’ai apprise lorsque j’étais employé au collège de cette paroisse : You are the right man in the right place.

Le notaire, riant à gorge déployée. — Ah ! ah ! ah ! l’odeur de l’argent te donne déjà un commencement d’érudition. Qu’en sera-t-il quand tu toucheras du doigt ce précieux métal ? Holà ! la mère (en se tournant vers cette dernière), quittez votre rouet et jetez-le au feu ; vous n’avez plus besoin de votre quenouille pour vivre.

La mère. — Monsieur le notaire, je me soucie pas mal de l’argent, pourvu que je serve le bon Dieu comme il le faut, et que mes enfants se conduisent suivant les sages préceptes du petit catéchisme.

Le notaire. — Tout cela, c’est de la morale, la mère. Pour les vieux, passe ; mais pour les jeunes gens, il faut jouir, et pour jouir il faut de l’argent.

La mère. — C’est votre doctrine à vous autres, hommes instruits. Moi, je suis l’Évangile qui dit : « Bienheureux les pauvres, le royaume des cieux leur appartient. »

Le notaire. — Dites donc les pauvres d’esprit, la mère.

La mère. — Comme vous voudrez, vous êtes éduqué, vous. Mais l’Évangile dit encore : « Il est plus difficile à un riche de se sauver que de faire passer un chameau par le trou d’une aiguille. » Et pourtant, j’ai vu sur des images que le chameau est une grosse bête.

Pierriche. — Chut ! chut ! voilà quelqu’un qui entre. »

Louison, frère de Pierriche, fait son entrée triomphale en poussant l’exclamation suivante, précédée d’un ouf des mieux conditionnés ;

« Ah ! vous voilà donc enfin, depuis si longtemps que je vous cherche ! »

Les trois amis s’embrassent, se pressent les uns contre les autres en se serrant si fortement, que les os en craquent, et ils s’écrient en chœur :

« Quel bonheur ! Quel bonheur !

Les deux frères. — Que nous sommes riches !

Le notaire. — Oui, mes amis, la paroisse tout entière appartient à vos seigneuries. Je parle ici par figure.

Louison. — Voyons, raconte-moi ça. (Et, se tournant vers sa mère qui filait toujours) : Jetez donc ce rouet-là au grenier. Vous nous ennuyez par votre bruit monotone mru, mru, mru.

La mère. — Mon cher Louison, le travail a été imposé à l’homme par Dieu lui-même. Et puis, mes enfants, ne vous tournez pas la tête pour si peu de chose.

Louison. — Hâte-toi, Pierriche. Je brûle de connaître les détails de cette magnifique affaire. Tout le monde m’accoste en me demandant comment que ça se fait que nous ayons reçu notre héritage ; et moi, qui ne connais rien, je passe pour un baignet (benêt). Parle, parle.

Pierriche. — Fais-toi raconter l’histoire par M. le notaire. Lui qui est si instruit, il n’oubliera rien et te mettra parfaitement au courant de cet heureux tripotage. That’s the man.

Louison. — Cache-moi donc cet anglais que tu as appris lorsque tu faisais tes études à la porte du collège. Vile, vite, parlez, quelqu’un, à la fin de tout.

Pierriche. — Il ne faut pas faire allusion à notre ancienne position dans la société ni à notre pauvreté d’autrefois.

Le notaire. — C’est cela. Vous n’êtes plus de petites gens. Tenez-vous à la hauteur de votre noble rang et…

La mère. — Mon rang à moi, c’est d’être une femme pauvre qui file toute la journée et s’efforce de servir le bon Dieu comme il le mérite.

Louison. — Pour lors, monsieur le notaire, puisque l’argent paralyse la langue de mon illustre frère, faites aller la vôtre.

Le notaire. — Oui, mon cher Louison, je vais satisfaire ta curiosité par trop légitime, et ensuite nous nous rendrons à ma villa tous ensemble. C’est convenu, et je commence.

