Légendes chrétiennes/Fantic Loho

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XI


FANTIC LOHO
ou le linceul des morts.



Il y avait jadis, au bourg de Pluzunet, une jeune couturière, nommée Fantic Loho, qui était d’humeur gaie et joyeuse, et qui riait et chantait plus qu’elle ne priait, hélas ! C’était, d’ailleurs, une excellente fille, aimée de tous ceux qui la connaissaient, et le cœur sur la main, comme on dit. Tous les jours, elle allait travailler à la journée, dans les métairies de la paroisse, et, le plus souvent, elle s’en revenait toute seule, à la nuit tombante, riche et heureuse des six sous qu’elle rapportait, pour prix de son travail. Elle chantait, de sa voix fraîche et claire, des sôniou et des refrains de danse, en traversant les champs et les landes, pour se tenir compagnie, comme elle disait, et pour mettre en fuite les Kornandoned (nains), qui dansent, en chantant éternellement le même refrain, au clair de la lune, dans les carrefours et sur les landes, autour des grandes pierres, et invitent les passants à prendre part à leurs ébats. Maintes fois, durant les veillées d’hiver, elle avait entendu parler de ces danseurs nocturnes et de leurs malices, et elle en avait peur un peu.

Un soir du mois de novembre, Fantic s’en revenait du village de Pont-an-c’hlan, seule, comme presque toujours. Elle se trouvait un peu attardée, et, quand elle fut dans le bourg, elle voulut traverser le cimetière, afin d’arriver plus vite à sa maison. La lune, sortant de derrière un nuage, projetait en ce moment une lumière terne et blafarde sur le clocher de granit et sur la vieille église. À peine Fantic eut-elle gravi les marches de l’escalier de pierre et fait quelques pas parmi les croix de bois plantées sur les tombes, qu’elle se trouva près de la tombe de sa mère, morte depuis plus d’un an déjà. Elle fut bien étonnée d’y voir un drap blanc étendu sur la dalle funéraire.

— Tiens ! se dit-elle, comment ce drap de lit se trouve-t-il là ? Je vais l’emporter, et si personne ne le réclame, je le garderai : j’en ai assez besoin.

Et elle prit le drap blanc, souillé pourtant de quelques taches de sang, le plia proprement, le mit sous son bras et l’emporta.

— Elle eût bien mieux fait de dire un De profundis pour l’âme de sa défunte mère, dit quelqu’un de l’auditoire.

— Oui, en vérité ! répondirent tous les assistants en chœur.

En arrivant dans sa maison , reprit la conteuse, Fantic serra le linceul dans son armoire, puis elle dit une petite prière, bien courte, bien courte, et se coucha tranquillement. Mais, dans la nuit, elle eut un rêve. Il lui sembla voir sa mère, toute nue, décharnée, horrible à voir, et qui lui dit par trois fois d’une voix lamentable : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Rends-moi mon linceul !!!

Fantic se réveilla, tout effrayée, et n’apercevant plus le fantôme, elle s’en trouva soulagée, et dit :

— Ah ! c’est un songe, heureusement !

Et elle se rendormit.

Le lendemain matin, elle alla à son ouvrage, comme à l’ordinaire, sans songer à remettre le linceul sur la tombe de sa mère, et elle ne dit rien à personne de tout ceci.

Mais, la nuit suivante, comme elle était couchée, le fantôme lui apparut de nouveau et lui dit encore, par trois fois, et d’une voix plus désolée et plus terrible que la veille : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Rends-moi mon linceul !!!

Fantic eut bien peur, cette fois, car il lui semblait qu’elle ne dormait pas au moment de l’apparition. Elle fit pourtant tout son possible pour se persuader que c’était un rêve, et elle garda encore le linceul et n’en dit rien à personne.

La troisième nuit, sa mère lui apparut encore, plus désolée, plus horrible à voir et plus menaçante que les deux nuits précédentes, et elle cria encore en tendant des bras décharnés vers sa fille : Rends-moi mon linceul ! Rends-moi mon linceul !! Raids-moi mon linceul !!!

Puis elle disparut, en poussant un cri épouvantable.

