Légendes chrétiennes/La vache de saint Pierre

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François-Marie Luzel
Légendes chrétiennes
Le Bon Dieu, Jésus-Christ et les Apôtres voyageant en Basse-Bretagne.



IV


la vache de saint pierre.


Quand ils arrivèrent dans le pays des payens[1], il leur fallut y séjourner plus longtemps qu’ailleurs, parce qu’il y avait là des hommes aux cœurs endurcis et qui adoraient encore des idoles, des pierres, des fontaines, des arbres. Ils eurent bien de la peine à venir à bout d’eux. Ils achetèrent une petite maison, avec le courtil y attenant et une vache pour leur fournir du lait et du beurre, pendant qu’ils seraient dans le pays. Tous les jours, ils allaient prêcher l’évangile et la loi du vrai Dieu, dans les environs, et, pendant ce temps, ils mettaient leur vache à paître dans le courtil. Mais la vache était voleuse, et elle allait marauder dans les champs des voisins, si bien qu’on leur dit de la vendre, ou il lui arriverait du mal. Alors, notre Sauveur dit un jour à saint Pierre :

— Demain, il y a une foire à la Roche, et tu iras avec la vache pour la vendre et en acheter une autre qui ne soit pas voleuse.

— C’est bien, maître, répondit saint Pierre.

Le lendemain matin donc, saint Pierre passa un licol au cou de la vache et alla avec elle à la foire. La vache était une belle bête, et ses mamelles étaient gonflées de lait. À peine fut-elle arrivée en champ de foire, qu’il vint un marchand qui la tâta de toutes parts, regarda dans sa bouche et demanda ensuite :

— Combien la vache, parrain ?

— Vingt écus, répondit saint Pierre.

— Bah ! vous demandez beaucoup trop ; vous n’avez été à aucune foire depuis longtemps, à ce qu’il paraît : dites quinze écus, et nous pourrons peut-être nous entendre.

— Non, il m’en faut vingt.

— Dix-sept écus, et tendez votre main[2].

— Non, non, la vache n’ira pas pour un liard moins de vingt écus, vous dis-je.

— C’est cher ; mais la vache me plaît, et si elle n’a aucun défaut...

— Aucun, si ce n’est qu’elle est un peu voleuse.

— Ah ! si elle est voleuse, je n’en veux pas.

Et le marchand s’éloigna.

Un autre vint aussitôt et, après avoir chipoté quelque temps, il dit qu’il prendrait la vache pour vingt écus, si elle n’avait aucun défaut. Mais quand il apprit qu’elle était voleuse, il s’en alla comme l’autre.

Il en vint un troisième, un quatrième, plusieurs, et tous s’en allaient, quand ils apprenaient que la vache était voleuse.

Quand le soleil fut près de se coucher, saint Pierre s’en retourna à la maison avec sa vache.

Notre Sauveur, en le voyant revenir, lui demanda :

— Comment ! tu n’as donc pas vendu la vache ?

— Comme vous le voyez, maître.

— La foire était donc bien mauvaise ? car cette vache est à bon marché pour vingt écus.

— La foire était assez bonne, et beaucoup de marchands ont voulu m’acheter la vache.

— Pourquoi donc n’a-t-elle pas été vendue ?

— Quand je leur disais qu’elle est voleuse, ils s’en allaient tous aussitôt.

— Vieux sot ! dans ce pays, on ne déclare jamais les défauts d’une bête en foire, avant qu’elle soit vendue et que l’on tienne son argent.

— Je ne savais pas cela, répondit saint Pierre, car si je l’avais su, j’aurais bientôt vendu ma vache[3].

(Conté par M. Flagelle, de Landerneau.)



  1. On appelle paganie ou pays des païens (bro ar baganed) cette partie du Léon qui comprend sur la côte les communes de Goulven, Kerlouan, Guisseny, Plounéour-treaz, Plouguerneau, Landéda.
  2. Les paysans bretons se frappent dans la main pour sceller tous leurs marchés.
  3. C’est depuis que l’on dit : voleur comme la vache à saint Pierre. C’est aussi, dit-on, de là que date la coutume de ne déclarer les vices et les défauts d’une bête, en champ de foire, que lorsqu’elle est vendue et que l’on a son argent en poche.
    Dans la xxxive nouvelle du Grand Parangon des nouvelles nouvelles, de Nicolas de Troyes, nous lisons une histoire qui se rapproche beaucoup de la nôtre.
    Un cordelier nommé frère Guillaume, qui avait été sévèrement puni pour quelque mensonge, est envoyé à la foire vendre un vieil âne vicieux et hors de service, avec recommandation de ne faire connaître les défauts et vices de l’animal qu’après marché conclu et argent touché. Mais frère Guillaume, qui n’a pas oublié la rude correction qu’il a déjà reçue pour mentir, et se rappelant qu’il a promis de ne plus tomber dans le même péché, dit la vérité toute crue sur son âne à ceux qui viennent pour le marchander, et, naturellement, personne n’en veut, et il le ramène le soir au couvent. « Et quand le père gardien vit que l’asne étoit revenu, s’en vint à frère Guillaume : — Comment, frater, vous n’avez pas vendu l’asne sans faulte ? — Non, beau père. — Eh ! comment ? dit-il, à quoi a-t-il tenu ? On ne vous en promettoit point d’argent ? — Par ma foy non, dit frère Guillaume ; ils me demandoient s’il estoit bon, et je leur respondoys qu’il estoit vieux et qu’il ne pouvoit cheminer, qu’il ne valloit plus rien, et voilà pourquoy nous le voullions vendre. — Ah ! de par le diable ! dit le gardien, vous ne deviez pas dire cela, frère Guillaume, mais qu’il estoit bon et fort, et viste ainsi l’eussiez-vous vendu. — Voire! mais, beau père, dit frère Guillaume, je fusse été mentent, et par aventure que vous me eussiez fessé, comme quand j’avoys la fille couchée avec moi ; ah ! je vous promets que je ne mentiray plus jamais.
    « Ainsi demora le beau père gardien tout confus, et frère Guillaume gaigna sa cause. »