« Le fait est bien facile à raconter. Vous vous rappelez toutes les démarches qui ont été faites depuis quelque temps pour arracher, j’oserais dire, cette énorme succession. Nous avions des ennemis terribles à combattre en Allemagne. Je dis nous ; car, vous le savez, j’ai beaucoup travaillé pour vous autres dans le règlement de cette question épineuse. Je me suis mis en relation avec le consul allemand à Québec (il n’y en avait pas) et avec une foule de personnages distingués qui résident actuellement sur les bords du Rhin.

Louison. — Quoi que c’est que le Rhin ?

Le notaire. — C’est un magnifique fleuve qui traverse l’Allemagne.

Louison. — Je voudrais bien être là avec ma petite goélette. J’en prendrais des bordées.

Le notaire. — La correspondance que j’entretenais avec ces grandes célébrités a eu un plein succès. On me faisait remarquer que j’aurais beaucoup de difficultés à surmonter, mais que je finirais par réussir. Je me suis dit alors : sabor improbus vincit omnia.

Louison. — Écoutez-moi, monsieur le notaire. Labarre, est-ce le bonhomme Labarre qui restait au sixième rang et qui est mort il y a une quinzaine de jours ?

Le notaire. — Non, mon cher Louison ; labor est un mot latin qui signifie travail.

Louison. — Ah ! qu’on est bête, quand on n’est pas fin.

Le notaire. — Je continue. Depuis quatre mois, nous n’avions reçu aucune nouvelle. Rien de surprenant, mes amis. L’affaire était réglée, et notre avocat, en Allemagne, préparait les comptes de la succession, qui nous paraîtraient fabuleux, si nous n’avions la preuve officielle devant les yeux. C’est toute l’histoire.

Pierriche. — Monsieur le notaire, que vous avez de la chance d’avoir fait des études en dedans du collège !

Le notaire. — Ne te plains pas. Aujourd’hui, tu es le plus heureux des hommes. Toute la paroisse va ôter son chapeau pour te saluer, lorsque tu passeras sur la voie publique, toi dont les illustres ancêtres viennent directement de l’Allemagne.

« Maintenant, mes amis, acceptez l’invitation que je vous ai faite d’aller à ma villa, où de bonnes liqueurs nous attendent. Et, après avoir bu quelques santés en votre honneur, messieurs les barons, nous préparerons nos malles pour voler à Québec par le train du midi, afin de toucher le magot.

Pierriche. — C’est bien, allons.

La mère. — N’oubliez pas le bon Dieu dans toutes vos courses. »

Les deux frères et le notaire saluent la mère et prennent le chemin de la villa Florentina en passant par le village. Une foule immense se porte à leur rencontre pour les féliciter de leur bonne fortune. C’est une véritable ovation. Toutes les portes des magasins leur sont ouvertes.

Les marchands s’empressent de faire disparaître leur enseigne banale ; « Pas de crédit, » et étalent leur plus beau drap aux regards des barons, en leur disant :

« Achetez pour 20, 30, 30 et 100 louis. Votre nom est bon. »

Voilà ce que c’est que d’avoir un bon nom ; on ne regarde plus à la bourse.

Lorsque nos millionnaires défilèrent devant le presbytère, le curé, qui se promenait sur sa galerie, leur fit signe d’approcher et d’entrer un moment pour lui donner des renseignements. Les trois amis du Monomélapa se firent, un plaisir de relater à leur bon curé tous les faits qui se rattachaient à cette merveilleuse histoire.

Pierriche et Louison. s’écrièrent ensemble : — Monsieur le curé, nous sommes millionnaires. Mais, pour cela, nous n’oublierons par notre ancien état. Les pauvres seront les premiers qui éprouveront les doux bienfaits de notre fortune. Nous paierons toutes les dettes de l’église et celles du collège ; nous ferons bâtir un couvent. Nous mettrons tous les habitants à l’aise. Et notre capital ne sera pas encore entamé. Car, imaginez-vous donc que, si tout notre argent était converti en pièces d’or, nous en aurions assez pour couvrir toutes les voies publiques d’ici à Québec. La traite que nous avons entre les mains porte la jolie somme de $ 900 000 000, et ce ne sont que les intérêts de l’année dernière.