Cette fois, Fantic était sûre qu’elle ne dormait pas ; elle attendait l’apparition. Elle eut grand peur, et elle pleura et pria pour l’âme de sa mère le reste de la nuit. Quand le jour fut venu, elle alla trouver le recteur de sa paroisse et lui raconta tout. Le prêtre l’écouta attentivement, réfléchit à ce qu’il venait d’entendre, puis il dit :

— Vous avez commis un grand péché, ma fille, en dérobant le linceul d’un mort, car ce drap est le linceul même dans lequel votre mère fut ensevelie. Il vous faudra le porter, cette nuit même, où vous l’avez pris.

— Ah ! je n’oserai jamais ! répondit Fantic.

— Du courage, ma fille, et faites ce que je vous dis, car autrement votre pauvre mère, privée de son linceul, serait nue durant l’éternité, et elle n’oserait pas se présenter devant Dieu. Vous irez lui rendre son linceul, n’est-ce pas ?

— Je n’oserai pas ! — Prenez courage, et je vous aiderai. Je serai dans l’église, à genoux au pied de l’autel et priant pour vous ; et, pour vous donner des forces, je vous adresserai la parole de temps en temps.

Fantic promit.

Au premier coup de minuit, elle entrait dans le cimetière, tout émue, tremblante et tenant à la main le linceul. Le prêtre était à genoux au pied de l’autel depuis longtemps déjà, priant pour la jeune fille. Fantic fit quelques pas vers la tombe de sa mère, puis elle s’arrêta.

— Allez jusqu’à la tombe de votre mère, et déposez-y le linceul ; courage, mon enfant ! lui cria le prêtre de l’église.

— Je n’ose pas ; mes jambes fléchissent ; je vais tomber !

— Que voyez-vous, mon enfant ?

— Toutes les pierres tombales sont recouvertes de linceuls blancs ; seule, celle de ma mère n’en a pas.

— Du courage, mon enfant ; avancez encore ; allez jusqu’à la tombe de votre mère, et déposez-y le linceul.

Et Fantic fit deux ou trois pas en avant, puis elle s’arrêta encore et s’écria :

— Hélas ! hélas ! je n’en puis plus ; je meurs de frayeur !

— Que voyez-vous, mon enfant !

— Je vois les morts au fond de leurs tombes ouvertes !... J’ai grand peur ! j’ai grand peur !!...

— Encore quelques pas, mon enfant ; songez à votre pauvre mère, qui est si malheureuse par votre faute.

Et elle fit un nouvel effort ; puis elle s’arrêta encore, folle d’épouvante.

— Que voyez-vous, mon enfant ?... lui demanda encore le prêtre.

— Je vois ma mère, toute nue, debout sur sa pierre tombale, menaçante, horrible à voir !...

— Du courage ! du courage !... Allez jusqu’à elle, et rendez-lui son linceul.

— Je n’ose pas I je ne puis faire un seul pas de plus !... Ah ! Jésus mon Dieu !!...

Et elle poussa un cri épouvantable.

De son bras de squelette, sa mère l’avait saisie et entraînée avec elle au fond de sa tombe. Et aussitôt la pierre tombale, qui s’était soulevée, retomba sur la mère et la fille, avec un grand bruit !...

Puis on n’entendit plus rien. Mais Fantic Loho avait disparu, et personne au monde ne la revit depuis cette nuit.


(Conté par Marguerite Philippe, de Pluzunet,
Côtes-du-Nord, 1870.)


Dans la première édition de ses Derniers Bretons, qui est de 1836, M. Émile Souvestre a donné, tome I, page 72, sous le titre de : Le Drap mortuaire, une version de cette légende, qui ne diffère de la nôtre que par la forme, laquelle est tout à fait dans le ton romantique de l’époque. Ce morceau, comme quelques autres, qui ne sont pas sans intérêt, a complètement disparu des nombreuses éditions qui ont été faites depuis de l’ouvrage le plus populaire de M. Souvestre.

