Légendes chrétiennes/Le jeu de cartes servant de livre de messe

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le jeu de cartes servant de livre de messe.



Un soldat bas-breton, nommé Pipi Talduff, allait à la messe, tous les dimanches, dans la ville où son régiment était en garnison, loin de son pays. Mais comme il ne savait ni lire ni écrire, il emportait à l’église un jeu de cartes, qui lui tenait lieu de livre de messe.

Un dimanche, à la grand’messe, son capitaine l’ayant remarqué tenant ses cartes à la main et les mêlant, comme pour jouer, lui fit dire de les mettre dans sa poche et de ne plus les faire voir. Mais Pipi n’en tint aucun compte et continua de mêler ses cartes, comme devant. Aussi, la messe terminée, le capitaine dit-il au soldat désobéissant :

— Vous ferez huit jours de salle de police, pour avoir joué aux cartes à l’église, pendant la messe.

— Me permettez-vous, mon capitaine, lui demanda Pipi, de vous faire connaître mes raisons ?

— Parlez, lui répondit le capitaine.

— Je ne sais ni lire ni écrire, mon capitaine, et ces cartes, qui m’ont été données par un vieux soldat, lequel m’a aussi appris à m’en servir, me tiennent lieu de livre de messe.

— Un jeu de cartes servir de livre de messe Expliquez-moi comment cela peut être, je vous prie.

— Voici, mon capitaine.

Et prenant un as dans le jeu : — L’as, que voici, me rappelle qu’il y a un Dieu, un Dieu unique, créateur du ciel et de la terre.

Puis, prenant un deux et un trois : — Quand je regarde un deux ou un trois, je songe au Père et au Fils, ou au Père, au Fils et au Saint-Esprit, c’est-à-dire à la sainte Trinité.

Le quatre me représente les quatre évangélistes, Marc, Luc, Mathieu et Jean.

Le cinq me rappelle les cinq vierges sages, qui devaient mettre de l’huile dans leurs lampes et les tenir allumées jusqu’à la venue du Messie. Dix e, avaient reçu l’ordre ; mais cinq d’entre elles laissèrent s’éteindre leurs lampes et furent appelées les cinq vierges folles.

Le six me représente les six jours de la création.

Le sept, c’est le septième jour, le dimanche, où le Créateur se reposa.

Le huit, c’est les huit béatitudes ; — heureux surtout les pauvres d’esprit !

Le neuf, les neuf lépreux purifiés par notre Sauveur. Ils étaient dix, mais un seul le remercia.

Le dix, les dix commandements de Dieu.

Maintenant, si je considère les figures, les rois me représentent les rois mages, venus du fond de l’Orient pour rendre hommage au Seigneur.

Puis prenant la reine de cœur : voici la reine de Saba, qui vint du fond de l’Asie pour admirer la sagesse du grand roi Salomon.

Celui-ci le (valet de trèfle), c’est le valet infâme qui souffleta Notre-Seigneur.

Maintenant, quand je considère toutes les figures ensemble, je trouve qu’il y en a douze, et je songe aux douze mois de l’année.

Tous les points du jeu réunis me représentent les 365 jours de l’année.

Quand je compte le nombre des cartes, j’en trouve cinquante-deux, autant qu’il y a de semaines dans l’année.

Ainsi, comme vous le voyez, mon capitaine, mes cartes me servent à la fois de livre de messe et d’almanach.

Quand le soldat eut terminé son explication, le capitaine, qui l’avait écouté attentivement et avec intérêt, lui dit : — C’est bien ; vous êtes un honnête garçon, et je lève votre punition.

Et il lui donna encore une pièce de six francs et le prit pour son brosseur.

(Conté par le mendiant aveugle Garandel, du Vieux-Marché,
Côtes-du-Nord, en 1847.)