M. le curé. — La noble conduite que vous vous proposez de tenir vous honore. Dieu vous récompensera dans l’autre vie pour toutes les aumônes que vous ferez. Votre fortune, au lieu de diminuer, augmentera de jour en jour, car votre trésor ne sera pas de ce monde. Dites donc, quand pensez-vous aller à Québec ?

Le notaire. — À midi même, monsieur le curé. Messieurs les barons m’ayant fait l’honneur de me choisir pour gérer leur colossale fortune, je leur ai conseillé d’agir sur-le-champ.

M. le curé. — Pierriche et Louison, vous avez fait un excellent choix dans la personne du notaire. Les nombreux services qu’il vous a rendus dans l’obtention de cet héritage, — sans lui vous ne l’auriez pas eu, — vous imposaient le devoir de le nommer votre intendant. C’est bien, mes amis, allez vous préparer pour le train du midi. »

Pierriche, Louison et le notaire font une courbette à se rompre l’épine dorsale et sortent.

Ma grand’mère jeta alors les yeux sur l’horloge et remarqua qu’il était 9 heures.

« Mes petits enfants, nous dit-elle, je vais suspendre ici ma narration, car il est temps de se coucher. Si vous êtes bien sages jusqu’à la semaine prochaine, je terminerai alors mon histoire. »

Nous nous séparâmes en répétant :

« À la semaine prochaine ! »



II

Nous avons été bien sages depuis l’autre jour, nous ne voulions pas être privés de la fin de l’histoire du millionnaire. Ma grand’mère tint parole et continua ainsi son récit :


La distance qui sépare le presbytère de la villa du notaire est bien vite franchie ; et les deux millionnaires sont introduits dans un magnifique salon, bien qu’ils portassent des bottes de bœuf. Les carafes arrivent ensuite en nombre incalculable, et l’on se met à trinquer.

Au moment où ils vont monter en voiture pour se transporter à la station, le notaire fait remarquer à Pierriche, qui seul est chargé de toucher l’héritage au nom de la famille, qu’il lui faut de l’argent pour figurer, en arrivant à Québec, au milieu de l’élite de la société. Car un baron doit toujours se faire passer pour riche, quand même il ne l’est pas.

Pierriche. — Vous devez savoir que je n’ai pas un seul sou.

Le notaire. — Tiens, prends ces vingt-cinq louis pour tes menues dépenses. Avec tes $900 000 000, tu pourras toujours bien me rembourser.

Pierriche. — Ça me coûte ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

Le notaire. — Comment, tu douterais ? Ne vois-tu pas cette traite ? C’est de l’or tout pur. Et puis, tu insultes à mes profondes connaissances.

Pierriche. — Puisque vous le voulez, j’accepte vos vingt-cinq louis ; mais à la condition que je vous en rende cent.

Le notaire. — Nous arrangerons cela plus tard. Mets cette somme dans ton gousset, prenons un coup et partons ; car il est 11 heures et demie. »

Les deux voyageurs courent à la station prendre le train, ayant en mémoire ce vieil adage populaire : Qui trop embrasse manque le train. L’attente de nos heureux mortels à la station ne fut pas de longue durée ; le train arriva aussitôt. Inutile de dire que le millionnaire et le notaire s’étaient procuré des billets de première classe. Il ne faut pas l’oublier ; noblesse oblige.

Le train emporte à toute vitesse les passagers vers leur destination.

Pendant la montée, qui paraît trop longue à l’homme de loi, la conversation roule naturellement sur le millionnaire et les magnifiques projets qu’il a formés pour la prospérité de son village. Toutes les personnes présentes à cette intéressante causerie applaudissent chaleureusement l’héritier fortuné, à l’exception d’un marchand de Québec, qui garde le silence et laisse échapper de temps à autre un sourire narquois. Son altitude signifiait visiblement qu’il n’avait aucune confiance dans ce monstrueux héritage.