Dans les Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, de M. le docteur Fouquet (Vannes, A. Caudéran, 1857), on trouve aussi sous le titre de : Alice de Quinipily, une légende de suaire dérobé, dont voici le résumé :

Deux jeunes fiancés, valet et servante de ferme, voulaient, avant de se marier, économiser sur leurs gages de quoi acheter un petit mobilier et prendre une petite ferme à leur compte. Mais, s’impatientant d’attendre, ils conçurent un projet sacrilège dont l’exécution devait les mener promptement à leur but. La fille du seigneur d’un château voisin, nouvellement mariée, était morte, peu après son mariage, et avait été enterrée dans le cimetière de la paroisse avec ses bijoux et sa toilette de nouvelle mariée. Une nuit, les deux amoureux profanèrent la tombe de la jeune châtelaine et lui enlevèrent ses bijoux et jusqu’à la belle robe de soie blanche et de dentelle qui lui tenait lieu de suaire. Mais, à partir de ce moment, tourmentés par le remords et la frayeur que leur causait l’apparition de la morte, qui, chaque nuit, venait leur réclamer son suaire, ils perdirent le sommeil, devinrent malheureux et se décidèrent enfin à aller tout avouer à leur confesseur. Celui-ci leur dit : « Il faudra aller tous les deux ensemble, à minuit, déposer le suaire là où vous l’avez pris. »

Ils y allèrent ensemble ; mais on ne les revit plus jamais, et près de la tombe profanée, on retrouva seulement le chapelet de la servante et le chapeau du valet de ferme.

Dans un petit livre fort intéressant publié par Mme de Cerny, sous le titre de : Saint-Suliac et ses traditions (Dinan, Huart, 1861) nous trouvons aussi deux traditions relatives au drap mortuaire. Dans la première, intitulée : Les trois mortes (pages 33-35), il est dit que des jeunes gens, qui passaient à minuit par le cimetière de leur village, aperçurent trois femmes, en prière devant le reliquaire. Ils s’en approchèrent et leur parlèrent ; mais elles n’eurent pas même l’air de s’apercevoir de leur présence. Ce sont des mortes ! » dit un de trois. Un autre enleva sa coiffe à une des trois femmes, en disant à ses camarades qu’il ne la lui rendrait, si elle venait la réclamer, qu’après l’avoir embrassée. Il rentra chez lui, mit la coiffe dans son armoire et trouva à sa place, le lendemain matin, une tête de mort. Il en fut effrayé, alla à confesse, et le curé lui dit qu’il fallait, le soir même, porter le crâne au cimetière, où il redeviendrait coiffe, qu’il replacerait sur la tête de la morte. Il lui recommanda aussi de prendre avec lui un enfant à la mamelle. Il se rendit au cimetière, revit les trois mortes et restitua la coiffe. Les trois femmes disparurent en lui disant que, sans l’enfant, elles l’auraient enlevé de dessus la terre.

Dans la seconde tradition recueillie par Mme de Cerny, à Saint-Suliac, c’est-à-dire près de Saint-Malo, et qui porte le titre de : La jeune fille du cimetière, trois jeunes filles, revenant seules d’une veillée d’hiver, passaient par le cimetière de leur paroisse, pour éviter une mare qui rendait la route difficile. C’était pendant les Avents, époque, dit le récit, où les coqs affolent et chantent sans souci de l’heure. Elles aperçurent une fille inconnue, agenouillée et priant sur une tombe. Le lendemain, elles la revirent encore à la même place et dans la même posture. Elles adressent la parole à l’inconnue, qui ne répond pas. La troisième nuit, une des trois jeunes filles va pour enlever sa coiffe à l’apparition, malgré les efforts que font pour la retenir ses compagnes, qui avaient cru apercevoir une tête de mort sous la coiffe. Elle emporte chez elle la coiffe de l’inconnue, la jette dans un coin, se couche et dort tranquille.

Le lendemain, à minuit, elle entend crier à son oreille : « Rends-moi ma coiffe ! rends-moi ma coiffe ! » et cela jusqu’à l’aurore.

La nuit suivante, elle prie une de ses amies de venir coucher avec elle, et, toute la nuit, l’amie entend aussi crier : « Rends-moi, ma coiffe ! rends-moi ma coiffe !... »

La troisième nuit, la jeune fille couche hors de sa maison, chez une amie, et là encore, la même voix plaintive se fait entendre. Alors, elle va à confesse, et son confesseur lui ordonne d’aller reporter la coiffe à celle à qui elle a été enlevée, dans le cimetière.

Elle y va ; mais, le lendemain, on la trouva morte, dans le cimetière.

Comparez encore Le drap mortuaire, p. 303 du recueil de M. Sébillot, Contes populaires de la Haute-Bretagne.

Comme on le voit, la tradition du drap mortuaire ou du suaire, qui a aussi fourni à Gœthe le sujet d’une de ses ballades les plus fantastiques, est très-répandue en Bretagne.