Le notaire remarque l’attitude du marchand, s’approche de lui avec familiarité et lui dit sans aucun préambule :

« Vous paraissez douter de notre mission ?

Le marchand. — Votre prétendu héritage me semble être un beau canard sans plumage.

Le notaire. — Vous portez là un jugement faux ; car vous n’avez pas vu les pièces officielles que nous avons en notre possession.

Le marchand. — Ça se peut.

Le notaire. — Vous qui passez pour un homme entendu dans les affaires du grand monde commercial, auriez-vous objection de jeter les yeux sur ce document, que je viens de recevoir d’une banque d’Allemagne ? Vous jugerez ensuite.

Le marchand. — Je n’ai nullement envie de m’occuper d’une chose qui ne me regarde pas du tout ; mais puisque vous le désirez, j’examinerai ce document auquel vous attachez tant de prix. »

Le marchand prend le papier timbré des mains du notaire, le parcourt avec la plus grande attention et le remet à son propriétaire en disant :

« Je ne donnerais pas deux sous de votre fortune. »

Le notaire bondit alors comme un léopard blessé par la balle du chasseur, et, se tournant vers ses amis :

« En voilà un imbécile ! s’écrie-t-il. Venir me dire que cela ne vaut rien, à moi notaire public qui ai étudié toutes les lois existantes ! Nous verrons dans une couple d’heures qui des deux a raison, le soi-disant marchand ou le vrai notaire. »

Le notaire achève à peine cette phrase suintant la colère la plus outrée, que le train s’arrête à la gare de Lévis, et le conducteur ouvre la porte des chars en beuglant :

« All abord pour Québec. »

Le notaire et Pierriche, plus agiles que l’écureuil, sautent dans l’Artic, qui les transporte à Québec. Le premier soin de nos deux voyageurs en arrivant dans la capitale est de descendre dans une boutique de barbier pour refaire leur toilette, et d’aller ensuite chez le meilleur restaurateur pour apaiser la faim qui les dévore. Après le repas, il est trop tard pour vaquer aux affaires de banque ce jour-là ; ils se décident en conséquence à faire visite à plusieurs de leurs amis, à qui ils racontent la grrrande nouvelle. Deux heures après leur arrivée, le millionnaire était connu de toute la ville, et partout la foule accourait sur son passage pour saluer le Crésus du Canada. Le notaire, voyant que son protégé seul attire les regards des curieux, lui fait observer qu’il est temps de retourner à l’hôtel, afin de réfléchir dans le calme et la solitude aux choses sérieuses du lendemain. Pierriche se rend avec plaisir au vœu du notaire. Les fatigues et les émotions que les deux amis ont éprouvées depuis le matin ont épuisé leurs forces physiques, de sorte qu’ils songent bientôt à se livrer au sommeil.

Le notaire. — Allons, Pierriche, nous jeter dans les bras de Morphée. La nuit porte conseil. Demain, nous délibérerons.

Pierriche. — Morphy ! Est-ce M. Murphy qui vend du charbon à la basse-ville ?

Le notaire. — Non, Pierriche ; c’est un dieu de la mythologie, qui procure un doux repos aux faibles mortels.

Pierriche. — Ah ! que vous êtes savant, notaire. Mais la mythologie, est-ce l’art de faire des mitaines ?

Le notaire. — Voyons, Pierriche, tu n’as pas envie de commencer ce soir un cours d’études classiques. Allons nous coucher. »

Le notaire et le millionnaire se retirent dans leur chambre et dorment comme des bienheureux jusqu’au lendemain matin.

Le notaire, en s’éveillant, jette un coup d’œil sur la pendule.

« Neuf heures, se dit-il. Vite, Pierriche, debout ! »

La toilette et le déjeuner terminés, les deux amis, tout rayonnants de joie, se dirigent vers la banque ; mais il leur faut attendre encore quinze longues minutes, car les bureaux ne sont pas encore ouverts. Cette attente est fatale au notaire ; le doute pénètre dans son esprit ; il se fait la réflexion suivante :

« Si c’était un tour de Jarnac ! mais non, ce n’est pas possible. Je m’y connais trop. »

Le notaire se parle encore à lui-même, lorsque la porte de la banque s’ouvre toute grande.

Nos deux individus s’empressent d’entrer, le notaire le premier ; Pierriche se tient à quelques pas en arrière de son homme d’affaires, qui va se placer la tête dans un guichet et demande le caissier pour une transaction importante. Le caissier accourt et s’informe de la transaction dont il s’agit.

Le notaire. — Pourriez-vous me payer cette traite aujourd’hui même ? Ma question peut vous paraître curieuse, mais le montant que porte la traite est très élevé. »

Le caissier prend la traite, l’examine quelques instants et puis la tend au notaire en lui soufflant dans le tuyau de l’oreille :

« C’est bon à rien. C’est un faux. »

Le notaire passe alors par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et, oubliant dans quelle position il se trouve, il s’écrie avec rage :

« Vous mentez ; ce papier est excellent. Je m’y entends, car je suis notaire.

Le caissier. — Si vous aimez à continuer de pratiquer comme notaire, vous feriez bien de vous retirer sur-le-champ. Autrement j’appelle un sergent de ville et je vous fais mettre au violon pour le reste de vos jours. »

Contre un semblable argument, il n’y a pas à regimber. Aussi le notaire prend-il le parti le plus sage, celui de faire volte-face, de retraiter vers la porte et de fuir au plus tôt ce lieu où, quelques heures auparavant, il pensait trouver le vrai bonheur terrestre. En abordant Pierriche, il s’empresse de lui demander :

« As-tu dépensé mes vingt-cinq louis ?

— Non, lui répond Pierriche, il me reste encore quarante piastres, que voici. »

Le notaire empoche l’argent et entraîne Pierriche dans la rue.

Après avoir respiré quelque temps l’air du dehors, le notaire dit à Pierriche :

« Ta traite ne vaut rien. C’est un tour qu’on t’a joué. Je m’en doutais ; mais je ne voulais pas te le dire pour ne pas te causer de chagrin. Penses-tu que je ne sois pas plus fin que cela ?

Pierriche. — Vous êtes encore plus bête que moi, pauvre ignorant que je suis. Je n’aurais pas sacrifié ainsi mon argent comme vous l’avez fait, si je n’eusse pas compté sur une grande récompense. »

Pierriche tourne le dos à son ancien intendant et s’embarque sur un convoi de chemin de fer qui partait pour son village.

Le notaire, plus penaud qu’un chien battu, attendit le train de nuit pour descendre dans sa famille ; car il redoutait, et avec raison, les quolibets et les épigrammes de ses coparoissiens. On dit même qu’il passa quinze jours sans paraître en public. Devons-nous ajouter foi à cette éclipse totale ? Je ne le crois pas : c’est ma grand’mère qui me l’a dit, et elle ne voyait pas clair.





ÉPILOGUE

Pierriche, de retour à son village, s’est mis à travailler avec ardeur et à prier le bon Dieu suivant les conseils de sa bonne mère. Aujourd’hui, sans être millionnaire, il vit heureux et content.

Le soir, quand il arrive de son travail, sa chère moitié lui dresse une table bien garnie et ses petits enfants lui sautent au cou pour le couvrir des baisers les plus affectueux.

Le notaire, ne pouvant supporter plus longtemps la grande humiliation qu’il avait essuyée comme homme de loi, vendit sa villa Florentina et alla se réfugier dans une retraite obscure pour méditer sur le moyen de devenir millionnaire sans entrer dans les banques. Nous n’en avons eu aucune nouvelle depuis plusieurs années. Espérons qu’il est heureux et que sa science légale n’a jamais été trouvée en défaut.